Que mes collègues Yannick Lefranc, Ghislain Potriquet et Karin Ridell soient vivement remerciés pour leur stimulante relecture de ce texte !
L’objet qu’il s’agit d’examiner ici est le sens même de « droits linguistiques » dans le champ des politiques linguistiques, c’est-à-dire qu’il s’agit de tenter de comprendre comment sont utilisés les syntagmes « droit(s) » ou « droit(s) linguistique(s) », quels sens leur sont attribués par les acteurs des politiques linguistiques et/ou auteurs de productions discursives portant sur la/ les politique(s) linguistique(s) et à quels référents ils renvoient. Dans cette perspective, ce n’est pas tant du droit linguistique dont il s’agit en soi, mais bien plus des droits linguistiques individuels et/ou collectifs, existants ou non, revendiqués ou non, et de la manière dont les acteurs les formulent et les conçoivent : « droit positif », existant dans l’arsenal juridique et juridico-politique, respect d’un droit fixé par la loi, droit(s) exigé(s) de sorte qu’il(s) figure(nt) dans le droit positif, droit(s) revendiqué(s), droit(s) non accordé(s)…
Globalement, il semble que les termes puissent avoir, selon les cotextes et les contextes d’énonciation, à la fois des valeurs sémantiques et des référents qui ne sont pas nécessairement les mêmes.
Il ne s’agit pas d’initier un travail juridique, mais de tenter de comprendre comment les « droits linguistiques » sont évoqués, éventuellement mis en mots et paraphrasés sans qu’apparaissent nécessairement le terme « droit(s) », comment ils sont (re)sémantisés et référés dans le champ des politiques linguistiques et, très probablement, sur l’axe des « revendications » politiques.
Le parti pris dans le chantier que l’on a souhaité ouvrir repose sur 1. la production discursive, 2. d’acteurs politiques (au sens large), 3. dans des contextes politiques différenciés sur l’axe du temps, mais au sein d’un même État, la France, et concernant un même sous-espace géopolitique, l’Alsace.
Dans ce sens, ce ne sont pas les logiques juridiques et/ou celles des lois qui sont premières, mais essentiellement le discours interprétatif proposé par des acteurs politiques en fonction des situations et des positions prises par les acteurs. La pertinence et l’intérêt sociolinguistique de cet angle d’attaque doivent être examinés.
D’une certaine manière, il s’agit de commencer à explorer les limites de ce qui peut être entendu par « droits linguistiques » et d’en chercher les zones grises, dans le domaine des politiques linguistiques. Dans la mesure où il est préférable méthodologiquement, dans ce type de cas de figure, de ne pas faire varier plusieurs paramètres à la fois, c’est le contexte alsacien au sein de l’État français qui a été retenu.
1. Contextes de politique linguistique globaux
Le choix expérimental des « contextes » énonciatifs, c’est-à-dire des périodes de l’histoire sociopolitique et linguistique de l’Alsace au XXe siècle, s’est porté sur trois moments particuliers, avec l’ajout résiduel du début de la deuxième décennie du XXIe siècle :
- l’entre-deux-guerres, en particulier la décennie 1920-1930 ;
- l’immédiat après Seconde Guerre mondiale ;
- la décennie 1970-1980 ;
- résiduellement : les années 2010-2012.
Le choix de ces contextes peut se justifier d’une manière presque intrinsèque.
1.1. L’entre-deux-guerres
En effet, durant l’entre-deux-guerres, la langue officielle de fait et, partiellement, de droit est le français ; la langue écrite la mieux connue et la mieux diffusée dans l’espace alsacien est l’allemand standard ; enfin, la langue orale la plus connue et la plus utilisée sont les parlers dialectaux alsaciens (appelé l’« alsacien »). Il existe par ailleurs encore une stratification sociale des pratiques linguistiques.
L’État prend le parti de mettre en place une politique linguistique dont l’objectif unique consiste en la diffusion maximale de la connaissance du français. Sur le plan du principe, il garde la position qui a été théorisée sous la Terreur : le français, langue nationale, ciment identitaire, reste la seule langue officielle pensable de la France. Cependant, pour la majeure partie des partis politiques en Alsace, il faut faire une « place » à l’allemand, non comme langue nationale, mais comme langue officielle et administrative ainsi que comme langue fonctionnelle. L’allemand doit donc avoir une place importante en Alsace, la première ou la seconde, avant ou après le français, selon les partis ou selon les rapports de force en place.
