Cette nouvelle livraison des Cahiers du plurilinguisme européen rassemble des contributions rédigées en réponse à un appel lancé par la revue sur une thématique qui lui paraissait porteuse, les langues au travail et le travail des langues, à une époque où le rapport au travail semble connaître de profondes transformations ayant de potentiels effets sur les pratiques linguistiques, et où de nouveaux outils, en particulier ceux liés à l’intelligence artificielle (IA) générative, viennent bouleverser à la fois le travail tout court et le travail sur les langues en particulier.
Malgré la douzaine de propositions reçues, portant toutes sur des sujets intéressants en lien avec la thématique retenue, c’est finalement un numéro resserré autour de quatre articles que nous publions. À l’enthousiasme initial a en effet succédé la déconvenue des défections successives, nous mettant face à la dure réalité du travail des chercheur·se·s aujourd’hui : plusieurs collègues ont ainsi dû renoncer à soumettre la contribution promise en raison d’une charge de travail trop importante, d’autres n’ont pas pu retravailler suffisamment leur contribution pour répondre aux demandes formulées dans le cadre de la double expertise anonyme, et ce malgré la disponibilité et le suivi attentif des expert·e·s sollicité·e·s. Nous regrettons notamment que les travaux de trois doctorant·e·s, pourtant tout à fait prometteurs, n’aient pu aboutir à des articles suffisamment solides pour être publiables.
Cette difficulté à publier des travaux suffisamment aboutis pose la question du temps que les membres de la communauté scientifique peuvent encore consacrer à leur cœur de métier, qu’il s’agisse de leur propre recherche, de l’encadrement des jeunes chercheur·se·s ou de l’évaluation des recherches de leurs pairs, à une époque où les injonctions à la publication ainsi qu’à la mise en avant constante des activités et résultats de la recherche sur les réseaux sociaux numériques ne font que se renforcer.
Il n’était cependant pas question de renoncer aux exigences du processus éditorial de notre revue ni de sacrifier la qualité à la quantité, et nous sommes heureux de partager avec nos lecteurs·rices des travaux qui viennent interroger les effets de l’évolution du monde du travail sur les pratiques langagières, et réciproquement.
Le numéro s’ouvre ainsi sur deux contributions portant sur les pratiques linguistiques et langagières au sein de l’univers professionnel particulier des start-ups. Tandis qu’Adam Wilson, à partir de plusieurs enquêtes de terrain menées au Luxembourg, montre que dans les entreprises relevant de l’économie du savoir, le plurilinguisme est fortement valorisé mais aussi que tous les plurilinguismes ne s’y valent pas, comme l’avait déjà montré Duchêne (2011) pour d’autres terrains, Vanessa Piccoli interroge l’importance dans ce milieu de la pratique du pitch, « genre discursif oral originaire de la Silicon Valley », et montre à partir de ses observations comment ce genre discursif est construit non seulement comme une compétence, indépendamment de la langue dans laquelle il est effectué, mais aussi comme une forme de capital social auquel l’accès est relativement restreint.
Consacré aux discriminations qui s’exercent à partir des « accents » de différents acteurs en contexte de recrutement, l’article de Grégory Miras et Laurence Vignes, rédigé dans le cadre d’une recherche institutionnelle plus large à « visée formatrice et humaniste », pointe un phénomène qui mérite d’être étudié plus en profondeur. Les extraits d’entretiens de recherche qu’ils commentent ouvrent ainsi à des questionnements utiles et invitent à la discussion sur un terrain que les auteurs qualifient eux-mêmes de « sensible et glissant », la question de l’accentisme au travail.
L’appel à contributions invitait également à discuter l’évolution de la nature et des outils de travail sur les langues : Luca Baraldi et Ma. del Carmen Rico Menge s’en chargent en proposant une synthèse critique de l’IA particulièrement éclairante tout en montrant des aspects « utiles » ou possiblement positifs de son usage sur les plans épistémologique, linguistique et politique. Les auteurs y montrent les différents angles problématiques de l’irruption de l’IA dans le champ scientifique, et la notion d’« épistémicide », ainsi que la réflexion sur une possible décolonisation de l’IA, ne sont pas sans rappeler la glottophagie à propos de laquelle alertait Louis-Jean Calvet dès 1974.
Ce sont finalement de nombreuses pistes de réflexion autour de questions chères à la revue qui sont ouvertes dans ce numéro condensé et qui trouveront sans nul doute des prolongements dans les numéros à venir.
