Le management enchanteur : gouvernement, technologie et double langage du CECRL

  • The enchanting management: government, technology and doublespeak of the CEFRL
  • „Zauber“ des Sprachenmanagements – Verwaltung, Technologie und Doppelzüngigkeit des GER

DOI : 10.57086/cpe.658

Afin d’éclairer la nouvelle politique linguistique et éducative de la réforme CECRL, on l’inscrit dans son contexte social et économique. Ce Cadre concrétise la nouvelle technologie d’apprentissage des langues, au cœur de la culture capitaliste d’aujourd’hui : son économie des connaissances et son gouvernement des sujets parlants par l’évaluation. L’acculturation des individus à la nouvelle économie - leur « mise à jour » - passe par leur adaptation conformiste à des manières de faire et de dire qui entérinent et diffusent les nouvelles formes institutionnelles et industrielles de « communication sociale d’apprentissage des langues ». La logique sociale de contrôle et de classification qui régit ce type d’enseignement est protégée par une phraséologie d’expertise commune aux univers de l’entreprise et de l’éducation. A partir de l’analyse d’enquêtes exploratoires réalisées auprès d’enseignants et d’apprenants, on s’interroge sur le « succès » du système CECRL auprès de nombreux « acteurs sociaux » avant de donner quelques points de repères pour une « alterdidactique ».

In order to cast light on the new linguistic and educational policy of the CEFRL reform, we replace it in its social and economic context. The “Cadre” (framework) makes the new language learning technology concrete at the heart of today’s capitalist culture: the knowledge economy and governing its speaking subjects through assessment. Individuals’ acculturation to the new economy - their “updating” – depends on their conforming and adapting to ways of doing and speaking that confirm and diffuse the new institutional and industrial forms of “language learning social communication”. The social logic of control and classification that rules that form of teaching is shielded by an expertise phraseology, common to the worlds of business as well as education. Taking off from the analysis of exploratory surveys carried out with teachers and learners, we question the “success” of CEFRL with seveeral social actors, and give a few indications for an “alterdidactics”.

Zur Beleuchtung der neuen Sprach - und Bildungspolitik des GER muss dieser in den sozialen und wirtschaftlichen Kontext eingeordnet werden. Der gemeinsame Rahmen (GER) bettet das Fremdsprachenlernen als neue Technologie im Herzen der heutigen kapitalistischen Kultur ein: Wissensökonomie und „Verwaltung“ der Sprechenden durch Evaluierung ihrer Sprachfertigkeiten. Die Akkulturation von Individuen an die neue Wirtschaftsordnung – ihr „Updating“ – wird durch konformistische Anpassung an die Verhaltensweisen und Einstellungen zur „sozialen Kommunikation des Sprachenlernens“ erreicht, welche die neuen institutionellen und industriellen Machtorte für rechtsgültig halten und verbreiten. Die soziale Kontroll- und Klassifizierungslogik, die ein solches Unterrichtsmuster bestimmt, wird durch phraseologiereichen Expertendiskurs aus dem Bereich der freien Wirtschaft und der Bildung geschützt. Ausgehend von Befragungen von Lehrenden und Lernenden wollen wir den „Erfolg“ des GER in den Augen der „Gesellschaftsakteure“ hinterfragen, um am Ende einige Vorschläge für eine „kritische Didaktik“ zu versuchen.

Text

Conçu d’abord pour des publics scolaires et universitaires européens promis à la mobilité, puis étendu à tous les publics, le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (désormais CECRL ou Cadre) se présente en français sous la forme d’un grand livre rouge, sous-titré Apprendre – Enseigner – Evaluer, et qui met l’évaluation au poste de commandement. Les Chapitres, Qui synthétisent bien des acquis de la nouvelle didactique des langues, définissent les finalités et les principes d’une réforme de leur apprentissage : le plurilinguisme européen, la notion de compétence comme capacité à agir, l’apprentissage par le projet et les tâches, la transparence des objectifs et des critères d’évaluation. Ils en détaillent également les incidences pratiques sur l’élaboration des programmes, l’organisation des certifications, et sur la promotion des apprentissages autodirigés. Sous la forme de tableaux et de grilles, l’ouvrage présente également un grand nombre d’outils pour la réflexion et l’action des praticiens : notamment les échelles des niveaux communs de compétences, avec leurs 514 « descripteurs de compétences langagières »1.

L’ouvrage CECRL s’est peu à peu renforcé d’un grand nombre de guides d’utilisation conçus par des experts du Conseil de l’Europe et de portfolios d’autoévaluation destinés aux apprenants. En France, des didacticiens ont créé des référentiels qui détaillent les contenus de plusieurs niveaux. Sur le terrain, comme dans les structures de formation au FLS2 de Strasbourg, des formateurs ont élaboré les référentiels CECRL dont ils ont besoin – notamment quelques-uns de mes étudiants en stage. Les derniers manuels de FLE se réfèrent également aux niveaux et aux « propositions » méthodologiques du CECRL, ils intègrent une phase d’évaluation aux modules ajustée aux normes du Cadre et ils revendiquent une « perspective actionnelle ».

En même temps, les travaux universitaires (enseignement et recherche), les revues spécialisées et les maisons d’édition de FLE offrent de nombreux textes qui sont pour la plupart des défenses et illustrations du Cadre. Un des derniers en date est le copieux, clair et distinct Dictionnaire pratique du CECRL (Robert, Rosen, 2010). Les ouvrages et les documents qui popularisent ce modèle veillent souvent à définir avec précision les termes techniques : c’est le cas du dictionnaire de Robert et Rosen (2010), des glossaires de Noël-Jothy et Sampsonis (2006) et de Tagliante (2005). Tout cela facilite l’usage des matériels d’évaluation et d’enseignement conformes au Cadre, et favorise la mise en œuvre de la didactique CECRL. Les productions éditoriales adaptées au nouveau paradigme font désormais partie des ressources des centres de langues, des universités, mais aussi des collèges et des lycées de France. Et elles sont en phase avec les missions des organismes de certification : CIEP (Centre International d’Etudes Pédagogiques de Sèvres) ou CCIP (Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris). Parallèlement, les services des ambassades de France se fondent sur le CECRL et les examens qui s’y sont alignés (DELF, DALF, TCF3) pour juger des compétences en français des étudiants d’autres pays qui veulent étudier en France et de celles des étrangers désirant vivre en France (DILF4). Aujourd’hui, les institutions universitaires et scolaires de nombreux États extra-européens se montrent très intéressées par le dispositif du Cadre et elles cherchent à y adapter leurs certifications : c’est le cas en Algérie. Le CECRL est aussi reçu favorablement en Chine (Fu Rong, 2009) et au Japon (Himeta, 2009 ; Castelloti, Nishiyama, 2011).

Les didacticiens qui partagent la culture du Cadre émettent parfois des critiques ponctuelles. Tagliante (2005 : 41) souligne quelques « points faibles » dans le texte du CECRL : certains descripteurs de compétences ne renvoient pas à des comportements observables. Robert et Rosen (2010) pointent des lacunes : l’absence de certains descripteurs aux niveaux C1 et C2, et un manque d’échelle « pour évaluer les activités de médiation » (id. : 147) ; ils remarquent également, pour ne pas l’approuver, que « la lecture (des) descripteurs laisse supposer que le Cadre ne semble pas recommander l’étude d’un texte littéraire avant le niveau B2 » : le niveau supérieur au niveau-seuil B1 (id. : 140). Mais ces auteurs ne remettent pas en cause la logique pratique d’ensemble du système, ils invitent plutôt à s’y inscrire pour le rendre encore plus opérationnel.

Dès sa publication et depuis lors, les concepteurs et les rédacteurs du CECRL et la plupart de ses exégètes ont réaffirmé que le cadre proposait mais ne prescrivait pas. On pouvait pourtant prévoir que les dirigeants politiques et autres décideurs allaient en faire un usage normatif. De fait, de l’université aux écoles, l’expérience a montré que les renvois au CECRL règlent les décisions, les mesures et les actions linguistiques. Des autorités aux acteurs de terrain, le Cadre est devenu incontournable pour l’apprentissage des langues dans de nombreux pays : « les tables de la loi », plaisante un officiel français. Les acteurs de l’enseignement doivent dorénavant travailler selon la problématique et avec les outils du CECRL. Contredites par les réalités du terrain, les protestations de non-normativité sont les actes de dénégation d’un discours d’accompagnement de la mutation éducative programmée par les autorités politiques, économiques et académiques européennes. J’approuve donc la traduction française de framework : le CECRL c’est vraiment tout un cadre. C’est à la fois un ouvrage de référence, un ensemble de ressources, et c’est, plus structurellement, un mode de gestion de l’apprentissage des langues à tous les niveaux : micro (la classe), méso (l’établissement) et macro (le pays). Pièce maîtresse d’une ingénierie sociale de formation aux et en langues, c’est un véritable « gouvernement » (Foucault) qui met en œuvre des techniques de savoir et de pouvoir. Cette technologie culturelle des langues se manifeste comme un ensemble de choses, de gens et de manières de faire, penser et parler (i.e. vivre et être), qui interagissent, s’ordonnent et se normalisent dans un dispositif5 complexe où se font et se contrôlent les discours et les comportements des individus. Au cœur de la dynamique culturelle du nouvel univers capitaliste. Je précise enfin que, conformément aux pratiques scientistes et technicistes dominantes, ni le CECRL ni son adoption n’ont donné lieu à un débat démocratique contradictoire. L’hégémonie de l’expertise se passe du libre examen critique par les citoyens, qu’ils soient savants ou profanes. Le Cadre est donc la manifestation d’une politique linguistique européenne « dépolitisée » – dépolitisante – au sens de la politique démocratique par tous et pour tous de Castoriadis ou de Rancière. Je montrerai prochainement comment cette dépolitisation va de pair avec une forme de moralisme et de culturalisme.

Je dirais de la didactique des langues ce que Rastier (2003) écrit de l’interprétation conduite par l’herméneutique, lorsqu’il recommande « qu’elle problématise son rapport avec la pratique sociale où elle prend place ». Pratiques sociales, les pratiques discursives et les actions didactiques – les miennes comprises - ne prennent leur sens et ne créent leurs effets de vérité et/ou d’illusion, que si on les pense en contexte et en processus, en interdépendance et en interaction avec leur milieu sociohistorique et en rapport avec les intérêts convergents, divergents ou antagoniques des « acteurs sociaux ». Le paradigme CECRL est au cœur de la rationalisation-standardisation des façons d’apprendre, d’enseigner et d’évaluer, programmée depuis quelques dizaines d’années par les experts didacticiens du Conseil de l’Europe. Avec une double finalité affichée : développer le plurilinguisme pour unir les peuples européens – la dimension culturelle et morale – et orienter l’apprentissage dans un sens plus pratique et plus efficace : notamment afin d’améliorer les compétences linguistiques d’employables mobiles et adaptables – la dimension économique. Le CECRL, ses commentateurs et ses diffuseurs ont tant de vocables en commun avec le monde de l’économie que j’ai proposé de dénommer la didactique des langues institutionnelle « management appliqué » (Lefranc, 2008). Le système Cadre montre et dit que le travail d’enseignement-apprentissage est en continuum avec le travail au sens économique, et avec la formation professionnelle d’une main-d’œuvre conforme aux nouvelles normes et conditions du marché capitaliste.

Je ne prétends pas dire toute la vérité sur le CECRL, mais je vais présenter des éléments d’interprétation vraisemblables à partir d’un modèle théorique heuristique. Admettant avec Meyer (2010 : 16) que le dissensus est inséparable de la démocratie, j’en appelle à l’examen contradictoire de la politique de l’Entreprise Cadre. Pour aider à répondre à cette double question : de qui le CECRL sert-il les intérêts, au détriment des intérêts de qui ? Mon ambition est de contribuer à identifier les forces sous-jacentes à l’œuvre à travers le chaos des apparences, pour parler comme David Harvey, d’éclairer quelques enjeux de la technologie de l’économie de la connaissance appliquée aux langues, et, au-delà, d’inviter à des travaux de contre-expertises indépendantes des États et des milieux d’affaires, à l’exemple de ceux qui doutent de l’innocuité de l’industrie nucléaire civile ou de l’industrie agro-alimentaire. Après la critique de l’agriculture industrielle, poursuivre avec celle de la culture industrielle de l’apprentissage des langues ?

Pour montrer qu’il n’existe pas de rupture fondamentale entre l’OCDE, la Commission Européenne et le Conseil de l‘Europe producteur du CECRL, on doit dépasser les séparations communes, médiatiques mais aussi académiques, qui découpent des entités « économique », « sociale ou « culturelle » et les isolent les unes des autres. Aujourd’hui déjà, au moins un sociolinguiste (Duchêne, 2011) et un didacticien du FLE (Migeot, 2007) tiennent compte des réalités socioéconomiques européennes. Nico Hirtt, quant à lui, aide à comprendre l’interdépendance entre la dynamique du marché du travail, la nécessaire adaptation des acteurs sociaux à ce milieu par l’acceptation réaliste-résignée d’emplois précaires et de faible qualification et la « modernisation » des systèmes éducatifs, dont leur enseignement des langues. Hirtt (2010) cite une étude du Centre Européen pour le Développement de la Formation Professionnelle (CEDEFOP), qui parle d’une « polarisation dans la demande de compétences » :

« Si la tendance actuelle se poursuit » dit le CEDEFOP, « les changements structurels en cours créeront de nombreux emplois de haut niveau, mais également un grand nombre de postes de travail à l’extrémité inférieure du spectre des emplois, avec de bas salaires et de piètres conditions d’embauche ». (CEDEFOP. Future skill needs in Europe : medium-term forecast. Background technical report, Publications Office of the European Union, 2009)

Cette évolution du marché du travail éclaire d’un jour nouveau le discours dominant sur la « société de la connaissance ». Et elle a forcément des conséquences radicales pour les politiques éducatives. L’OCDE se trouve contrainte de reconnaître cyniquement que

« tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin ». (OECD, What future for our schools, Paris, 2001).

Ce contexte sociohistorique « donne du sens » à ces lignes du CECRL sur l’utilisation des échelles de descripteurs de compétence langagière :

« Les utilisateurs du Cadre de référence envisageront et expliciteront selon le cas […] dans quelle mesure ils ont le souci de mettre en relation les niveaux et la présentation des résultats aux employeurs, aux autres secteurs éducatifs, aux parents et aux apprenants eux-mêmes ((échelles) centrées sur l’apprenant) » (Conseil de l’Europe, 2001a : 36).