– S’il y a bien sûr des enjeux fonctionnels, ils sont primairement, pour l’État, intégratifs et « nationaux » en quelque sorte, et, pour une proportion importante des partis en Alsace, les enjeux portent plus sur le respect de la particularité historique et identitaire qui inclut une réelle fonctionnalité et, probablement aussi, une affirmation de soi.
– Ces positionnements, combinés avec la question du statut des religions et des fonctionnaires notamment, amènent une situation politiquement tendue, appelée le « malaise alsacien ».
1.2. 1945-1950/55
Au sortir de la deuxième guerre mondiale, l’État met en place, avec une radicalité sans précédent, une politique tendant à donner l’exclusivité au français dans tous les domaines et excluant explicitement totalement ou partiellement l’autre langue standard, concurrente, l’allemand, de plusieurs champs ou en limitant son usage. Il met en place des instruments relevant du droit (textes réglementaires), avec des mesures coercitives au profit du français concernant l’usage des langues (école, presse, cinéma, radio, administration).
– Fondamentalement, pour l’État, au-delà des enjeux fonctionnels pour la diffusion maximale du français, l’enjeu central est idéologique : il s’agit d’écarter le plus possible l’allemand, faire diminuer l’usage du dialecte et les faire remplacer par le français, de manière à « assimiler » les Alsaciens le plus rapidement possible.
– Les réactions et argumentations des élus locaux se cantonnent fréquemment dans le fonctionnel, dans l’émotionnel ou le transgénérationnel pour l’enseignement de l’allemand à l’école primaire, et ils ne s’aventurent pas/plus sur le terrain politique et/ou idéologique.
1.3. 1970-1980
Durant cette décennie de contestation de l’ordre établi, une partie des acteurs estime que la modernité économique portée par le profit et des valeurs consuméristes homogénéise négativement la société et amène son nivellement, du fait qu’il enlèverait aux hommes leurs singularités et leur histoire ainsi que leur(s) langue(s).
— L’enjeu linguistique pour l’État est nul dans la mesure où il est en train de parvenir aux fins qu’il s’est assignées : le français connaît une diffusion assez intense dans toutes les couches de la société et commence à devenir la variété linguistique unique et/ou privilégiée dans nombre de situations d’interactions verbales, y compris dans la sphère informelle.
— Pour les « contestataires », l’enjeu fonctionnel reste à montrer (il est probablement souhaité ou espéré), l’enjeu identitaire symbolique semble prendre une place assez importante dans la production discursive.
L’hypothèse de travail qu’il est possible de faire réside dans le fait qu’il est vraisemblable que, durant ces périodes, des discours aient été produits qui, soit de manière paraphrastique, soit de manière directe, pourraient entrer dans une catégorie « droits linguistiques ». Ce syntagme et son référent sont pris dans des acceptions « ordinaires », qui renvoient sans doute aussi à la situation règlementée par des mesures d’ordre juridique de la même façon qu’elles renvoient à des déclarations d’intention idéologiques, politiques ou sociales des autorités. Il y a donc là une sorte de question focale, à la fois polysémique, polyréférentielle et aux limites externes floues.
Si le droit positif n’entre pas directement dans le champ des préoccupations, il n’est guère possible de ne pas l’évoquer, avant d’observer plus spécifiquement les trois contextes particuliers.
2. État des lieux d’un point de vue primaire
Où en est le droit positif1, c’est-à-dire les dispositions concernant les langues dans l’arsenal juridique et règlementaire applicable en France et plus singulièrement en Alsace ?
Les juristes font observer que :
les langues régionales2 de France ne bénéficient pas d’un statut constitutionnel, mais d’une tolérance constitutionnelle3. […] La tolérance constitutionnelle n’ouvre pas aux locuteurs de langues régionales un droit à pratiquer leur langue ; […] il semble qu’elle ne leur permet pas davantage l’exercice d’une liberté, les pouvoirs publics n’en assurant pas la garantie. Tout au plus leur accorde-t-elle une faveur. (Bertile, 2008 : 136-137)
À juste titre, Woehrling (1990 : 183) fait observer que le droit porte le plus fréquemment sur l’usage des langues et non sur le statut des langues, qu’un droit en faveur de la langue officielle ou nationale est formulé (mais en aucun cas concomitamment en faveur d’une autre langue) et qu’il s’agit, en règle générale, d’une règlementation sur la langue, mais non d’un droit à la langue.
