Cahiers du plurilinguisme européen, numéro 18 (2026) – Contacts de langues en situations (post-)impériales et (post-)coloniales

Numéro coordonné par Benjamin Quénu et Tamerlan Quliyev

Argumentaire

Espaces par nature plurilingues et hétérogènes, les empires sont généralement structurés par l’usage d’une langue commune dont la fonction est d’assurer la permanence et l’ubiquité de l’État. Ils forment ainsi des espaces de contacts et transferts linguistiques au sein desquels se pose nécessairement la question des effets du contact et des rapports de domination, des contraintes et des résistances parmi les locutrices et locuteurs, et des langues en présence. Avec la constitution des empires coloniaux européens à compter du xvie siècle, l’hétérogénéité des territoires et statuts au sein d’un même empire s’accroît encore, posant ces questions avec d’autant plus d’acuité. Le présent appel à contributions a vocation à encourager les chercheuses et chercheurs à explorer la diversité des transpositions des multiples rapports de domination impériaux dans les pratiques et représentations linguistiques ainsi que les continuités et ruptures dans l’espace et dans le temps.

Nous proposons comme point de départ à la réflexion la notion de situation coloniale forgée par Georges Balandier (1951), élargie aux situations impériales et aux héritages des rapports de domination après les indépendances des pays issus des anciens empires coloniaux dans le but de favoriser les mises en perspective, analyses comparatives et mises en évidence de continuités et ruptures. De la même manière que Georges Balandier définissait une situation coloniale comme une construction culturelle et politique résultant des interactions entre colonisateurs et colonisés, nous rapprochons ici les situations impériales des situations coloniales, dans la mesure où elles engendrent des mises en relation de groupes sociaux dans lesquelles une minorité de personnes – notamment définie par la race dans le cas colonial – contrôle les interactions sociales pour maintenir son pouvoir sur une majorité hétérogène tant par la force que par les représentations. Le choix d’étudier ensemble espaces impériaux et coloniaux entend favoriser l’étude des circulations et héritages, certains empires associant des espaces annexés et d’autres colonisés, d’autres ayant maintenu une structure impériale après une décolonisation. Pour une approche comparative et une étude plus fine des situations concernées sur le temps long, la réflexion pourra être prolongée dans les espaces post-impériaux et/ou postcoloniaux.

Dans la perspective retenue, les langues et leur maîtrise constituent à la fois l’un des facteurs de l’hétérogénéité du groupe à dominer et un critère de classement. Cette dissymétrie, observée aussi bien dans les colonies que dans la plupart des empires continentaux, par exemple l’empire austro-hongrois, dans lequel les germanophones ne représentent par exemple que 23 % de la population au recensement de 1910, est elle-même issue des catégories du pouvoir impérial ou colonial et fait partie des outils de la coercition. Elle ne doit en rien occulter l’existence de groupes sociaux et de hiérarchies au sein du groupe dominant comme des groupes dominés, suivant des catégories comme la classe ou la langue. Elle ne doit pas non plus masquer les jeux d’échelle : toujours dans le cas austro-hongrois, la population magyare, dominée à l’échelle de l’empire, est en position de pouvoir en Transleithanie, avec comme conséquences linguistiques l’imposition du magyar aux Slaves du Sud, politique qui n’a pas d’équivalent avec l’allemand en Cisleithanie (Schjerve-Rindler, 2003) et qui connaît de très importantes variations à l’échelle locale (Bethke, Prokopovych et Scheer, 2019).

Dans ce numéro, nous invitons les contributrices et contributeurs à croiser l’étude des contacts de langues et celle des situations (post-)impériales et (post-)coloniales afin de mettre au jour les aspects linguistiques des relations de domination qui informent les sociétés impériales et coloniales, ainsi que leurs transformations dans le temps comme dans l’espace. En d’autres termes, il s’agira de saisir les rapports de pouvoir et les rapports sociaux au sein des structures impériales et coloniales par l’intermédiaire de l’étude des pratiques et projets linguistiques, autant que d’étudier les conséquences de cette mise en relation pour les langues, et surtout pour leurs locutrices et locuteurs, aux niveaux individuel et collectif. Les échelles et temporalités de l’étude, ainsi que les disciplines convoquées, restent à la discrétion des contributrices et contributeurs. Outre la sociolinguistique et les sciences historiques, un large éventail d’approches est le bienvenu pour ce numéro qui entend mettre les disciplines en dialogue.

