Conçu d’abord pour des publics scolaires et universitaires européens promis à la mobilité, puis étendu à tous les publics, le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (désormais CECRL ou Cadre) se présente en français sous la forme d’un grand livre rouge, sous-titré Apprendre – Enseigner – Evaluer, et qui met l’évaluation au poste de commandement. Les Chapitres, Qui synthétisent bien des acquis de la nouvelle didactique des langues, définissent les finalités et les principes d’une réforme de leur apprentissage : le plurilinguisme européen, la notion de compétence comme capacité à agir, l’apprentissage par le projet et les tâches, la transparence des objectifs et des critères d’évaluation. Ils en détaillent également les incidences pratiques sur l’élaboration des programmes, l’organisation des certifications, et sur la promotion des apprentissages autodirigés. Sous la forme de tableaux et de grilles, l’ouvrage présente également un grand nombre d’outils pour la réflexion et l’action des praticiens : notamment les échelles des niveaux communs de compétences, avec leurs 514 « descripteurs de compétences langagières »1.
L’ouvrage CECRL s’est peu à peu renforcé d’un grand nombre de guides d’utilisation conçus par des experts du Conseil de l’Europe et de portfolios d’autoévaluation destinés aux apprenants. En France, des didacticiens ont créé des référentiels qui détaillent les contenus de plusieurs niveaux. Sur le terrain, comme dans les structures de formation au FLS2 de Strasbourg, des formateurs ont élaboré les référentiels CECRL dont ils ont besoin – notamment quelques-uns de mes étudiants en stage. Les derniers manuels de FLE se réfèrent également aux niveaux et aux « propositions » méthodologiques du CECRL, ils intègrent une phase d’évaluation aux modules ajustée aux normes du Cadre et ils revendiquent une « perspective actionnelle ».
En même temps, les travaux universitaires (enseignement et recherche), les revues spécialisées et les maisons d’édition de FLE offrent de nombreux textes qui sont pour la plupart des défenses et illustrations du Cadre. Un des derniers en date est le copieux, clair et distinct Dictionnaire pratique du CECRL (Robert, Rosen, 2010). Les ouvrages et les documents qui popularisent ce modèle veillent souvent à définir avec précision les termes techniques : c’est le cas du dictionnaire de Robert et Rosen (2010), des glossaires de Noël-Jothy et Sampsonis (2006) et de Tagliante (2005). Tout cela facilite l’usage des matériels d’évaluation et d’enseignement conformes au Cadre, et favorise la mise en œuvre de la didactique CECRL. Les productions éditoriales adaptées au nouveau paradigme font désormais partie des ressources des centres de langues, des universités, mais aussi des collèges et des lycées de France. Et elles sont en phase avec les missions des organismes de certification : CIEP (Centre International d’Etudes Pédagogiques de Sèvres) ou CCIP (Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris). Parallèlement, les services des ambassades de France se fondent sur le CECRL et les examens qui s’y sont alignés (DELF, DALF, TCF3) pour juger des compétences en français des étudiants d’autres pays qui veulent étudier en France et de celles des étrangers désirant vivre en France (DILF4). Aujourd’hui, les institutions universitaires et scolaires de nombreux États extra-européens se montrent très intéressées par le dispositif du Cadre et elles cherchent à y adapter leurs certifications : c’est le cas en Algérie. Le CECRL est aussi reçu favorablement en Chine (Fu Rong, 2009) et au Japon (Himeta, 2009 ; Castelloti, Nishiyama, 2011).
Les didacticiens qui partagent la culture du Cadre émettent parfois des critiques ponctuelles. Tagliante (2005 : 41) souligne quelques « points faibles » dans le texte du CECRL : certains descripteurs de compétences ne renvoient pas à des comportements observables. Robert et Rosen (2010) pointent des lacunes : l’absence de certains descripteurs aux niveaux C1 et C2, et un manque d’échelle « pour évaluer les activités de médiation » (id. : 147) ; ils remarquent également, pour ne pas l’approuver, que « la lecture (des) descripteurs laisse supposer que le Cadre ne semble pas recommander l’étude d’un texte littéraire avant le niveau B2 » : le niveau supérieur au niveau-seuil B1 (id. : 140). Mais ces auteurs ne remettent pas en cause la logique pratique d’ensemble du système, ils invitent plutôt à s’y inscrire pour le rendre encore plus opérationnel.
