Dans un texte à visée épistémologique, consacré à l’« écologie des langues » et à la « sociologie du langage », Monica Heller invite à un questionnement pertinent qui mérite cependant discussion :
Nous devons poser la question de savoir ce qui sous-tend l’émergence actuelle et la puissance du concept structuraliste-fonctionnaliste de l’écologie des langues. Ces faits sont sûrement liés à la perte de force idéologique du nationalisme dans la défense des petites langues ; c’est maintenant l’idée de la biodiversité comme bien planétaire qui risque de pouvoir servir d’idéologie légitimante pour la relève des mouvements de revendication des minorités linguistiques qui ont vu le jour dans les années 1960 (Heller, 2002 : 188 ; ’ qui souligne).
S’il est vrai que c’est « l’idée de la biodiversité comme bien planétaire », c’est-à-dire le positionnement écolinguistique qui a contribué et contribue à encourager la défense des langues menacées (et pas seulement les « petites langues »…), il n’est pas exact pour autant de diagnostiquer une perte d’impact du nationalisme linguistique. Force est de constater en effet que les deux positionnements glottopolitiques (écologie linguistique et nationalisme linguistique) conjuguent leurs idéologies légitimantes pour la mise en œuvre, dans la dernière période en particulier, de politiques linguistiques volontaristes en faveur de langues dominées, le plus souvent minorées donc fragilisées, leur permettant de conserver ou de reconquérir une normalité sociolinguistique. Ces deux positionnements participent du même pôle interventionniste en matière de gestion du contact de langues et confèrent tous deux au sociolinguiste un statut d’acteur particulièrement impliqué (Boyer, 2012). Pour ce qui me concerne, je m’attache à observer et analyser les manifestations de l’option identitaire ou plus exactement nationalitaire : le nationalisme linguistique (Boyer, 2008).
Cette option est la base idéologique de certains retournements de substitution linguistique (Reversing Language Shift dans les termes de Fishman), dont trois proprement spectaculaires : l’hébreu moderne en Israël, le français au Québec et le catalan en Espagne dans la Communauté Autonome de Catalogne (Fishman, 1991).
L’identité, notion sujette à suspicion et à controverse
La notion d’identité est une notion à forte dimension polémique dans la période actuelle en particulier mais qui reste cependant bien installée dans l’interdiscours des sciences de l’homme et de la société. J.-L. Amselle (2001 : 135) observe même, pour le déplorer semble-t-il, une « propension croissante au durcissement des identités ». Et force est de constater avec Fishman, que
l’antiethnicité est devenue le dernier refuge des cosmopolites autoritaires, qu’ils soient de gauche comme de droite, lesquels prétendent imposer leur remède idéologique aux autres. Cette attitude n’est pas moins répressive que le fait d’imposer une ethnicité à ceux qui ne s’identifient pas avec elle. (Fishman, 2001 : 258 ; notre traduction)
Car, comme le souligne Christian Lagarde (2015),
le rapport à l’autre ne saurait se circonscrire à la seule relation interindividuelle. L’homme, « animal social », est pris dans une relation collective qui se noue dans l’inclusion du « je » dans un « nous », et dans une relation potentiellement conflictuelle de ce « nous » (voire de ce « je ») avec un « eux » subsumant « les autres ».
Cependant, le même auteur apporte un bémol à ce constat indiscutable :
c’est à partir de là […] que fréquemment « tout dérape ». […] La dynamique […] collective du « nous » fait plus que cumuler la totalité des « je », elle la dépasse […] C’est un « je » ou un petit groupe de « je » qui cristallise et oriente le « nous » et impulse ce dépassement, qui est en fait distorsion, de la somme arithmétique des « je ». Le rapport de l’individu à la nation et de celle-ci au nationalisme me paraît en être l’une des meilleures illustrations. » (Lagarde, 2015 : 79)
Néanmoins, s’il est vrai que le « nous » est à la base pensé/projeté par quelques « je » (inspirés éventuellement par un JE « visionnaire » ), ce même « nous » n’est définitivement « NOUS » que si la totalité ou une majorité des « je » y trouvent leur compte, en premier lieu sur le plan des représentations (collectives, sociales), sans pour autant qu’il s’agisse d’une « distorsion » (ibid.), d’une manipulation subie, d’autant plus inquiétante que les « je » suivistes « [manqueraient] de ressources culturelles adaptées face à la montée de l’intégrisme [sic] identitaire » (Kaufmann, 2014 : 59-71). Car la « communauté imaginée » (Anderson, 1983) n’a de chances de devenir réalité nationale qu’à cette condition (qui n’est pas la seule évidemment).
