Avant-propos
Dans les années 2010, nous sommes passés, à l’université, de la pédagogie par objectifs à la pédagogie par compétences (APC). Dans un regard critique, mentionnons les limites de cette approche par compétences qui se situe en opposition à l’approche par objectifs où la notion des savoirs prédomine (cf. Bautier, Bonnéry. & Clément, 2017 ; Tralongo, 2023).
- Le passage à l’approche par compétences (APC) se traduit par un alourdissement curriculaire.
- Cette définition des contenus de l’enseignement à des relents utilitaristes et behavioristes où chaque compétence générale est déclinée en connaissances, aptitudes et attitudes. Les compétences sollicitées sont réduites à des techniques automatisables ou des procédures sur des objectifs précis et ponctuels et donc faciles à évaluer.
- L’APC se manifeste par une augmentation des inégalités entre étudiants, entre ceux qui sont capables, grâce à leur bagage familial et capital culturel, de comprendre les métaconsignes, qui ont une forme de réflexivité d’eux-mêmes, et au-delà, sont à même de décoder les attendus, les implicites de programmes de cours structurés par cette approche par compétences, et ceux qui n’ont pas ce bagage socio-culturel.
- Il y a une différence entre un étudiant qui comprend grâce à des savoirs ou qui « fait » et dont la formation est centrée sur les résultats lisibles dans ces « faires » en ignorant parfois les processus et les moyens pour y parvenir.
- Les étudiants courent le risque de ne pas être entrainés à remobiliser ces énoncés de savoirs dans des situations moins standardisées.
- La notion de compétence individualise l’apprentissage et essentialise l’interprétation des performances ; elle encourage les enseignants à considérer les étudiants comme « déficients » et donc responsables de leurs difficultés lorsqu’ils ne manifestent pas « spontanément » les compétences attendues. Cette individualisation de l’interprétation de la réussite et surtout de l’échec éventuel déresponsabilise l’institution, culpabilisant l’apprenant en le rendant autoresponsable de son propre parcours scolaire puis professionnel.
C’est seulement dans le cadre d’un cours mobilisant la pédagogie institutionnelle que nous pouvons honnêtement utiliser l’approche par compétences (APC).
1. Clarification de quelques notions1
Il y a différents types d’évaluation en pédagogie institutionnelle et techniques Freinet. Pour ne nommer que les trois principaux :
- le bilan,
- le plan de travail,
- les ceintures de compétences ou les ceintures de niveau.
Le bilan fait partie des retours institutionnalisés destinés au groupe et qui concernent le travail effectué. Il s’agit d’un moment de parole qui clôture une activité, une tâche, une période ou l’exercice d’un rôle. C’est un lieu qui permet aux individus et au groupe de s’exprimer sur la qualité d’un travail réalisé, sur son exécution, sur les processus engagés, sur les objectifs atteints ou non. Il aide le groupe à se défaire. Il s’agit d’un temps de parole régulier situé à la fin d’un séminaire, d’un cours, d’une journée d’étude… Cette institution dispose de rituels selon la durée de ce moment et de la place qu’il prend dans un processus de travail (coopératif). En effet, on distingue, grosso modo, entre un bilan bref qui suit un travail circonscrit (un cours, un atelier…) et un bilan long à la fin d’une période comme un cours qui a duré un semestre ou toute une année universitaire.
Le plan de travail est un outil de gestion de tâches et de travaux universitaires à réaliser sur une période donnée, en général un semestre, pour un cours donné. Il permet à chaque étudiant d’organiser la manière dont il projette d’atteindre les objectifs du cours fixés par le programme d’étude. Cet outil constitue une évaluation formative, car elle permet à l’enseignant de détecter, pendant le semestre, les difficultés et les lacunes de l’étudiant et ainsi de lui venir en aide. Il s’agit d’une évaluation continue qui permet à l’étudiant de mieux gérer son rythme de travail, sa progression et de mieux cibler ses objectifs par les choix que lui propose le plan de travail.
Nous présenterons les ceintures de compétences ou les ceintures de niveau dans la partie suivante.