Dans ce sens, s’agissant des situations retenues, l’État fixe par exemple, par arrêté, le français comme langue judiciaire (arrêté du 2 février 1919), mais accepte, de fait, une série d’aménagements qui évitent de bloquer le fonctionnement judiciaire, notamment du point de vue du justiciable4. S’agissant de l’administration, aucun texte nouveau n’est produit tant il semble aller de soi que la langue officielle de fait doit être employée comme elle l’est sur l’ensemble du territoire français. Dans les faits, des accommodations assez importantes sont introduites par l’usage de documents bilingues entre 1919 et 1940. La production de documents administratifs bilingues existera à nouveau après 1945, mais tendanciellement et volontairement de manière minimale.
S’agissant de la presse, après 1918, les journaux en langue allemande tombaient sous le régime de la presse en langue étrangère en France. Le statut est discuté en Alsace, mais il n’empêche pas la parution de la presse très majoritairement en langue allemande. Après 1945, les autorités montrent leur volonté de limiter la place et l’importance de la langue allemande dans la presse, d’abord par l’arrêté du 1er septembre 1945, puis par l’ordonnance du 13 septembre 1945 qui s’y substitue et l’arrêté du 10 janvier 1946 qui complète l’ordonnance. C’est le français, langue officielle et nationale, qui est imposée comme langue de presse, aux côtés de l’allemand5, avec des mesures coercitives pour les organes qui contreviendraient aux dispositions prises. Après 1945, les autres médias (radio et cinéma) sont également objets de règlementation dont la finalité est de privilégier le plus possible le français et de restreindre la place de l’allemand.
Dans le domaine scolaire enfin, la langue officielle et nationale doit être langue d’enseignement, comme partout ailleurs en France. En 1918/1919, une présence de l’allemand est prévue : ce sera par le biais d’une règlementation rectorale (1920 ; 1923 ; 1927) qu’elle sera régulée. En 1945, cette règlementation sera suspendue et non remise en vigueur. Un décret de 1952 (18 décembre 1952) dispose dans son article 1 que
un enseignement facultatif de la langue allemande est institué dans les classes terminales des Ecoles Primaires élémentaires des Communes dont la langue usuelle est le dialecte alsacien.
Cet enseignement sera donné pendant deux heures chaque semaine, au cours des deux dernières années de la scolarité obligatoire, aux enfants dont la famille en aura exprimé le désir. Les cours auront lieu pendant les heures normales d’enseignement. Ils seront confiés aux enseignants qui en auront accepté la charge6.
Au total, une langue autre que le français n’est pas incluse dans les dispositifs prévus par le « droit », c’est-à-dire que le « droit » n’a jamais envisagé de véritable statut pour une langue autre que le français. Les pratiques, quant à elles, sont toujours provisoires, il s’agit d’accommodements pour pouvoir faire fonctionner les services publics, jusqu’à ce que tout le monde comprenne le français.
3. Les trois périodes retenues
3.1. Entre-deux-guerres
S’il n’y a pas d’opposition significative à l’apprentissage et à la diffusion du français, il va néanmoins se lever un désaccord fondamental sur la politique et l’idéologie linguistiques de l’État. Dans la logique de la France, le français doit, à moyen terme, occuper toutes les fonctions revenant à la langue à la fois officielle et nationale. Cette vision va être contestée soit dans son principe même, soit dans ses modalités d’application par une partie importante du corps électoral et de la majorité des partis.
Le Manifeste fondateur du Heimatbund, mouvement autonomiste radical majeur de l’entre-deux-guerres, du 8 juin 1926 théorise, de manière assez violente et conflictuelle, l’ensemble du vécu de la manière suivante7 :
Depuis sept ans nous assistons, jour après jour, au spectacle d’une spoliation méthodique dans notre propre petite patrie (« Heimat ») : on nous a dépossédés de nos droits […] Dès que nous parlons des droits et libertés naturels et acquis de notre petite patrie et de notre peuple, on se moque de nous et on nous accable de calomnies et de menaces. […]
Nous exigeons que la langue allemande occupe, en tant que langue maternelle de la majeure partie de notre population, et langue classée parmi les premières du monde civilisé, la place qui lui revient dans la vie publique de notre pays. À l’école, elle sera le point de départ, véhicule permanent de l’enseignement et matière d’enseignement. Comme telle, elle figurera au programme des examens. Dans l’administration et devant les tribunaux, elle sera employée à droit égal et au même titre que la langue française.