La politique linguistique et éducative européenne et, d’abord, son enseignement de masse, s’inscrit dans la politique économique de formation et de gestion d’une main-d’œuvre populaire, dotée d’une compétence pour communiquer en plusieurs langues dans les secteurs des services. Pour ce type de public, le niveau Utilisateur élémentaire A paraît bien suffisant. La lecture des descripteurs des niveaux A1 et A2 montre que la didactique CECRL est aussi une réduction des capacités humaines à des capacités communicatives ordinaires, nécessaires et suffisantes pour accomplir des tâches simples au travail et dans la vie quotidienne : bavardages phatiques, achats, démarches administratives, exposition aux médias et à la publicité, etc. Le Cadre reprend ici l’héritage académique du découpage de l’apprentissage en niveaux qui vont du simple au complexe, et cette répartition recoupe la répartition par niveaux des individus se révèlent inégaux en capacités, en motivation, et, implicitement, en intelligence. Pour s’adapter aux exigences du marché de l’emploi tel qu’il est – et non tel qu’une autre politique le ferait évoluer –, il faut donc rehausser le niveau de compétence en langues des jeunes et des adultes européens (France comprise, surtout après les évaluations PISA). L’enseignement devra se réformer en profondeur tout en continuant de concilier le discours de l’apprentissage pour tous avec des finalités, tacites parce qu’évidentes – taken for granted – de façonnage et de gestion des populations à travers le classement/ déclassement/ reclassement en bons, moyens et faibles.

Comment restructurer la force de travail en employables très qualifiés (la minorité), moyennement qualifiés (une grande partie) et peu qualifiés (la majorité) ? Comment modeler des êtres humains voués à vivre dans la compétition sélective-éliminatrice et sous la menace du précariat ? En phase avec l’ordre économique, le CECRL est compatible avec les « techniques » du New Public Management (Van Zanten, 2008 : 351-353) qui se sont répandues de la maternelle à l’université dans de nombreux pays et se qui manifestent par la « démarche qualité », la politique du résultat ainsi que par l’élaboration et l’usage d’outils d’évaluation adaptés à la société de contrôle et de surveillance des sujets traçables. La moderne « gouvernementalité sécuritaire » (Foucault), faite de pressions sociales verticales et horizontales, réalise une forme d’autoritarisme diffus et indirect, tout en intégrant des formes autoritaires plus traditionnelles et plus ouvertement coercitives que Foucault appelle « discipline ». Au cœur des dispositifs de formation professionnelle initiés par des dirigeants économico-politiques, des experts et des formateurs, soucieux de moderniser et de rationaliser l’enseignement des langues et des autres disciplines, ce mode de gouvernement ne se discute pas : il est donc non démocratique et philosophiquement non libéral.

Composante essentielle du processus d’acculturation à l’économie de la connaissance, la formation linguistique se met au service de la société de marché, et elle met les activités d’apprentissage aux normes de la nouvelle organisation scientifique du travail. Cette nouvelle économie renvoie au développement rationalisé des savoirs, savoir-faire et savoir-être (capacités adaptatives et créatives, attitudes) des personnes employables. Si l’on passe au niveau micro des entreprises et des administrations, elle prend la forme d’une ingénierie ou gestion des connaissances – traduction de knowledge management – qui conduit à revoir les structures de formation. De fait, depuis ces dernières années, les centres de FLE publics et privés sont soumis à une labellisation en cohérence avec le CECRL (Lefranc, 2009). Parallèlement, les organismes de formation au FLS et à la littératie en français, désormais régis par un système d’appels d’offres, revoient leur fonctionnement.

Le système CECRL n’est jamais incompatible avec l’ordre socioéconomique et sociocognitif inégalitaire, où l’on détecte pédagogiquement et administrativement une minorité d’apprenants « en difficulté » et, surtout, une majorité d’apprenants « en médiocrité ». La nouvelle société de connaissance est en continuité avec la tradition sélectionniste de l’éducation révélatrice de talents et le Cadre contribue à enregistrer et entériner les compétences et les incompétences des uns et des autres. Au centre des finalités explicitées du CECRL les « compétences générales » (dont « la compétence à communiquer langagièrement ») faites de savoirs (bonnes connaissances), de savoir-faire, de savoir-apprendre (bonnes pratiques) et de savoir-être (bonnes manières et bonnes attitudes). Ainsi sera-t-on en mesure de repérer les acteurs sociaux qui, après une formation où leurs capacités et leur habitus6 auront été vérifiés, auront à exercer les fonctions de :

  • cadre supérieur, pour les « utilisateurs expérimentés » de niveaux C2 et C1, i.e. respectivement de niveaux « maîtrise » et « autonomes ». (Et même de niveau B2+ ?)
  • cadre moyen, pour les « utilisateurs indépendants » des niveaux B1 (« niveau-seuil ») voire même B2 (« avancé »). Les enseignants non-spécialistes de langues par exemple.
  • opérateur ou salarié d’exécution, pour les « utilisateurs élémentaires » des niveaux A1 (« introductif ou découverte») et A2 (« intermédiaire ou de survie »).

Si ce schéma de distribution tendancielle se vérifie, et si les capitaux culturels linguistiques coïncident suffisamment avec les capitaux économiques et sociaux pour opérer une classification si cohérente qu’elle en paraîtra naturelle, en escamotant le processus didactique et administratif de catégorisation, on retrouvera la tripartition entre les groupes sociaux supérieurs dominants, les classes vraiment moyennes et les couches populaires. Charmés et cois, les classés ne pourront qu’adhérer aux résultats de ces classements convergents dont les critères sont protégés par une neutralité « technique » qui fait passer toute critique pour « idéologique ». Magie de la typologie et de l’étiquetage avec leurs effets de prédiction auto-réalisatrice, succès de la domestication participative (Lefranc, 2008b).

Par ailleurs, on peut penser que si les enfants de dirigeants se plieront aux examens, ils n’auront pas besoin de passer par l’enseignement à la mode Cadre. Ils sont généralement scolarisés dans des institutions internationales ou nationales pour enfants de nantis en capitaux économiques, sociaux et culturels, qui offrent même parfois des formations progressistes (Pinçon-Charlot, Pinçon, 2003). De plus, des précepteurs – ou coachs – les aideront à réaliser leur potentiel en évitant de s’enfermer dans l’acculturation limitative du CECRL. On retrouverait alors la situation de l’ère du béhaviorisme appliqué aux langues, naguère imposé aux masses plutôt qu’à l’élite :

D’une façon générale, l’autocritique règne dans l’Enseignement, sous le nom de « soul searching » (…) et tout le monde ironise sur les disciplines faciles ou utilitaires. C’est le retour des disciplines traditionnelles : mathématiques, sciences, langues étrangères (lesquelles comprennent le latin), sous forme de cours « avancés » s’adressant aux plus aptes maintenant séparés de la masse. (Tallot J., 1959, cité par Puren, 1988 : 304).

En vertu de la logique de la bi/tripolarisation qui met les classes populaires hors jeu – y compris parce que leur faiblesse culturelle relative donne prise à leur éviction –, le système Cadre va aider à distribuer les élèves et les étudiants scolarisés en plusieurs catégories :

  • ceux qui n’ont pas le choix iront dans des collèges, des lycées et des universités de masse, voire dans des centres labellisés, et devront se contenter des formations calibrées CECRL
  • certains apprenants de ces mêmes institutions pourront néanmoins compléter avec des cours particuliers et un usage performant d’internet
  • les privilégiés éviteront cette formation réductrice dans des institutions d’élite où ils apprendront autre chose et autrement. Ces élus vivront en outre des expériences plurielles et pleines d’heureuses surprises linguistiques et éducatives, grâce à des activités, certes peu rationnalisées et standardisées, mais néanmoins efficaces : rencontres avec des locuteurs natifs de choix, loisirs culturels, pratique efficace et conviviale des TICE avec des correspondants de leur monde, voyages, etc. Ces sujets parlants constateront, qu’avec eux, naturellement, « les langues, ça rentre tout seul ».

Le capitalisme n’est pas seulement un mode de production, ni une formation sociale, mais une dynamique de civilisation qui touche tous les aspects de la vie humaine : c’est un mode de vie, une forme de vie, comme l’ont montré Adorno et Debord. On sait que, pour l’archéologie préhistorique, les objets techniques sont pensés dans l’organisation sociale des humains qui les fabriquent et les utilisent, et que tout système socioculturel a une dimension technologique. Utilisé par les anthropologues, le mot « technologie » désigne d’abord la science humaine (Haudricourt, 1987) qui étudie la dynamique, qui, dans un espace social donné, articule des objets (matériaux et outils), des sujets-corps parlants et des manières de faire, parler, penser. À travers des activités productrices de survie et de vie et qui donnent du sens à la vie et au monde. J’ajouterai qu’elle étudie les « rapports de force et de sens » (Bourdieu, Auger) des acteurs sociaux à ces choses, à ces façons de faire et aux autres agents, parce que les « techniques » sont indissolublement des techniques de savoir et d’action, et donc des moyens d’exercer des pouvoirs sur les choses aussi bien que sur les gens : à commencer par l’« utilisateur » lui-même, socialisé et instrumentalisé par son usage des procédures et des outils, au fil de ses expériences pratiques. Toute « technologie » est donc toujours culturelle. En suivant le glissement usuel, j’userai de ce terme pour désigner également l’objet de la discipline, le système technique (Ellul) avec ses différents types de procédés et méthodes, et d’outillage. J’y inclus les « techniques du corps » étudiées par Mauss, dont font partie les techniques d’apprentissage des langues orales et écrites. C’est dans ces termes que je décrirai la « machine » CECRL : elle met en rapport des apprenants et des enseignants, avec leurs manières de, et des ressources matérielles : les supports, les documents, les outils, et le matériel verbal ; et il aménage cette complexité en respectant les normes culturelles inégalitaires des institutions et des organisations éducatives nationales.

Si la technologie des langues se remodèle – i.e. se cadre, s’oriente et se structure – en fonction du marché de l’emploi, de la production et de la consommation, elle le fait à partir de son champ propre, dans son mode de fonctionnement et son langage particuliers. On change les comportements en développant des compétences langagières qui répondent aux contraintes des règles du jeu social, celles dont les autorités politiques et économiques veillent au maintien et dont elles contrôlent les modifications. Pour cela, dirigeants et cadres supérieurs devront tenir compte, à la fois de l’héritage des traditions didactiques des nations, mais aussi des rapports de forces entre les agents du monde de l’éducation : dirigeants-décideurs, experts, chercheurs, enseignants, apprenants, et parents. Toute une série de « partenaires » inégaux en savoirs-pouvoirs, i.e. plus ou moins riches en capitaux économiques, sociaux et culturels : des capitaux-ressources qui sont des capacités-possibilités d’action sur le monde et sur soi. Dans ce contexte, le système CECRL apparaît comme un phénomène à la fois intéressant et préoccupant de transposition didactique : il acculture les corps parlants au capitalisme moderne par ses techniques de socialisation langagière.

Selon moi, cette problématique technologique aide littéralement à mieux comprendre l’agencement politique7 des rapports pratiques aux tâches, aux outils de travail (référentiels, grilles, listes/ checklists, fiches, manuels) et aux techniques (procédures et stratégies) qui s’organisent dans un régime d’apprentissage que le matériel du Conseil de l’Europe (tableaux du CECRL, Portfolios européens des langues) a rendu possible et qu’il contribue à mettre en œuvre. Dans la classe de FLE modernisée, l’évaluation finement critériée s’accomplit au cours d’une « communication sociale d’apprentissage de la langue » (ou CAL, Lefranc, 2008b) en phase avec le travail en équipe préconisé par la « perspective actionnelle » du Cadre. Harmonie et air de famille entre les « tâches » d’apprentissage des langues et celles de l’entreprise. Cohérence heureuse entre les procès de travail de l’enseignement scolaire, de la formation professionnelle, de la production, du commerce et des services, enfin réconciliés. Pourtant, si la normalisation des acteurs passe par la normalisation de leurs activités productives et sociocognitives, si l’ensemble des techniques d’enseignement des langues participe d’une technologie culturelle de pouvoir, on la décrit peu ainsi. C’est aussi parce que, même si les rapports pratiques et symboliques aux choses n’existent qu’entremêlés aux affrontements de force (Althusser) et aux rapports d’interdépendance (Elias) entre les gens (exploitation, instrumentalisation, oppression, résistance, subversion, coalition, coopération, étayage, etc.), en même temps, les pouvoirs des uns sur les autres sont médiatisés et brouillés-masqués par le ressenti et l’idéologie de « la force des choses », et par le fantasme du pouvoir des objets. Un fétichisme pluriel qui s’allie à la transcendance de certaines valeurs culturalistes et moralistes : respect de l’Autre, diversité.

Tout se passe comme si, avec la machinerie CECRL, l’industrie culturelle (Kulturindustrie : Adorno et Horkheimer, 1974) se déclinait aujourd’hui en une industrie culturelle éducative : une Bildungsindustrie où l’« éducation tout au long de la vie » (lifelong learning) se confond avec la « formation ». Rappelons à ce propos que l’outil référentiel est historiquement issu de la culture éducative d’entreprise : la formation professionnelle (Rosen, 2006 : 75). Cette Bildungsindustrie modernise une inculcation scolaire et universitaire qui ne remplissait plus son rôle de cohésion et de stabilisation sociales, ni sa fonction d’adaptation des apprenants aux contraintes économiques. Elle assure l’extension et la mise à jour (au sens numérique) d’une socialisation par la communication langagière, qui complète les autres modes de conditionnement et de dépendance, intériorisés au cours des routines de travail et de consommation. Les discours sur l’apprentissage plurilingue véhiculent un pragmatisme et un utilitarisme qui donnent à penser que la culture éducative sert avant tout à se former préprofessionnellement. Une fois ainsi éduqué, et rééduqué, l’apprenant est mieux préparé et disposé à chercher et accepter du travail, mais aussi à accepter son sort parce qu’il aura appris à ne s’en prendre qu’à lui : savoir-être de responsabilité. Les interactions avec les outils et les autres composantes des situations d’action, de communication et d’apprentissage contribuent à la création d’un type humain procédural, fonctionnel et opérationnel, qui passe de grille en grille, de tableau de bord en tableau de bord et de pilotage en pilotage, et qui s’exerce à transposer dans le travail et dans le reste de sa vie la phraséologie, les conduites et l’habitus de performance et de gestion, diffusés par les médias et désormais par l’école. Cet homme nouveau, « surmoderne» (Marc Auger), est un être à la fois contrôleur (des autres et de lui-même) et contrôlé. Dans la société oligarchique totalitarisante (Lefranc, 2008b), où les contre-pouvoirs sont très faibles, le sujet parlant s’acculture en une élaboration dirigée de ses connaissances, de ses capacités et de son habitus. Cet accomplissement de sa puissance d’exister et d’agir (Spinoza), cet empowerment (mot de l’entreprise et de la didactique) se réalise par l’exploitation, la modélisation et la limitation relative de ses aptitudes naturelles, qui sont encadrées, canalisées et orientées selon la technologie d’évaluation et de classification. L’individu est pris par la force des choses gérées par les autorités administratives et professionnelles dont il dépend ; et si elles donnent forme à ses capacités créatives, elles inhibent ses potentialités qui ne rentrent pas dans les cases ou dans les classes. Loin d’être maîtres et possesseurs, la plupart des êtres humains seraient donc plutôt maîtrisés, possédés et dépossédés.