Il est bon de ne pas oublier que « l’identité n’est pas plus un donné qu’une essence » mais qu’au contraire, « c’est le résultat d’une production signifiante que la société langagière permet, règle, contrôle » (Lafont, 1986 : 8) et dont le sociolinguiste est parfaitement habilité à rendre compte. De même, « la révolution symbolique contre la domination symbolique et les effets d’intimidation qu’elle exerce a pour enjeu non, comme on le dit, la conquête ou la reconquête d’une identité, mais la réappropriation collective [du] pouvoir sur les principes de construction et d’évaluation de sa propre identité que le dominé abdique au profit du dominant aussi longtemps qu’il accepte le choix d’être nié ou de se renier […] pour se faire reconnaître » (Bourdieu, 1980 : 69, ’ qui souligne).
Ainsi, la réflexion que je propose est tributaire d’une conviction, nourrie d’observations diversifiées dans la durée : la dynamique identitaire est un moteur particulièrement puissant au sein des sociétés (Boyer, 2016) et, à cet égard, il est vain d’opposer, en ce qui concerne les fonctionnements sociolangagiers en particulier, identité et hétérogénéité, identités et unité. L’activité langagière des groupes et des communautés se déploie selon moi dans le cadre d’une dynamique à deux directions : l’une orientée vers une régulation/gestion centripète, l’autre vers la construction centrifuge d’identités et/ou la manifestation attendue d’hétérogénéité (Boyer, 2008).
Langue et nation
Les conflits dans l’ex-Yougoslavie, en particulier, ont contribué notablement à la production de discours alarmistes sur les risques de séparatismes engendrés par les nationalismes culturels ou ethniques (voire même les régionalismes !) qui menaceraient des États pourtant considérés comme États-Nations.
Il est important de rappeler ici que deux conceptions de la nation s’affrontent toujours : la conception dite « révolutionnaire » ou encore « civique », « politique », à la française, et la conception germanique, « romantique », dite encore « culturelle » ou « ethnique » (voir par ex. Hobsbawm, 1990 ; Baggioni, 1997). Mais Paul Garde a raison de souligner que « la nation civique, à la française, et ethnique, à l’allemande, sont deux variantes de la nation moderne, exclusive, la différence historique entre elles est que la première apparaît après l’État moderne, la seconde avant » (Garde, 2004 : 66 ; ’ qui souligne).
Pour le même P. Garde, l’État doit reconnaître sa propre pluralité nationale et instituer un droit des minorités, et « toute tentative d’escamoter les données du problème en niant les particularités nationales […] se traduit par les pires formes de contrainte et de violation de droits. Plus on rejette l’État ethnique, plus on doit être attentif à la réalité de la nation ethnique, et accepter sa légitimité hic et nunc, là où l’histoire l’a produite et où les esprits et les cœurs y sont attachés » (ibid. : 48). Simplement il convient de reconnaître qu’il existe, historiquement, des Nations établies : les États-Nations et des Nations sans État, qui peuvent, dans certaines circonstances (comme le refus de reconnaissance qu’elles se voient opposer, parfois de manière coercitive), revendiquer un pouvoir d’État. C’est le cas en Espagne actuellement, singulièrement pour ce qui concerne la Catalogne mais aussi pour le Pays basque.
Le nationalisme : une production idéologique
On peut donc considérer que, sur la base d’une certaine histoire et d’un certain vécu communautaires, et souvent depuis une périphérie en conflit avec un centre hégémonique, des représentations identitaires peuvent être produites et diffusées au travers de discours performatifs (comme peuvent l’être les discours politiques) par des individus ou/et des groupes. Ces représentations, aidées par certaines circonstances (expansion économique ou démographique de la communauté concernée, discrédit du centre, conflit intercommunautaire ouvert, éventuellement militaire…), peuvent parvenir à constituer un ensemble idéologique articulé dont l’objectif est alors d’établir et de revendiquer la nature nationale de la communauté et, par là même, un pouvoir politique national, pas forcément indépendant mais à tout le moins bénéficiant d’une plus ou moins large souveraineté politique.