Dès sa publication et depuis lors, les concepteurs et les rédacteurs du CECRL et la plupart de ses exégètes ont réaffirmé que le cadre proposait mais ne prescrivait pas. On pouvait pourtant prévoir que les dirigeants politiques et autres décideurs allaient en faire un usage normatif. De fait, de l’université aux écoles, l’expérience a montré que les renvois au CECRL règlent les décisions, les mesures et les actions linguistiques. Des autorités aux acteurs de terrain, le Cadre est devenu incontournable pour l’apprentissage des langues dans de nombreux pays : « les tables de la loi », plaisante un officiel français. Les acteurs de l’enseignement doivent dorénavant travailler selon la problématique et avec les outils du CECRL. Contredites par les réalités du terrain, les protestations de non-normativité sont les actes de dénégation d’un discours d’accompagnement de la mutation éducative programmée par les autorités politiques, économiques et académiques européennes. J’approuve donc la traduction française de framework : le CECRL c’est vraiment tout un cadre. C’est à la fois un ouvrage de référence, un ensemble de ressources, et c’est, plus structurellement, un mode de gestion de l’apprentissage des langues à tous les niveaux : micro (la classe), méso (l’établissement) et macro (le pays). Pièce maîtresse d’une ingénierie sociale de formation aux et en langues, c’est un véritable « gouvernement » (Foucault) qui met en œuvre des techniques de savoir et de pouvoir. Cette technologie culturelle des langues se manifeste comme un ensemble de choses, de gens et de manières de faire, penser et parler (i.e. vivre et être), qui interagissent, s’ordonnent et se normalisent dans un dispositif5 complexe où se font et se contrôlent les discours et les comportements des individus. Au cœur de la dynamique culturelle du nouvel univers capitaliste. Je précise enfin que, conformément aux pratiques scientistes et technicistes dominantes, ni le CECRL ni son adoption n’ont donné lieu à un débat démocratique contradictoire. L’hégémonie de l’expertise se passe du libre examen critique par les citoyens, qu’ils soient savants ou profanes. Le Cadre est donc la manifestation d’une politique linguistique européenne « dépolitisée » – dépolitisante – au sens de la politique démocratique par tous et pour tous de Castoriadis ou de Rancière. Je montrerai prochainement comment cette dépolitisation va de pair avec une forme de moralisme et de culturalisme.
Je dirais de la didactique des langues ce que Rastier (2003) écrit de l’interprétation conduite par l’herméneutique, lorsqu’il recommande « qu’elle problématise son rapport avec la pratique sociale où elle prend place ». Pratiques sociales, les pratiques discursives et les actions didactiques – les miennes comprises - ne prennent leur sens et ne créent leurs effets de vérité et/ou d’illusion, que si on les pense en contexte et en processus, en interdépendance et en interaction avec leur milieu sociohistorique et en rapport avec les intérêts convergents, divergents ou antagoniques des « acteurs sociaux ». Le paradigme CECRL est au cœur de la rationalisation-standardisation des façons d’apprendre, d’enseigner et d’évaluer, programmée depuis quelques dizaines d’années par les experts didacticiens du Conseil de l’Europe. Avec une double finalité affichée : développer le plurilinguisme pour unir les peuples européens – la dimension culturelle et morale – et orienter l’apprentissage dans un sens plus pratique et plus efficace : notamment afin d’améliorer les compétences linguistiques d’employables mobiles et adaptables – la dimension économique. Le CECRL, ses commentateurs et ses diffuseurs ont tant de vocables en commun avec le monde de l’économie que j’ai proposé de dénommer la didactique des langues institutionnelle « management appliqué » (Lefranc, 2008). Le système Cadre montre et dit que le travail d’enseignement-apprentissage est en continuum avec le travail au sens économique, et avec la formation professionnelle d’une main-d’œuvre conforme aux nouvelles normes et conditions du marché capitaliste.