Soumises au paradigme de l’organisation, les tâches d’enseignement et d’administration fusionnent grâce aux actions de contrôle, de surveillance et de mesure, auxquelles les réformes académiques successives d’Europe et d’ailleurs (USA notamment) ont habitué les acteurs, et qui donnent vie aux dispositifs d’apprentissage. Directement et indirectement, les faits, les gestes et les discours tendent à être contrôlés au cours d’activités où chacun est poussé et incité à se servir des listes de contrôle et des tableaux qui l’aideront à mieux comprendre, appliquer et adopter les descripteurs, à repérer les indicateurs et à calculer son niveau ou ceux des autres. La classe de langue devient une agence de notation : les outils du CECRL font reconnaître les compétences de l’apprenant parce qu’on le connaît dans les détails grâce à l’évaluation et l’auto-évaluation critériées qui, le révélant aux autres et à lui-même, décrivent ce qu’il est capable de faire et définissent quel genre de sujet parlant il est en vérité. Ces analyses méthodiques seront même complétées et corroborées par des données obtenues grâce à d’autres tableaux qui décrivent son profil cognitif ou son style d’apprentissage. Sous le charme de ce « labelling didactique » proche des tests psychotechniques, comment ne pas devenir ce que tant de tableaux et de professionnels nous disent et nous montrent que nous sommes ?

En continuum et en harmonie avec le monde comme il va, la classe de langue prend un air d’agence de renseignement. Depuis longtemps les manuels de FLE ont habitué les apprenants à remplir, machinalement ou ludiquement, des fiches d’inscription ou des cartes de débarquement. Bien dans l’air du temps, un texte écrit par un membre du GFEN (Kouzmin, 2010) propose de jouer au blason : jeu de l’oie qui fait dire publiquement une foule de choses sur soi. Dans la même veine, un des outils phares de la technologie Cadre, le Portefeuille européen des langues (Conseil de l’Europe, 2001a : 22), comprend une « biographie langagière » qui informe les lecteurs intéressés (enseignants, parents, ou employeurs) sur la vie linguistique et sociale de l’élève. À CECRLand ne règnent ni le tact ni la discrétion. Instrument d’auto-évaluation et d’archivage de données personnelles, ce Portfolio apprend à se voir et à se traiter comme un objet à analyser. L’évalué-évaluateur partage ainsi une culture commune avec ses futurs évaluateurs institutionnels. Il construit une image de lui-même médiée et modelée par l’usage des grilles d’analyse qui décide de ses capacités. Le contrôle passe donc par l’autocontrôle, le sujet s’auto-administre des jugements de valeurs et s’auto-assigne une identité. La force persuasive de ces outils de catégorisation des individus tient aux effets d’objectivation et d’objectivité créés par un système où l’on s’efforce d’harmoniser les auto-évaluations, les exo-évaluations des enseignants, voire les co-évaluations des membres de la classe.

Ces techniques culturelles sont conformes aux recommandations de la Commission européenne qui propose de généraliser « l’expérience des pays qui utilisent les portefeuilles de compétences (et) les plans individuels d’évaluation de l’apprentissage » et d’élaborer « des programmes et des dispositifs de certification mieux adaptés aux besoins de compétences du marché du travail » (Hirtt, 2010). Dans l’univers de notre société de contrôle (Deleuze, 1990) où les caméras filment des rues et où des gens se confient à la télévision ou sur l’Internet, les jeunes gens, habitués à ne rien avoir à cacher, donnent une quantité de renseignements sur leur compte, en faisant de moins en moins la part entre ce qui est intime et pourrait rester confidentiel, et ce qui peut se dire en public. Il est vrai que la lecture des magazines, avec leurs horoscopes, leurs jeux et leurs tests psychologiques, nous a habitués à nous analyser ludiquement. La didactique institutionnelle-fonctionnelle du CECRL trouve des humains culturellement préparés et entraînés.

Dispositif conceptuel à but pratique, la phraséo-idéologie8 du management régit notre socioéconomie de communication et de connaissance. Ce langage enrichi de lexies-notions empruntées aux sciences cognitives et de l’information nous fait penser et agir en termes de. Les apprenants et les enseignants sont incités à conceptualiser et à vivre leurs pratiques et leurs conduites en termes d’audit, bonnes pratiques, descripteurs, évaluation, indicateurs, démarche qualité, profils, projets, référentiels, optimisation, etc. Ces mots et ces expressions, souvent décalqués de l’anglo-américain économique, sont aussi ceux des ressources humaines (Igalens, 2008) et du marketing (Chevalier et Dubois, 2009). Les lexies simples et complexes de ce langage banal dessinent un univers cohérent, harmonieux, où les mots et les actions se répondent d’une sphère à l’autre tout en restant conventionnellement séparés. Et si, en vertu d’une forme de spiritualité particulière à la « double pensée », les interlocuteurs rapprochaient semi-consciemment, imaginairement, ce qu’ils séparent rationnellement ?

Comme Hirtt (2010), Rey (2011) rappelle que la manière de dire et de penser en termes de « compétence » a gagné bien des domaines : monde de l’entreprise, réinsertion professionnelle, formation continue, éducation scolaire. Avec d’autres vocables de la culture capitaliste (gouvernance, gestion, ingénierie, faisabilité), cette lexie crée un continuum idéologico-pratique entre les discours de l’éducation et du travail – ou plutôt ceux de la formation et de l’entreprise. À la fois aide-mémoire, signes de ralliement et rappels à l’ordre du discours dominant, ces « mots du pouvoir » (Durand, 2007) marquent l’hégémonie culturelle de l’économisme triomphant. Comment ne pas s’abandonner aux croyances des flux discursifs quand on entend partout la même chanson ? Et qu’aucun autre vocabulaire technique n’est aussi transparent, acceptable, opérationnel, sur le marché linguistique ? Bien des termes courants de la didactique des langues fonctionnent littéralement et métaphoriquement, pour faire de l’enseignement-apprentissage une question de gestion, et de ses actions un problème d’organisation entrepreneuriale du travail. Ainsi, non seulement la phraséologie économiste charge idéologiquement le FLE avec ses valeurs-normes d’efficacité et de technicité, mais elle le fait évoluer praxéologiquement. Les discours-à-pratiques de la didactique institutionnelle, en association avec d’autres discours de l’éducation (Le Goff, 1999), contribuent à faire de l’enseignement et de ses matières, des disciplines au service de la nouvelle rationalisation du travail.

Des auteurs ont souligné que la métaphore jouait sur le sens propre et le sens figuré, et créait un flou conventionnel (Suhamy, 1990). J’avancerai que l’usage des termes prestigieux du management moderne crée un flou sémantico-idéologique propice à des confusions pleines de charmes. Le terme polysémique et métaphorique de compétence évoque au moins deux domaines d’expérience à la fois. Celui auquel il renvoie directement par son sens propre transitoire : la « compétence professionnelle » du monde du travail ; et le domaine du monde de l’éducation auquel renvoie son sens ultime : « connaissances et capacités », marqué et comme auréolé du premier sens. Ce sens propre est apparu transitoirement puis a été escamoté par le tour de passe-passe de la métaphore, qui charge le mot d’un double sens et joue du tremblement sémantique entre le professionnel et l’éducatif, et entre le ton ludique et le ton sérieux. J’ai naguère soutenu que tout énoncé était chargé d’un sémantisme à la fois descriptif, axiologique et praxéologique, et, dans le cas de la métaphore, j’ai montré qu’elle appelle à traiter le référent comme on traite l’objet du sens propre (Lefranc, 1999) : c’est-à-dire à instaurer un même rapport symbolique et pratique entre les entités réelles désignées par le sens littéral et par le sens figuré. De même que le désignant insultant « PIGS » invite à traiter les personnes ainsi nommées avec la même sévérité que l’on traite ces animaux, avec « compétence », les discours didactiques inviteraient à traiter les apprenants avec le même professionnalisme que l’on traite les salariés. C’est aussi le cas avec « formateur » qui remplace « professeur ». Grâce aux pouvoirs du sens figuré, les discours fonctionnent et « fictionnent », en jouant sur deux mondes. L’usage métaphorique des termes du marketing et des ressources humaines (indicateur, mobilité, profil) fait glisser le discours didactique sous la houlette de la phraséologie du management, dans ses dimensions cognitive, pratique et fantasmatique : de désir et d’imagination. Tout se passe comme si le sémantisme économiste montait en transcendance ou, plus précisément, passait en « dominante transcendante ».

On sait que les sujets parlants en position d’autorité recourent au double langage, c’est-à-dire à un double jeu avec le langage et les interlocuteurs : avec le destinataire, et parfois avec le destinateur lui-même. D’où un dédoublement discursif entre l’officiel et l’officieux, le public et le confidentiel qui s’opère dans les échanges avec des interlocuteurs différents, avec le même destinataire ou avec soi-même. Ce dédoublement prend la forme de discours contradictoires émis par le même parleur ou de segments contradictoires dans un même discours. Il y a ainsi double discours quand, au sein d’un même texte, le sens d’un mot clé est contredit par ailleurs. C’est le cas avec l’ouvrage CECRL qui met en avant la valeur d’« autonomie » alors qu’il expose en détail les composantes d’une évaluation standardisée et qu’il invite les utilisateurs à s’installer dans un univers quadrillé de descripteurs de compétences. Le Cadre instaure une dépendance des apprenants et des enseignants à ses tableaux et il implique le sujet dans la programmation rationnelle de ses opérations et de ses conduites d’apprentissage : une planification hétéronome. En d’autres termes, on dit une chose au niveau microstructurel du mot : « vous êtes autonome », et on signifie (on montre) le contraire au niveau macrostructurel du discours : « appliquez ces critères ».

On joue également avec l’extra-linguistique et je qualifierai de double langage l’acte de discours signalé par Jacques Bouveresse, qui consiste à ne pas tenir compte des conséquences prévisibles de ses propos ou de ses actes dans un contexte social connu de tous. C’est le cas lorsque l’on tient un discours technique et neutre sur une mesure et que l’on fait silence sur ses très probables répercussions. J’éviterai le procès d’intention, mais je ferai en revanche un « procès d’ignorance » aux concepteurs du Cadre, en leur reprochant de fermer les yeux sur les effets collatéraux du CECRL. Il est vrai que cette posture est favorisée par la division du travail savant : la spécialisation des disciplines permet de ne pas poser la question sociale. Faire le contraire serait catégorisé hors sujet, parce que la didactique d’expertise se concentre sur un objet déconflictualisé, dépolitisé. Sans éliminer la possibilité d’intentions cachées ou refoulées – dans un double jeu avec soi-même –, je ferai plutôt le procès d’une ignorance délibérée des effets prévisibles du discours CECRL dans le milieu socioéconomique actuel. Il y a double discours quand on met en avant une terminologie libérale, celle du « choix » et des « possibilités », associée à des objectifs prometteurs, sans tenir compte des réalités scolaires ou universitaires dont dépend leur réalisation9. Tout se passe comme si le technicisme du CECRL faisait l’impasse sur les conditions de (d’im)possibilité concrètes de la situation politique et économique. Dans un pragmatisme enchanteur et illusionniste.

On laisse ainsi croire et espérer que n’importe quel apprenant « pourra » poursuivre son apprentissage et passer du niveau A à B puis C. C’est-à-dire, en jouant du flou sémantico-idéologique du verbe « pouvoir », qu’il en aura tout à la fois la possibilité, les capacités et la permission. C’est le cas avec les discours sur le DILF : après avoir atteint le premier niveau A.1.1., l’apprenant « pourra » continuer et passer le DELF ; c’est faire ici l’impasse sur les possibilités matérielles et les capacités immédiates des apprenants : sur leur capabilité (Amartya Sen). Et c’est, comme à mots et réalités couverts, laisser faire la sélection sociale. Paradoxalement, au-delà des espérances irréalistes qu’il peut faire naître chez les naïfs, le CECRL redevient réaliste (au sens des romans réalistes) si on le traduit en termes de société à plusieurs vitesses : les choix, les possibilités, c’est pour les gagnants, pour l’élite des « révélés ». Osons une prophétie sur le ton de la fable et de la caricature, ou de la satire. De nombreux apprenants n’iront pas au-delà du niveau « utilisateur élémentaire » (A1 ou A2), et le gros du peloton en restera au niveau « utilisateur intermédiaire » (niveau-seuil B1). Seule une minorité d’élus parviendra, à l’oral comme à l’écrit, à comprendre et à produire des discours riches et complexes, et c’est cette élite d’« utilisateurs expérimentés » qui réussira brillamment les examens des hauts niveaux C1 et C2.

Il est tout aussi inconséquent de s’en tenir à la lettre du Cadre sans anticiper sur les utilisations de cet outil par les autorités politiques et économiques, européennes et autres. Dans les conditions de temps, d’argent, de matériel et de personnels où se débat l’enseignement de masse de la plupart des nations, comment éviter que les autorités administratives, les chefs d’équipes pédagogiques et les enseignants (dont la charge de travail se diversifie et s’alourdit) n’élaborent les séances, les tâches et les activités d’apprentissage linguistiques qu’en fonction du matériel didactique prêt à l’emploi du CECRL : manuels aux normes et tables d’évaluation ? Au détriment d’activités plus difficilement analysables et mesurables, mais porteuses d’acquisitions « incidentielles »10, c’est-à-dire indirectes… et peu contrôlables.

Dans un monde économique si contraignant, répéter que le Cadre n’est pas prescriptif n’est-ce pas encore du double langage ? Pourtant, on pourrait interpréter les protestations de non normativité, en montrant qu’elles sont dans une certaine cohérence avec les utilisations institutionnelles du Cadre. C’est le cas si l’on pense que les principaux destinataires des travaux des experts ne sont pas les enseignants de terrain, ni les apprenants, mais les dirigeants-décideurs grands et moyens qui ont le choix de privilégier telle ou telle composante du livre CECRL, et qui pourront, eux, l’interpréter librement en lisant entre les lignes. Cette hypothèse éclaire un procédé rhétorique du CECRL, et de « la nouvelle vulgate planétaire » (Bourdieu et Wacquant, 2000). Bourdieu a souvent épinglé les euphémismes de la novlangue néolibérale, et Bacry (1992 : 151) affirme que « l’utilisation de ce procédé peut répondre à une volonté de manipulation idéologique ». De fait, le Cadre fait circuler plusieurs figures et tours dont l’interprétation s’éclaire mieux si l’on admet au moins deux types de destinataires. Pour les initiés d’en haut, les termes de « responsabilité » ou « d’autonomie » se décrypteraient comme des euphémismes antiphrastiques qui atténuent la brutalité du traitement des acteurs sociaux, alors que les discours didactiques les donneraient à lire au sens littéral par les acteurs d’en bas (les enseignants et les apprenants confiants). Sens figuré pour les uns, sens propre pour les autres : à la fois euphémisme et contrevérité - ou mensonge renversant. Cette situation de communication entre dominants et dominés a un air de famille avec celle de la réunion familiale et amicale en Syrie où, devant de jeunes enfants, les adultes font des blagues à double sens avec une idée sexuelle dérivée, alors que les petits enfants n’en perçoivent que le sens littéral (Lefranc et Tahhan, 1991).