La question et l’enjeu sont certes fonctionnels, mais sont bien formulés ici comme un droit politique et idéologique global, en lien avec une vision politique et idéologique globale d’une exigence d’« autonomie politique complète dans le cadre de la France », en tant que « minorité nationale ».
Si tous les partis ne formulent pas cette exigence dans des termes aussi clairs et radicaux, presque tous cherchent à préserver une fonction et, souvent, un statut à l’allemand, comme une sorte de deuxième langue officielle, hiérarchiquement inférieure au français, mais néanmoins utilisable dans les mêmes conditions locales.
Les conseils généraux du Bas-Rhin et du Haut-Rhin vont ainsi « émettre des vœux » (c’est la seule manière acceptée et acceptable pour que le préfet les transmette aux autorités centrales) qui, en creux, peuvent renvoyer au moins pour partie, aux « droits linguistiques » revendiqués par le Heimatbund. Ils sont plus proches des « revendications » portées par la plupart des sensibilités politiques dont l’autonomie politique totale n’est pas le projet principal8.
La formulation, s’appuyant sur une problématique fonctionnelle, demande une présence linguistique dans le principe, mais pour des raisons non de droit intrinsèque, mais bien d’empirisme.
Le Préfet, néanmoins, estime que certains points sont « politiques », c’est-à-dire qu’ils ne relèvent pas du Conseil Général, qui n’a donc pas le droit d’en débattre et encore moins de conclure le débat par un vœu9.
Dans sa session de septembre 1932, le Conseil Général du Haut-Rhin formule un vœu concernant la publication en langue allemande de tous les documents officiels :
Considérant que tout administré de notre province ainsi que les autorités locales ont droit à pouvoir prendre connaissance de tous les documents officiels, affiches, publications, adjudications et correspondances de toutes sortes, dans la langue qu’ils comprennent et dont ils saisissent les nuances,
Considérant que ce droit naturel, dont le respect a été promis à maintes reprises et qui se trouve inscrit dans le programme électoral de tous les partis politiques jouant un rôle en Alsace, n’a pas encore trouvé le respect qui lui est dû, émet le vœu10…
L’apparition de la notion même de « droit » au sens de « ce qui est exigible » et « ce qui est attendu et permis » concernant la langue n’est pas isolée : elle est en lien direct avec les choix politiques globaux du « droit » à disposer de son propre destin politique. Les formations politiques non directement autonomistes ont, peu ou prou, adopté des formulations sans doute plus fermes, mais adoptent plutôt « (juste) revendication », « (juste) exigence », l’une des lignes de partage pouvant précisément être le flou du statut que doit avoir l’allemand.
Le « droit naturel » est, d’une certaine manière, un droit inaliénable, un « ensemble de droits » inscrits dans la nature de l’homme et qui, de ce fait, sont au-dessus de n’importe quel dispositif de droit positif.
Il s’agit certes d’une logique revendicatrice, mais, d’une certaine manière, la question des langues ou, plus précisément de la langue allemande, porte essentiellement sur le statut de l’allemand et la question des droits linguistiques est, en quelque sorte, un corollaire. L’on peut également renverser la logique : c’est parce l’usage de la langue allemande est perçu comme un droit naturel que son statut doit être conforme à ce droit.
Il ne s’agit donc pas d’accommodements, mais bien d’une mise en place d’un statut, nécessité découlant de ce droit naturel. Dans ce sens, il ne s’agit pas d’une sorte de situation exceptionnelle, mais plutôt d’une situation qui correspond à ce que la population est en droit d’attendre de l’État.
La conception politique globale qui a cours en Alsace (avec toute une série de nuances), dont la place et le statut des langues font partie, est fondamentalement en contradiction avec la conception même de l’État en France et, partant, de la place et du statut des langues. Seul le français peut avoir un statut. Ce sont deux conceptions idéologiques et politiques différentes de l’État qui se font face (avec un nuancier extrêmement diversifié, selon les partis et les moments auxquels ils prennent position).
3.2. L’immédiat après-Deuxième guerre mondiale
Les cartes du contexte politique ont été considérablement rebattues. Le rôle supposé qu’aurait pu jouer l’Allemagne dans les difficultés politiques que la France a eues avec l’Alsace avant 1939, l’annexion de fait de l’Alsace, la disqualification de l’allemand exogène comme langue des nazis, etc. amènent un positionnement beaucoup plus ferme de la France, qui prend, entre autres, des mesures coercitives pour à la fois diffuser le français et endiguer la place de l’allemand.