Je ne prétends pas dire toute la vérité sur le CECRL, mais je vais présenter des éléments d’interprétation vraisemblables à partir d’un modèle théorique heuristique. Admettant avec Meyer (2010 : 16) que le dissensus est inséparable de la démocratie, j’en appelle à l’examen contradictoire de la politique de l’Entreprise Cadre. Pour aider à répondre à cette double question : de qui le CECRL sert-il les intérêts, au détriment des intérêts de qui ? Mon ambition est de contribuer à identifier les forces sous-jacentes à l’œuvre à travers le chaos des apparences, pour parler comme David Harvey, d’éclairer quelques enjeux de la technologie de l’économie de la connaissance appliquée aux langues, et, au-delà, d’inviter à des travaux de contre-expertises indépendantes des États et des milieux d’affaires, à l’exemple de ceux qui doutent de l’innocuité de l’industrie nucléaire civile ou de l’industrie agro-alimentaire. Après la critique de l’agriculture industrielle, poursuivre avec celle de la culture industrielle de l’apprentissage des langues ?
Pour montrer qu’il n’existe pas de rupture fondamentale entre l’OCDE, la Commission Européenne et le Conseil de l‘Europe producteur du CECRL, on doit dépasser les séparations communes, médiatiques mais aussi académiques, qui découpent des entités « économique », « sociale ou « culturelle » et les isolent les unes des autres. Aujourd’hui déjà, au moins un sociolinguiste (Duchêne, 2011) et un didacticien du FLE (Migeot, 2007) tiennent compte des réalités socioéconomiques européennes. Nico Hirtt, quant à lui, aide à comprendre l’interdépendance entre la dynamique du marché du travail, la nécessaire adaptation des acteurs sociaux à ce milieu par l’acceptation réaliste-résignée d’emplois précaires et de faible qualification et la « modernisation » des systèmes éducatifs, dont leur enseignement des langues. Hirtt (2010) cite une étude du Centre Européen pour le Développement de la Formation Professionnelle (CEDEFOP), qui parle d’une « polarisation dans la demande de compétences » :
« Si la tendance actuelle se poursuit » dit le CEDEFOP, « les changements structurels en cours créeront de nombreux emplois de haut niveau, mais également un grand nombre de postes de travail à l’extrémité inférieure du spectre des emplois, avec de bas salaires et de piètres conditions d’embauche ». (CEDEFOP. Future skill needs in Europe : medium-term forecast. Background technical report, Publications Office of the European Union, 2009)
Cette évolution du marché du travail éclaire d’un jour nouveau le discours dominant sur la « société de la connaissance ». Et elle a forcément des conséquences radicales pour les politiques éducatives. L’OCDE se trouve contrainte de reconnaître cyniquement que
« tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin ». (OECD, What future for our schools, Paris, 2001).
Ce contexte sociohistorique « donne du sens » à ces lignes du CECRL sur l’utilisation des échelles de descripteurs de compétence langagière :
« Les utilisateurs du Cadre de référence envisageront et expliciteront selon le cas […] dans quelle mesure ils ont le souci de mettre en relation les niveaux et la présentation des résultats aux employeurs, aux autres secteurs éducatifs, aux parents et aux apprenants eux-mêmes ((échelles) centrées sur l’apprenant) » (Conseil de l’Europe, 2001a : 36).
La politique linguistique et éducative européenne et, d’abord, son enseignement de masse, s’inscrit dans la politique économique de formation et de gestion d’une main-d’œuvre populaire, dotée d’une compétence pour communiquer en plusieurs langues dans les secteurs des services. Pour ce type de public, le niveau Utilisateur élémentaire A paraît bien suffisant. La lecture des descripteurs des niveaux A1 et A2 montre que la didactique CECRL est aussi une réduction des capacités humaines à des capacités communicatives ordinaires, nécessaires et suffisantes pour accomplir des tâches simples au travail et dans la vie quotidienne : bavardages phatiques, achats, démarches administratives, exposition aux médias et à la publicité, etc. Le Cadre reprend ici l’héritage académique du découpage de l’apprentissage en niveaux qui vont du simple au complexe, et cette répartition recoupe la répartition par niveaux des individus se révèlent inégaux en capacités, en motivation, et, implicitement, en intelligence. Pour s’adapter aux exigences du marché de l’emploi tel qu’il est – et non tel qu’une autre politique le ferait évoluer –, il faut donc rehausser le niveau de compétence en langues des jeunes et des adultes européens (France comprise, surtout après les évaluations PISA). L’enseignement devra se réformer en profondeur tout en continuant de concilier le discours de l’apprentissage pour tous avec des finalités, tacites parce qu’évidentes – taken for granted – de façonnage et de gestion des populations à travers le classement/ déclassement/ reclassement en bons, moyens et faibles.