L’idéologie nationaliste, comme articulation de représentations, opère une sélection et une hiérarchisation à partir d’un ensemble de repères identitaires : l’« ethnie », l’histoire, la langue/la culture, la « race », la religion, le territoire, les valeurs/les traditions…
Le nationalisme linguistique est un cas spécifique de nationalisme. Il fait l’objet, en particulier chez Hobsbawm (1990), tout comme les autres nationalismes, d’une diabolisation sans appel lorsque, affirmant qu’il « existe une analogie évidente entre la façon dont les racistes insistent sur l’importance de la pureté de la race et les horreurs des croisements entre races, et la façon dont tant de formes de nationalisme linguistique — pour ne pas dire toutes — insistent sur la nécessité de purifier la langue nationale de ses éléments étrangers » (Hobsbawm, 1990 : 139‑140).
Il me semble que même un historien doit pouvoir comprendre qu’œuvrer pour la confection et la diffusion d’un standard, en établissant un certain nombre de normes d’usage linguistiques pour une communauté linguistique (Labov, 1976) en situation de minoration/minorisation, n’est pas une entreprise de purification mais de restauration sociolinguistique, non seulement légitime mais indispensable, malgré toutes les difficultés que le processus de choix et d’implantation du standard ne manque pas de présenter. Le purisme linguistique est certes souvent l’une des tentations normatives de grammairiens et une représentation de la langue qui provoque de l’insécurité parmi les usagers « ordinaires », mais il n’est pas à associer au racialisme voire au racisme. Et pas plus que la langue n’est « fasciste » la représentation normative de la langue n’est totalitaire si elle est simplement la représentation à vocation dominante (mais non exclusive) sur le marché linguistique officiel de la communauté.
Un cas exemplaire de nationalisme linguistique : le nationalisme linguistique catalan
Ma réflexion, en matière de nationalisme linguistique, s’est nourrie en premier lieu de l’observation prolongée et de l’analyse du nationalisme (linguistique) catalan, que je tiens pour un cas exemplaire. Ce nationalisme n’a cessé de s’affirmer au cours du 20e siècle et a conquis en fin de siècle les rênes du pouvoir autonome à Barcelone. La langue catalane est en effet le trait différenciateur nodal de la nation catalane et le support identitaire central de l’idéologie nationaliste.
Ainsi, la vie politique catalane est régulièrement saisie de la question linguistique (les médias en témoignent largement) : il est question de « bataille de la langue » (Pujades, 1988) ou, comme l’écrit le journaliste E. Voltas, de « guerre de la langue » (Voltas, 1996).
Les conflits et polémiques concernant la/les langues en usage en Catalogne (catalan, castillan) sont un ferment décisif dans le processus de proclamation d’identité nationale autour de la « langue propre » (llengua propia), le catalan (face à la langue de l’État, co-officielle sur le territoire de la Communauté autonome de Catalogne : le castillan) (Statuts d’Autonomie de Catalogne, 1979 et 2006). Et « la défense de la langue catalane, lorsqu’elle est attaquée par des groupes anti-catalans, homogénéise la diversité idéologique des partis politiques catalans », car « il y a, à ce moment-là, un seul ennemi » (Cabré et Lleal, 1986).
Le 20e siècle a donc vu se développer en Catalogne une variante de nationalisme qui, durant les quatre dernières décennies, n’a cessé de se consolider, singulièrement à la tête des institutions autonomiques. On peut dire que la langue a fait l’objet d’un processus de métonymisation au sein du discours nationaliste, jusqu’à devenir l’élément représentationnel central, moteur, de l’idéologie en question : c’est en ce sens qu’on peut parler d’un « nationalisme linguistique », dans lequel la langue n’est pas un simple enjeu identitaire parmi d’autres, mais se confond avec l’identité collective et est susceptible de mobiliser massivement pour sa défense les membres de la communauté nationale.
Jordi Pujol, ex-Président nationaliste de la Generalitat de Catalunya durant les deux dernières décennies du 20e siècle a défini ainsi ce que représente la langue en Catalogne :
L’identité de la Catalogne est en grande partie linguistique et culturelle. La revendication de la Catalogne n’a jamais été ethnique ni religieuse ni ne s’est appuyée sur la géographie ni n’a été strictement politique. Il y a de nombreuses composantes dans notre identité, il y en a beaucoup, mais la langue et la culture en sont l’épine dorsale […]. La langue est non pas l’unique clé, mais assurément une clé très importante de l’être d’un peuple. Et souvent la plus importante. Dans le cas de la Catalogne, la plus importante. […] C’est la langue catalane qui a contribué de manière décisive à configurer la personnalité collective de la Catalogne (Pujol, 1995 ; ’ qui souligne).
