1. Appréhender l’espace en langue: cadre théorique et démarche
Après avoir tenté de brosser une synthèse rapide de recherches récentes sur la question de l’espace en langue, nous exposerons la méthode que nous mettrons en œuvre dans cet article pour tenter de réunir ou du moins de faire dialoguer des approches qui paraissent antagonistes, mais dont la complémentarité peut être mise au profit d’une meilleure étude de l’espace en langue.
1.1. L’espace en langue: questions d’épistémologie(s)
Appréhender l’espace n’est guère une évidence : l’espace est-il une structure primaire et fondamentale de notre perception, qui serait une condition même du déploiement de la pensée, comme il est d’usage de le considérer depuis Kant, ou n’est-il pas plutôt intrinsèquement lié à la manière dont l’humain l’habite et le construit ? Bien entendu, posé ainsi, le débat est caricatural, et il faut bien reconnaître que l’un n’exclut pas l’autre. Pour autant, ces deux conceptions semblent motiver deux approches qui, sans s’exclure, ne communiquent pas toujours, d’autant qu’elles reposent sur des épistémologies différentes. D’une part, en effet, des linguistes comme Vandeloise, tout en reconnaissant la dimension de la pratique, de la construction vécue de l’espace en langue, adoptent un point de vue ontologique et recherchent, sur la base des prépositions, principalement, à établir une cartographie d’un espace qui serait donné en soi. Si Vandeloise (2004) se défend de poursuivre une pratique objectiviste et rappelle son approche fonctionnelle, il étudie les prépositions spatiales sur la base de phrases décrivant essentiellement des situations physiques, des schémas dont on ne sait pas s’il s’agit de modèles de représentations des relations de l’humain à l’espace ou de description ontologiques. En ce sens, Fortis reproche précisément aux approches cognitives de la description linguistique de l’espace
une approche définitionnelle et sémasiologique du signifié, qui cherche à identifier le signifié hors de tout contexte, et à le pourvoir d’un contenu recouvrant à la fois les effets sémantiques possibles dans tout contexte, et les connaissances sur le monde qu’il enveloppe. (1996 : 194-195)
À l’inverse, des lexicologues examinent des termes et, sur la base d’analyses sémantiques ou discursives, elles montrent toutes l’implication du sujet dans la construction de la représentation de l’espace : ainsi de Picoche et Honeste, qui, pour analyser les termes bord et côté, prennent en considération « non seulement le mot de base mais aussi ses dérivés lorsque l’unité morpho-sémantique existe » (1993 : 163), et montrent à quel point le terme bord, par exemple, exprime bien plus qu’un découpage d’espace (on est ainsi au bord de la crise de nerfs et non de la réussite, bord impliquant une sensation de danger). Selon une approche discursive, Barbéris départage les adverbes ici et là et montre qu’il s’agit moins de définir l’espace proche ou lointain que de définir une « saisie coopérative de l’espace » (là) et « un découpage égotique du territoire » (ici) : l’espace est ici en fait l’effet de la construction discursive de l’espace. Si ces deux approches ressortissent, l’une à la lexicologie, l’autre à l’analyse du discours et adoptent donc des épistémologies différentes, elles partagent la caractéristique de ne pas poser l’espace comme un repère dont la construction demanderait à être mise en évidence, mais de chercher dans les expressions linguistiques, posées comme premières, l’expression de l’espace.
Dans leurs études, principalement consacrées aux termes lieu, endroit et place, mais également aux prépositions dans et sur, Aurnague et Huyghe font le pont entre ces deux approches et reconnaissent l’importance des pratiques des sujets dans la construction de l’espace. Étudiant les emplois des prépositions dans et à avec endroit, Aurnague (2009 : 52) montre que « l’étude des prépositions locatives est […] intimement liée à celle de la catégorisation des entités spatiales ». De la sorte, il combine les deux approches de Vandeloise, étude des prépositions spatiales et, selon ses termes, ontologie des entités spatiales. Dans cette construction, la présence du sujet est perceptible, et les notions de stabilité/fixité ou encore de spécification, centrales dans ses définitions (voir aussi Aurnague, 2010), se conçoivent par une pratique sociale de référence. Néanmoins, par rapport aux études lexicologiques et discursives précédemment mentionnées, l’auteur reste dans une ontologie et part plutôt d’une description d’un espace déjà là. En cela, Huyghe (2009) va plus loin en partant d’une autre prémisse : il ne fait pas reposer son analyse d’emblée sur une ontologie. Plutôt, il étudie des contextes morphosémantiques, selon une méthode inductive et sémasiologique. Ainsi, pour ce qui nous concerne ici, il confronte les trois NGE (Noms Généraux d’Espace), place, lieu et endroit. Pour ce faire, il étudie les contextes dans lesquels apparaissent ces noms et analyse les possibilités et impossibilités de permutation ou encore les permutations possibles mais entraînant une différence de sens, etc. Ainsi, l’auteur se demande pourquoi il est possible de parler du lieu du crime, éventuellement (avec un autre sens) de l’endroit du crime, mais non de la place du crime. Il compare également des syntagmes comme *Le lieu occupé par le crime, opposé à La place occupée par Sophie (ibid. : 174) ; de la même manière, il observe la différence entre des locutions verbales proches mais différentes et analyse la différence de sens entre Le débat a laissé place à une violente dispute et Le débat a donné lieu à une violente dispute. Un regard diachronique permet également de s’interroger sur l’éloignement des trois termes, encore relativement synonymes au 17e siècle (ibid. : 174-175), et un retour à la synchronie permet d’approfondir les résultats de l’analyse de la combinatoire de chaque terme, avec l’analyse de substantifs comme milieu, emplacement ou déplacer, par exemple. Cela permet finalement à l’auteur de montrer que place, endroit et lieu permettent des saisies différentes de l’espace :
En vertu de leurs propriétés sémantiques distinctives, lieu, place et endroit décrivent des sites de natures différentes – respectivement, des sites de localisation processive, substantielle et partitive. Alors que la particularité des deux premiers types repose sur une spécification du mode de détermination interne de la localisation, selon le caractère statique ou dynamique de la cible sélectionnée, celle du troisième type s’établit au niveau de la détermination externe, le site étant présenté dans sa dépendance avec l’environnement. (ibid. : 194)
Ceci nous fait entrer plus avant dans un espace vécu par un sujet, conceptualisé selon une certaine manière de le vivre. La méthode employée par Huyghe permet de définir l’espace tel qu’il est construit en langue sur la base d’une analyse rigoureuse de faits de langue, sans appui exagéré sur une théorie posée ex ante sur l’ontologie de l’espace. Cette méthode sera également la nôtre pour comparer la perception de l’espace en français et allemand.