Comment restructurer la force de travail en employables très qualifiés (la minorité), moyennement qualifiés (une grande partie) et peu qualifiés (la majorité) ? Comment modeler des êtres humains voués à vivre dans la compétition sélective-éliminatrice et sous la menace du précariat ? En phase avec l’ordre économique, le CECRL est compatible avec les « techniques » du New Public Management (Van Zanten, 2008 : 351-353) qui se sont répandues de la maternelle à l’université dans de nombreux pays et se qui manifestent par la « démarche qualité », la politique du résultat ainsi que par l’élaboration et l’usage d’outils d’évaluation adaptés à la société de contrôle et de surveillance des sujets traçables. La moderne « gouvernementalité sécuritaire » (Foucault), faite de pressions sociales verticales et horizontales, réalise une forme d’autoritarisme diffus et indirect, tout en intégrant des formes autoritaires plus traditionnelles et plus ouvertement coercitives que Foucault appelle « discipline ». Au cœur des dispositifs de formation professionnelle initiés par des dirigeants économico-politiques, des experts et des formateurs, soucieux de moderniser et de rationaliser l’enseignement des langues et des autres disciplines, ce mode de gouvernement ne se discute pas : il est donc non démocratique et philosophiquement non libéral.
Composante essentielle du processus d’acculturation à l’économie de la connaissance, la formation linguistique se met au service de la société de marché, et elle met les activités d’apprentissage aux normes de la nouvelle organisation scientifique du travail. Cette nouvelle économie renvoie au développement rationalisé des savoirs, savoir-faire et savoir-être (capacités adaptatives et créatives, attitudes) des personnes employables. Si l’on passe au niveau micro des entreprises et des administrations, elle prend la forme d’une ingénierie ou gestion des connaissances – traduction de knowledge management – qui conduit à revoir les structures de formation. De fait, depuis ces dernières années, les centres de FLE publics et privés sont soumis à une labellisation en cohérence avec le CECRL (Lefranc, 2009). Parallèlement, les organismes de formation au FLS et à la littératie en français, désormais régis par un système d’appels d’offres, revoient leur fonctionnement.
Le système CECRL n’est jamais incompatible avec l’ordre socioéconomique et sociocognitif inégalitaire, où l’on détecte pédagogiquement et administrativement une minorité d’apprenants « en difficulté » et, surtout, une majorité d’apprenants « en médiocrité ». La nouvelle société de connaissance est en continuité avec la tradition sélectionniste de l’éducation révélatrice de talents et le Cadre contribue à enregistrer et entériner les compétences et les incompétences des uns et des autres. Au centre des finalités explicitées du CECRL les « compétences générales » (dont « la compétence à communiquer langagièrement ») faites de savoirs (bonnes connaissances), de savoir-faire, de savoir-apprendre (bonnes pratiques) et de savoir-être (bonnes manières et bonnes attitudes). Ainsi sera-t-on en mesure de repérer les acteurs sociaux qui, après une formation où leurs capacités et leur habitus6 auront été vérifiés, auront à exercer les fonctions de :
- cadre supérieur, pour les « utilisateurs expérimentés » de niveaux C2 et C1, i.e. respectivement de niveaux « maîtrise » et « autonomes ». (Et même de niveau B2+ ?)
- cadre moyen, pour les « utilisateurs indépendants » des niveaux B1 (« niveau-seuil ») voire même B2 (« avancé »). Les enseignants non-spécialistes de langues par exemple.