L’idée d’un statut spécifique pour l’allemand, massivement présente dans la période précédente, pour déboucher sur une exigence de « droit », ne va plus guère être défendue dans les mêmes termes avec les mêmes conséquences de catégorisation (« droit »).
Parmi les partis politiques, il n’y a guère que le Parti Communiste Français qui maintient globalement sa position d’avant-guerre et, globalement également, dans les mêmes termes, que ce soit sur le plan national (« respect des particularités de caractère national de la population d’Alsace et de Moselle et notamment la reconnaissance des droits de la langue maternelle », XIIIe congrès du PCF, 1954, cité par Heumann, 1955 : 139) ou local (Heumann, 1955 : 141) :
Aujourd’hui [1954/1955], ses [du PCF] organisations et ses élus revendiquent d’abord, pour les Alsaciens et Mosellans de langue allemande :
– l’abolition de la méthode d’enseignement du français dite « méthode directe » et l’institution de l’enseignement en langue allemande dans les premières classes scolaires […] ;
– l’introduction d’heures d’enseignement en langue allemande dans les institutions post-scolaires ;
– l’introduction de l’allemand dans l’appareil judiciaire, dans l’administration, dans les services publics en relation avec la population ;
– l’utilisation de la langue maternelle dans les comités d’entreprise et autres institutions.
Mais la France met en place une véritable politique de diffusion du français, en ne tolérant l’allemand que comme pis-aller, l’ensemble des dispositions prises explicitement concernant la presse (avec une coercition à la clé), la radio, le cinéma, la lecture publique, … ne laisse aucun doute sur l’intention même de l’État. Les protestations de la presse « bilingue » et du principal parti politique « centriste » n’arrivent pas à ébranler ce dispositif, qui devrait poser, au moins, un problème de liberté d’expression.
Les partis majoritaires vont argumenter en faveur de l’utilisation de l’allemand dans l’espace public pour des raisons fonctionnelles ainsi que pour les interactions orales en dialecte dans l’espace public ou parapublic, à la fois pour des raisons fonctionnelles et par respect des citoyens et de leur non-connaissance du français. Les interactions orales en dialecte dans les administrations en contact avec le public n’étaient pas strictement interdites, mais non souhaitées par les représentants de l’État.
Dans ce sens, il s’agit plus d’une situation qui est appelée à être transitoire et ne ressortit pas à une revendication de fond ou à quelque chose qui rappellerait un « droit ».
La question se pose autrement pour l’espace éducatif, en particulier à l’école primaire qui est encore l’école que la majorité des citoyens fréquente et qu’elle quitte à 14 ans pour entrer dans la vie active. Pour les élus et les partis opposés à une « assimilation » pure et simple, la question de l’enseignement de l’allemand à l’école se pose autrement que l’usage de l’allemand dans l’administration. La crainte qu’il puisse y avoir une rupture dans la continuité de la tradition, une rupture dans la transmission, une rupture générationnelle dans la compréhension d’un écrit qui empêcherait les générations futures de « lire », dans tous les sens du terme, leur passé, singulier et collectif, va pousser des partis à demander, sans relâche, la reprise de l’enseignement de l’allemand à l’école élémentaire (telle qu’il existait également avant-guerre), enseignement qui avait été « suspendu » en janvier 1945. L’insistance, les argumentations, évolutives au fil du temps, font que cet aspect ne relève pas du souci fonctionnel, mais bien plus d’une forme de pérennisation d’un état de fait linguistique, qui n’est jamais catégorisé comme « droit », mais qui en emprunte un certain nombre de caractéristiques dans le sens qu’il s’agit d’une faculté de la catégorie « est exigible » et « attendue » pour les générations montantes11.
Émile Baas, philosophe, à la fibre régionaliste et européenne, publie en 1946, Situation de l’Alsace (écrit durant la guerre) où il constate que « l’usage d’une langue est une question de vie sur laquelle un peuple, sauf violence ou démission de soi, n’est pas disposé à abdiquer » (Baas, 1973 : 24) et, s’appuyant sur les discussions qui avaient eu lieu entre le représentant du roi de France et la ville de Strasbourg en 1681, il poursuit (Baas, 1973 : 88) :
L’usage de la langue est un droit. L’usage de la langue relève du droit naturel. Tout le problème est là. Le conflit est entre la Raison d’État et le droit naturel. Demander à une province, qui a son parler local, de changer de langue d’usage courant, c’est lui demander de changer d’âme, de changer d’être.