1.2. Une analyse doublement oppositive pour analyser la construction de l’espace
Dans cette contribution, nous tâcherons de ne pas poser d’emblée l’espace comme un objet existant, dont la cartographie préexisterait à la perception. Sur le modèle de Picoche et Honeste (cf. supra) en revanche, nous partirons d’une approche sémasiologique doublement oppositive. Nous ne nous contenterons pas, en effet, pour définir le sémantisme de nos termes d’espace, au premier rang desquels Raum en allemand et espace en français, d’opposer chacun des signifiés à d’autres signifiés de la même langue (Raum vs Zimmer, Raum vs All…), mais nous verrons aussi, en les opposant, ce qu’expriment des termes dont le référent typique est proche dans les deux langues (Raum/espace, Grenze/frontière) pour voir dans quelle mesure, par leurs signifiés différents, ces termes se séparent. Cette approche doublement oppositive nous mènera à des hypothèses de travail sur la conceptualisation de l’espace et la place du sujet parlant dans la construction de l’espace en langue. Pour tester ces hypothèses, nous poursuivrons notre démarche contrastive, mais dans une perspective onomasiologique : comment exprime-t-on le haut ou le bas en allemand ? L’analyse morphologique nous permettra alors de confirmer et d’approfondir les résultats précédents. Ainsi, sur la base d’analyses lexicologiques, que nous voulons exemptes de visions préconçues de l’espace, nous verrons comment se construit l’objet « espace » en français et en allemand.
À la fin de notre examen, nous reviendrons sur les analyses effectuées par Huyghe sur lieu, place et endroit, et nous mettrons en regard des pistes pour l’étude des termes « équivalents » Stelle, Platz et Ort en allemand. Ceci montrera l’intérêt d’une synthèse entre l’approche « ontologique » et l’approche « relativiste » : celle-ci peut être fructueuse pour dépasser les visions objectivistes et subjectivistes de l’espace et montrer dans quelle mesure l’espace se construit en langue comme la mise en mots d’expériences vécues d’un substrat commun.
2. Les lexèmes de l’espace en allemand et en français
Dans un premier temps, nous nous pencherons sur les termes les plus immédiats, l’espace, en français, et der Raum, en allemand, pour bien vite remarquer que ce ne sont pas, et de loin, des équivalents… Ils sont isomorphes sur une partie seulement de leurs emplois. Leur comparaison sera un premier pas qui nous mènera à poser la question de la frontière et de la limite, termes que l’on peut traduire, tout aussi approximativement, par die Grenze et die Schranke, sachant qu’une fois de plus, les différences seront aussi sinon plus révélatrices que les points communs. Ce deuxième pas nous mènera au troisième, qui consistera à poser la question du repérage, où la différence entre les deux langues devient flagrante. Nous entrerons ainsi, pas à pas, dans des représentations bien différentes de l’espace.
2.1. Der Raum / l’espace : au bonheur des traducteurs
En français, l’espace est tout d’abord un milieu aux frontières plus ou moins déterminées, un « lieu plus ou moins bien délimité où peut se situer qqch. » (dictionnaire Robert en ligne, 2016), un « milieu abstrait », typiquement celui de la géométrie, ou encore « une étendue de temps » (ibidem). On retrouve, globalement, les mêmes acceptions en allemand, aussi bien pour un espace plus ou moins délimité, qu’un espace abstrait ou temporel (cf. der Rauminhalt (math.), le contenu d’un espace donné, le volume, ou der Zeitraum, l’intervalle de temps). Au-delà de ces similitudes, les différences sont remarquables : en allemand, der Raum peut désigner une pièce, dans une maison, un appartement, un immeuble… donc un espace clairement délimité. En français, on ne peut employer espace que pour une étendue non délimitée, ou non définie par ses limites : un espace de rangement, par exemple (alld. der Stauraum). En français, toujours, l’espace renvoie communément au cosmos. En allemand, on emploiera de préférence der Weltraum (die Welt, le monde, l’ensemble de ce qui existe) et on n’emploiera que peu der Raum dans ce sens sans précision, hors contexte. En revanche, der Raum servira de déterminant dans les termes liés à l’aérospatiale, ce qui, précisément, crée le contexte attendu : das Raumschiff, la navette spatiale, die Raumfahrt, la navigation spatiale. Nous partirons de ces deux différences pour dégager le sémantisme de chaque lexème. L’étude sera incomplète, faute de place. Une étude exhaustive des lexèmes demanderait… bien plus d’espace !