- opérateur ou salarié d’exécution, pour les « utilisateurs élémentaires » des niveaux A1 (« introductif ou découverte») et A2 (« intermédiaire ou de survie »).
Si ce schéma de distribution tendancielle se vérifie, et si les capitaux culturels linguistiques coïncident suffisamment avec les capitaux économiques et sociaux pour opérer une classification si cohérente qu’elle en paraîtra naturelle, en escamotant le processus didactique et administratif de catégorisation, on retrouvera la tripartition entre les groupes sociaux supérieurs dominants, les classes vraiment moyennes et les couches populaires. Charmés et cois, les classés ne pourront qu’adhérer aux résultats de ces classements convergents dont les critères sont protégés par une neutralité « technique » qui fait passer toute critique pour « idéologique ». Magie de la typologie et de l’étiquetage avec leurs effets de prédiction auto-réalisatrice, succès de la domestication participative (Lefranc, 2008b).
Par ailleurs, on peut penser que si les enfants de dirigeants se plieront aux examens, ils n’auront pas besoin de passer par l’enseignement à la mode Cadre. Ils sont généralement scolarisés dans des institutions internationales ou nationales pour enfants de nantis en capitaux économiques, sociaux et culturels, qui offrent même parfois des formations progressistes (Pinçon-Charlot, Pinçon, 2003). De plus, des précepteurs – ou coachs – les aideront à réaliser leur potentiel en évitant de s’enfermer dans l’acculturation limitative du CECRL. On retrouverait alors la situation de l’ère du béhaviorisme appliqué aux langues, naguère imposé aux masses plutôt qu’à l’élite :
D’une façon générale, l’autocritique règne dans l’Enseignement, sous le nom de « soul searching » (…) et tout le monde ironise sur les disciplines faciles ou utilitaires. C’est le retour des disciplines traditionnelles : mathématiques, sciences, langues étrangères (lesquelles comprennent le latin), sous forme de cours « avancés » s’adressant aux plus aptes maintenant séparés de la masse. (Tallot J., 1959, cité par Puren, 1988 : 304).
En vertu de la logique de la bi/tripolarisation qui met les classes populaires hors jeu – y compris parce que leur faiblesse culturelle relative donne prise à leur éviction –, le système Cadre va aider à distribuer les élèves et les étudiants scolarisés en plusieurs catégories :
- ceux qui n’ont pas le choix iront dans des collèges, des lycées et des universités de masse, voire dans des centres labellisés, et devront se contenter des formations calibrées CECRL
- certains apprenants de ces mêmes institutions pourront néanmoins compléter avec des cours particuliers et un usage performant d’internet
- les privilégiés éviteront cette formation réductrice dans des institutions d’élite où ils apprendront autre chose et autrement. Ces élus vivront en outre des expériences plurielles et pleines d’heureuses surprises linguistiques et éducatives, grâce à des activités, certes peu rationnalisées et standardisées, mais néanmoins efficaces : rencontres avec des locuteurs natifs de choix, loisirs culturels, pratique efficace et conviviale des TICE avec des correspondants de leur monde, voyages, etc. Ces sujets parlants constateront, qu’avec eux, naturellement, « les langues, ça rentre tout seul ».
Le capitalisme n’est pas seulement un mode de production, ni une formation sociale, mais une dynamique de civilisation qui touche tous les aspects de la vie humaine : c’est un mode de vie, une forme de vie, comme l’ont montré Adorno et Debord. On sait que, pour l’archéologie préhistorique, les objets techniques sont pensés dans l’organisation sociale des humains qui les fabriquent et les utilisent, et que tout système socioculturel a une dimension technologique. Utilisé par les anthropologues, le mot « technologie » désigne d’abord la science humaine (Haudricourt, 1987) qui étudie la dynamique, qui, dans un espace social donné, articule des objets (matériaux et outils), des sujets-corps parlants et des manières de faire, parler, penser. À travers des activités productrices de survie et de vie et qui donnent du sens à la vie et au monde. J’ajouterai qu’elle étudie les « rapports de force et de sens » (Bourdieu, Auger) des acteurs sociaux à ces choses, à ces façons de faire et aux autres agents, parce que les « techniques » sont indissolublement des techniques de savoir et d’action, et donc des moyens d’exercer des pouvoirs sur les choses aussi bien que sur les gens : à commencer par l’« utilisateur » lui-même, socialisé et instrumentalisé par son usage des procédures et des outils, au fil de ses expériences pratiques. Toute « technologie » est donc toujours culturelle. En suivant le glissement usuel, j’userai de ce terme pour désigner également l’objet de la discipline, le système technique (Ellul) avec ses différents types de procédés et méthodes, et d’outillage. J’y inclus les « techniques du corps » étudiées par Mauss, dont font partie les techniques d’apprentissage des langues orales et écrites. C’est dans ces termes que je décrirai la « machine » CECRL : elle met en rapport des apprenants et des enseignants, avec leurs manières de, et des ressources matérielles : les supports, les documents, les outils, et le matériel verbal ; et il aménage cette complexité en respectant les normes culturelles inégalitaires des institutions et des organisations éducatives nationales.