Entre 2007 et 2009, mes étudiants de Master 1 de didactique des langues ont réalisé plusieurs enquêtes exploratoires. Il s’agit d’entretiens semi-directifs avec des professeurs de FLE ou d’autres langues vivantes, et avec quelques apprenants, où les enquêtés disent comment ils comprennent et jugent le CECRL : l’ouvrage, ses outils dérivés, et leur usage. Dans leur grande majorité les propos rapportés confirment « le succès » du Cadre souligné par Robert et Rosen (2010). (Pour une réflexion méthodologique, voir l’Annexe 2)

Cette section présente un montage de citations à fonction heuristique. La plupart des extraits retenus donnent une image favorable du Cadre, conformément aux résultats convergents de dizaines d’interviews. Pour susciter d’autres enquêtes de terrain qui ouvriront la recherche aux paroles plurielles et divergentes des acteurs, j’ai également choisi de montrer la diversité suggestive des idées. Si j’ai retenu des propos qui se répètent ou paraissent banals, c’est qu’ils m’ont paru représentatifs des topoi qui circulent chez les gens d’en haut comme d’en bas.

La majorité des enseignants interrogés à Strasbourg, ainsi que de nombreux apprenants, estiment que le CECRL rend les objectifs plus clairs et que l’« on sait où on va » : 2c, 11, 13, 24, 25, 26, 29, 34, 40, 52. La nouvelle forme d’évaluation est plus précise (6, 32), plus objective (2b, 2c) et plus transparente (1a, 3, 30), plus cohérente (5), plus efficace (14). L’évaluation positive, qui met en évidence ce que sait l’apprenant, est vue comme une bonne chose, un progrès (3, 10, 13, 18). La capacité de se faire comprendre est enfin valorisée (15). L’autoévaluation redistribue les pouvoirs entre l’enseignant et les apprenants (7). Le Portfolio donne des repères utiles à l’apprenant sur sa progression (1a, 2c, 19, 45).

Le Cadre enrichit l’enseignement-apprentissage proprement dit. Les descripteurs donnent des idées pratiques pour les cours (22, 23, 33). L’approche par tâches améliore la production orale et écrite et associe les apprentissages intra-muros et extra-muros (25, 47). Le CECRL favorise le plurilinguisme (32) et il fait reconnaître le plurilinguisme des apprenants (34).

Le système-CECRL harmonise. Il crée une homogénéité de pratiques et un langage commun entre les enseignants (30, 41, 50), entre les établissements (50), entre les manières d’enseigner les langues vivantes (31, 34, 35, 46) en France comme dans les pays européens (31, 33, 35), et entre l’apprentissage des langues et l’entreprise (50).

Avec le CECRL, l’apprentissage devient plus structuré. Le Cadre instaure une programmation rigoureuse (26). Grâce à sa cohérence et à sa précision, il fait rompre avec un type d’enseignement parfois approximatif et inefficace (26, 30) et il y a des chances qu’il empêche de mal enseigner (2b, 3, 37). Des formateurs interviewés critiquent même l’autonomie professionnelle qui était laissée aux professeurs avant le CECRL (34, 42).

Plusieurs enquêtés disent que l’apprentissage des langues est devenu plus utile et qu’il facilite la recherche de travail ou les études (48a, 48b, 48c, 48d, 49, 50). Les apprenants sont rassurés (25, 51). Tout se passe comme si, avec le Cadre, on donnait du sens à la formation en langues. Enfin, selon des interviewés convaincus, le CECRL laisse beaucoup de liberté aux enseignants (23, 30, 31), bien qu’on ait pu en donner une interprétation rigide (31).

Certains reprochent à des collègues d’avoir une vision trop négative du Cadre (23). De fait, plusieurs professeurs n’approuvent pas cette réforme. L’un d’eux note un décalage entre les ambitions du CECRL et les réalités des conditions d’enseignement (36). D’autres critiquent le temps passé à évaluer (4, 24, 28), ce qui prend du temps sur l’apprentissage proprement dit (2d, 28). Une formatrice de FLS raconte que ses stagiaires « ont peur » de l’évaluation (12) – mais elle trouve qu’ils font plus attention en cours.

Des enseignants soulignent qu’« ils n’ont pas le choix » (8, 42, 52), mais ils ne sont pas pour autant en désaccord avec le Cadre. D’autres en revanche voient le système CECRL comme une sorte de formatage (5, 9, 22, 23) : « On est tous obligés de rendre des comptes à cause du CECRL. On ne peut plus y échapper, c’est présent partout » (28). Enfin, une enquêtée souligne les qualités de certains enseignants de l’ère pré-CECR : ils pratiquaient une pédagogie intuitive, ils travaillaient en indépendant, mais c’étaient « quand même de bons professeurs » (28).

Dans le langage des médias, le terme « philosophique » est souvent dépréciatif quand il renvoie aux idées générales des dominés et des non-spécialistes, opinions dont il souligne connotativement le peu de valeur pratique. En revanche, le même terme devient mélioratif quand il qualifie les énoncés des autorités : ainsi on parle positivement de « la philosophie de l’entreprise », de « la philosophie » de telle marque, et de « la philosophie du CECRL ». Quant à moi c’est en bonne part, et pour rappeler le XVIIIe siècle critique et sa philosophie pour tous, que je présenterai pour terminer les considérations « philosophiques » de quelques interviewés. Des enseignants, dont un partisan du CECRL rapporte les propos, réprouvent son utilitarisme (49). Un étudiant insatisfait reproche à l’enseignement actuel de limiter les contenus à apprendre (20), et un enseignant remarque que le Cadre ne règle pas le « problème » de la différence individuelle des élèves (27). La richesse et la complexité de la réalité échapperaient au cadrage des apprenants (16, 17, 27, 47), de la langue et de l’expérience humaine (30). Ce qui rendrait la recherche de l’homogénéité illusoire (47). Et si certains formateurs, en particulier parmi les professeurs expérimentés, vivaient la réforme CECRL comme une négation de leur sens du métier ?

L’enseignement-apprentissage connaîtra-t-il le destin de la production industrielle, et le professeur de langue va-t-il subir le sort de cet ouvrier habitué à travailler seul à son établi et qui se trouva dépassé et marginalisé par le progrès technologique et l’organisation scientifique du travail ?

Plus de place pour l’individualisme, pour la petite machine bricolée ad hominem. Il faut un truc passe-partout, robuste et simple, même si c’est un peu moins pratique. Une machine surtout pas personnalisée. (Linhart, 1979 : 164) 

Est-ce ce qui attend les professeurs qui refusent de définir les objectifs (Annexe 1 : 24) ?

Tout se passe quand même comme si le système CECRL, à la fois cohérent, appareillé, pratique et rassurant, venait à point nommé pour remplacer des manières d’apprendre, d’évaluer et de certifier que beaucoup d’enseignants et d’apprenants ne regretteront pas. Les enquêtes de mes étudiants de Master 1 et mes échanges réguliers avec des étudiants du Master 2 Recherche FLE-FLS (chinois et iraniens notamment) m’amènent à poser que la formation au FLE de nombreux pays tend à se structurer en une polarisation sociale et didactique « public inefficace/ privé efficace ». Il y aurait d’abord un pôle public (universités et/ou lycées d’État de nombreuses nations) aux méthodes souvent « traditionnelles » : cours magistraux avec beaucoup d’écrit et de grammaire déductive, et très peu d’oral (trop de parler de la langue et pas assez de parler la langue, pour reprendre l’opposition d’Henri Besse). Et, à l’opposé, on aurait un pôle privé (centres de langues, Alliances françaises, Instituts français, etc.) avec des classes moins chargées, une méthodologie plus communicative, plus conviviale et plus pratique, et des frais d’inscription plus élevés. C’est à l’égard de l’enseignement public de masse que les élèves et les étudiants se montrent le plus critiques et le plus mécontents. D’autres recherches exploratoires de mes étudiants, concernant l’usage des ressources didactiques (manuels, cahiers d’exercices, documents authentiques), montrent que ce matériel est sous-utilisé, en dehors de la classe comme en classe. Par ailleurs les cours font encore peu de passerelles entre les activités intra-muros et les expériences extra-muros avec la télévision ou Internet. Si bien que les modes d’apprentissage formels et informels restent cloisonnés, dans les pratiques comme dans les têtes.

Selon les expressions consacrées, faute d’études scientifiques, on ne sait pas trop ce qui se passe en classe, et « il est imprudent de généraliser », pourtant les discours circulants de la plupart des apprenants montrent répétitivement que la culture CECRL agit aussi comme un révélateur, et qu’elle semble avoir prise sur des défauts et des manques de l’enseignement courant des langues qu’elle met à jour (voir Puren, 2005, pour l’exemple français). L’institutionnalisation du Cadre et l’usage de ses outils didactiques intègrent officiellement l’oral, l’interaction, et la communication-action, pour réaliser des projets et se préparer aux nouvelles certifications reconnues internationalement. Tout cela fait pression sur les pratiques de classe et met en crise certaines habitudes d’enseignements contre-productives que l’on observe en France (Annexe 1 : 3, 37) et dans de nombreux pays. Que ces pratiques soient « traditionnelles » ou « ludiques ». Partagé par bien des apprenants étrangers mais aussi par bien des étudiants et des enseignants ex-lycéens de France, quand ils évoquent leurs cours de langues vivantes, le mécontentement n’invite-t-il pas à penser qu’avec la réforme CECRL « ce sera mieux après qu’avant » ? Surtout après les mauvais résultats des évaluations PISA.

Si l’on veut corriger les mauvaises manières de faire apprendre, et puisque l’apprentissage académique est surdéterminé par les épreuves d’examen, il paraît logique et réaliste de passer par la réforme des modes d’évaluation et de certification. En instaurant ses nouvelles manières d’évaluer, le système CECRL conduirait donc à « moderniser les pratiques » : en particulier à créer des activités d’oral et d’interaction en correspondance avec les descripteurs des échelles et avec les contenus des référentiels de niveaux. Après des décennies de décalage entre les actes et les discours, entre les pratiques pédagogiques effectives et les apports savants des théories et des méthodologies didactiques, on donnerait enfin davantage de temps de parole et d’action aux apprenants. Le Cadre réussirait où auraient échoué les textes et les formations de la méthodologie communicative et les propositions didactiques du Niveau-seuil. Les enquêtes de mes étudiants montrent que l’hégémonie de la nouvelle technologie d’apprentissage des langues repose aussi sur les nombreuses qualités « pratiques » d’un CECRL qui faciliterait le travail des enseignants. Non seulement le Cadre crée un univers technique dont les composantes semblent généralement plus cohérentes que celles de l’univers précédent, non seulement il met à la disposition des professeurs et des apprenants une quantité d’outils d’évaluation et d’enseignement commodes qui facilitent l’application et l’exécution des instructions du CECRL – y compris dans une adaptation créative –, mais la réforme institue une réelle structuration des apprentissages dont les didacticiens, les enseignants et les apprenants sont convaincus de la nécessité, et dont ils éprouvaient souvent l’absence.

La conversion des acteurs sociaux aux nouvelles formes d’organisation rationnelle de l’apprentissage linguistique passe par une participation gratifiante et récompensée au système CECRL. C’est à cette condition que les sujets s’investiront inventivement en respectant les règles du jeu et la division sociale : décideurs « politiques » des finalités ; experts didacticiens concepteurs des discours pratiques descriptifs et injonctifs ; chercheurs et formateurs de formateurs chargés de diffuser la culture CECRL ; enseignants de terrain qui s’inscrivent dans le Cadre, y compris ludiquement, et qui, encadrés-encadreurs, sont à la fois des subalternes et des cadres pédagogiques ; enfin, les derniers « partenaires » : les apprenants, encadrés mais parfois évaluateurs de leurs formateurs qu’ils remettent sur le droit chemin. Le CECRL semble répondre aux attentes de nombreux enseignants et apprenants. La cohérence et la clarté des objectifs et des descriptifs, associées à la commodité des tableaux de compétences, des Portfolios et des tests des manuels, semblent avoir fait naître un « sentiment de sécurité didactique » renforcé par l’expérience pratique. Il est possible également que les formateurs connaissent un sentiment de (meilleure) productivité, fondé sur des améliorations effectives des performances des apprenants.

La voie est ouverte pour que les tâches d’enseignement et d’administration fusionnent dans les procédures de contrôle, de surveillance et de mesure, dont les réformes académiques successives ont « enrichi » les acteurs et les dispositifs d’apprentissage, en Europe et ailleurs (USA). Peu à peu, directement et indirectement, les faits, les gestes et les discours des uns et des autres vont être systématiquement (rationnellement, techniquement) évalués dans des activités participatives où chacun se servira des grilles et des tableaux qui l’aideront, d’un même mouvement, à appliquer et à adopter les critères, repérer les indicateurs et calculer les niveaux des autres et de lui-même. Très probablement, bien des jeunes et nouveaux enseignants précarisés apprécieront ce système de formation initiale et permanente rassurant, ancré dans des situations concrètes, et qui repose sur des outils didactiques modernes, enfin accompagnés de modes d’emploi clairs et opératoires. Ces bonnes dispositions les sépareront des enseignants plus chevronnés et moins enclins à se défaire de leurs habitudes. Que ces derniers formulent des critiques ou qu’ils émettent des réserves sur le CECRL, on dira alors qu’ils sont prisonniers de leurs habitudes, et, s’ils refusent de s’adapter au changement, on légitimera leur remplacement par des formateurs à jour et plus coopératifs.