Ainsi, en allemand, der Raum désigne la pièce. Un autre terme pour désigner une pièce est das Zimmer, de la famille étymologique de zimmern « travailler le bois », der Zimmermann « le menuisier ». Dans des composés aux sens différents, les deux termes apparaissent en position de déterminés avec des déterminants identiques : ainsi, der Essraum désigne la cantine, das Esszimmer la salle à manger ; der Schlafraum, le dortoir, das Schlafzimmer, la chambre (à coucher)1 ; der Warteraum, l’aire d’attente (pour un avion sur le point d’atterrir), das Wartezimmer, la salle d’attente. À l’inverse, la pièce dans laquelle est morte une personne sera ein Sterbezimmer, à l’exclusion d’un Sterberaum, qui serait une salle dédiée au passage de vie à trépas. On peut parler de Schulzimmer pour désigner une salle de classe, autrement dénommée Klassenraum ou Klassenzimmer, mais on ne parlera guère de Schulraum. De ces observations, il ressort bien que der Raum désigne un espace dédié à une fonction, un usage, qui peut être rattaché à une communauté (des pensionnaires, une classe…), alors que das Zimmer suppose des murs, une construction, et renvoie à une certaine intimité. Nous retenons donc, pour Raum, la notion d’usage, de fonction : un espace dédié à certaines fonctions ou actions, indépendamment des limites. Une étude plus approfondie permettrait de confirmer ce trait, comme dans der Spielraum, la marge de manœuvre, qui est précisément l’espace dans lequel est rendue possible une action, ou bien einräumen, « concéder », faire « de la place » pour que d’autres arguments soient possibles.
En français, ensuite, l’espace peut renvoyer au cosmos, à ce qui n’a pas de limites (connues). Et l’espace s’oppose à la pièce : la pièce, dans une maison, un appartement, est une partie formellement identique ou similaire aux autres, comme une pièce de monnaie. L’espace peut avoir des limites, mais elles ne sont pas définitoires : ainsi d’un espace de rangement, d’un espace de vie ou, précisément, du cosmos. Si l’on veut de la liberté de mouvement, on fait de l’espace, et un endroit relativement vide, avec une grande liberté de mouvement, est spacieux. On peut espacer les caractères d’un texte pour qu’il soit plus aéré : en français, l’espace est associé à une étendue marquée par une faible occupation, une faible densité d’éléments contenus. En allemand, en revanche, der Raum se définit au mieux par la possibilité d’action, l’espace se définit plus par la configuration d’une étendue : non que la notion de fonction soit absente, mais c’est plutôt la notion de « vide » qui est prépondérante. Cela explique que le cosmos soit désigné par l’espace, que l’on traduira typiquement en allemand par das All ou der Weltraum.
Ainsi, en allemand comme en français, un terme désigne une étendue plus ou moins grande, qui ne se définit pas spécifiquement par sa délimitation, sa frontière. Pour l’allemand, le critère définitoire sera essentiellement, avec der Raum, l’action possible dans cette étendue, quand le français voit plutôt sa faible densité d’occupation indépendamment des usages. Pour avancer, nous poserons donc la question de la frontière et de la limite, concepts essentiels du repérage spatial.
2.2. Frontière, repère, repérage
Poser un espace, c’est définir une certaine étendue à partir de propriétés données et l’une de ces propriétés est la frontière ou la délimitation : elle peut être considérée comme définitoire et délimiter une zone donnée, et l’on verra que c’est essentiel pour définir le lieu, la place ou l’endroit. La frontière peut également être non définitoire, mais son absence sera également révélatrice car l’étendue est alors définie autrement. Dans un cas comme dans l’autre, la manière de construire la frontière ou la limite sera un pas nécessaire à notre étude, complémentaire du précédent. Nous commencerons par étudier ce concept pour déboucher, ensuite, sur celui de repère, traité bien différemment dans les deux langues.
2.2.1. De la question de la frontière…
En français, le terme de frontière est formé sur front, que l’on emploie également dans la terminologie militaire pour désigner une ligne qui sépare les combattants. Le Robert définit ainsi le front comme « la ligne des positions occupées face à l'ennemi, la zone des batailles (opposé à l’arrière) » (Rey, 2016, article « front »). Le front est ainsi orienté, opposé à l’arrière dans le cas du front de guerre : les forces alliées sont d’un côté et non de l’autre. De manière intéressante, on peut former sur front l’adjectif frontal, qui renvoie aussi bien à ce qui, en anatomie, se rapporte au front qu’à ce « qui se fait de front, par-devant » (ibidem, article « frontal »), comme un enseignement frontal, qui marque bien la frontière entre l’enseignant et l’élève, avec des rôles bien délimités. De même, un choc qui se produit à l’avant est un choc frontal, par opposition, par exemple, à un choc latéral. Or, de manière intéressante, c’est sur l’adjectif frontal qu’est formé l’adjectif frontalier, qui désigne ce qui se situe à la frontière ! La personne habitant à une frontière n’est donc pas *frontiériste, mais frontalière ! La morphologie, une fois de plus, est révélatrice dans la mesure où est frontalière la personne qui se trouve d’un côté de la frontière par opposition à l’autre : elle est devant la frontière, ce qui est frontal. D’ailleurs, la définition du dictionnaire est une fois de plus éclairante : « Habitant d'une région frontière et spécialement qui va travailler chaque jour dans un pays limitrophe » (ibid., article « Frontalier »). La référence, spécialement à la personne qui fait la navette entre un pays et l’autre, montre bien que le frontalier est la personne qui se trouve d’un côté de la frontière, en référence à l’autre côté, qui est clairement présent dans la représentation (le lieu où l’on habite en référence à celui où l’on travaille, par exemple). En d’autres termes, si le front est orienté, définit un avant et un arrière, la frontière, elle, est une ligne qui sépare deux espaces, mais qui n’est pas orientée : ce qui, pour l’un, est d’un côté de la frontière, est pour un autre d’un autre côté. Dès qu’un repère est posé, un côté de la frontière choisi, il faut partir sur le lexème [frontal], qui introduit un repère orienté. Mais la frontière, en elle-même, se définit comme l’endroit, la ligne où un domaine s’arrête et un autre commence, sans orientation. C’est la réalité définie par le terme de limite, qui, en français, est orienté : la limite implique ce qu’il ne faut pas dépasser ou ce qui, si on le dépasse, entraîne le passage dans un au-delà ou un en deçà. Dans le Robert, la limite, dans son sens dit figuré, est ainsi définie comme « point que ne peut ou ne doit pas dépasser l’influence, l’action de qqch. », mais aussi comme partie ou terme extrême. La notion de dépassement, d’extrémité est ainsi définitoire de la limite (ibid., article « limite »). Ainsi, il est nécessaire, sur la route, de procéder à des limitations de vitesse. Une personne perçue comme peu intelligente ou peu apte à s’adapter sera considérée comme limitée. Enfin, on impose des limites à un enfant, à une situation, pour éviter des débordements. Le français dispose ainsi d’un terme exprimant une ligne de démarcation entre deux domaines similaires, du moins non hiérarchisés ou orientés, la frontière, et d’un terme exprimant une ligne de démarcation impliquant une hiérarchie et une orientation, dans le sens moins/plus, bas/haut, par exemple, la limite.