2. Définition
Dans la pédagogie institutionnelle, les ceintures sont une « institution ». Comme dans les arts martiaux, elles désignent un niveau de maitrise déterminé et une expérience. Beaucoup d’institutions de la pédagogie institutionnelle étaient d’abord des techniques Freinet (correspondance, équipes de travail, réunions de coopérative, etc.). Ce n’est pas le cas des ceintures dont l’introduction dans la pédagogie scolaire est une innovation initiée par Fernand Oury. Les ceintures sont une institution originale qui n’existe, sous ce nom, ni dans la pédagogie Freinet, ni dans les autres courants pédagogiques. C’est la pratique du judo qui a donné à Fernand Oury (lui-même ceinture noire) l’idée de transposer les grades de cet art martial vers sa classe de perfectionnement : il en présente l’origine dans un article publié en 1963.
Dans les arts martiaux, les ceintures servent à la fois à maintenir un vêtement — le kimono — et parce qu’elles ont des couleurs différentes, elles indiquent les grades des pratiquants. Dans leur version occidentale en particulier, la couleur est alors un adjectif : on peut être ceinture d’une couleur donnée, en fonction de son expérience, de son niveau, de sa maitrise technique. Par exemple, on peut être ceinture jaune, après avoir été ceinture blanche.
Les ceintures sont un mode d’évaluation des compétences. Dans le premier et le second degré, « elles correspondent à des niveaux scolaires ou des comportements » (Laffitte & AVPI, 2006, p. 95), respectivement « ceintures de comportement » et « ceintures de compétence ». À l’université, les ceintures peuvent être mobilisées pour valider l’acquisition de connaissances ou de compétences des étudiant·e·s dans une progression déterminée dans le cadre d’un enseignement ou d’un cursus. Il y a peu de témoignages sur la mise en place de ceintures de comportement dans l’enseignement supérieur. Elles peuvent, par exemple, permettre de valider une progression dans l’apprentissage de la coopération.
Les ceintures s’articulent avec d’autres institutions : le passage vers la ceinture plus foncée — de jaune à orange par exemple — est proposé et décidé au Conseil. Les ceintures permettent de composer des équipes de travail homogènes ou hétérogènes selon la nécessité et les objectifs de l’enseignement. Les couleurs de ceintures sont connues de tou·te·s. Le passage de ceintures permet d’accéder à de nouveaux droits, mais aussi implique des obligations nouvelles, par exemple, les étudiant·e·s ayant des ceintures de couleur foncée (vert, marron) doivent aider les autres dans leur progression.
Depuis ces premières expériences dans les années 1960, les ceintures ont été mises en place par des enseignants dans le premier et le second degré (Imbert & GRPI, 2005, p. 98-105 ; Natanson & Berhou, 2014) du système éducatif. À l’université, confrontés à l’hétérogénéité dans les groupes, les ceintures peuvent constituer un moyen d’en faire un atout au service de la coopération entre les étudiant·e·s.
La présentation qui suit montre une mise en place des ceintures de niveau dans un cours en licence L1, dans un cours de didactique en Français langue étrangère (FLE) à l’École supérieure de pédagogie de Karlsruhe.
3. Récit d’expérience
Le dispositif des séminaires de didactique
La Licence de français prévoit trois séminaires de didactique. Dans notre dispositif, nous les avons réparti comme ceci :
- séminaire 1 : théorie didactique, 3 points ECTS équivalent de 90 heures de travail (présence au séminaire et travail de préparation à la maison),
- séminaire 2 : pour la préparation des cours et leur réflexion, 2 points ECTS de 60 heures de travail,
- séminaire 3 : l’Atelier de français avec les enfants (= pratique d’enseignement), 2 points ECTS de 60 heures de travail.
Les étudiantes doivent donc arriver à 210 heures de travail pour valider l’ensemble des trois séminaires.
Le département de français de l’École supérieure de pédagogie de Karlsruhe a essayé de relever un double défi : amener les étudiants de première année de licence, novices en pratiques d’enseignement, à travailler en pédagogie Freinet et en pédagogie institutionnelle avec les élèves et faire vivre aux étudiants eux-mêmes, au sein de leur formation d’enseignant, des techniques et les institutions de ces dites pédagogies.
De cette façon, ces pédagogies ne restent pas un objet d’études mais deviennent un domaine dont ils sont sujets et acteurs à la fois : ils les appréhendent et pratiquent dans nos séminaires des éléments tout en approfondissant leurs compétences en français. Ils utilisent les techniques comme le plan de travail, le journal de recherche, les « métiers d’étudiant », etc. L’ensemble des trois cours sont institutionnalisés avec un Quoi de neuf, un Conseil, un bilan de chaque cours appelé « Critiques et félicitations », des présidences et secrétariats des cours, un journal de recherche personnelle, etc.
