L’un des axes de recherche fondateurs du Groupe d’Études sur le Plurilinguisme Européen (GEPE), la/les politique(s) linguistique(s), n’a cessé de faire l’objet de réflexions et de travaux de l’équipe dans la mesure où le champ de recherche, vaste et complexe, peut et doit encore être travaillé sous de nombreux angles. C’est ainsi qu’à l’automne 2010, le groupe de travail « Politique linguistique » du GEPE a commencé à interroger la question du/des droit(s) linguistique(s) et du droit à la langue, en invitant d’autres enseignants-chercheurs de la Faculté des langues de l’Université de Strasbourg travaillant dans un champ proche à réfléchir de concert à ces éléments. Le constat initial était le suivant : la catégorisation « droit linguistique » s’est désormais imposée comme objet d’étude collatéral ou comme catégorie typologique, notamment en sciences du langage. Cette présence récurrente appelait un travail d’analyse critique.
La première piste fut celle d’une classification des droits linguistiques selon leurs justifications. Mais elle fut rapidement écartée au profit d’un questionnement qui semblait bien plus fécond et plus essentiel. Car la question de la justification de ce type de « droit » pose avant tout celle de sa genèse ou, plutôt, de la genèse de la catégorisation et de la dénomination « droit linguistique » : quand est apparu le syntagme et, peut-être, la notion de « droit linguistique » ? Et dans quelles circonstances ? Et, fondamentalement, qu’entend-on par-là ? Ne s’agit-il pas d’une catégorie polysémique et multi-référentielle ? Le choix scientifique de considérer que ces phénomènes sont nécessairement « situés », d’une part, et qu’il s’agit de les approcher, méthodologiquement, en décrivant et analysant l’espace sociétal où ils apparaissent, a amené les chercheurs, comme pour leurs autres travaux, à choisir une approche « historique », en tant que processus ancrés dans des temporalités sociétales, idéologiques, culturelles, politiques, … propres. En effet, une approche dans une logique d’immanence semble presque impossible, voire incompatible avec la polysémie et la poly-référentialité du phénomène.
La composition du groupe de recherche allait permettre de traiter cette question de manière plurielle, puisque ses membres travaillent sur des aires linguistiques et culturelles très variées. Si tous n’ont pas contribué à cette première publication, tous ont contribué à la réflexion collective dont elle est le fruit, pendant des réunions de travail organisées régulièrement de l’automne 2010 au printemps 2012. Odile Schneider-Mizony et Dominique Huck, tous deux spécialistes du monde germanophone ont présenté respectivement les cas des émigrés allemands au Brésil dans l’entre-deux-guerres et celui des locuteurs en Alsace au vingtième siècle. Stéphane de Tapia, géographe, spécialiste du monde turc, a fait un état des lieux de l’enseignement du turc en France. Karin Ridell, sociolinguiste du monde scandinave, a évoqué différents débats en Suède. Yannick Lefranc, didacticien du français langue étrangère, a commencé à retracer les débats en France en matière de langue et d’intégration. Ghislain Potriquet, américaniste, s’est intéressé à l’évolution du droit des minorités linguistiques aux États-Unis. Gwendolyne Cressman, spécialiste en études canadiennes, a présenté la situation des minorités linguistiques établies dans les provinces anglophones. Enfin, Claude Truchot, membre fondateur du GEPE, spécialiste des questions relatives au multilinguisme dans la mondialisation, s’est penché sur les droits linguistiques des travailleurs français dans une économie mondialisée.
Cette première gestation réflexive a débouché sur une journée d’études organisée à Strasbourg le 23 mai 2012. Elle a réuni les membres de l’équipe, et plus largement, les membres du GEPE et d’autres chercheurs intéressés par la problématique interrogée : Émergence des notions de « droit(s) linguistique(s) » et « droit(s) à la langue ». Les apports d’une approche historique. Olle Josephson, professeur à l’Université de Stockholm, a été invité à présenter une communication sur la question des droits linguistiques dans les pays nordiques. L’intérêt plus large suscité par cette première journée d’études a conduit l’équipe strasbourgeoise à poursuivre sa réflexion et à organiser un colloque international les 25 et 26 septembre 2014 sous le même titre.
Les textes réunis dans ce volume présentent les premiers résultats d’une démarche résolument originale : à notre connaissance, l’origine de la dénomination et de la notion de « droit linguistique » n’a pas encore été étudiée. Si notre question initiale peut sembler simple dans sa formulation, les cinq contributions réunies dans ce volume montrent qu’elle est en fait éminemment complexe.