Sans prétendre épuiser le thème, nous proposons des pistes et questionnements à investir autour des axes suivants :

 

La formation d’une langue impériale et/ou coloniale

 

Les contributeurs et contributrices sont ici invité·e·s à interroger l’émergence d’une langue impériale et/ou coloniale au sens d’une langue de l’État central, du pouvoir et de l’administration impériale, et la manière dont celle-ci contribue à la transformer. Il s’agit à la fois d’analyser les effets de la domination sur les pratiques linguistiques des différents groupes sociaux, y compris des dominants, et de montrer les effets de cette domination sur la langue ainsi devenue impériale et/ou coloniale elle-même. On sera ici sensible aux usages spécifiques de la langue du pouvoir, au lexique de la domination (à l’exemple de la terminologie raciale très fine de l’empire espagnol), comme aux emprunts aux langues dites minoritaires dans l’espace impérial et/ou colonial. L’historiographie des transferts et l’histoire connectée ont ainsi souligné la réciprocité des échanges culturels en dépit des inégalités de statut, abandonnant la distinction entre centre et périphérie comme catégorie opératoire (Espagne et Werner, 1986) ou mettant en évidence le caractère mêlé de la culture jusque dans le(s) cœur(s) de l’empire (Gruzinski, 2001). Il sera enfin possible de s’interroger sur la distinction entre langue impériale et langue coloniale à l’aune des différences des modalités de la domination linguistique au sein d’un même empire.

Parmi les entrées possibles, on pourra également montrer comment l’acquisition du statut de langue impériale et/ou coloniale contribue à la fixation de la langue et d’usages linguistiques spécifiques, notamment écrits, en lien avec les idéologies linguistiques qui le sous-tendent. Certains contacts sont en effet encouragés, dans des processus d’homogénéisation des parlers de l’empire ou dans des politiques actives de traduction destinées à la fois à cimenter l’empire et à assurer son rayonnement, comme dans le cas soviétique. Les contacts avec des langues de la même famille peuvent également servir de support à une vision du monde impérialiste et irrédentiste, niant les différences entre la langue impériale et les langues en contact avec elle, ou introduisant, avec le soutien des milieux académiques, des hiérarchies entre les langues d’une même famille. Inversement, les cas de rejets des contacts pourraient montrer comment l’empire se définit en excluant des éléments linguistiques qui, perçus comme étrangers, sont ressentis comme autant de menaces à son intégrité.

 

Les langues minoritaires en situation impériale – circulations, conflits et revendications

 

Cet axe invite à interroger la situation des autres langues que celle devenue « impériale » ou « coloniale », qu’elles soient vernaculaires ou réticulaires, ainsi que la relation qu’entretiennent les locutrices et locuteurs des différentes langues qu’elles et ils sont amené·e·s à employer en contexte impérial ou colonial. Une entrée possible vient des contraintes, qu’elles soient directes et institutionnalisées, par le biais des obligations et interdictions, ou indirectes, par le biais du marché des langues (Bourdieu, 1982) et du capital symbolique que la maîtrise d’une langue représente, conduisant à des situations de minoration au sein desquelles sont observables différents effets des contacts des langues. On pense ici inévitablement à la notion de glottophagie, forgée par Calvet dès 1974, renvoyant au processus par lequel les élites colonisées adoptent la langue du colonisateur jusqu’à devenir monolingues afin de se rapprocher de l’exercice du pouvoir, avec en horizon la perspective de la disparition des langues minorisées, par érosion des compétences et raréfactions des usages.

Il est également possible de comparer les stratégies de négociation entre les différents groupes sociaux dominants et dominés, et les valeurs dont ces derniers investissent en retour les langues minoritaires, entre intériorisation des rapports de domination, attachement émotionnel et revendications. On pourra ainsi être attentif à ces moments où l’usage d’une langue en particulier, ou l’usage de certains mots, devient un marqueur politique, ou encore aux stratégies et conséquences des traductions vers ou entre ces langues (Casanova, 2002). Plus généralement, l’on pourra analyser comment, à travers quels groupes et quels réseaux, les pratiques, politiques et expérimentations linguistiques tout comme les stratégies de résistance circulent au sein des empires et d’un empire à l’autre.