Ici, une fois de plus, l’allemand, malgré les similitudes, diverge du français : ainsi, la frontière, s’appliquant à la limite entre deux pays, est désignée par le terme de Grenze. Néanmoins, une « valeur limite » est désignée par der Grenzwert – der Wert, « la valeur » –, un « cas-limite » par ein Grenzfall – der Fall, « le cas » –. Le terme de Grenze comporte donc une orientation absente de frontière et porté par limite, en français : il renvoie à un espace orienté. Ainsi, exclure une personne, l’ostraciser peut être rendu par jemanden ausgrenzen, aus exprimant l’idée de sortie, de séparation. Une frontière est tracée, qui comprend un intérieur et un extérieur : on se place à l’intérieur et on place la personne exclue à l’extérieur. Une personne limitée sera à son tour qualifiée de begrenzt. Si l’on veut établir une frontière par laquelle on sépare un domaine d’un autre, pour éviter un empiètement, une confrontation, on emploie le verbe abgrenzen, ab- exprimant ici la mise à distance. Avec die Grenze, donc, on évoque deux domaines, un domaine intérieur, lieu du familier, et un domaine extérieur, avec lequel le contact est évité, éventuellement inquiétant : cela recoupe d’ailleurs les notions liées en allemand à heim- (ce qui relève du foyer, de la familiarité, du confort) et fremd- (ce qui est étrange ou étranger, éventuellement inquiétant (Farge, 2009)).
La notion de limite, portée par Grenze, se retrouve aussi dans le terme die Schranke, mais avec des différences. Pour cela, commençons par dire que die Schranke désigne entre autres une barrière physique, dont la fonction n’est pas de délimiter un espace mais d’en interdire la sortie : ainsi, le dictionnaire Duden commence par définir, dans son article consacré à ce mot, l’installation horizontale, susceptible d’être levée, qui permet de fermer un passage, et donne comme deuxième acception la limite de ce qui est possible ou autorisé (Duden, 2001). Ainsi, à côté de eingrenzen, délimiter quelque chose, définir un domaine en posant ses limites, on reconnaît einschränken, qui évoque avant tout l’idée d’empêcher, d’interdire un dépassement, de limiter une personne au sens de lui couper les ailes : ce qui pourrait être souhaitable ou souhaité se voit interdit de réalisation. Une limite est posée, un dépassement est interdit. D’ailleurs, à côté de ausgrenzen, il n’existe pas de verbe *ausschränken : alors que die Grenze suppose un intérieur et un extérieur, die Schranke suppose seulement un domaine dont la sortie n’est pas autorisée, voire est empêchée. Et une personne qui n’est pas capable ou pas désireuse de quitter le cercle de ses certitudes ou de ses habitudes, limitée, étroite d’esprit, sera qualifiée en allemand de beschränkt : la personne reste cantonnée à ce qu’elle connaît. Une fois de plus, ici, nous remarquons que Schranke et ses dérivés renvoient à une certaine manière d’habiter l’espace, qui suppose de poser un agent : die Schranke est ce qui, matériellement ou abstraitement, par le biais d’une loi, d’une menace… doit empêcher une personne de quitter un domaine donné. Les concepts portés par die Grenze et die Schranke ont donc pour point commun de définir une certaine manière de vivre l’espace et d’y agir, et diffèrent par le fait que die Grenze définit un extérieur par opposition à un intérieur alors que die Schranke définit un intérieur dont la sortie est empêchée, donc sans référence explicite à un extérieur. On remarquera que la limitation de vitesse est communément désignée en allemand par die Geschwindigkeitsbegrenzung mais peut également l’être par die Geschwindigkeitsbeschränkung (die Geschwindigkgeit « la vitesse »). Un même objet du monde est vu de deux manières différentes : dans le premier cas, le dérivé de Grenze, la limitation de vitesse est vue comme l’imposition d’une limite au-delà de laquelle il n’est pas autorisé de rouler (domaine intérieur : la vitesse autorisée ; domaine extérieur : celui de l’excès de vitesse), et appelle à la responsabilité du conducteur, qui se mettrait en infraction en la dépassant ; dans le second cas, die Beschränkung indique qu’il n’est pas possible (au sens de « autorisé ») de dépasser la vitesse prescrite parce que le législateur ne le permet pas. Bien sûr, le conducteur peut techniquement aller au-delà, mais il fait fi de la barrière et est donc en tort. De manière intéressante, le premier terme, faisant appel à la responsabilité individuelle est le plus employé2.