C’est donc bien plus ce droit-là, c’est-à-dire celui non pas tant d’utiliser une langue autre que le français, mais de conserver une langue autre qui est en jeu. Dans ce sens, les revendications ont changé de nature, le « droit linguistique » n’est plus politique, mais devient nettement plus identitaire et, partiellement, symbolique.
Alfred Biedermann, qui fait partie de ces intellectuels chrétiens qui souhaitent renouveler la vie politique alsacienne, plaide en 1948 passionnément pour une diffusion et un apprentissage du français, et ne partage pas la position d’É. Baas. Son analyse néanmoins n’est pas uniquement binaire et il s’inquiète du fondement démocratique de la non-prise en compte des langues autres que le français et de sa conséquence chez les citoyens (Biedermann, 1948 : 52) :
Si on ne fait pas sa place au dialecte et à l’allemand où il se prolonge [mais un allemand endogène…], si on brime le parler régional […], il resurgit comme un droit imprescriptible. Les juristes perdraient leur temps à vouloir démontrer le contraire : l’homme de chez nous ressent la faculté de s’exprimer dans son parler naturel comme un droit absolu. […] Menacer ce droit, c’est susciter une révolte profonde, c’est provoquer cette fierté de l’homme libre qui ne peut ni ne doit capituler. […] Un droit authentique brimé devient un adversaire irréductible. Reconnu, il tombe lentement en désuétude, lorsque le cours de l’histoire le dépasse12.
L’État concède des accommodements fonctionnels a minima et freinera, dans toute la mesure de ses moyens, la mise en œuvre de l’enseignement de l’allemand à l’école obligatoire, dans la mesure où la crainte majeure qui s’exprime dans les rapports des préfets consiste dans le fait que le français/la France puisse ne pas être préféré à l’allemand / l’Allemagne.
3.3. Décennie de contestation 1970-1980
À vrai dire, la radicalité (politique, sociale, culturelle…) qui a pu émerger durant cette décennie pousse à explorer la presse culturelle alternative et les mouvements politiques alternatifs qui avaient plutôt le vent « linguistique » en poupe, de préférence aux productions textuelles des partis ou des conseils généraux, qui faisaient plutôt figure d’institutions établies.
L’hypothèse implicite réside dans le fait que la radicalité allait pousser ses acteurs à exiger des droits et, pourquoi pas, des droits linguistiques. Or, de manière étonnante, il y aura certes des revendications, peu différentes au demeurant des partis établis, mais pas d’exigence concernant explicitement de possibles « droits ».
Dans la partie linguistique de sa plate-forme revendicative, le « Front culturel alsacien » formule des demandes concernant au premier chef le champ éducatif. Cependant, ce qui est fondamentalement demandé, c’est la « reconnaissance du fait bilingue en Alsace ». Si les revendications prennent ensuite une forme plus pratique, si le texte argumentatif précédant les revendications est nettement plus tranchant, la part revendicative prend implicitement en compte les changements linguistiques qui se sont déjà opérés et proposent plutôt des accommodements de cette situation. C’est un « droit linguistique » tempéré, presque symbolique qui émerge, principalement positionné sur un axe de défense. Or, la réception de cette sorte de manifeste tend à montrer que le pouvoir y voit plutôt un ensemble à surveiller et les partis (du centre et de droite) établis y voient une forme de mise en cause de leurs propres propositions de compromis13.
Des éléments assertifs du type « Le droit à la langue régionale (allemand littéraire et dialectal) et au patrimoine culturel est une revendication importante14 » sont présents dans le discours des mouvements « alternatifs », mais n’apparaissent pas de manière récurrente. De la même façon, un « comité pour le droit au dialecte à la maternelle », créé en 1978, indique dans son manifeste que « le droit de pratiquer sa langue maternelle en toutes circonstances est un droit naturel15 », mais ne glose pas son propos.