 

Recompositions des circulations linguistiques et devenir des langues après l’éclatement des empires

 

Les contributrices et contributeurs sont également invité·e·s à interroger la manière dont les contacts de langues se prolongent après la désagrégation des empires. Il s’agira ainsi de mettre au jour le devenir des héritages linguistiques, qu’ils soient rejetés, oubliés ou maintenus, que l’on songe aux catégories normatives forgées par l’ingénierie linguistique impériale et coloniale, aux idéologies linguistiques ou aux traces de la langue impériale dans les langues nationales.

Un second questionnement peut porter sur la relation avec l’ancienne langue impériale. Cette dernière peut en effet se maintenir en tant que langue véhiculaire, voire garder son statut supérieur, ce que montre le maintien de situations de diglossie ou leur complexification, comme dans le cas des diglossies enchâssées ou « complexus diglossique » du Mali (Canut, 1995). On pourra au contraire montrer comment les traces d’une langue impériale sombrent dans l’oubli et mettre en exergue les effets de la concurrence avec d’autres nouvelles langues dominantes.

Le délitement des empires, du moins à l’époque contemporaine, pose également la question des processus de nationalisation dans l’espace post-impérial. Certains groupes sociaux ont ainsi nourri la construction nationale d’une idéologie linguistique bien plus agressive que celle des empires. Le cas de la Turquie permet ainsi de voir comment dans le cadre national, une politique linguistique a été menée pour « purifier » l’ancienne langue impériale sous couvert de modernité, puis pour contraindre les locutrices et locuteurs des langues minoritaires de l’adopter avec une pression bien supérieure à celle exercée par l’empire (Lewis, 1999). Enfin, d’anciennes puissances impériales ou coloniales ont montré, et montrent encore, combien la langue peut constituer un levier de la puissance, justifier des interventions militaires et poser des défis de souveraineté aux États devenus indépendants, voire placer les locutrices et locuteurs devant des choix douloureux dans leur pratique quotidienne. Le cas de la langue russe en Ukraine en constitue un observatoire on ne peut plus contemporain.

Calendrier

  • Date limite de réception des propositions de contribution (résumés) : 31 janvier 2026
  • Retours du comité de rédaction : 28 février 2026
  • Date limite de réception des contributions pour double évaluation anonyme : 01 juin 2026
  • Retours d’expertise : 01 septembre 2026
  • Date de parution : 15 décembre 2026

Les propositions de contributions, comprenant les coordonnées institutionnelles de/des auteur·e·s ainsi qu’un résumé de 400 mots max., 5 mots-clés max. et une bibliographie, pourront être envoyées à : revue-cpe-redaction@unistra.fr.

Les indications relatives au processus d’évaluation ainsi que les consignes éditoriales pour les contributions définitives sont disponibles sur le site de la revue, dans les rubriques Consignes aux auteurs, Politiques de publication et Charte éthique et de bonnes pratiques.

Bibliographie

BALANDIER Georges, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, 1951, p. 44-79.

BOURDIEU Pierre, 1982, Ce que parler veut dire : L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard.

BETHKE Carl, PROKOPOVYCH Markian et SCHEER Tamara (dir.), 2019, Language Diversity in the Late Habsburg Empire, Berlin, Walter de Gruyter.

CALVET Louis-Jean, Linguistique et colonialisme. Petit traité de glottophagie, Paris, Payot, 1974.

CANUT Cécile, 1995, « Dynamique linguistique au Mali ou la diglossie revisitée », Lengas, revue de sociolinguistique, no 36, 97-114.

CASANOVA Danielle, 2002, « Consécration et accumulation de capital littéraire. La traduction comme échange inégal », Actes de la recherche en sciences sociales, 144(4), 7-20.

ESPAGNE Michel et WERNER Michaël, 1986, « La construction d’une référence culturelle allemande en France : genèse et histoire (1750–1914) », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 41 (4), 969–992.

GRUZINSKI Serge, 2001, « Les mondes mêlés de la monarchie catholique et autres “connected histories” », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 56e année (1), 85-117.

LEWIS Geoffroy, 1999, The Turkish Language Reform: A catastrophic Success, Oxford, Oxford University Press.

SCHJERVE-RINDLER Rosa (dir.), 2003, Diglossia and Power: Language Policies and Practice in the 19th Century Habsburg Empire, Berlin, Walter de Gruyter.

Document annexe

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