Pour l’évaluation comme pour l’enseignement, les formateurs vont connaître une perte d’autonomie professionnelle, une certaine dépossession. Leurs choix sont désormais encadrés par les nouvelles manières d’évaluer, et par les nouveaux objectifs prioritaires enregistrés dans les listes des référentiels, et que reprennent les nouveaux manuels de langues. De plus, la méthodologie actionnelle, qui associe l’apprentissage par les tâches et l’approche par compétences, fait aujourd’hui pression sur les manières de concevoir et d’organiser les cours, et, par contrecoup, sur les pratiques de classe. Le CECRL rogne sur le pouvoir professoral par la bande. L’évaluation critériée rompt avec l’ère de l’évaluation holistique, subjective, et du jugement fondé sur l’impression (Conseil de l’Europe, 2001a : 142-144), où l’enseignant était comme seul maître à bord dans sa classe (Annexe 1 : 2b, 3, 26, 30, 37, 43). Adoptée par les formateurs poussés à se concerter donc à se réguler mutuellement, par les parents qui peuvent contrôler les appréciations des professeurs, et par les apprenants qui peuvent les vérifier avec leur Portfolio, l’évaluation nouvelle créera une meilleure cohérence entre les évaluations des divers professeurs, dans une dynamique de contrôles croisés qui mettra fin à un certain arbitraire. Tout se passe comme si la réforme CECRL enlevait aux professeurs de langue des prérogatives dont ils n’avaient que trop usé et mésusé, au détriment des apprenants.

Les professeurs disent souvent qu’ils aimeraient enseigner à des classes de niveaux homogènes. À nouveau, le Cadre apporte des réponses grâce aux explications claires et aux modèles faciles à suivre, donnés par les descripteurs de compétences. Et si, grâce à l’apprentissage par tâches, le CECRL allait améliorer les relations de travail dans des classes mutuellement disciplinées, et si, en associant cohérence didactique et cohésion sociale, il allait renforcer la sécurité ? Au fond, le système CECRL semble correspondre à l’habitus des professeurs. Le Cadre leur parle quand il leur parle de cohérence, de rigueur, d’homogénéité, et de contrôle des résultats. Il est vrai que les fonctions de correcteur de fautes, de juge du niveau, de certificateur, de sélectionneur et d’orienteur sont au cœur du travail d’enseignement. Ainsi, le Cadre opère une actualisation de leur habitus de classement/ déclassement, en le branchant sur les valeurs et les croyances utilitaristes et sur le principe de réalité du conformisme économiste : notre culture capitaliste partagée. Qui peut contester la nécessité d’une formation adaptée au monde comme il va ? Cadres moyens de l’acculturation langagière, les formateurs doivent faire corps avec leurs tâches de contrôle symbolique et économique de la population. On entend régulièrement des professeurs se plaindre de la lourdeur de leurs tâches administratives. Avec l’hyperévaluation du CECRL, il semble que la logique bureaucratique ait gagné « le cœur de métier » de l’enseignant de langue. Les investissements et les énergies didactiques et pédagogiques vont-ils se déplacer des activités d’apprentissage aux tâches d’évaluation-classification ? De futures enquêtes portant sur le temps dorénavant consacré aux préparations, à la passation, et au traitement des tests à la mode CECRL, devraient montrer si, dans les collèges, les lycées et les centres de langues, le temps des évaluations n’a pas été pris sur celui des préparations des cours, sur celui des corrections des travaux des élèves et des étudiants, et sur le temps libre des échanges informels et imprévus avec les collègues et les apprenants.

Bien des acteurs de l’enseignement-apprentissage des langues semblent accepter voire adopter le gouvernement néolibéral. Même si le métier d’enseignant se réduit de plus en plus à un travail d’exécution où la créativité est canalisée par les contenus des niveaux de références du Cadre. Les utilitaristes ont-ils gagné la partie ? La culture capitaliste étend son empire par les acteurs sociaux d’en haut et d’en bas. Par le Conseil de l’Europe et ses experts, par les élèves et les étudiants que préoccupe un avenir professionnel incertain qui dépend de leurs réussites ou de leurs échecs aux examens, et par les enseignants en insécurité professionnelle dont l’emploi comme les compétences deviennent précaires. Le contrôle biopolitique des populations passe par cette acculturation langagière qui harmonise les études et le travail, l’apprentissage et les examens, en répondant à un désir partagé d’efficacité dans la sécurité. Bienvenue dans le manège enchanteur de CECRLand.

Dans son analyse critique, Frath (2007) « remarque parfois une tendance à la sacralisation du Cadre », et il avance que « l’éthique du Portfolio est plutôt protestante ». Pour lui, certaines de ses interprétations et utilisations « font que d’instrument pour le développement de la personne, le PEL devient (…) un outil de contrôle social ». Il écrit pourtant que les matériels CECRL « ne sont ni bons ni mauvais en eux-mêmes, par essence », et « qu’ils peuvent être de bons outils pédagogiques, adaptés à la situation actuelle, capables de contribuer à au développement du multilinguisme en Europe ». Bien que, contrairement à Frath (2007), je pense que la technologie du Cadre est intrinsèquement classificatrice et domesticatrice, j’inviterai à faire avec et contre. Je me bornerai ici à donner quelques points de repères pour une alterdidactique qui retraite les éléments récupérables du Cadre, et qui s’affranchisse du système CECRL en instituant d’autres espaces sociaux pour l’apprentissage des langues.

La domination du Cadre tient aussi à l’absence d’une contestation publique, savante et profane, qui dénonce et tienne en respect sa logique de quadrillage. Même si, par la coercition et le consentement, le CECRL est parvenu à étendre sa bureaucratisation didactique au-delà des espaces scolaires pour gagner le FLE et le FLS, il y a moyen de le contrecarrer. Interprétant littéralement ses déclarations de non-dogmatisme, on prendra au mot les slogans d’autonomie, de responsabilité, et de liberté méthodologique, et l’on créera des contre-dispositifs où, grâce au soutien d’enseignants, et à l’usage réfléchi d’un grand choix de ressources pédagogiques, des apprenants en équipe, en tandem ou seuls, se libéreront des assignations à un niveau ou à des compétences. On s’inspirera de la technologie Freinet, de l’enseignement mutuel, et de l’expérience des centres de ressources pour l’autoformation.

Si l’on pense dialectiquement, on reconnaîtra qu’un des grands mérites du CECRL est de pousser ceux qui le contestent à faire des efforts d’adaptation transformatrice, ce qui les obligera à mieux expliciter et concrétiser leurs finalités, leurs objectifs et leurs « dispositifs-régimes didactiques » (Lefranc, 2004). Les fins, les moyens et les conditions d’une démocratisation des langues. Plus encore, si l’on veut lutter lucidement et loyalement, on admettra que le Cadre n’est pas dénué d’apports positifs voire progressistes – à condition de les recycler et de les réorienter. De fait, le CECRL s’oppose à plusieurs « manières d’empêcher et de s’empêcher d’apprendre » d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. On récupérera donc sa promotion de l’oral, de l’interaction et de la médiation ; on étendra sa reconnaissance officielle du plurilinguisme des élèves à celle de leur diglossie ; on invoquera la transparence des descripteurs, et la compétence-capacité à agir en situation, pour les retourner contre ce qui inhibe les « tâtonnements » (Freinet, et Alain) et bloque l’imagination pratique. Avec le CECRL on rappellera qu’il faut structurer les apprentissages, et l’on s’opposera à l’éclectisme de bricolage « ludique », qui fait traverser les leçons sans répéter, ni réviser, ni réutiliser les contenus linguistiques. Réciproquement, on cultivera la tension entre les technologies « modernes » et « classiques », pour montrer la productivité de traditions oubliées ou négligées par le Cadre : la mémorisation des discours en haut langage littéraire et philosophique dès le niveau A.1.1., l’entraînement régulier, et la culture de l’effort et de la volonté – des méthodes simples mais négligées. L’autonomie des sujets, qui dépend de leur émancipation des contrôles technicistes du CECRL, dépend aussi de celle des dogmatismes scientistes, elle naîtra de la confrontation curieuse et critique entre les diverses manières d’apprendre d’Afrique, d’Asie, d’Europe, du Moyen-Orient, etc.

La question du temps de travail est primordiale, et l’affranchissement du quadrillage CECRL passe par la lutte pour le contrôle de la durée et des rythmes d’enseignement-apprentissage. Jouant du Cadre contre le Cadre, les professeurs feront vivre des expériences en langues tout à tour détendues et intensives, où les apprenants, avec les enseignants, entre eux et seuls, avec des TICE et des interlocuteurs extérieurs, discuteront des finalités, élaboreront des méthodes, des stratégies et des connaissances, mais sans toujours devoir en rendre compte aux professeurs, et sans être toujours (auto)évalués ni examinés. Pour échapper aux limites de l’espace-temps des institutions, en classe on préparera à des interactions extra-muros productives, qui tantôt compléteront tantôt seront en décalage avec l’apprentissage académique. Des activités seront imposées et d’autres choisies, des expériences vécues seront analysées et d’autres non. Lors de bilans formels et informels, collectifs et personnels, les apprenants vérifieront s’ils ont renforcé leurs appétences et leurs compétences à communiquer, à agir et à mémoriser en langues, et ils amélioreront leur technologie par la délibération critique, l’action pratique et l’imagination créative.

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Appendix

Annexes

Annexe 1

Propos recueillis et transcrits par des étudiant-e-s des Master 1 DIFLES 2007-2008 et 2008-2009,

DLADL, UFR des Langues, Université de Strasbourg.

Gülsüm ARZIMAN, Sefakor AVEMEGAH, Elli BRUNI-GRASSI, David COSTER, Zheren CUI, Sylvia DEYEGBE, Lalé ERDOGAN, Adela FERENCIKOVA, Özel FILZ, Hannen HASNI, Xinjia HOU, Sarah JEWIS, Lukasz JANICZAK, Florence JURANVILLE , Emilie KRETZSCHMAR, Lei LAN, Xuhna LIU, Pierre LIVERNAUX, Jean LUTUN, Ilham MAHMOUD, Mustapha MAZRI, Morgane MONTPEURT, Zahra NASIRI MOGHADDAM, Eric NAVÉ, Elise OBERHEIDEN, Cynthia OWUSU, Lorraine PURZYCKI, Sakhavat SEIDMAMEDOV, Alexandra SOLNICA, Emmanuelle SONDAG, Marie THIÉBAUT-BRÜCK, Tan TIEU, Shirin YASARI, Xuelu ZHANG.

Les transcriptions ont souvent respecté les formulations orales des interviewé-es.

OBJECTIFS ET EVALUATION

1. Étudiants d’un centre de langue de Strasbourg.

a. J’ai raté mon évaluation, et le prof m’a changée dans un groupe plus faible… Je préférais avant, il y avait une meilleure ambiance, je pouvais discuter avec les autres, on se connaissait mieux. (…) On apprend mieux quand on a confiance avec le prof, après je ne connaissais pas le nouveau. (…)

b. Pendant les évaluations je suis stressée, et je perds les moyens, […], si je connais une réponse, je me souviens après l’évaluation, parce que j’ai du mal quand on me juge. (…)

c. Le Portfolio, on s’en sert souvent, c’est bien pour faire un bilan de ce qu’on connaît, on coche des cases quand on a appris quelque chose, comme ça on voit si on progresse, c’est intéressant et on progresse.

2. Enseignants dans un centre de langue de Strasbourg.

a. Le Portfolio c’est plus pour eux que pour nous, ils ont la possibilité de s’auto-évaluer, c’est à la mode ! […] On a moins de poids qu’avant au niveau éducatif, ils peuvent dire eux-mêmes s’ils ont bien appris, bien compris ou pas. En même temps ils deviennent responsables, je pense que c’est un plus. […] Ils doivent se prendre en main. (…)

b. Les grilles d’évaluation sont bien faites, on sait comment noter, c’est plus objectif. […] Avant on notait un peu à la tête du client, maintenant avec le CECR, on note plus juste. (…)

c. Ça me paraît nécessaire de fixer des savoirs prioritaires, je veux dire que c’est important de savoir où on va, de ne pas partir dans tous les sens. […] Avoir une harmonisation des savoirs à acquérir, se donner comme objectifs de maîtriser certaines compétences permet de valider des savoirs. (…)

d. Nous pratiquons l’évaluation, il faut le dire franchement, quelquefois à contrecoeur, on aimerait parfois s’en passer et faire plus de cours, on pourrait mieux leur enseigner. (…)

3. Enseignant dans un centre de langues, Strasbourg (transcription respectueuse de l’oral).

— Ce qui me semble le plus intéressant, c’est que le Cadre européen a stimulé l’auto-évaluation. C’est allé dans le sens que l’élève peut s’évaluer, peut dire « je peux faire, je suis capable de faire ça… ». Je pense que ça, c’est un truc qui est sorti du CECR… qui n’existait absolument pas avant… Parfois dans des petits tests, des petites choses, mais pas de façon aussi concrète, et pas avec le Portfolio, voilà. (…) Le Portfolio permet à l’étudiant de voir ce qu’il sait faire et ce qu’il faut qu’il apprenne encore. Car souvent on lui dit ce qu’il ne sait pas faire mais on lui dit jamais ce qu’il sait faire. Alors que là, on part de la perspective « je sais faire ça », donc c’est la perspective qui a changé, car avant on lui disait « ça c’est faux »… Oui voilà, là on dit « je sais faire ça » et « je veux continuer dans ce sens là ». C’est peut-être ça, cet état d’esprit positif… par rapport aux notions de faute et d’erreur qui seraient modifiées… Oui, et aux compétences… c’est-à-dire (non) « je sais pas faire ça » mais « je sais faire ça… Et cette latitude du prof qui est souvent de dire « tu sais pas faire ça donc voilà, c’est nul »… Alors que là c’est une autre façon d’aborder les choses donc je pense que c’est une démarche intéressante.

4. Enseignant d’anglais dans un collège, Strasbourg.

— Les temps destinés à l’évaluation n’ont pas changé. Par contre ce qui va changer c’est le temps passé à remplir correctement le Portfolio. Ça prend encore beaucoup de temps. Ils ne sont pas encore autonomes. On a l’impression de ne pas beaucoup avancer. En gros, pour l’évaluation on perd beaucoup de temps, c’est après pour traiter les résultats que ça devient compliqué.

5. Enseignant d’anglais dans un centre de langues, Strasbourg.

— Il s’agissait de cibler les compétences de chacun ?…

— Voilà, et ensuite, l’étudiant de M. X… passait exactement la même évaluation que l’étudiant de Mme Y. Même si le contenu de formation était différent, même si le support était différent, même si la façon de travailler était différente… Ça a été très difficile à faire accepter aux enseignants au départ, parce que la réaction immédiate d’un enseignant, c’est de dire « ça y est, on veut tout formater, je fais pas bien, c’est nul ce que je fais, c’est pas bien, il veulent m’obliger à faire comme ci comme ça ». C’est pas vrai.

6. Enseignant en centre de langues, Strasbourg.

Que pensez-vous de l’évaluation ? 

Le fait qu’il y ait une évaluation dans chaque compétence est une bonne chose ; c’est même très bien. Cela permet de voir les niveaux des compétences de chaque apprenant car chaque compétence correspond à une tâche. En fait, les compétences correspondent aux réalités de la vie.