Ainsi, die Grenze définit un espace avant tout axiologique, par rapport à un sujet et, de nouveau, à un usage, une pratique sociale de référence (la nation, la propriété privée…), qui n’est pas sans rappeler ce que nous avons vu concernant der Raum, qui se définissait également en rapport par la pratique qui était faite d’une certaine étendue. De même, la définition du sémantisme de die Schranke se réfère à une activité, une action, qui se trouve limitée par une « barrière », pour reprendre l’un des désignés possibles du terme allemand. En français, la frontière, elle, est une ligne abstraite imaginaire départageant deux zones, et qui n’est pas orientée. La limite est une frontière orientée, définissant un haut et un bas, un plus et un moins : les deux termes français peuvent se définir sans faire appel à une activité concrète et relèvent plus, pour ainsi dire, d’un découpage de l’espace qui peut être axiologisé selon des valeurs présentées comme existant de manière intrinsèque (bas et haut, etc.) : cela rappelle en retour que l’espace est défini en français par la faible densité d’occupation d’une étendue, par le vide. Là où l’allemand privilégie l’interaction d’un agent avec le monde pour décrire l’étendue et sa partition dans les termes que nous avons vus, le français met l’accent sur des propriétés semblant appartenir à l’objet, sans faire intervenir la notion d’interaction. Le raisonnement élaboré jusqu’ici suggère que l’allemand construit l’espace en référence à une activité ou à la possibilité d’une activité, sur un mode d’interaction entre l’être et le monde, alors que le français construit l’espace selon une sorte de géométrie implicite cartographiant un réel existant en tant que tel : c’est la question du repère qu’il nous faut maintenant aborder pour préciser et approfondir ce point.
2.2.2. …à la question du repère !
La notion de repère est plus complexe qu’il n’y paraît, et si nos termes précédents étaient isomorphes sur une partie au moins de leurs signifiés, on ne peut guère en dire autant du repère : en français, un repère peut désigner un marquage, un point ou un objet donné servant de référence pour s’orienter dans un espace donné. Ce peut également être, en mathématique, un système construisant un espace avec un haut, un bas, éventuellement une profondeur, et classiquement, dans le plan, une verticale et une horizontale (un repère orthonormé). Pour chacun de ces désignés, l’allemand dispose de termes différents : le point de repère sera soit ein Bezugspunkt/ein Anhaltspunkt, soit eine Orientierungshilfe, ou encore ein Zeichen/ein Kennzeichen. Un repère au sens mathématique sera un système de coordonnées, ein Koordinatensystem. Les termes sont extrêmement révélateurs : der Bezugspunkt est le point de référence (der Punkt « le point », der Bezug « le fait de se référer à quelque chose », la relation). Der Anhaltspunkt désigne pour sa part ce à quoi (le point auquel) on se rattache, on s’accroche : sich anhalten signifie se tenir fermement. Il est intéressant, de remarquer, du reste, que le Duden définit Anhaltspunkt comme un soutien, un étai (Stütze) qui permet une supposition, ou encore comme un renvoi à quelque chose, « Hinweis » (article « Anhaltspunkt »). La définition fait appel à une pratique, à la manière dont une personne agit sur le monde (soutien, étai, renvoi). Die Orientierungshilfe est simplement l’aide pour s’orienter. Enfin, das Zeichen est le signe, et renvoie au fait de montrer quelque chose, le signe nous guide, à travers une interaction. Das Kennzeichen, c’est le signe par rapport auquel on peut savoir, connaître (kennen) quelque chose. Tous ces termes, et c’est l’essentiel, sont construits de telle manière qu’ils présupposent ou désignent une interaction entre un sujet et le monde. Le repère est un point de référence dans le monde par rapport auquel il est possible de s’orienter ou duquel on peut partir pour se retrouver dans un espace. À l’inverse, en mathématique, où le repère désigne un objet mathématique défini par ses propriétés intrinsèques, sans nécessité d’une interaction d’un sujet dans sa construction (au contraire, un objet mathématique doit être profondément objectif), le terme employé, das Koordinatensystem, renvoie sans surprise à un système de coordonnées, indépendamment de toute interaction.
En français, le repère est un objet posé en soi, le mot, dans la langue moderne, n’est dérivé d’aucun autre. Le repère est un objet du monde par rapport auquel il est possible de se repérer : pour ce faire, il faut poser des jalons, des points de repère, et ainsi construire un espace. Sous-entendu, cet espace existe en soi. La traduction de repérer ou se repérer est du reste une nouvelle fois éclairante en allemand. Repérer un objet (dans l’espace, à l’aide d’un radar) par exemple, se traduit par orten, verbe formé sur der Ort, « le lieu ». L’objet recherché se trouve à un endroit, le repérer consiste donc à déterminer ce lieu. Le verbe se repérer est particulièrement malaisé à rendre en allemand. S’il s’agit de trouver ses repères dans un environnement spatial, on pourra traduire se repérer par sich orientieren. L’idée même d’orientation fait toutefois référence à des points de repères, comme le nord, des monuments… par rapport auxquels le sujet peut se construire une carte mentale. La conceptualisation est différente. Empruntons à la définition de sich orientieren dans le Duden (2001) deux phrases allemandes et voyons leur traduction en français pour éclairer ce point : « sich in einer Stadt schnell orientieren können ; ich orientierte mich am Stand der Sonne ». La première phrase se traduira par « rapidement arriver à se repérer dans une ville », la seconde par « je me suis orienté par rapport à la position du soleil ». Le français dispose donc de « s’orienter » quand le repère de référence est indiqué, de « se repérer » quand il n’est pas nécessaire de le préciser. Ainsi, on ne dira pas en français : ?« J’ai du mal à m’orienter dans cette ville » si l’on entend par là que l’on a du mal à y trouver ses repères. L’orientation suppose la recherche d’une direction donnée (et supposée existante), comme l’orientation dans les études, par rapport au soleil, alors que l’idée de se repérer suppose la construction d’un repère, qui reste toutefois implicitement posé (Je peux dire que je me repère dans une ville sans faire référence au repère construit). En français, donc, se repérer, c’est découvrir dans l’espace les repères, les points de références permettant de construire une carte de cet espace et d’y trouver sa place et son chemin, le repère étant premier. En allemand, se repérer consiste à s’orienter, avant tout, l’orientation supposant la détermination (explicitée ou non) de jalons, de points de repère par rapport auxquels est construite l’image de l’espace. En français, enfin, on peut également repérer une personne dans une foule ou un objet dans un ensemble. Cela signifie que l’objet est saillant et qu’il est possible de le situer par rapport aux autres : ce qui compte, c’est l’organisation des éléments entre eux, qui permet de situer la place de l’objet (ou de la personne) visé. Ainsi, les analyses effectuées jusque-là montrent combien il serait hasardeux de parler d’espace sans devoir, de proche en proche, définir la manière dont cet espace est construit en langue. Ceci nous a menés de la notion d’espace à celle de repère, et il apparaît que la construction de l’espace passe en français par une sorte de repère abstrait, l’espace étant lui-même abstrait, alors qu’en allemand, la manière d’habiter l’étendue, l’action d’un sujet dans le monde, joue un rôle essentiel dans la construction (phénoménologique, pourrait-on dire) de l’espace.