C’est la commission dénommée significativement « Langues et cultures opprimées » du SGEN-CFDT, syndicat enseignant, qui semble prendre en charge à la fois les revendications linguistiques de cette décennie et les catégoriser, pour partie, dans le domaine des droits. La position de principe est énoncée ainsi :
Il n’y a pas de hiérarchie des langues. Toutes les langues ont un droit naturel à l’existence. Par voie de conséquence, tout doit être mis en œuvre pour assurer leur sauvegarde, leur développement et leur promotion. (…) Il faut affirmer le droit à l’existence de la langue du peuple à l’école du peuple. Ce droit relève des droits de l’homme les plus élémentaires16.
La position dépasse les langues habituellement ciblées, les dialectes et l’allemand.
L’extrême gauche semble être sur une position analogue :
Aujourd’hui, le PCF, le PS, la CGT, la CFDT sont favorables au maintien du dialecte alsacien, à l’apprentissage de l’allemand et du français à l’école de la maternelle à l’université. Il n’y a pas de temps à perdre : il faut réaliser l’unité des partis et des syndicats ouvriers en Alsace pour le droit à la langue et à la culture alsaciennes, pour le bilinguisme à l’école et dans la vie publique. Que toutes les organisations ouvrières se réunissent pour élaborer un Manifeste pour le droit à la langue et à la culture alsaciennes, qu’elles engagent une campagne de masse d’agitation sur ce thème. Et si la droite au pouvoir ne veut rien entendre, qu’elle cède la place aux partis ouvriers17 !
Mais, en définitive, les partis au pouvoir ne reprendront pas réellement à leur compte ni les catégorisations ni les formulations dans la mesure où ils ne partagent pas les corrélations politiques et idéologiques qu’opèrent les syndicats ainsi que les mouvements de gauche et d’extrême gauche. Les élus centristes continueront à être extrêmement actifs pour obtenir des mesures en faveur des langues autres que le français, mais l’argumentation ne portera pas sur les « droits linguistiques ». Eugène Philipps, idéologiquement assez proche du mouvement centriste, reprend d’une manière plus offensive et plus abrupte les revendications en les formulant ainsi :
Aucun peuple n’abandonne sa langue s’il n’y est contraint. Toutes les enquêtes prouvent que les Alsaciens ne sont pas simplement « très attachés à leur dialecte », mais qu’ils souhaitent une existence réelle pour le dialecte. Ils exigent qu’il ait une place qui en soit une à l’école d’abord et dans la vie publique ensuite. […] Si, dans un avenir très proche, les droits de la langue des Alsaciens ne sont pas officiellement reconnus à l’école maternelle, c’en sera fait du bilinguisme et de l’identité alsacienne dans moins de deux générations. (Philipps, 1978 : 69 ; 1978 : 242)
Dans ce sens, il renoue avec l’histoire revendicative (« ils exigent »), l’actualise dans la situation linguistique du moment et souligne l’enjeu immédiat qu’il y voit.
4. Post-scriptum. Un retour des « droits » / du droit au début du XXIe siècle ?
4.1. Des associations ou des groupements militant en faveur de la présence et de l’apprentissage de la « langue régionale » reprennent la question du « droit » à la langue dans des formes qui semblent présenter une sorte de proximité sémantique et référentielle avec celle de l’entre-deux-guerres. Ainsi, Heimetsproch un Tradition se positionne de la manière suivante18 :
Le droit aux langues régionales
Nous revendiquons le respect de nos droits élémentaires comme ceux de toutes les autres minorités qui forment, historiquement, des entités linguistiques et culturelles sur notre sol national.
La France est formée de peuples différents qui cultivent des langues différentes. Nous reconnaissons l’évidente nécessité de la langue nationale (française). Mais nous refusons la langue unique qui oppresse les autres expressions linguistiques. La France est multilingue et pluriculturelle.
[…]
Au vu de la totale incompréhension de notre problème de la part de tous les gouvernements et de la part d’une majorité de parlementaires, nous demandons la création d’une France fédérale qui devra être gouvernée dans le respect des principes de la subsidiarité. Elle seule pourra nous garantir nos droits et notre liberté dans l’action d'une réelle démocratie.
Au-delà du constat de l’existence de cette position, il est difficile d’apprécier sa diffusion et son écho dans la société alsacienne19.
De la même façon, l’association « Initiative Citoyenne Alsacienne 2010 » a lancé un « Appel en faveur d’une Charte linguistique pour l’Alsace ». C’est dans son « Préambule » que le statut des langues est fixé :
Considérant la situation de confinement dans laquelle se trouve la langue régionale, il est urgent de revivifier et de consolider son usage, en lui conférant un statut de langue co-officielle en Alsace dans les domaines non régaliens (autres que : défense, police, monnaie, justice et politique étrangère) de la vie publique.