7. Enseignante de langue vivante en lycée.

A leur niveau, les élèves ne disposent pas du portfolio des langues, mais leur manuel comprend une partir auto-évaluation à la fin de chaque leçon. Le but premier est de permettre à l’élève de prendre du recul sur son apprentissage et de faire le point sur ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas.(Parlant du point de vue de l’apprenant :) « Moi j’aime assez, car il y a un retour sur soi. On est notre propre évaluateur, et il n’y a pas que le prof qui donne des notes. Ça change ».

8. Enseignante de français en CLA : classe d’accueil de collège.

Y a-t-il plus ou moins d’évaluation qu’avant ?

Hmm, de toute façon, on n’a pas le choix : on doit faire avec. En FLE, il y a le DELF qui est aligné avec le CECR. L’objectif final est qu’ils réussissent le test. On doit s’y tenir. On est obligé de passer par les évaluations. Ça permet déjà de passer d’une compétence à l’autre. C’est intégré à la pédagogie, ça fait partie d’un tout. Je ne pense pas qu’on puisse opposer formation/pédagogie et évaluation. Les deux font partie d’un tout.

9. Professeur d’anglais de lycée.

Nous aussi (les professeurs) ont doit rentrer dans des cases. J’ai su évaluer mes élèves selon tel critère. Super ! Je suis une prof qui avance !!!

10. Enseignant d’allemand, lycée agricole, Strasbourg.

— Au niveau de l’évaluation (…) les descripteurs permettent de reconnaître un niveau et non une note qui est une sanction. Donc une fois qu’on a appliqué les descripteurs, le prof traduit en note, ce qui est incontournable puisqu’on est bien obligé de donner une note. Mais, pour un élève, les descripteurs rassurent, permettent de lui dire, même s’il n’est qu’au niveau A1, qu’il a acquis des compétences, même si elles sont insuffisantes en ce qui concerne les exigences du B.E.P.

11. Enseignant de centre de langues.

Les descripteurs des niveaux de référence sont utiles pour coller au plus près des objectifs à atteindre pour chaque niveau, de A1 àC2, d’autant plus que certains des étudiants de mon institut passent le DELF ou le DALF à la fin de l’année.

12. Enseignante dans un organisme de FLS.

Elle a observé une attitude nouvelle chez les apprenants. Avant, ils « venaient tranquille. Mais maintenant, ils ont peur de ne pas avoir le diplôme du DILF. Ils font plus attention. Tous les jours, ils demandent : « Madame, qu’est-ce qu’ils vont nous demander pour le DILF. J’ai peur ». Un jour l’un deux, qui avait terminé, « tremblait de peur ». Il disait : » comment je vais passer le test ? Comment je vais faire ? » Même ceux qui ont le niveau pour passer le test ont très peur. Depuis la réforme, Mme X a remarqué, de façon générale, une écoute plus attentive de la part des apprenants : « ils font plus attention ».

13. Enseignante d’espagnol dans un lycée de Strasbourg.

Qu’est-ce que vous utilisez principalement dans le CECR ?

Les descripteurs. L’idée la plus importante, c’est formuler de façon positive ce que peut faire l’élève, on va vers ce qu’il va pouvoir réaliser. A la fin pour les élèves, il y aura quelque chose qu’ils ont compris.

14. Enseignante en centre de langues.

Les niveaux sont-ils mieux déterminés qu’avant ?

Oui, moi depuis que j’ai eu le portfolio je trouve que… on a essayé une fois la validation à partir du niveau, les étudiants devaient faire des dossiers, en suivant leurs compétences, et donc on a fait une grille d’évaluation par rapport aux compétences et aux descripteurs, et ça a marché, l’expérience.

15. Professeur des écoles. Selon lui, le CECR donne l’impression d’être plus juste avec les élèves, parce qu’il donne un champ de compétences assez vaste à l’intérieur d’un niveau. Ce n’est pas l’élève qui a zéro faute dans un texte qui sera le meilleur, mais c’est l’aptitude à pouvoir et vouloir communiquer qui sera évaluée. Un élève qui arrive à se faire comprendre, sans une syntaxe et grammaire parfaite, sera aussi valorisé.

16. Enseignante en centre de langues.

Est-ce que le fait que tous les descripteurs des niveaux sont très précis te donne une idée plus claire de ce que tu dois attendre d’un étudiant ? Non, car on attend du progrès. On peut progresser en dehors du CECR ou sauter des compétences en possédant des capacités d’un niveau supérieur sans avoir toutes les compétences du niveau inferieur.

17. Etudiantes de FLE interrogées par leur formateur, étudiant de didactique, stagiaire dans un centre de langue.

L’interview a duré une heure et quinze minutes. Certains de mes élèves (2 Coréens, 1 Israélien, 1 Chinois, 1 Taïwanaise) ont accepté de rester à la fin de mon cours pour discuter des outils d’évaluation du Conseil de l’Europe. Cela s’est très bien passé : ils semblaient tous contents de parler de leurs problèmes dans ce domaine et les plus timides n’ont jamais tant parlé. L’examen : qu’en pensez-vous ? : « L’évaluation est difficile ! » . « L’évaluation me gène [car elle concerne] la langue seulement ; parfois, je ne parle pas de ce que je pense ; la langue maternelle me gène » (L’apprenante ne peut pas exprimer ses idées comme elle le souhaiterait parce que la maîtrise de la langue cible est imparfaite). « A l’oral, exprimer ses sensations [(= ses sentiments) est difficile] ». « [Lors du] contrôle continu, pour la compréhension orale, la première fois j’ai eu 10/20 ; la deuxième fois, j’avais tout juste ; [la prof m’a expliqué que la première fois, c’était] le stress. ». « Au début, c’était difficile pour moi mais maintenant, j’y suis habitué. Je dois avoir B2 au moins pour passer en Fac de Médecine. [Au début de l’année, on a eu] un test de placement et [je me suis retrouvé en B2, donc à la fin de l’année, j’obtiendrai] C2 ou rien. ». « C’est très difficile d’évaluer [notre niveau de français] : si on [est classé dans] le niveau B2, on ne sait pas [forcément] tous les mots que les B2 sont censés savoir. Un prof [m’a] dit : « Tu ne sais pas le mot : ‘définition’, et tu es dans le niveau B2 ! » ». « Le résultat ne correspond pas forcément [à] la vérité : les compétences [ne correspondent pas forcément] aux niveaux. ».Une fille de Taiwan dit : « Tout le monde a un caractère différent. Certains sont peut-être plus timides mais comprennent bien ». Un coréen dit : « J’étais très timide l’an dernier. J’ai dû surmonter toute ma nature ! ». Un chinois : « La culture est très différente. En Chine, il n’y a pas de présentations, d’exposés. Moi, avant de parler, je dois penser. ».La fille de Taiwan dit : « Dans notre système, on ne parle pas, on ne pose pas de questions. ». Le coréen dit : « En parlant français, je parle comme un enfant ! ».

18. Un élève de seconde de Slovaquie, après un an et demi de travail avec le Portfolio.

L’élève considère le travail avec le Portfolio comme amusant et il voudrait bien continuer à travailler avec. Le plus positif dans son apprentissage des langues avec le Portfolio reste le fait que grâce aux dossiers rajoutés, il sait montrer (à lui-même et aux autres) tout ce qu’il sait déjà faire dans une langue. Un autre point positif est la possibilité de comparer ses expériences avec celles de ses camarades.

19. Etudiante française qui prépare le CAPES d’anglais.

 A propos des Portfolios, elle se dit plutôt positive à leur sujet s’ils sont utilisés « de manière consciencieuse avec un réel suivi du professeur derrière. C’est une décision individuelle qui témoigne de l’intérêt que l’élève porte à son apprentissage, on ne peut pas attendre d’un adolescent qu’il l’utilise comme un journal intime pour y rapporter tous ses faits et gestes, sauf si un contrat est signé dès le début de l’année et que le professeur explique clairement en quoi cet outil est un plus pour l’élève et qu’il lui sert de repère et non à ficher des connaissances. Il faut qu’ils jouent le jeu. »

ORGANISATION PRATIQUE DE L’ENSEIGNEMENT- APPRENTISSAGE

20. Etudiants d’un centre de langue de Strasbourg.

— On n’est pas libres, on doit apprendre juste ce qu’on nous demande, c’est limité, on voudrait plus. […] Moi je veux connaître plus mais elle [la prof] n’a pas le temps.

21. Enseignants dans un centre de langue, Strasbourg.

a. Souvent il y a des questions, je ne peux pas réellement prendre le temps de répondre à toutes […] problème de temps, évaluations, […] c’est frustrant ! (…) Je sais que je suis jugée sur mes cours, sur la qualité des cours, pourtant je ne peux pas faire ce que je souhaite à chaque séance, c’est plus organisé … au niveau du contenu, c’est bien dans un sens … mais d’un autre côté … je sais pas … je voudrais pouvoir aborder certains thèmes qui me tiennent à coeur et ça rentre pas dans le cadre ! (…)

b. C’est bien parce que c’est cadré, mais on ne peut pas vraiment improviser, alors c’est parfois ennuyeux, pour nous les enseignants, mais bon finalement c’est ce qu’il faut faire, on fait avec … on n’a pas le choix.

22. Enseignante dans un centre de langue (réponses à un questionnaire).

Quelle est l’influence des outils du cadre sur l’organisation ? Une grande influence. Les grilles d’auto-évaluation principalement. Elles sont au cœur du dispositif. (…)

Est-ce que les professeurs passent beaucoup de temps pour préparer leurs cours ? Comment trouvent-ils le CECR ? Ça dépend. Je trouve que le CECR donne aussi des idées sur les activités. Par exemple, dans les descriptifs il décrit « comment donner une carte postale ou bien comment envoyer un mail, etc. ». Plutôt des savoir-faire. (…)

Quel est votre avis personnel sur le Cadre ? Je pense que c’est un bon outil d’appui, une béquille. Le problème c’est comment se détacher. On arrive à une standardisation de cours où tout le monde fait la même chose, et je trouve ça dommage.

23. Enseignant, centre de langues, Strasbourg (transcription respectueuse de l’oral).

— (Le Cadre) on en entendait parler partout, surtout de façon un peu négative… c’est-à-dire comme si c’était un cadre, au sens restrictif, rigide, pas souple et qui emprisonne les gens… C’est toujours le même discours qui réapparaît. Et celui qui est à l’origine – Monsieur B. - est toujours en train de défendre cela en disant que ce n’est pas le but : le but c’est de donner un cadre, mais dans lequel on fait ce qu’on veut, qui est souple, qui doit tracer des lignes, mais qui doit en aucun cas fixer, restreindre les gens à quoi que ce soit… souvent les gens pensent que c’est une restriction et qu’on ne peut plus faire ce que l’on veut, alors que ce sont des aides d’évaluation, d’autoévaluation, etc. permettant d’avoir des choses en tête quant aux différents niveaux, ce qu’il sont et ce qu’il faut faire avec… Donc voilà ce sont des aides, mais pour lui ce n’est pas quelque chose de rigide. (…) Ce que le CECR a vraiment fait bouger, c’est le côté actionnel : on est passé de l’approche communicative à l’approche actionnelle, grâce au Cadre… c’est-à-dire « je veux faire quelque chose, je suis capable de… », ce sens-là de l’action…

24. Enseignante de néerlandais à l’université, interviewée dans son bureau, où une lectrice néerlandaise était également présente.

Ont-ils aimé ce Portfolio ?

Les étudiants ont apprécié les actions/savoirs, et on a essayé de le remplir ensemble. Mais le problème, c’est qu’au fur et à mesure le Portfolio n’était pas rempli par les étudiants. On n’a donc pas de vrais moyens, car ils n’étaient pas remplis… Les étudiants avaient des examens, donc pas le temps et ils n’y pensaient pas toujours. Sinon, pendant 2 ans certaines séances que j’ai faites se sont appuyées sur de l’autoévaluation. Ça a changé une partie de ce cours.

Comment vous organisez-vous ? L’emploi du temps a-t-il changé ?

En fait, on a peu de temps avec le système de 2x12 semaines. On a peu de temps pour faire des petites évaluations. Ça prend trop de temps, c’est aussi le cas pour les auto-évaluations, d’autant plus que le nombre d’étudiants est important. (…)

La lectrice :

Aux Pays-Bas aussi le CECR n’est pas toujours appliqué. En fait pendant mes études, c’était qu’à base de CECR, j’ai baigné dedans, on ne pouvait pas y échapper. Mais, dans les écoles, les vieilles habitudes persistent, et certains opposants reprochent au CECR de négliger la grammaire, ce qui pour eux est important dans l’apprentissage d’une langue. (…)

Selon vous, l’enseignement des langues est-il devenu plus clair grâce au CECR ?

Oui, le regard que l’enseignant pose sur l’objectif est devenu plus clair. Avant, on ne demandait pas de définir l’objectif. Je connais des enseignants qui ne veulent toujours pas, par exemple, définir les objectifs dans le guide pédagogique. Mais c’est aussi sûrement parce qu’on travaille avec des supports adaptés, et qu’il y a aussi une réflexion inconsciente sans doute sur les objectifs pour les apprentissages.

25. Enseignante de FLE en centre de langues.

Qu’est-ce que vous faites de plus, en comparaison avec le passé ?

J’essaie d’introduire des « tâches » dans mon enseignement, de rendre la production orale ou écrite plus concrète, plus fonctionnelle, d’envoyer les étudiants accomplir de petites choses à l’extérieur, en dehors de la classe.

Est-ce que le travail avec le CECR fait du bien aux apprenants ?

Le CECRL offre un cadre, donc l’enseignant sait davantage où il doit aller. C’est peut-être plus rassurant pour l’apprenant.

26. Enseignant d’anglais dans un centre de langues.

— On avance étape par étape…

— Oui, mais sans plus barboter dans une espèce de mare aux canards pendant des années et des années, et en ressortir en ne sachant toujours rien. Je crois que les éléments essentiels du Cadre c’est :

1) de progresser étape par étape, donc de bien cibler les objectifs à atteindre

2) de constamment relier l’apprentissage de la langue à la réalité, à quoi elle doit servir cette langue : « Qu’est-ce que je sais faire avec ce que j’ai appris ? Si je ne sais pas encore le faire, c’est qu’il faut que je revoie ça. Quand je saurai faire ça, je passerai à la suite ». (…)

27. Professeur d’allemand dans les classes de collège d’un lycée professionnel.

Les élèves sont bien encadrés et le contenu est vraiment intéressant. Ils évoluent sans s’éparpiller, ils sont bien encadrés. Le seul bémol, l’éternel problème, c’est que chaque élève est différent.

