Le titre de l’ouvrage, tel qu’il se présente, semble assez opaque, voire peu compréhensible, pour le lecteur non linguiste auquel il est destiné. Or, il s’agit d’un livre qui traite très globalement du rapport qu’entretient l’État français (ou de ce qui en tient lieu à ses débuts) avec les langues parlées dans son espace. En effet, en l’absence de sous-titre, c’est dans l’avant-propos que le lecteur apprend que l’ouvrage « s’attache particulièrement à l’histoire linguistique de la France, avec les idées et les mesures qui s’y sont développées vis-à-vis de la langue nationale, des autres langues parlées par les ressortissants métropolitains et ultramarins, et des langues étrangères, présentes ou non dans l’immigration » (p. 9).
Si l’on cherche à trouver une raison de la présence de « la République » dans le titre, c’est que l’ouvrage cherche à montrer « comment le français, élément d’un patriotisme émancipateur à la Renaissance, est devenu au Grand Siècle l’instrument d’un suprémacisme autoritaire et intimidateur, puis à partir de la Révolution, le symbole presque sacré de l’unité nationale, avec comme principale victime les langues dites aujourd’hui régionales » (p. 9).
Même si l’avant-propos fournit des clés explicatives atténuant la forme de ce titre qui peut intriguer les lecteurs, une partie de l’ouvrage ne porte pas sur la République1, et ces derniers, quels qu’ils soient, notamment non francophones non français auxquels le livre est également destiné, risquent d’être un peu décontenancés.
Le synopsis qui ouvre le livre, détaillé, précieux pour le lecteur selon les parties qui l’intéressent plus particulièrement, montre que l’auteur cherche d’abord à donner les outils généraux au lecteur avant d’entamer l’histoire des langues en France. Et il ne s’en tient pas à cette « histoire » stricto sensu. Il évoque aussi les rapports et textes qui tentent de réguler l’emploi des langues, les liens entre l’école et les langues, des questions autour de la F/francophonie, comme il convoque aussi longuement la question des dictionnaires et des grammaires.
L’auteur s’adresse, par principe, à des lecteurs qui ne connaissent pas les sujets dont il traite : « [l’ouvrage] ne demande aucune connaissance préalable des problématiques et de la terminologie de la linguistique, mais seulement de l’intérêt pour les questions de langues. S’il est nécessaire d’introduire du vocabulaire de spécialité, il sera toujours expliqué et défini selon les principes de la vulgarisation : ce livre est écrit par un linguiste, mais prioritairement à l’intention des non-linguistes » (p. 44).
C’est l’une des raisons majeures pour lesquelles la lecture de cet ouvrage ou, du moins, de grandes parties de cet ouvrage, est recommandée à tous les étudiants de lettres et de sciences humaines dans la mesure où il peut leur permettre d’approcher un domaine qu’ils vont peut-être étudier ou dont ils vont uniquement entendre parler. À titre d’exemple, dès l’introduction, en s’appuyant sur des réalités du monde, l’auteur introduit des notions ou des termes pour les besoins de son propos (minoritaire, minorisé ; sabir ; dialecte ; bilinguisme ; diglossie, catégories grammaticales, pour ne prendre que quelques exemples) qu’il explicite simplement pour ne pas laisser le lecteur dans l’incertitude, introduction également précieuse dans la mesure où l’auteur montre qu’il raisonne en linguiste et non en idéologue.
Plutôt que d’attaquer « l’histoire du français et des langues de France » de but en blanc dans la première partie, l’auteur fournit à la fois des savoirs généraux sur les langues, leurs organisations, leurs rapports, les dénominations et terminologies générales (dont font partie la « naissance » des langues, leur « classification », par exemple), sur les questions de « l’homogénéité et de la pureté » des langues, sur « le bilinguisme qui serait nocif », sur l’indo-européen, notamment. Il poursuit par un chapitre sur l’articulation entre l’espace et le temps, les langues étant fondamentalement consubstantielles et constitutives de ces deux dimensions (l’auteur introduit dialecte, patois ; glottonymes politiques ; koinès ; créole comme altérité spécifique ; sociolecte, alternance codique, entre autres). Il s’efforce d’expliquer l’usage fait par les lexèmes employés et de déconstruire scientifiquement ce qui relève de l’opinion.