Il s’agit de donner forme à un véritable bilinguisme collectif permettant à tout le monde et à chacun en particulier d’utiliser la langue de son choix, nationale ou régionale. C’est l’exception culturelle alsacienne, qui se nourrit de deux langues et n’en rejette aucune.
L’article 5 prévoit que « tous les habitants d’Alsace ont le droit de connaître la langue régionale et de s’exprimer dans cette langue, verbalement ou par écrit, dans tous les domaines de la vie sociale et culturelle20 ». D’une certaine manière, le texte proposé traduit, sous une forme assertive, les droits induits par le statut attribué à la langue autre que le français. Le fait que le président de ce mouvement soit la même personne qui était responsable de la commission « Langues et cultures opprimées » du SGEN-CFDT trente-cinq ans plus tôt n’est probablement pas un hasard. Contrairement à l’association Heimetsproch un Tradition, ce mouvement ne se place pas dans un cadre politique fédéral. Parmi les 3 650 signataires se trouve un certain nombre d’élus, communaux ou départementaux, qui se situent plutôt dans la sphère politique du centre et de la droite, majoritaires en nombre de voix en Alsace, mais aussi des élus de gauche21. Par le nombre des signataires et la forme politiquement, d’une certaine manière, assez consensuelle, le texte pourrait être une expression modernisée, adaptée à son temps, d’une demande (d’une revendication ?) de reconnaissance de droits linguistiques. Cependant, il ne semble pas que les relais politiques aient tenté de transformer cet appel en texte opératoire, sauf si l’on considère que plusieurs propositions de loi concernant précisément les langues régionales ont été déposées entre décembre 2010 et février 2012 et qu’elles auraient cette fonction22.
4.2. Si dans l’exposé des motifs du texte déposé par le député alsacien Armand Jung, il est indiqué que « la présente proposition de loi ne vise donc pas à accorder des droits particuliers à des groupes, mais à organiser une politique de protection publique. », plusieurs articles pourraient néanmoins sous-tendre des droits potentiels, comme, par exemple, l’article 3 : « Les collectivités territoriales sur les territoires desquelles sont pratiquées une ou plusieurs langues régionales peuvent octroyer à celles-ci un statut protégé. » Dans une intervention du 20 mai 2011, le député déplore, comme il l’avait déjà fait lors d’une séance de questions orales sans débat le 1er février 2010, que les langues autres que le français n’ont ni statut ni droit spécifique et que la réforme de la Constitution de 2008, qui a introduit un article 75-1 stipulant que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France » ne change rien à cet état de fait.
Conclusion
Tant les revendications que les « droits » linguistiques sont très étroitement politiquement, sociétalement et diachroniquement situés, de sorte que la question du sémantisme même de « droits linguistiques » reste une question ouverte. Mais aussi et surtout ce à quoi peut référer « droits linguistiques » semble, dans un premier temps, labile, essentiellement identifiable par le contexte politique, idéologique et sociétal où le syntagme est utilisé ou appliqué.
– « Droit » est à comprendre au sens premier : c’est un droit à la fois naturel et positif qui est exigé avant 1940, dans le cadre d’un « droit » global spécifique.
– Après 1945, quelques acteurs s’appuient, pour partie, sur le « droit naturel », mais, quels que soient leurs points d’appui, ce sont des accommodements qu’ils cherchent à faire reconnaître, pour créer, en quelque sorte, une forme d’usage, une sorte de droit de fait, mais qui n’est pas nécessairement nommé ainsi.
– Si entre 1970 et 1980, le terme de « droits linguistiques » est utilisé, il l’est peu : les acteurs institutionnels se situent plutôt dans la logique de l’accommodement, où l’on cherche à ce que l’État concède un certain nombre de possibilités, dont les demandeurs savent qu’ils ne seront pas fixés par le droit : ce sont des revendications pour que l’État concède un certain nombre de possibilités linguistiques. Les acteurs sans pouvoir décisionnel utilisent, de façon intermittente, le terme de « droit », mais pour donner un cadre à leurs revendications linguistiques.
Dans ces conditions, il n’est pas sûr qu’il faille poursuivre la réflexion sous le seul angle discursif. Peut-être serait-il nécessaire d’examiner l’ensemble de la question en lien avec les contenus thématiques.