28. Professeure d’allemand depuis plus de 30 ans en lycée.

Le CECR est devenu une obligation, un rituel obligé car l’on a sacralisé un texte qui n’en demeure pas moins un résumé et une mise en lumière de faits avérés que l’on se doit d’avoir en tête quand on est enseignant de langue. Bien entendu, certains collègues étaient peut-être un peu trop flous dans leurs cours et vivaient dans leur salle de classe, dans leur univers, mais cela restait de bons professeurs. (…) En soi, l’on était déjà conscient des groupes de niveaux, on pouvait déjà établir un portrait robot des élèves, en soulignant leurs points forts et leurs faiblesses. Maintenant, on est tous obligés de rendre des comptes à cause du CECR. On ne peut plus y échapper, c’est présent partout.

Par rapport à la question des Portfolios, elle estime qu’il s’agit d’une perte de temps car « avec ces nouvelles réformes, on cherche constamment à évaluer l’élève. Qu’il s’agisse d’auto-évaluation ou de pseudo fichage d’informations, on perd du temps. Et ce temps, il est précieux. Il faut parfois le moitié de la séance pour arriver à intéresser les élèves à la leçon du jour, je le reconnais, l’allemand n’a pas la cote, et les trois quarts de mes élèves proviennent des filières scientifiques. Pour eux, tout ce qui compte, c’est d’avoir la moyenne. Vous pensez bien que je ne vais pas les obliger à remplir un passeport ! (…) On est déjà contraint de suivre des directives d’enseignement, alors si en plus on s’entiche du Portfolio, on n’aura plus le temps de travailler (…) Pourquoi faut-il chercher à mettre dans des cases une langue ? Une langue, c’est tout sauf ça. Sa beauté, sa force, l’expérience humaine, vous voulez mettre ça où ? 

29. Enseignant en centre de langues, Strasbourg.

Est-ce que les objectifs des apprentissages et des enseignements sont plus ou moins clairs maintenant ? Pourquoi ?

Je dirais que pour un enseignant qui débute, ils sont forcément plus clairs, puisqu'ils sont écrits noirs sur blancs et que, par ailleurs, il existe des référentiels pour chaque niveau (même si tous les niveaux ne sont pas encore parus) qui listent les objectifs communicatifs, lexicaux, grammaticaux, etc.

30. Enseignant en centre de langues, Strasbourg.

Elle pense que le cadre c’est plus clair « c’est un progrès (…) J’ai plus de points d’appui, de références. Et cela aussi pour communiquer avec mes collègues (…) on appelle les groupes aussi comme ça. Personnellement je trouve que c’est un avantage. Avant on procédait au pif, maintenant c’est plus concret ». Elle estime que « ça ne me donne pas plus de travail ». Aussi, elle ne ressent pas ces directives comme obligatoires « chacun est libre, il fait comme il veut ». Quant aux apprenants elle trouve qu’ils sont rassurés. « Parfois ils se rendent compte qu’il faut travailler plus pour atteindre le niveau demandé (…) Pour le concours, on peut travailler bien quand ils savent ce qu’il faut qu’ils atteignent (…) je leur explique que pour passer d’un niveau à l’autre, il faut tant d’heures de travail. Pour qu’ils aient une idée de ce qu’il faut comme investissement ».

31. Enseignant en centre de langues, Strasbourg.

Les idées qui sont dans le CECR ont de toute façon déjà été annoncées avant, le CECR n’a rien inventé réellement de nouveau. Les idées étaient déjà là avant, mais lui il les a regroupées dans un livre en donnant des exemples, en précisant certaines choses , pour moi c’est ça, pour moi c’est pas du tout un truc fermé, pour moi c’est pas quelque chose qui empêche des choses, qui est plutôt quelque chose de souple qui permet d’avoir une référence et de ne pas faire n’importe quoi et d’avoir aussi une référence commune en Europe aussi par rapport aux différents enseignements des langues, d’avoir une certaine homogénéité.

Selon vous, quels sont ses avantages et ses inconvénients ?

Ben, les avantages c’est d’avoir une référence commune qui peut être commun aussi à tous les pays européens, d’avoir comme je disais avant une homogénéité dans l’enseignement apprentissage des langues. Les défauts c’est l’interprétation qu’on en a fait, dès qu’on fait une interprétation du CECR comme étant un cadre rigide, comme étant quelque chose qui voulait imposer des choses, etc. Donc son défaut c’est peut-être plus dans la communication, c’est-à-dire que, peut-être aussi le mot de « cadre », je sais pas si c’est bien choisi, parce que là, le défaut est là. C’est dans la communication, dans la façon de présenter les choses, c’est assez compliqué aussi et alors que pour moi c’est une référence plutôt agréable et non pas autre chose.

32. Enseignant en centre de langues, Strasbourg.

Que pensez-vous du CECR ? 

Je pense que c’est une bonne chose. C’est le premier outil qui a une approche scientifique c’est-à-dire qui permet de mesurer de manière rigoureuse. Il pose des critères rigoureux et il a des objectifs précis. C’est le premier outil qui permet de poser de vraies bases et il contribue à la pratique du plurilinguisme. (…)

Pensez-vous que le CECR soit réellement pris en compte par tous les enseignants ? 

Non je ne pense pas. Il n’est pas vraiment pris en compte partout ; peut être parce qu’ils ne sont pas encore adaptés au cadre. Mais nous, nous travaillons avec le CECR et nous basons nos cours sur les descripteurs du CECR.

33. Enseignante de langue vivante en lycée.

Selon Mme G., la mise en place du CECR n’a pas vraiment changé ses habitudes en tant qu’enseignante : « ça représente plus de travail, plus de choses à formaliser, mais aussi, ça varie les pistes et ça permet de ne pas oublier les compétences ». Elle apprécie le fait que le cadre lui apporte des objectifs et des pistes à travailler pour ses cours, car elle sait sur quoi se concentrer en priorité. Sur le plan général, elle pense que le CECR a permis d’unifier l’apprentissage des langues et de définir des objectifs communs à tous les pays d’Europe. Ce qui donne plus de cohérence et permet de simplifier les échanges entre les pays

34. Enseignante de français en CLA : classe d’accueil de collège.

Que pensez-vous du CECR ?

Je trouve le CECR intéressant car il offre une même base, un même référentiel pour l’ensemble des profs de langues. Ça permet de mieux apprécier les compétences des élèves. Par exemple dans une classe de FLE, les élèves qui parlent d’autres langues (arabe, russe…) ont une reconnaissance. On sait de quoi on parle car on a une vision globale des objectifs (avec les niveaux : A1, A2, B1…). Par exemple dans la classe de CLA (classe qui accueille les enfants récemment arrivés en France et qui offre des cours accélérés de FLE pour les intégrer plus tard dans une classe 100% française), on sait qu’il faut qu’ils atteignent au moins le niveau A2 pour les faire passer en classe de seconde. Ça nous rend plus opérationnel. On sait où on va ; les objectifs sont bien précis. (…)

Qu’est-ce que le CECR a changé ?

Avant, en France, dans le domaine des langues, chacun faisait un peu ce qu’il voulait dans son coin. Le CECR donne un cadre commun et fixe les mêmes objectifs de communication à tous. Je trouve que le CECR a donc donné plus d’importance aux langues. Aujourd’hui, quand on cherche du travail, on est jugé sur le CV, et la partie « langues » est très importante. Si on veut réussir, on s’investit davantage. Ainsi, la logique d’examen plaît aux élèves, dans le sens où ils sont motivés à communiquer. Et ça permet aussi de cibler les faiblesses et les points forts d’un élève, pour savoir sur quoi mettre l’accent. Aujourd’hui, on valorise les langues et les compétences d’une personne. Par exemple les politiques pour étudier à l’étranger, etc.

35. Enseignante de collège.

Quelles influences le CECFR a-t-il sur les cours ? sur les examens ?

Après avoir eu des formations par le Rectorat de Strasbourg et nous être penchés sur le CECR et les objectifs de l’approche actionnelle, nous essayons de l’appliquer progressivement. L’inspection pédagogique régionale nous conseille vivement d’appliquer l’approche actionnelle. Mais il est vrai qu’il est plus facile de l’appliquer avec les manuels récents donc en 6ème et 5ème.

Selon vous, quel est le grand avantage du CECR ?

L’avantage du CECR est qu’il permet une harmonisation des objectifs à atteindre par niveau. Il permet aux élèves de se positionner, et ce à un niveau européen quelle que soit la langue étudiée.

36. Enseignante d’anglais en lycée.

Le Cadre me semble répondre à une harmonisation bienvenue, mais la mise œuvre est extrêmement lourde et compliquée à mon avis, et les élèves ne semblent pas meilleurs pour autant, les exigences au niveau de la qualité de la langue étant très laxistes à mon avis. Auparavant, il me semble que je ciblais les mêmes choses, mais l’évaluation était bien plus exigeante au niveau de la qualité de la langue. Du coup je me pose vraiment beaucoup de questions, d’autant plus que la nouvelle mode est à la pédagogie actionnelle et qu’on finit par ne plus s’y retrouver : trop de changements nuisent à la qualité, surtout qu’aucune heure de concertation n’est prévue pour un travail en équipe. Il est assez rare qu’un élève ait un niveau très différent dans les différents domaines et de toute façon, il est très difficile d’individualiser les apprentissages faute de souplesse dans l’organisation des emplois du temps.

37. Enseignant d’allemand, lycée agricole, près de Strasbourg :

Bon, y a un point dont on n’a pas parlé et qu’il faut quand même souligner, c’est l’aspect grammatical de l’apprentissage de la langue. Bien sûr, ça fait partie de l’apprentissage général de la langue, mais je crois que le mérite du Cadre c’est d’insister sur le fait que la grammaire n’est qu’un outil et non pas un but en soi. Et certaines évaluations qui ont été mises à disposition par l’Education Nationale montrent bien que l’importance accordée à la grammaire est petite. C’est sûr qu’on va valoriser, dans une évaluation, par exemple l’usage des connecteurs logiques sur trois points de grammaire, mais celui qui n’a pas ces trois points de grammaire n’est pas pénalisé sur l’ensemble. Il existe malheureusement encore des collègues qui insistent sur la maîtrise grammaticale alors que l’exercice grammatical en tant que tel est banni dans l’enseignement des langues. On peut bien sûr mettre le zoom sur le passé composé par exemple, mais ça reste très ponctuel, et surtout il faut que ce soit issu d’une situation concrète qui le suggère. Mais il ne faut pas que l’exercice grammatical tombe du ciel : « J’ai constaté une certaine faiblesse au niveau des temps, bon ben on va réapprendre tous les tableaux de conjugaison ! » 

38. Professeur de collège.

Elle a une opinion très positive du CECR, mais quand elle a commencé à travailler avec le cadre elle était un peu réticente : « J’avais mon système d’enseignement qui fonctionnait bien. J’avais de bons résultats dans l’enseignement et je ne voyais pas pourquoi je devrais changer ma façon d’enseigner. » Elle pense que l’idée de diviser l’apprentissage en quatre compétences (lire, écrire, parler, écouter) et en six niveaux de connaissances (A1, A2, B1, B2, C1, C2) rend le Cadre facile à comprendre mais ces niveaux de compétences et des connaissances ont été aussi enseignés avant l’introduction du Cadre, mais avec le CECR, les cours sont beaucoup mieux structurés. Mon interlocutrice souligne l’importance du manuel qui contient les éléments du cadre :

— Le Cadre a mis de l’ordre dans les manuels, le travail des élèves est beaucoup plus facile, ils savent ce qu’ils doivent faire. Les élèves voient les étapes qu’ils doivent faire pour apprendre la langue et ils sont conscients de leurs progrès ou de leurs faiblesses. Avant le CECR il y avait différentes méthodes pour le niveau débutant, intermédiaire ou avancé mais les objectifs étaient différents ou pas bien définis.

Mlle A. pense que le Cadre « a permis une harmonisation des programmes d’enseignements des langues et il a fixé les mêmes objectifs pour tous les enseignants. Avant chacun faisait ce qu’il voulait ».

39. Enseignante d’espagnol dans un lycée de Strasbourg.

C’est vous qui avez choisi de faire les formations, donc vous n’êtes pas obligée d’utiliser le CECR ?

Pas obligée, entre guillemets parce que le jour où on se fait inspecter, il faut quand même qu’on connaisse l’outil. Mais bon, ce qui est important à la fin, c’est que l’élève sache se débrouiller en espagnol.

Est-ce que vous voyez une plus grande évolution dans le niveau des élèves ?

Pour le moment moi je ne vois pas ça, je pense que la seule chose qui est positive pour les élèves, c’est quand on leur présente la tâche finale, avec cet outil il faut vraiment aller vers le but. C’est quelque chose qu’on va communiquer à l’élève et c’est important pour l’élève de savoir vers où il va. Le fait de dire maintenant, on va travailler pour que vous soyez capables de parler au futur, des sentiments ou préparer une petite pièce de théâtre, un élève est très motivé par ça, parce qu’il comprend ce qu’il doit faire et à quoi ça va servir. C’est peut-être un peu bête mais l’élève sait ce qu’on attend de lui et ce qu’il doit faire, ça permet à l’élève de voir l’importance de ce qu’il apprend.

40. Professeur d’anglais en ZEP.

Si on veut suivre le Cadre au pied de la lettre, il faudrait passer plus de 70 heures à préparer, on n’aurait plus de vie privée.

41. Enseignante en centre de langues.

Même si ce n’est pas le cas de tout le monde, elle pense que le CECR est un progrès pour l’enseignement. Il permet aux enseignants de parler des mêmes choses en termes d’objectifs par exemple. En outre, il facilite l’évaluation des niveaux langagiers des étudiants grâce aux références communes.

Quant aux étudiants, elle affirme que c’est difficile à dire. Puisque le CECR n’est pas imposé aux étudiants, le professeur leur conseille d’aller consulter le Portfolio sur internet ou (à la salle de documentation). Ceux qui ne se sentent pas concernés n’y prêtent aucune attention. Cependant, il y a de plus en plus d’étudiants qui connaissent bien l’échelle de références du CECR, parce qu’ils ont passé des certifications en français comme le DALF, le TCF, le DELF…

42. Formatrice de FLE en centre de langue.

— Certains des formateurs n’aiment pas : ils préfèrent faire à leur sauce (…) Moi, j’ai de la rigueur dans mon travail et donc le CECR ne me dérange pas. Par contre, certains formateurs qui enseignent depuis longtemps se sentent limités dans leur champ d’action pédagogique. Le vieux temps où chacun fait son cours semble révolu : ce n’est plus possible ; il y a moins de liberté pédagogique. Mais peut être que c’est bien car les apprenants aiment avoir un ouvrage progressif, savoir où ils vont avoir un programme. (…) Si vous répondez sans prendre en compte le Cadre Européen vous êtes éliminé d’office … C’est incontournable maintenant.