2.2.3. La différence de repérage, les adverbes de position spatiale
La question du repère invite à la considération du repérage : comment se repère-t-on dans l’espace en français et en allemand ? Pour cela, nous considérerons maintenant la construction des substantifs comme des adverbes et locutions adverbiales prenant en charge ce repérage.
En français, pour commencer, on distingue la droite et la gauche, désignant les côtés, respectivement gauche et droit, définis par rapport à un repère implicite (généralement locuteur-centré). Pour s’orienter, on va à droite ou bien à gauche : en d’autres termes, on commence, en français, par poser le substantif, comme la droite, et on crée sur cette base une locution adverbiale : à droite/gauche, sur la droite/gauche. De fait, les deux substantifs sont dérivés des adjectifs correspondants, droit et gauche, l’un par dérivation suffixale et le second par conversion. Cela étant, contrairement à ce qui se passe en allemand, il n’est pas possible de reconnaître dans la droite/la gauche, une ellipse d’un groupe nominal comme le côté droit/gauche. En allemand, en effet, sur les adjectifs link « gauche » et recht « droit », on forme die Linke et die Rechte, la droite et la gauche, sous-entendant die linke/rechte Seite/Hand, le côté/la main droit(e)/gauche. Le fait est que nous sommes ici en présence d’adjectifs substantivés, qui se déclinent donc comme des adjectifs et non comme des noms : il s’agit de l’ellipse de Seite ou Hand dans le groupe nominal. En somme, en allemand, la notion de côté, donc de repère support de ces côtés, reste fort présente. Les adverbes links et rechts, à gauche/droite, sont d’anciens génitifs formés sur les adjectifs, et ne renvoient pas à un substantif. Il apparaît ici que le français, comme l’allemand, situe la droite et la gauche par rapport à un repère concret, généralement le corps du locuteur, ou un objet de référence dans le monde, mais là où l’allemand conserve, d’un point de vue morphologique, la référence à ce point de repère, le français l’efface et il devient, sinon inexistant, du moins complètement implicite : la droite et la gauche deviennent des objets du monde comme un verre ou une assiette.
L’analyse de la substantivation des adverbes d’orientation spatiale est à cet égard fort instructive : plus que le français, en effet, l’allemand a une très forte capacité à substantiver des noms, adjectifs, infinitifs, participes… Ainsi, si l’on substantive le verbe schlafen « dormir », on obtient das Schlafen, « l’acte de dormir », qui complète der Schlaf, « le sommeil ». De même, en substantivant l’adjectif rot « rouge », on obtient das Rot « le rouge » (comme couleur intrinsèque, hors contexte), ou bien encore das Rote « le rouge » (par opposition à une autre couleur, une autre nuance). Sur la locution hin und her « çà et là », se forme le substantif das Hin und Her « la valse-hésitation ». Or, précisément, dans le cadre qui nous intéresse, le français présente une morphologie dérivationnelle (par conversion, le plus souvent), plus riche que l’allemand. Sur les prépositions avant et devant sont formés le devant, l’avant (de la voiture…). De la même manière, le derrière/l’arrière, le dessous/le dessus… En allemand, à l’inverse, on observe par exemple la préposition vor et l’adverbe vorne « devant, avant », mais on ne peut créer ni *das Vorne ni *das Vor. Sur l’adjectif vorder « qui est placé en avant, antérieur », se forme die Vorderseite, littéralement « le côté avant, antérieur ». Le paradigme se poursuit : hinter « derrière », zurück « vers l’arrière » – der Rücken « le dos » –, die Rückseite/die Hinterseite « l’arrière » ; über, « au-dessus de », oben « au-dessus », die Oberseite « le dessus ».
Un regard rapide dans le domaine de l’étymologie peut éclairer le propos3. Ainsi, en allemand, die Linke, pour désigner la gauche, remonte au IXe siècle, avec une étymologie incertaine, où lenka renvoie à la main gauche. L’adjectif recht, droit, vient, lui, d’un mot attesté dès le 8e siècle, avec le sens de vrai, juste, équitable. Plus tard, le terme recht en vient à s’appliquer à la main droite puisque, dans un monde de droitiers, ce qui est fait de la main droite est fait plus adroitement. C’est pour la même raison qu’en français, droit (formé sur rectus, de même origine que recht) en vient à remplacer dextre, issu du latin dexter quand, au 15e siècle et pour des raisons inconnues, senestre en vient également à être remplacé par gauche. Dans les deux langues, donc, la référence de départ est la main, gauche ou droite. En français, toutefois, l’adjectif se substantive, la référence à la main disparaît et la forme féminine de l’adjectif s’autonomise pour devenir un adverbe à part entière, désignant originellement, outre la main, principalement, l’aile d’une armée (1559) ou le côté d’une voie (d’où à droite et tenir la droite). Cela dit, il est intéressant de remarquer, avec Rey, que « le masculin substantivé droit entre en concurrence avec droite en sport, désignant le poing droit à la boxe (1898) par exemple dans un direct du droit et, par métonymie, le coup porté par ce poing, mais on dit plutôt au féminin, une droite foudroyante. » (Rey, 1998). Cela confirme ce que nous avons vu : quand la notion de poing est prépondérante, la référence explicite, on conserve l’adjectif substantivé, un (poing) droit. Pour autant, quand il est question d’un coup particulier, défini par le côté dont il vient, donc sans référence explicite au poing, c’est le substantif féminin qui l’emporte.