Si la technologie des langues se remodèle – i.e. se cadre, s’oriente et se structure – en fonction du marché de l’emploi, de la production et de la consommation, elle le fait à partir de son champ propre, dans son mode de fonctionnement et son langage particuliers. On change les comportements en développant des compétences langagières qui répondent aux contraintes des règles du jeu social, celles dont les autorités politiques et économiques veillent au maintien et dont elles contrôlent les modifications. Pour cela, dirigeants et cadres supérieurs devront tenir compte, à la fois de l’héritage des traditions didactiques des nations, mais aussi des rapports de forces entre les agents du monde de l’éducation : dirigeants-décideurs, experts, chercheurs, enseignants, apprenants, et parents. Toute une série de « partenaires » inégaux en savoirs-pouvoirs, i.e. plus ou moins riches en capitaux économiques, sociaux et culturels : des capitaux-ressources qui sont des capacités-possibilités d’action sur le monde et sur soi. Dans ce contexte, le système CECRL apparaît comme un phénomène à la fois intéressant et préoccupant de transposition didactique : il acculture les corps parlants au capitalisme moderne par ses techniques de socialisation langagière.
Selon moi, cette problématique technologique aide littéralement à mieux comprendre l’agencement politique7 des rapports pratiques aux tâches, aux outils de travail (référentiels, grilles, listes/ checklists, fiches, manuels) et aux techniques (procédures et stratégies) qui s’organisent dans un régime d’apprentissage que le matériel du Conseil de l’Europe (tableaux du CECRL, Portfolios européens des langues) a rendu possible et qu’il contribue à mettre en œuvre. Dans la classe de FLE modernisée, l’évaluation finement critériée s’accomplit au cours d’une « communication sociale d’apprentissage de la langue » (ou CAL, Lefranc, 2008b) en phase avec le travail en équipe préconisé par la « perspective actionnelle » du Cadre. Harmonie et air de famille entre les « tâches » d’apprentissage des langues et celles de l’entreprise. Cohérence heureuse entre les procès de travail de l’enseignement scolaire, de la formation professionnelle, de la production, du commerce et des services, enfin réconciliés. Pourtant, si la normalisation des acteurs passe par la normalisation de leurs activités productives et sociocognitives, si l’ensemble des techniques d’enseignement des langues participe d’une technologie culturelle de pouvoir, on la décrit peu ainsi. C’est aussi parce que, même si les rapports pratiques et symboliques aux choses n’existent qu’entremêlés aux affrontements de force (Althusser) et aux rapports d’interdépendance (Elias) entre les gens (exploitation, instrumentalisation, oppression, résistance, subversion, coalition, coopération, étayage, etc.), en même temps, les pouvoirs des uns sur les autres sont médiatisés et brouillés-masqués par le ressenti et l’idéologie de « la force des choses », et par le fantasme du pouvoir des objets. Un fétichisme pluriel qui s’allie à la transcendance de certaines valeurs culturalistes et moralistes : respect de l’Autre, diversité.