En effet, du point de vue sociopolitique et sociohistorique, se pose en premier lieu la question des rapports entre « droits linguistiques » ou « droits à la langue »1 et les autres droits. Ce qui se nomme « droit linguistique » aujourd’hui pouvait être nommé différemment à une autre époque. Bien souvent, ces droits se trouvaient rattachés à d’autres plus solidement établis, comme le droit de vote, ce qu’illustre l’histoire des Portoricains présentée par Ghislain Potriquet. Sous quelles conditions ces « infra-droits » linguistiques passèrent-ils d’une catégorie à l’autre, avant d’être identifiés expressément comme « droits linguistiques » ? La contribution de Claude Truchot souligne toute la difficulté de cette mutation, mais aussi les dangers qu’elle peut représenter.
Se pose ensuite la question des agents de cette évolution, car dans l’émergence des « droits linguistiques » ou « droit à la langue », plusieurs acteurs jouent un rôle-clé. Tout d’abord, l’État qui, en adoptant des politiques linguistiques restrictives, crée des conditions favorables à la revendication de droits spécifiquement linguistiques, comme le souligne l’étude de Dominique Huck. Mais ces conditions ne semblent pas suffire. Le concours d’autres acteurs (élus, syndicalistes, universitaires ou écrivains) est nécessaire et il convient d’étudier leurs rôles précis dans ce processus.
Cette dernière question en amène une autre, d’ordre épistémologique. Sous quelles conditions peut-on identifier un droit comme « linguistique » ? « Droit » n’est-il pas polysémique, selon les contextes d’apparition et d’utilisation et selon les acteurs qui emploient le lexème ? Ne peut-on parler d’un droit linguistique que lorsqu’il celui-ci est revendiqué comme tel par une minorité linguistique, ou accordé comme tel par un État à une minorité linguistique ? Ou au contraire, peut-on désigner comme « droit linguistique » ce qui est revendiqué ou accordé sous une autre appellation ? Quels liens peut-on établir entre le discours scientifique sur les droits linguistiques et ceux des groupes qui les revendiquent, ou ceux des États qui les accordent2 ? La correspondance est sans doute imparfaite, et il est primordial d’identifier les influences mutuelles de ces discours.
Les « droits linguistiques », qu’ils soient accordés ou revendiqués, posent invariablement aussi la question de leur nature, collective ou individuelle. L’approche historique permet d’étudier les diverses modalités d’attribution (ou non) de ces droits. Sont-ils dans la majorité des cas des droits individuels, accordés à des individus autonomes au sens démocratique ? Ou sont-ils au contraire des droits collectifs, accordés à des groupes placés sous l’autorité de leurs représentants ? La contribution de Yannick Lefranc montre bien les implications de ces deux conceptions. On peut élargir la question en posant celle des langues faisant l’objet de revendications : à qui appartiennent-elles ? Quelles idéologies véhiculent-elles ? Contre quelles langues doivent-elles être « protégées » ? Des revendications concernant un droit à une langue majoritaire peuvent-elles émerger, dans la mesure où il existe, dans les Etats-nations, un droit à la langue officielle et/ou majoritaire pour les allophones ?
Chacune de ces cinq contributions converge vers un même point : la question du « droit linguistique » se trouve à la croisée d’enjeux considérables, qui tendent le plus souvent à reléguer l’aspect linguistique au second plan. Prenons pour exemple la contribution de Stéphane de Tapia, qui révèle l’indécision des autorités éducatives françaises quant à l’enseignement du turc. À l’évidence, elle est à rapporter à l’absence d’une position claire de la France sur l’avenir de ses relations (et de façon plus large, des relations de l’Union Européenne dont elle est membre) avec la Turquie. Les autres cas étudiés dans ce numéro des Cahiers du GEPE suggèrent l’existence de liens étroits entre toute question relative au droit linguistique et nombre de grandes questions posées au cours des vingtième et vingt-et-unième siècles : celle du statut d’entités politiques infranationales comme l’Alsace ou Porto-Rico, celle du statut juridique, et même de la citoyenneté, d’individus n’appartenant pas (encore) au groupe majoritaire (immigrés et leurs enfants) ou bien encore celle de l’application du droit national à l’heure de la mondialisation des échanges économiques et de l’influence croissante d’entités politiques supranationales (Union Européenne). Poser la question de l’émergence et de ses modalités d’un/de droit(s) linguistique(s) invite ainsi à examiner sous un angle novateur des questions fondamentales et à contribuer ainsi à une meilleure compréhension du monde qui nous entoure.
La réflexion en écho aux textes publiés dans ce numéro des Cahiers du GEPE est prolongée par les Actes du colloque international qui a eu lieu en septembre 2014 à l’Université de Strasbourg, avec des éclairages de collègues venus d’autres horizons thématiques, qui seront disponibles dans un ouvrage à paraître fin 2016.