Après cette affirmation préalable du caractère central de la langue dans la construction nationaliste, le Président déclinait ainsi l’ensemble des traits représentationnels de la langue catalane constitutifs du nationalisme linguistique catalan (Boyer, 2008) :
- En Catalogne, la langue catalane est le fondement de la nation.
- La langue catalane est la seule langue historique de Catalogne.
- Cette langue a été victime d’une persécution impitoyable qui a visé à la détruire. Le responsable en est l’État espagnol (en particulier l’État franquiste).
- Heureusement les Catalans ont fait preuve de fidélité (de loyauté) à l’égard de leur langue et ont résisté à l’entreprise de destruction.
- Cependant cette persécution a laissé de graves séquelles : la langue catalane est en état de faiblesse.
- Cette faiblesse, due à l’entreprise de persécution, rend légitime une action collective en sa faveur : politique linguistique institutionnelle volontariste, mais aussi militantisme catalaniste déterminé.
Nationalisme linguistique et politique linguistique en Catalogne
Force est de reconnaître que ce nationalisme linguistique a eu un impact décisif sur la politique linguistique conduite institutionnellement par le pouvoir autonome dans la Communauté de Catalogne depuis 1980, date de la mise en place d’un dispositif officiel de normalisation de l’usage du catalan susceptible de coordonner les efforts en faveur d’une reconquête des territoires sociolinguistiques perdus au cours du processus de minoration-minorisation, jusqu’à provoquer un authentique rééquilibrage des statuts et des usages des deux langues en présence pouvant conduire à l’établissement d’un bilinguisme institutionnel non-diglossique. Parler d’impact décisif, c’est considérer que, sans la traduction glottopolitique volontariste du nationalisme catalan que J. Pujol assume fermement, la reconquête des usages sociolinguistiques en Catalogne ne serait pas ce qu’elle est, comme le montrent les évaluations démolinguistiques. Ainsi le tableau synthétique ci-dessous met en évidence la progression régulière des compétences de la population en langue catalane (que ne perturbent pas, sur la longue durée, les variations dues à l’accroissement des flux migratoires, à certaines périodes).
Évolution de la connaissance du catalan dans la Communauté autonome de Catalogne (population âgée de 2 ans et plus)
1986 | 1991 | 1996 | 2001 | 2007 | 2011 | |
Comprend le catalan | 90,3 | 93,8 | 95,0 | 93,8 | 93,8 | 95,1 |
Sait parler le catalan | 64,0 | 68,3 | 75,3 | 74,5 | 75,6 | 73,2 |
Sait lire le catalan | 60,5 | 67,6 | 72,4 | 74,3 | 73,0 | 78,7 |
Sait écrire le catalan | 31,5 | 39,9 | 45,8 | 56,3 | 56,3 | 55,7 |
Source : Pradilla Cardona et Sorolia Vidal, 2015, p. 28.
Une caractéristique majeure de la politique linguistique conduite par le gouvernement autonome de Catalogne, la Generalitat, au travers de sa normalisation linguistique, c’est d’avoir su programmer un rétablissement du catalan à la fois comme langue « propre » (principe de territorialité) tout en respectant le principe de personnalité (Mackey, 1976) au travers de la co-officialité d’abord du catalan et du castillan auxquels a été, par la suite (Statut d’Autonomie de 2006), associé dans le même statut de langue officielle de Catalogne, l’occitan (parlé au Val d’Aran).
Il convient d’observer par ailleurs que la normalisation linguistique s’est développée selon les deux axes solidaires de tout « marché linguistique » : celui des usages et celui des représentations et en mettant tout en œuvre institutionnellement pour que le dispositif (les structures appropriées) et les dispositions (législatives, réglementaires) soient à la hauteur du défi à relever.
L’un des indicateurs les plus éclairants de l’état d’une reconquête sociolinguistique (et donc de l’impact d’une politique linguistique) est sûrement la progression de la transmission intergénérationnelle de la langue ayant subi un processus de minoration. Or, en 2013, 32,6 % de la population de Catalogne déclarait parler le catalan avec leur mère alors que 44 % déclarait le faire avec leurs enfants : ainsi non seulement les catalanophones transmettent la langue, mais la transmettent également des personnes qui ne l’utilisaient pas avec leur mère (Xarxa CRUSCAT-IEC, 2015 : 48).