En d’autres termes, cette partie I « Les langues dans le temps et dans l’espace » représente une introduction générale pour tous les lecteurs intéressés par les questions de langues, particulièrement recommandée à des étudiants qui commencent leurs études en sciences humaines. Même si le français sert souvent d’exemple, c’est une entrée en matière claire et panoramique des questions de base que peuvent poser la linguistique mais aussi, ce que l’auteur ne dit pas, la sociolinguistique, et peut dès lors être lue pour elle-même (p. 45-176).
L’une des particularités que présente l’exposé de l’auteur de la « petite histoire du français et des langues de France », qui fait l’objet de la deuxième grande partie de l’ouvrage, c’est qu’il commente fréquemment la manière dont le savoir a été constitué, et il lui arrive de s’y attarder et de le discuter, comme dans un cours. C’est ainsi qu’il montre comment, de son point de vue, l’histoire contemporaine immédiate a eu un impact sur l’interprétation « officielle » d’un fait ancien, à savoir les articles 110 et 111 de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) signée par François Ier, en particulier le passage sur le « langage maternel françoys, et non autrement », dont certains pensent que c’est une manière de donner un rôle de langue officielle au français. La dizaine de pages qu’il consacre à cette discussion que certains pourraient trouver oiseuse montre aussi au lecteur que le « roman national » peut avoir une influence à distance d’un demi-millénaire sur l’interprétation qui semble importante dans l’actualité, mais aussi, par le nombre de références citées, que c’est un point qui ne fait/faisait pas l’unanimité parmi les historiens et que ce qui peut sembler acquis peut/doit aussi être repensé à l’aune de nouvelles connaissances. Si dans ce cas précis l’on peut probablement être en accord avec une partie de l’hypothèse de l’auteur (« aucune mesure coercitive ou punitive n’est associée aux articles 110 et 111, contrastant en cela avec le reste du texte, où sont prévues toutes sortes de peines d’amendes […] »), les raisons qui ont poussé François Ier et son entourage à prendre cette mesure peuvent rester plus ouvertes que celles évoquées.
L’auteur rappelle que, « dans l’histoire de la Révolution, telle qu’elle est enseignée dans les premier et second degrés, la situation linguistique de la France et des Français, avec les usages du français et des « patois », est un point aveugle. Elle l’est aussi dans les cahiers de doléances de 1789, ce qui peut étonner. […] La question linguistique n’apparait pour ainsi dire jamais » (p. 241). Il y a de rares exceptions, dont l’Alsace fait partie notamment. « Le cahier des bourgeois de Colmar dit explicitement qu’il est « traduit en français sur l’original allemand » et les cahiers des villages, au moins en Basse-Alsace, sont majoritairement rédigés en allemand. Le texte de la convocation aux États généraux avait lui-même été traduit en allemand » (p. 243). Pour les autres régions, l’auteur constate que l’ensemble de la société française, patoisante, francophone ou bilingue, était largement indifférente à cette question de langue. Cela dit, comme l’Assemblée constituante va faire traduire ses décrets « dans tous les idiomes qu’on parle dans les différentes parties de la France » (14 janvier 1790), la question se posera autrement. Mais avec le questionnaire de Grégoire et la Terreur (Barère), une solide conflictualité hiérarchique (français – autres langues) est née, qui va certes s’apaiser durant le xixe siècle, mais qui ne va plus disparaître.
D’une certaine manière, l’école au xixe siècle renvoie l’image d’une question linguistique non encore résolue : en 1863, 11 % des élèves ne parlent pas français. « On peut s’interroger sur la raison pour laquelle une grande partie des historiens de l’éducation font l’impasse sur la dimension linguistique, qui est pourtant une préoccupation majeure pour les maîtres et les inspecteurs, et qui apparait régulièrement dans leurs rapports et leurs correspondances », relève l’auteur (p. 290). Mais ce dernier commente aussi les « méthodes pédagogiques » utilisées, notamment la méthode Carré en Bretagne et la méthode directe dans l’Alsace-Lorraine de l’après 1918, et leurs résultats problématiques, avant d’aborder « la maltraitance linguistique extrême », le début de ce qui allait devenir la langue des signes.