Au-delà de la question de la droite et de la gauche, la tendance à la substantivation semble constante dans la langue française dans le domaine qui nous occupe. Ainsi, l’adverbe devant s’est substantivé dès le 11e siècle pour désigner tout d’abord le giron, puis la moitié antérieure d’un quadrupède et puis la partie antérieure d’autres objets longs. Sur le même modèle, derrière se substantive dès le 13e siècle, à l’origine dans le domaine militaire. Nous pouvons émettre l’hypothèse que cette substantivation des adjectifs par ellipse du substantif dans un syntagme NAdj a été favorisée par la disparition des désinences casuelles latines. À l’inverse, en allemand, on a pu certes passer, par exemple, de die linke Hand, la main gauche, à die Linke, la gauche, mais la nécessité de décliner l’adjectif substantivé fait que celui-ci conserve sa qualité, précisément, d’adjectif, ce qui, implicitement, entraîne la conservation de la notion de main. Le repère par rapport auquel se définissent les côtés reste finalement présent. Ceci n’explique toutefois pas la raison pour laquelle des adverbes comme vorn ou hinten n’ont pas été substantivés en allemand, d’autres études seraient nécessaires pour éclaircir ce point. L’hypothèse que nous avons posée pourrait toutefois en partie expliquer comment la langue française a développé un repérage spatial qui efface le repère de construction, contrairement à l’allemand, qui conserve la mention du repère spatial utilisé (main, côté…).
Il apparaît ainsi, après cette courte analyse du repérage en français et en allemand, que le français, s’il est, bien entendu, obligé de poser un repère pour déterminer une orientation dans l’espace, efface ce dernier une fois l’espace situé : dans une situation de communication donnée, une fois fixé le repère, la droite, la gauche, l’avant et l’arrière, etc., sont posés comme des points objectifs du monde, qui existent, finalement, de manière intrinsèque. Aucune surprise, de la sorte, à ce que le repère soit en français aussi bien point de repère que repère mathématique, que l’espace soit défini par sa qualité propre et non par rapport au sujet. Inversement, l’allemand, qui conceptualise l’espace par l’action rendue possible pour un sujet, conserve toujours, dans sa construction, la présence du repère posé au départ : le sujet et son interaction avec le monde sont fondateurs. Cela, d’ailleurs, est parfaitement cohérent avec d’autres traits de la grammaire allemande, comme l’importance, dans les préverbes et prépositions, du repérage spatial, par exemple avec les préverbes hin et her, indiquant, respectivement, l’éloignement ou le rapprochement du locuteur. Ou bien, également, l’existence de prépositions qui changent de régime selon qu’elles indiquent une intention, une intentionnalité (qui peut prendre la forme, typiquement, d’un mouvement), ou bien une localisation : elles régissent alors l’accusatif dans le premier cas et le datif dans le second. Un dernier exemple : l’allemand présente de nombreux couples de verbes de position, qui forment des paires avec des verbes d’action, dont le sémantisme est fondé sur la manière d’occuper l’espace (assis, couché…) ou de permettre ou non une action (stabilité…).
La conception de l’espace, en allemand comme en français, semble ainsi participer d’une construction plus large de la perception du monde. Nous ferons donc ici l’hypothèse qu’en français, l’espace, dont la perception est construite en langue, est présenté comme un fait en soi, alors qu’en allemand, cet espace, dont la perception est tout aussi construite, est présenté comme une manière, pour un sujet, d’habiter le monde, de s’y déplacer ou de s’y situer.
2.3. Lieu, place et endroit vs Stelle, Ort et Platz
Cette contribution ne saurait se conclure sans l’évocation, qui demandera bien sûr à être approfondie, des termes allemands der Ort, die Stelle et der Platz, qui renvoient plus ou moins aux termes français le lieu, l’endroit et la place, qu’a étudiés, entre autres chercheurs, Huyghe, précédemment cité. Faute de place, nous ne développerons pas les analyses. De premiers résultats sont seulement proposés pour montrer toute la fécondité d’une approche contrastive qui se fonderait sur les résultats obtenus par Huyghe. Si, en effet, selon Gerhard-Krait (2009 : 136), après la lecture de ce dernier, « il y a fort à parier que les trois noms, endroit, place et lieu n’aient plus beaucoup de secrets à révéler », il nous semble qu’une analyse contrastive peut encore réserver des surprises et, espérons-le, des découvertes.
Ainsi, Huyghe (ibid.) définit les référents de ces trois substantifs. Selon lui, lieu procède à une localisation processive, en un lieu se produit un évènement ou ce qui peut être assimilé à tel : le lieu du crime ou le lieu de résidence, par exemple. Pour place, on procède à une localisation substantielle, qui se démarque des deux autres, précisément, par le fait qu’une place ne peut pas être occupée par deux objets en même temps, la détermination du site est, comme précédemment, interne, elle ne se fonde pas sur une définition d’un intérieur par comparaison à un extérieur, la place se caractérise par ce qui s’y trouve et non par ce qui s’y passe : une place de théâtre, par exemple. L’endroit, à l’inverse des deux autres, est construit par une relation à un extérieur : l’endroit dénomme un espace qui se démarque de ce qui l’entoure ou d’autres endroits. Par exemple, l’endroit où est taché un col se démarque des autres endroits par le fait que s’y trouve la tache. En ce sens, l’auteur parle d’une localisation partitive.