Cependant, d’autres enquêtes antérieures (par ex. Boix–Fuster, 1993) concernant la situation sociolinguistique dans la province de Barcelone (et en particulier dans l’aire métropolitaine de la capitale catalane) la plus importante démographiquement, et de loin, des provinces de Catalogne, ont mis en évidence un fait de première importance quant à l’avenir de la configuration sociolinguistique de la Catalogne : les jeunes générations tendent à considérer de plus en plus que leur « langue d’identification » n’est pas forcément le catalan (pas plus que le castillan), mais les deux langues en usage (Subirats, 2000 : 180). Ce que corrobore une étude du Département d’Éducation et du Secrétariat de Politique Linguistique, résumée dans le tableau ci-dessous, qui met en relief, en particulier, une progression très importante de l’identification bilinguiste par les élèves du secondaire au détriment des choix exclusifs du catalan ou du castillan, ce qu’on pourrait aisément considérer comme un déficit de loyauté linguistique (Weinreich, 1970 [1953]) à l’égard du catalan dont l’apprentissage a fait l’objet de beaucoup de soins par l’institution scolaire de la Communauté Autonome :
Langue des parents, langue première des élèves et langue d’identification
Catalan | Castillan et catalan | Castillan | Autres langues | |
Langue parlée par les parents entre eux | 31,9 | 7,4 | 56,9 | 3,7 |
Langue première des élèves | 39,4 | 14,0 | 43,2 | 3,3 |
Langue d’identification des élèves | 36,0 | 28,0 | 34,0 | 2,0 |
Source : Département d’éducation et Secrétariat de politique linguistique de la généralité, Étude sur les usages et les attitudes linguistiques des élèves des centres d’enseignement secondaire (2006).
Certes il s’agit là d’une donnée qui, pour être peu enthousiasmante d’un point de vue strictement catalaniste, ne peut que satisfaire le sociolinguiste, car elle tendrait à montrer qu’une politique linguistique intelligente et efficace peut faire évoluer une situation de type diglossique, conflictuelle, vers un bilinguisme institutionnel non diglossique (Boyer, à paraître). Cependant c’est l’avenir qui dira si c’est bien ainsi qu’il faut interpréter ces résultats.
La confrontation de la situation catalane avec une autre situation sociolinguistique espagnole, celle du galicien dans la Communauté Autonome de Galice, est particulièrement éclairante.
Le contraste galicien
Un manque de représentations positives et de loyauté linguistique collective en faveur de la langue dominée peut rendre une politique linguistique inopérante et menacer de substitution la langue dominée : c’est le cas de la Galice, autre communauté « historique » d’Espagne ayant mis en œuvre, certes de manière bien moins volontariste qu’en Catalogne, une politique linguistique en faveur de sa « langue propre », le galicien.
Dans les deux communautés « historiques » en question ayant, selon leurs statuts d’autonomie, une « langue propre » qui est co-officielle avec le castillan (langue de l’État), l’objectif de normalisation est inscrit dans la Loi depuis 1983 (Boyer et Lagarde, 2002). Cependant, les dispositifs mis en place et les moyens (en particulier budgétaires) affectés à ladite normalisation sont incomparablement supérieurs en Catalogne. La comparaison des deux configurations est malgré tout intéressante en particulier parce qu’elle permet de mettre en évidence la non-coïncidence entre la réalité démolinguistique (quantifiable) et la dynamique sociolinguistique (largement dépendante d’un paramètre qualitatif : le paramètre représentationnel). En effet, les résultats d’enquêtes macro-linguistiques réalisées une dizaine d’années après l’entrée en vigueur des dispositions de politique linguistique dans les deux Communautés « historiques » donnent des résultats quelque peu différents : le galicien vient en tête comme « langue principale » devant le castillan en Galice, le catalan faisant jeu égal avec le castillan en Catalogne (Siguan, 1994 et 1999). Cependant on sait que la Catalogne, terre d’immigration, a dû accueillir, durant la période franquiste en particulier, de très nombreux ressortissants de régions hispanophones de l’État espagnol, ce qui a affecté son équilibre sociolinguistique, contrairement à la Galice, qui est terre d’émigration. Longtemps rurale et homogène linguistiquement, la Galice partait, au moment de la mise en œuvre de la « normalisation linguistique », d’une réalité ethno-sociolinguistique bien plus favorable que la Catalogne, du moins sur le plan des usages populaires. Mais des enquêtes d’opinion mettent en évidence le peu de considération que de nombreux Galiciens ont pour leur « langue propre » alors qu’en Catalogne, il en va tout autrement. Ainsi, quand on interroge les Galiciens sur leur hiérarchie des marqueurs d’identité, d’une manière générale, ils placent très nettement au premier rang le fait d’être né en Galice, et loin derrière le fait de parler la langue galicienne (Seminario de sociolingüística, 1996 : 349). Certes, la même étude révèle qu’une très large majorité de la population (76,80 %) considère que si l’on cessait de parler galicien, la Galice perdrait sa culture et son identité. Cependant la représentation (négative) du galicien comme langue de la ruralité est toujours en vigueur : « en ce qui concerne les préjugés, on observe qu’il existe toujours l’identification du galicien avec la ruralité. De plus, dans beaucoup de domaines, il continue à être considéré comme une langue de catégorie inférieure » (Xunta de Galicia, Presidencia, Secretaria Xeral de Política Lingüística, 2007 : 158 ; notre traduction). Force est d’observer qu’en Galice, où le nationalisme est du reste une option politique minoritaire, à la différence de la Catalogne, l’usage de la « langue propre » ne cesse de perdre du terrain, singulièrement dans les jeunes générations, pourtant scolarisées en galicien…
Le nationalisme linguistique paraguayen
On peut apprécier le rôle des représentations identitaires et l’impact du nationalisme linguistique en observant la situation sociolinguistique du Paraguay en pleine phase de réorganisation institutionnelle (Boyer et Penner, 2012). La société paraguayenne présente une configuration sociolinguistique complexe dans laquelle la tension identité/homogénéité et identités/hétérogénéité se manifeste simultanément au travers de figures apparemment paradoxales qui justement démontrent le caractère dynamique de cette tension.
Le guarani est au Paraguay l’épicentre d’un interdiscours dominant qui célèbre la nation paraguayenne, nation métisse, qui s’enorgueillit d’avoir élevé au rang de langue officielle une langue pré-colombienne (amérindienne).
Il est indéniable cependant qu’il existe aussi une perception endogène bilinguiste en relation avec un éloge nationaliste du métissage (le sociolinguiste B. Melià parle d’un « bilinguisme nationaliste ») : la question de l’/des identité(s) et de sa/leur gestion institutionnelle est une question-clé de la société paraguayenne, qui présente diverses modalités d’hétérogénéité culturelle et ethno-sociolinguistique (entre 17 et 20 langues ou dialectes amérindiens parlés dans des communautés indigènes, un bilinguisme sociétal guarani-castillan, et des langues étrangères parlées par certaines communautés à l’implantation plus ou moins récente) (Melià, 1997 [1988] ; voir également Zajicova, 2009).
En 1967, une nouvelle Constitution fait du guarani une langue nationale du Paraguay, mais le castillan reste la seule langue officielle. Ce n’est qu’en 1992, lors de l’élaboration d’une Constitution démocratique, qu’est adoptée la co-officialité du guarani et du castillan. En 2010, une « Ley de lenguas » est votée par les deux Chambres parlementaires afin de mettre en place une politique linguistique susceptible de promouvoir effectivement le caractère (proclamé par la Constitution) pluriculturel et bilingue de la société paraguayenne.
Cette Loi sur les langues du Paraguay tente d’articuler, et même de hiérarchiser, tout en respectant la pluralité, l’hétérogénéité, les constructions identitaires légitimées historiquement et/ou idéologiquement et à l’œuvre dans la société paraguayenne. Elle assume donc la dette ethno-sociolinguistique et respecte en même temps la réalité démolinguistique. Dans les formulations cependant, on définit peut-être plus un Paraguay « bilingue et pluriculturel » que « pluriculturel et bilingue », conformément à l’idéologie dominante. Cette Loi est, quoiqu’il en soit, susceptible (si l’État paraguayen, qui n’est pas spécialement riche, a les moyens de sa mise en œuvre) de démontrer qu’une identité linguistique « nationale » peut-être conçue collectivement de manière parfaitement démocratique et non discriminatoire. Il s’agit là d’un vrai défi.
Mais l’enjeu de tout nationalisme linguistique ne réside-t-il pas dans sa capacité, au travers d’une action glottopolitique, à consacrer institutionnellement une identité collective partagée majoritairement par une communauté linguistique tout en respectant et en gérant au mieux l’incontournable pluralité inhérente à un marché linguistique ouvert ? C’est singulièrement celui du nationalisme linguistique catalan, que la Catalogne reste l’une des Communautés autonomes de l’État espagnol ou qu’elle choisisse démocratiquement de se constituer en État souverain.