Rappelons que les étudiant·e·s doivent effectuer, au cours de leurs études, différents stages pratiques à l’école primaire. Cependant, ils ne peuvent pas mettre en place les techniques de la pédagogie Freinet et des institutions, car ils interviennent pas dans des classes dont ils n’ont pas la responsabilité. C’est la raison pour laquelle nous — enseignants formateurs — avons mis en place notre propre classe d’application, l’Atelier de français. Il réunit une fois par semaine, trois heures durant, un groupe de douze à quinze enfants de six à douze ans, débutants en français. Dans cet Atelier, les étudiants assurent le cours à tour de rôle et en binôme dans le but de s’entraider. Les deux formateurs et les étudiant·e·s, qui ne sont pas en situation d’enseignement, ont le rôle d’observateurs, au fond de la salle de classe. L’Atelier est accompagné de deux séminaires didactiques où nous échangeons tous (enseignants, étudiants observateurs et étudiants enseignants) sur les vécus professionnels et les observations faites pendant les séances de cours.
Pour assurer un cours dans l’Atelier de français, il y a trois niveaux de coopération entre étudiant·e·s : ils coopèrent pour réaliser le déroulement didactique et pédagogique d’une après-midi de l’Atelier de français. Ils coopèrent aussi pour la mises en place des techniques Freinet et des institutions avec les élèves. Ils coopèrent, enfin, quant à la réflexion sur leurs pratiques professionnelles. Même si nous ne l’évoquons que brièvement, il s’ajoute un quatrième niveau de coopération, celle entre les formateurs : ils sont toujours à deux pour assurer le bon fonctionnement de l’ensemble du dispositif didactique proposé aux étudiant·e·s.
Une Fiche d’évaluation, proposant quatre niveaux de compétences pédagogiques, est mise à leur disposition. Ils peuvent ainsi évaluer eux-mêmes leur niveau quant à la planification et à l’organisation pratique d’une séquence d’apprentissage de langue, à la gestion du groupe classe, à l’écoute des élèves, à leur responsabilisation de ceux-ci à travers des fonctions, les « métiers ». Le plan de travail pour les étudiant·e·s demande de faire plusieurs cours, leur permettant ainsi de progresser dans le sens d’une évaluation formative.
L’autoévaluation de l’étudiant·e se situe sur plusieurs plans (voir tableau 1 en annexe) :
- la didactique,
- l’acquisition de la langue,
- la pédagogie : la pédagogie institutionnelle, technique Freinet…
Chaque compétence dispose de quatre descripteurs qui indiquent la progression possible d’un niveau 1 vers le niveau 4. Comme nous n’avons que quatre niveaux de compétence, nous n’avons pas repris la signalisation par couleur.
Planification du cours
Les étudiant·e·s arrivent en première année à l’université avec leurs expériences de cours plus ou moins magistraux qu’ils ont suivis et un enseignement basé essentiellement sur le mental et le cognitif. N’étant pas conscients d’avoir suivi un tel type d’enseignement, elles et ils le reproduisent machinalement dans leur proposition de cours.
Par ailleurs, les étudiant·e·s ont une notion mécanique et non pas dynamique et évolutif de la planification et du déroulement d’un cours. Ils ont encore des difficultés à bien cerner les objectifs d’apprentissage qui veulent et peuvent atteindre auprès des élèves. Le premier but est donc de savoir faire un plan de séquencement d’un cours de langue, d’organiser une progression langagière des apprenants et de contextualiser — par une même narration — à la fois l’introduction des nouveaux faits de langue (mots, structures syntaxiques…) ainsi que les exercices et l’évaluation en fin d’un cours (voir tableau 1, no1 à 3 de la compétence « planification du cours »).
Stratégies d’enseignement
La compétence « stratégies d’enseignement » (voir tableau 1, no4 à 7 de la compétence « planification du cours ») concernent la maitrise de l’organisation des phases d’enseignement :
- la technique de la « classe inversée »,
- la réactualisation du nouveau vocabulaire à l’aide de la visualisation picturo-graphique (VPS), technique développée par l’équipe d’enseignants de l’École supérieure de pédagogie de Karlsruhe,
- l’élargissement du travail sur le nouveau vocabulaire par la contextualisation en phrases,
- la fixation et l’approfondissement par l’extension lexicale (du vocabulaire appris antérieurement) et syntaxique,
- l’évaluation en fin de cours / de séquence.