En allemand, les recoupements avec le français sont assez flagrants, et pour le lieu du crime ou le lieu de naissance, on emploiera der Ort : der Tatort et der Geburtsort. Der Ort, en allemand, est le lieu où se localise une action ou une chose que l’on repère dans l’espace. Ort se distingue de die Stelle par le fait que ce substantif, lui, est le support du verbe stellen, exprimant le fait de disposer un objet ou de mettre quelqu’un ou quelque chose dans une certaine disposition (pour préparer une action). La localisation par die Stelle n’est donc plus liée à une donnée statique, une localisation fixe, mais par la possibilité donnée en ce « lieu » de faire quelque chose : die Geschäftsstelle, « le guichet » (dans l’administration), un certain bâtiment d’une entreprise, ou bien die Tankstelle « la station essence ». Die Stelle désigne aussi une zone distincte des autres par ce qui s’y passe ou s’y est passé : eine verwundete Stelle an der Haut « l’endroit d’une blessure sur la peau », par exemple. Par ce deuxième aspect, die Stelle paraît relever de la saisie partitive de l’endroit, mais comme il permet également de définir un endroit par ce qui s’y passe, ce même substantif pourrait tout autant relever de la saisie processive de le lieu. Ainsi, le lieu d’atterrissage sera die Landungsstelle. Der Landungsort est possible mais désigne alors le lieu d’un atterrissage spécifique alors que die Landungsstelle est un lieu dédié aux atterrissages. Il n’est toutefois pas possible de généraliser, car le lieu de l’accident se traduira aussi bien par der Unfallsort que par die Unfallstelle. On peut cependant faire l’hypothèse que der Ort met en saillance le lieu géographique, où s’est produit l’accident, alors que die Unfallstelle met en saillance l’évènement qui s’est produit, le lieu apparaissant finalement secondaire : Ort pose le lieu et y localise l’action, Stelle pose l’action et la situe ensuite.
Le troisième terme, enfin, est der Platz. Il apparaît très proche du terme la place en français, et exprime également l’occupation d’un espace par une substance à l’exception de toute autre. Pour autant, il faudrait approfondir l’analyse seulement ébauchée ici et ne pas considérer trop rapidement qu’il y ait équivalence, comme le montrent deux cas : la traduction de « à la place de X » et de « lieu de travail/place (de travail), emploi ». En effet, là où le français dit, « à ta place, je ferais ceci », l’allemand dira « an deiner Stelle würde ich dies und jenes tun » : là où le français se place dans la situation d’un autre, l’allemand voit que l’on se met dans la situation (et les conditions d’action) d’un autre. De même, en français, on parlera de harcèlement sur le lieu de travail, et en allemand de Belästigung am Arbeitsplatz. Si le lieu de travail est vu sous son angle géographique, on parlera de der Arbeitsort (particulièrement dans les textes juridiques). Parle-t-on de l’emploi, ce sera alors die Arbeitsstelle, die Stelle ne représentant plus un lieu géographique mais un « espace d’action », la possibilité d’agir dans un certain cadre.
Cette courte proposition et la revue des différences posent ainsi plus de questions qu’elles n’apportent de réponses, mais elles permettent toutefois de remarquer plusieurs faits intéressants :
- la description des espaces en français, à travers les termes lieu, place et endroit, montre une affinité avec une organisation topologique, dans laquelle la vision praxique n’est certes pas absente mais toutefois plus faible qu’en allemand : à un espace perçu comme une étendue organisée, hiérarchisée, s’oppose un espace comme étendue propice à l’action. Cela rejoint les résultats proposés plus haut dans cette contribution.
- autant les différences sont sensibles entre le français et l’allemand quand on analyse der Raum vs l’espace, ou bien les adverbes et locutions adverbiales ou les substantifs d’orientation spatiale, autant les affinités apparaissent plus importantes quand il est question de lieu, endroit, place vs Stelle, Ort, Platz. Il serait intéressant d’approfondir ces analyses pour définir ce qui est commun aux deux langues et ce qui y diffère, et, au-delà, la part d’invariants dans la construction relative d’une étendue universellement perceptible
Conclusion : Ce que nous apprend l’étude de l’expression de l’espace sur la structure des langues
Cette analyse contrastive indique une différence essentielle dans la perception de l’espace telle qu’elle est portée par l’allemand ou le français, bien que certains facteurs, comme les éléments de la construction praxique et topologique de l’étendue apparaissent dans les deux langues : l’espace n’est pas seulement une étendue physique que l’on pourrait cartographier mais aussi (et avant tout ?) une étendue dans laquelle se produisent des actions, se meuvent des êtres et se placent des objets. Si le français présente une prédilection pour la vision topologique, la vision praxique domine en allemand. Mais est-ce à dire que les germanophones vivent aussi l’espace de manière plus active que les francophones, qui verraient plus un repère orienté indépendamment de ce qu’il permet comme action ? Ce serait aller bien vite en besogne que de passer de la structure linguistique à la représentation psychologique et, a fortiori, à l’action. Comme l’a écrit Fortis au sujet des prépositions spatiales (1996 : 179) :
Comment passe-t-on de l’idée peu contestable que des conditions réelles du monde perçu déterminent en partie le choix d’une préposition, à la thèse beaucoup plus forte que les prépositions imposent une schématisation du monde ?
Comme nous avons pu le voir, la description de l’espace en langue peut ouvrir une fenêtre sur la question de la part de relativité et d’universalité dans la construction d’un objet a priori universel. À supposer toutefois que cette analyse mette en évidence des aspects relatifs dans cette construction linguistique, postuler le relativisme des représentations sur la base du relativisme des structures linguistiques est un autre pas que l’on ne saurait franchir qu’avec une extrême prudence.