L’auteur clôt la seconde partie sur l’histoire du français et des langues en France par la loi Deixonne (1951), contextualisée, qui concerne les langues de France à l’école, les initiatives prises par la suite, les Circulaires et rapports publiés après 1981 ainsi que les postes d’enseignants ouverts pour l’enseignement de ces langues. Une section importante est encore consacrée à la révision constitutionnelle de 1992 (l’article 2 : « La langue de la République est le français ») et à la loi Toubon de 1994. Enfin, ce sont la Charte européenne de 1992 et les rapports commandés par le président de la République et ses conséquences qui sont évoqués ainsi que la loi dite Molac (2021)2.
Dans la partie III « Rencontres extra-hexagonales », M. Launey consacre une place assez importante à ce qu’il appelle « les langues de l’empire colonial » dont font aussi partie les langues ultramarines, qui ont du mal à s’affirmer, mais qui font l’objet néanmoins d’un chapitre distinct.
Globalement, il rappelle que « l’absence d’une tradition écrite met toujours une langue dans une position de faiblesse (qui n’est pas compensée par une telle tradition dans une langue étrangère, comme l’arabe coranique dans les pays musulmans non arabophones). Par ailleurs, « dans tous les cas, les langues des colonisés se trouvent en position de minoration par rapport à celle du colonisateur. On sait que l’une des caractéristiques de la minoration linguistique est que les bilingues se trouvent massivement du côté des minorisés, et sont rares parmi les locuteurs de la langue dominante, qui ont les moyens de l’imposer dans les échanges » (p. 392-393). Cette logique n’est pas valide pour des missionnaires, par exemple. L’auteur fournit aussi des éléments d’ordre historique pour que le lecteur puisse se faire une idée de la manière dont a été pensé le contact entre les langues et l’éventuel apprentissage. Il y a donc aussi un lien avec des questions d’éducation.
Dans le chapitre consacré à l’« Éloge des langues ultramarines » qui ne fait pas partie du chapitre sur « les langues de l’empire colonial », le lecteur comprend bien la raison de cette distinction. L’auteur rappelle qu’« il a fallu attendre les circulaires Savary pour leur assurer une (petite) présence scolaire » et que ces langues « sont à peine mentionnées dans les débats parlementaires [et même par les élus concernés] » (p. 423). L’auteur insiste sur l’enjeu scolaire : les enfants entrant à l’école ne savent souvent pas le français et il est donc nécessaire de différencier « les approches pédagogiques selon qu’il s’agit d’une langue maternelle, co-maternelle ou seconde, permettant par là une approche diversifiée dans l’intérêt même des élèves » (p. 435). Cela signifie aussi que les enseignants soient formés à cette diversité qu’ils ne connaissent généralement pas. Les créoles font aussi partie de la palette des langues présentes (il est vrai qu’il existe un CAPES de créole). Le cas guyanais semble encore plus complexe que les autres dans la mesure où l’altérité linguistique se double d’un écart culturel majeur, qui n’a pas son pareil en France métropolitaine, ni même dans d’autres DOM » (p. 440). Le fait que les enseignants n’aient pas ou peu de références communes avec leurs élèves ne facilite en rien leur travail ni celui des élèves.
Par ailleurs, l’auteur évoque aussi l’enseignement des langues dans le système éducatif ainsi que les différentes formes d’enseignement du français comme « langue étrangère », de même qu’il évoque la Francophonie (comme institution) et la francophonie comme pratique. Il fournit les éléments essentiels de l’histoire institutionnelle mais s’intéresse bien plus aux écrivains francophones non français.