La différenciation pédagogique (voir tableau 1, point 5) selon le niveau langagier de l’apprenant est l’élément clé des stratégies d’enseignement. Elle se base sur la technique VPS et s’inspire des pratiques de classes en pédagogie Freinet.
Les étudiant·e·s ont une tendance à l’hypercorrection. La place de l’erreur (voir tableau 1, point 6) et sa correction ou non sont déterminants pour un apprentissage serein de la langue, évitant la culpabilisation face à l’erreur en incitant l’apprenant à s’exprimer à sa manière et comme il peut.
Il est avéré que, plus particulièrement en classe de langue, la communication, les prises de paroles et la longueur des interventions sont dominées par l’enseignant·e. Il faut donc mettre en place des techniques et des institutions qui donne une place à l’élève pour s’exprimer. Cela se réalise à travers des outils de communication, comme la correspondance, le journal de classe, le texte libre, la sortie-enquête, et opère dans les « institutions » comme le « Quoi de neuf ? », « Critiques et félicitations », le Conseil du groupe-classe, les ateliers, etc. Ces lieux et ces moments de vie sont un puissant levier pour faire parler les enfants à propos de quelque chose qui les touche et les concerne. Ce n’est que lorsque les activités en classe font sens pour les élèves, lorsqu’on leur donne la parole, lorsqu’ils se sentent pris au sérieux, qu’ils peuvent exprimer leurs besoins et leurs désirs et créer des liens. Les interactions peuvent contribuer activement à l’acquisition de la langue. La langue vivante devient alors la langue de la classe. À la différence de la langue de scolarisation, c’est même parce que la langue « étrangère » est une langue non évidente au départ, qu’elle peut devenir la langue vive de la classe, celle que les élèves vont identifier à la vie de cette classe. Il suffit, pour cela, qu’une telle classe soit elle-même vivante (Laffitte, 2010, p. 38).
Gestion du groupe classe
Les étudiant·e·s ont tendance à considérer le groupe-classe comme la somme des individus. Des relations duales enseignant-élève en sont la conséquence. Il est donc important de donner à l’élève la juste place et lui faire assurer ainsi qu’assumer différents rôles et responsabilités (voir tableau 1, points 8 à 10). De nouveau, la prise de parole et l’attribution de la parole est une clé essentielle de médiation entre enseignants et élèves.
Structuration du cours
La structuration du cours fait appel à la gestion du temps imparti (points 11 et 12 du tableau 1). Pour les étudiant·e·s, celle-ci constitue un réel défi. Elle peut être cogérée avec des élèves en leur donnant par exemple, la fonction de « veilleur du temps ».
Matériel didactique et fiches
Un point fort de la formation des Écoles supérieures de pédagogie est l’apprentissage de la production de matériaux didactiques. Hélas, cette production ne suit pas toujours les normes professionnelles des éditeurs et n’est que rarement conçue sous forme autocorrective, etc. Les points 13 à 15 de la grille (voir tableau 1) rappellent les essentiels de la conception de matériaux pédagogiques.
Langue
L’emploi approprié de la langue cible (point 16 du tableau 1) demandent aux étudiant·e·s, qui vont faire classe, une démarche particulière pour s’adapter au niveau des élèves.
Comportement professionnel
Le point 17 du tableau 1 concerne la posture du futur enseignant et ses exigences.
4. L’intégration de la fiche d’évaluation dans le plan de travail
La « Fiche d’évaluation du cours de FLE » est intégrée au plan de travail (voir tableau 2) avec un coefficient de 3 (sur 10).
La transformation de la « Fiche d’évaluation du cours de FLE » en note — règlement universitaire oblige — est relativement complexe comme le montre le tableau 3. Selon le niveau (1 à 4), le descripteur a une valeur croissante : au niveau 1, le descripteur vaut 1 point, au niveau. 4, il vaut 6 points. Pour le premier cours que l’étudiant·e a dispensé, il suffit d’obtenir au maximum 80 points au total. C’est seulement au troisième cours dispensé qu’il faut avoir obtenu 110 points pour avoir la meilleure note. Cette approche permet à l’étudiant·e, novice dans le métier, de progresser. Pour valider un cours dans le plan de travail, il faut avoir au moins 50 points.