43. Formatrice dans un centre.

Selon elle, le CECR contribue à l’organisation plus efficace du travail, en le rendant plus « clair » et plus « précis ». Le cadre et surtout ses outils, ses grilles constituent pour elle, un point de repère dans la structuration des cours, c’est le moyen qui lui permet de progresser plus vite car il aide à identifier plus précisément les objectifs d’apprentissage et à repérer facilement des « niveaux des compétences » sur lesquels on veut travailler. Elle constate également que les manuels y contribuent car ils sont rédigés en fonction du cadre.

44. Enseignante de collège.

On travaille selon les normes du CECR, on est heureux de l’avoir pour préciser les tâches et les objectifs de l’enseignement. On est dans un moule dont les objectifs sont très précis à faire acquérir, c’est quelque chose de très pratique.

45. Enseignante de collège.

Selon moi, l’avantage principal de CECR est qu’il permet aux apprenants de réaliser une autoévaluation. Avec les définitions dans tous les domaines de compétences des six niveaux, les apprenants peuvent faire de l’évaluation diagnostique avant l’apprentissage et voir clairement leur progrès après l’apprentissage. Alors tu vois, avec le CECR, c’est beaucoup mieux que s’il n’y avait aucun critère.

46. Enseignante en centre de langues.

Est-ce que ces grilles facilitent l’évaluation des apprenants ? Pouvoir se référer pour toutes les langues aux mêmes six niveaux de compétences : A1, A2, B1, B2, C1, C2, permet de comparer des évaluations en langue, qu’elles soient sommatives et formatives

47. Enseignante de FLE-FLS dans un organisme de formation.

Ces outils semblent être faciles à utiliser, car à prime abord, cela semble être clair. Il suffit de « mettre les apprenants dans des cases, des grilles » ! Cependant lorsqu’il faut appliquer, c’est autre chose. Les tests de positionnement sont effectués à X, le centre de formation reçoit les résultats, en termes de niveaux. Cependant, il arrive très fréquemment que le niveau attribué par les tests de positionnements ne corresponde pas au réel niveau de l’apprenant. La formatrice nous explique que dans le groupe niveau A1.1, il s’agit de faux débutant, deux ou trois d’entre eux n’ont rien à faire dans ce groupe. Ils ont un niveau bien plus élevés A2 sans doute. Alors ces apprenants s’ennuient, et sont déçus de la formation. Ils n’ont pas l’impression d’apprendre ni d’évoluer. Dans ces cas là, c’est au formateur de gérer, et de pratiquer une pédagogie différenciée. Les plus forts ont des activités en plus à faire. L’inconvénient est que ces apprenants sont considérés comme meilleurs par les autres de la classe. Certains des apprenants qui ont un niveau plus élevé, peuvent être désagréable envers le formateur tel les expressions « on est pas à la maternelle » … alors que les autres découvrent. Le niveau est plus homogène, mais il est impossible d’avoir un groupe totalement homogène.

FINALITÉS

48. Etudiants d’un centre de langue de Strasbourg :

a. C’est bon pour nous, on sait ce qu’on doit apprendre, on a plus de chances pour trouver vite un travail en Europe, avec le français ou une autre langue… (…)

b. Je sais que quand j’apprends, ça va me servir. (…)

c. Quand on apprend une langue, c’est toujours difficile, alors c’est bien de savoir ce qu’on doit apprendre, ce qui sera nécessaire pour un emploi, on n’a plus besoin d’apprendre tout et n’importe quoi. (…)

d. Maintenant le travail est rare, on a besoin de langues, le plus de langues possible, alors le mieux c’est de savoir quoi apprendre, apprendre de façon logique, apprendre pour pouvoir bien se valoriser sur le marché du travail. (…)

49. Enseignant d’anglais dans un centre de langues :

— On teste le côté utile de la langue…

— Complètement… la compétence. Alors, c’est quelque chose qui a été difficile de faire accepter ici aussi, parce qu’il y a beaucoup d’enseignants qui considèrent que… il y a un terme que j’ai entendu et que j’ai complètement refusé et que je refuserai jusqu’au bout, c’est « utilitaire ». Quelqu’un a employé le terme « langue utilitaire » dans une réunion et on a un petit peu bataillé là-dessus, je ne suis pas d’accord avec ça. « Utilitaire », c’est très péjoratif, très négatif. Pour moi, c’est pas utilitaire, c’est une langue utile, c’est une langue de communication, c’est une langue transversale. C’est une langue qui va pouvoir être utilisée autant par quelqu’un qui fait « arts plastiques » que quelqu’un qui fait « histoire » ou « philo ». Ensuite, s’ils veulent se spécialiser dans un domaine spécifique d’étude, il n’y a qu’un jargon à acquérir, et ce ne sera pas un problème.

50. Formatrice dans un organisme de Strasbourg qui accueille des adultes en situation de recherche d’emploi.

Les outils sont utiles mais pas indispensables, avant le CECR, on arrivait aussi à enseigner les langues, là il s’agit d’utiliser un langage commun entre les formateurs, les centres et les entreprises. En effet, les entreprises ont également adopté les niveaux du CECR. Sur les CV, il faut noter son niveau selon le Cadre. L’avantage est la construction d'une « terminologie commune » autour de la notion de compétences : le Cadre opère en effet une distinction entre les compétences individuelles (savoirs, savoir-faire, savoir-être). Avant on parlait de débutant, de moyen ou encore de fort… maintenant on parle de A1, B2, C1… c’est plus technique. (…) Le CECR n’est pas révolutionnaire, mais il apporte quand même des aspects positifs. Le centre a quand même pour but d’insérer les apprenants socialement mais surtout professionnellement, donc il est aussi important pour eux de connaître la signification du niveau A1, ou les autres niveaux, car ils le notent lorsqu’ils cherchent du travail.

51. Enseignante en lycée.

Elle trouve que les apprenants sont rassurés. « Parfois ils se rendent compte qu’il faut travailler plus pour atteindre le niveau demandé […] Pour le concours, on peut travailler bien quand ils savent ce qu’il faut qu’ils atteignent […] je leur explique que pour passer d’un niveau à l’autre, il faut tant d’heures de travail. Pour qu’ils aient une idée de ce qu’il faut comme investissement. »

52. Formatrice FLE-FLS d’adultes à la recherche d’un emploi.

Selon la formatrice, le CECR offre une « ligne de conduite » à suivre aussi bien par les apprenants que par les enseignants. Le CECR est reconnu en Europe, elle avoue qu’on doit faire avec, il ne semble pas y avoir le choix. Il s’agit d’imposer une « norme didactique », le CECR « veut » être une référence. . (…) Le manuel utilisé est conforme au CECR, la méthode de travail également (par tâches), ce qui prouve que le CECR est bien là. Elle pense que le CECR est utile mais pas indispensable, mais qu’il faut s’y habituer car il risque de prendre beaucoup d’ampleur.

53. Enseignant dans un centre de langues, Strasbourg (transcription respectueuse de l’oral) :

— Quant au « savoir-être », c’est important, je trouve ça bien, c’est une notion sympathique… Cela fait partie de la culture, des données fondamentales pour ne pas faire d’erreurs comportementales… Je dirai que cela occupe une place beaucoup plus importante dans la vie quotidienne, si on n’a pas de savoir-être et juste du savoir-faire, on va être dans des situations très difficiles et peut-être faire des choses qui ne sont pas à faire, que ce soit dans les démarches, les paroles, les gestes… mais évidemment le savoir-faire est indispensable pour pouvoir parler, communiquer, mais ce sont deux choses qui vont ensemble… par contre on peut faire moins de dégâts dans le savoir-faire, alors que si on se trompe de savoir-être, c’est beaucoup plus délicat et les gens le prennent beaucoup plus mal… l’enjeu n’est pas le même.

Annexe 2

Entre 2007 et 2009, j’ai fait réaliser plusieurs enquêtes exploratoires à mes étudiants de Master 1 de didactique des langues. Il s’agit d’entretiens semi-directifs avec des professeurs de FLE ou d’autres langues vivantes, et avec quelques apprenants, où les enquêtés disent comment ils comprennent et jugent le CECRL : l’ouvrage, ses outils dérivés, et leur usage. La grande majorité des propos rapportés confirme « le succès » du Cadre souligné par Robert et Rosen (2010). Bien entendu je dois tenir compte des conditions des interviews : les discours recueillis sont diversement contraints par leurs conditions d’énonciation. Il s’agissait la plupart du temps d’interactions avec des salariés de centres de langues – dont beaucoup de vacataires – et ces derniers, malgré l’anonymisation revendiquée par les enquêteurs, sont plus ou moins reconnaissables par d’éventuels lecteurs du voisinage universitaire. De plus, ces enseignants travaillent ou vont travailler aux côtés d’étudiants stagiaires du Master 1. Dans la période actuelle où la précarité est devenue la règle, et où chaque année beaucoup de nos ex-étudiants partent à la recherche d’un emploi en centres de langues, et entrent en concurrence avec les contractuels à durée déterminée, la parole des formateurs risque donc d’avoir été prudente et conforme à la vulgate CECRL. Il est vrai que lors d’autres enquêtes qui portaient sur l’usage des manuels de langues, des professeurs ont refusé d’être interrogés craignant que leurs propos ne soient diffusés. Les garanties d’anonymat données par mes étudiants n’ont peut-être pas toujours convaincu. Les paroles des enquêtés seraient donc des discours semi-publics, où la dimension off record est absente : des propos plus officiels qu’officieux. Autre hypothèse : la plupart de ceux qui ont accepté d’être interviewés sont plutôt favorables au CECRL, et enclins à s’adapter à l’ordre académique moderne des choses : voir en Annexe les extraits 8, 42, 44.

On peut enfin recourir à une hypothèse constructiviste : le sujet interviewé élaborerait sa théorisation au fur et à mesure de l’entretien, profitant de l’occasion pour donner sens à ses expériences. On ne se contenterait donc pas de voir les déclarations des professeurs comme des formations de compromis entre ce qu’ils pensent vraiment et ce que, selon eux, peut tolérer la vulgate moderniste FLE incarnée par les enquêteurs étudiants de didactique des langues, récemment formés au CECRL. En revanche, on peut aussi considérer le discours de l’enquêté comme une formation de compromis entre, d’une part, ce qu’il lui arrive d’éprouver et de penser de façon parfois contradictoire au cours de son expérience professionnelle (ses « états d’âme », mot-culte de la novlangue) et, d’autre part, sa conscience des contraintes incontournables (le principe de réalité). Les réponses aux questions seraient alors régies par la double nécessité de s’adapter au monde tel qu’il est et de justifier ses actes, créant une cohérence pratique et idéologique entre ce que le sujet pense, ce qu’il dit et ce qu’il fait. Les ethnométhodologues nous ont d’ailleurs montré comment les propos des informateurs sur leur vécu mêlent nécessairement descriptions et justifications, ce qui n’annule pour autant ni l’intérêt ni les effets de vérité de ces comptes rendus.

Que les personnes les plus mal à l’aise avec le CECRL ne se soient pas prêtées aux entretiens, et que certains interviewés aient minimisé leurs doutes et leurs critiques, ou encore gardé leurs états d’âme pour eux, il est vraisemblable que bien des enseignants fassent de nécessité vertu. Et de nouveauté progrès.

Notes

1 Un descripteur se présente sous la forme d’un paragraphe qui concerne le contenu global d’une échelle de niveau. On lit par exemple pour l’activité d’interaction de niveau B1 : « Peut engager, soutenir et clore une conversation simple en tête-à-tête sur des sujets familiers ou d’intérêt personnel. Peut répéter une partie de ce que quelqu’un a dit pour confirmer une compréhension mutuelle. » (Conseil de l’Europe, 2001a : 28). 514 descripteurs précisent également le contenu particulier à un niveau, et décrivent « en termes de capacité langagière, les savoir-faire qu’on est en droit d’attendre de l’apprenant et qui participent à sa compétence. » (Robert et Rosen, 2010 : 80). Ainsi, pour la composante conversation de l’activité d’interaction de niveau B1 : Peut suivre l’essentiel de ce qui se dit relatif à son domaine, à condition que les interlocuteurs évitent l’usage d’expressions trop idiomatiques et articulent clairement. Peut exprimer clairement un point de vue mais a du mal à engager un débat. Peut prendre part à une discussion formelle courante sur un sujet familier conduite dans une langue standard clairement articulée et qui suppose l’échange d’informations factuelles, en recevant des instructions ou la discussion de solutions à des problèmes pratiques (Conseil de l’Europe, 2001a : 62). Return to text

2 Ici, français langue seconde enseigné aux migrants. Return to text

3 DELF : Diplôme d'études en langue française ; DALF : Diplôme approfondi de langue française; TCF :Test de connaissance du français. Return to text

4 DILF :Diplôme initial de langue française. Return to text

5 Je reprends la définition du dispositif formulée par Agamben (2007 : 10-11) : « 1) il s’agit d’un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit discursive ou non : discours, institutions, édifices, mesures de police, propositions philosophiques. Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces éléments. 2) le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir. 3) comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir. » Return to text

6 L’habitus, ou le caractère social d’un agent, est constitué par l’entrelacs des dispositions, sociohistoriquement construites, à percevoir et agir, qui structurent ses comportements (d’après Bourdieu). Return to text

7 i.e. de politique linguistique et éducative. Return to text

8 Ce terme s’inspire de ma lecture de Bakhtine-Volochinov. Tout mot, toute formulation, tout énoncé est chargé idéologiquement (Lefranc, 2008a). Return to text

9 Signalons également ce passage qui, dans un double bind, dit et contredit, au nom du « respect », les espérances libérales-libertaires qu’il suscite : L’apprentissage autonome peut être encouragé si l’on considère « qu’apprendre à apprendre » fait partie intégrante de l’apprentissage langagier, de telle sorte que les apprenants deviennent de plus en plus conscients de leur manière d’apprendre, des choix qui leur sont offerts et de ceux qui leur conviennent le mieux. Même dans le cadre d’une institution donnée, on peut les amener peu à peu à faire leurs choix dans le respect des objectifs, du matériel et des méthodes de travail (souligné par moi), à la lumière de leurs propres besoins, motivations, caractéristiques et ressources. (Conseil de l’Europe, 2001a : 110) Return to text

10 En didactique du FLE l’importance des phénomènes d’incidental learning, ouapprentissage inconscient et implicite, a été soulignée par Courtillon (2003 : 144-145) qui se réfère aux travaux du neurolinguiste Michel Paradis. Return to text

References

Electronic reference

Yannick Lefranc, « Le management enchanteur : gouvernement, technologie et double langage du CECRL », Cahiers du plurilinguisme européen [Online], 6 | 2014, Online since 01 janvier 2014, connection on 09 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=658

Author

Yannick Lefranc

Maître de conférences de français langue étrangère. Il a enseigné le FLE en France et en Syrie. Ses recherches portent principalement sur les relations entre les « communications d’apprentissage des langues » académiques et vernaculaires, et sur les dispositifs d’apprentissage et d’anti-apprentissage du français.

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