Dans la quatrième partie de son livre que Launay intitule « Le français pour lui-même : une grammaire mal aimée », il constate que dans le public, c’est le lexique qui « occupe toujours une place prépondérante, au détriment de la grammaire : une langue, ce serait un ensemble de mots » (p. 569). Et, de fait, la grammaire « se présente, un peu comme les mathématiques, sous une forme austère qui ne séduit pas beaucoup d’écoliers ni même d’adultes » (p. 577). Or « le sens se construit, non dans les mots individuels, mais à travers leurs combinaisons en énoncés » (p. 578). C’est donc la grammaire qui joue un rôle dominant. Pour décrire ou analyser, il faut avoir des outils métalinguistiques qui peuvent varier selon les langues ou selon l’analyse des relations qui sont faites. Dans un long sous-chapitre intitulé « La grammaire française comme investissement éducatif et idéologique », c’est l’espace éducatif qui est au centre de son propos, et dont l’histoire complexe est retracée rapidement, ce qui amène parfois des confusions. L’appareil terminologique se trouve à peu près être en place presque depuis le début du xxe siècle et ne va plus beaucoup bouger jusque vers les années 1970. Le contact entre la recherche universitaire et les enseignements scolaires semblent plus que problématique dans ces années, d’après ce que décrit l’auteur, à l’exception d’une grammaire consistante publiée par des universitaires en 1994, la Grammaire méthodique du français : « il y a eu en France, au tournant des années 2000, une tendance à mettre au rebut la réflexion métalinguistique menée depuis l’Antiquité jusqu’à l’école républicaine » (p. 623). L’auteur esquisse également l’essai de la dernière tentative de réforme (« modifications ») de l’orthographe française et les débats idéologiques qu’elle a déclenchés. En revenant sur la grammaire telle que l’école l’enseigne, l’auteur relève d’une part ce qu’elle n’enseigne pas (et qu’elle devrait enseigner) mais aussi la variabilité soit des éléments métalinguistiques soit des référents auxquels ils peuvent renvoyer selon les moments ou les écoles, d’autre part.
Les deux derniers chapitres « Tendances », qui constituent la cinquième et dernière partie du livre, s’inscrivent plutôt dans la contemporanéité immédiate, tout en prenant appui sur les propos qui ont été tenus tout au long de l’ouvrage. Sont notamment évoquées les nouvelles cibles de la glottophobie (et le champ s’élargit de plus en plus, par capillarité non linguistique, à des langues), des stéréotypes divers, des questions terminologiques, les diplômes et autres certifications (aussi en orthographe), « la querelle du genre et au-delà », la question de la traduction/des traductions et de ses enjeux, ce que l’auteur appelle « la jonction manquée des langues à l’école » (p. 750) et qu’il regrette, quelle que soit la langue habituelle de l’enfant.
Presque arrivé à la fin de son propos, Michel Launay énonce des priorités qui devraient être pertinentes pour des politiques linguistiques à ses yeux.
« Deux soucis devraient […] nourrir les décisions de nos gouvernants, si tant est qu’il y ait lieu à décider. D’une part, contribuer à la préservation et à la valorisation de la diversité linguistique du monde, création de l’esprit humain et patrimoine immatériel de l’humanité, conformément aux principes de l’UNESCO. D’autre part, assurer à tous un bien-être dans le langage et la pluralité des langues. Ce dernier objectif se décline en trois principes : éviter toute attaque verbale, légale ou réglementaire contre la langue maternelle de quiconque, citoyen ou immigré ; aider à l’intégration linguistique des résidents allophones, citoyens ou étrangers, par des enseignements efficaces de la langue nationale, dans une perspective de bilinguisme harmonieux ; aider à l’ouverture sur le monde en promouvant l’enseignement des langues secondes » (p. 774).
Comme cela a été indiqué dès l’ouverture de ce compte rendu, la lecture de ce livre est vivement recommandée aux étudiants de sciences du langage (licence et master), mais aussi à ceux qui étudient les langues et les humanités en général. Et comme l’indique l’auteur, à tout non linguiste intéressé par les langues. Car Michel Launey fait quelque chose de rare : il tient ses promesses !