Tout se passe comme si, avec la machinerie CECRL, l’industrie culturelle (Kulturindustrie : Adorno et Horkheimer, 1974) se déclinait aujourd’hui en une industrie culturelle éducative : une Bildungsindustrie où l’« éducation tout au long de la vie » (lifelong learning) se confond avec la « formation ». Rappelons à ce propos que l’outil référentiel est historiquement issu de la culture éducative d’entreprise : la formation professionnelle (Rosen, 2006 : 75). Cette Bildungsindustrie modernise une inculcation scolaire et universitaire qui ne remplissait plus son rôle de cohésion et de stabilisation sociales, ni sa fonction d’adaptation des apprenants aux contraintes économiques. Elle assure l’extension et la mise à jour (au sens numérique) d’une socialisation par la communication langagière, qui complète les autres modes de conditionnement et de dépendance, intériorisés au cours des routines de travail et de consommation. Les discours sur l’apprentissage plurilingue véhiculent un pragmatisme et un utilitarisme qui donnent à penser que la culture éducative sert avant tout à se former préprofessionnellement. Une fois ainsi éduqué, et rééduqué, l’apprenant est mieux préparé et disposé à chercher et accepter du travail, mais aussi à accepter son sort parce qu’il aura appris à ne s’en prendre qu’à lui : savoir-être de responsabilité. Les interactions avec les outils et les autres composantes des situations d’action, de communication et d’apprentissage contribuent à la création d’un type humain procédural, fonctionnel et opérationnel, qui passe de grille en grille, de tableau de bord en tableau de bord et de pilotage en pilotage, et qui s’exerce à transposer dans le travail et dans le reste de sa vie la phraséologie, les conduites et l’habitus de performance et de gestion, diffusés par les médias et désormais par l’école. Cet homme nouveau, « surmoderne» (Marc Auger), est un être à la fois contrôleur (des autres et de lui-même) et contrôlé. Dans la société oligarchique totalitarisante (Lefranc, 2008b), où les contre-pouvoirs sont très faibles, le sujet parlant s’acculture en une élaboration dirigée de ses connaissances, de ses capacités et de son habitus. Cet accomplissement de sa puissance d’exister et d’agir (Spinoza), cet empowerment (mot de l’entreprise et de la didactique) se réalise par l’exploitation, la modélisation et la limitation relative de ses aptitudes naturelles, qui sont encadrées, canalisées et orientées selon la technologie d’évaluation et de classification. L’individu est pris par la force des choses gérées par les autorités administratives et professionnelles dont il dépend ; et si elles donnent forme à ses capacités créatives, elles inhibent ses potentialités qui ne rentrent pas dans les cases ou dans les classes. Loin d’être maîtres et possesseurs, la plupart des êtres humains seraient donc plutôt maîtrisés, possédés et dépossédés.
Soumises au paradigme de l’organisation, les tâches d’enseignement et d’administration fusionnent grâce aux actions de contrôle, de surveillance et de mesure, auxquelles les réformes académiques successives d’Europe et d’ailleurs (USA notamment) ont habitué les acteurs, et qui donnent vie aux dispositifs d’apprentissage. Directement et indirectement, les faits, les gestes et les discours tendent à être contrôlés au cours d’activités où chacun est poussé et incité à se servir des listes de contrôle et des tableaux qui l’aideront à mieux comprendre, appliquer et adopter les descripteurs, à repérer les indicateurs et à calculer son niveau ou ceux des autres. La classe de langue devient une agence de notation : les outils du CECRL font reconnaître les compétences de l’apprenant parce qu’on le connaît dans les détails grâce à l’évaluation et l’auto-évaluation critériées qui, le révélant aux autres et à lui-même, décrivent ce qu’il est capable de faire et définissent quel genre de sujet parlant il est en vérité. Ces analyses méthodiques seront même complétées et corroborées par des données obtenues grâce à d’autres tableaux qui décrivent son profil cognitif ou son style d’apprentissage. Sous le charme de ce « labelling didactique » proche des tests psychotechniques, comment ne pas devenir ce que tant de tableaux et de professionnels nous disent et nous montrent que nous sommes ?
En continuum et en harmonie avec le monde comme il va, la classe de langue prend un air d’agence de renseignement. Depuis longtemps les manuels de FLE ont habitué les apprenants à remplir, machinalement ou ludiquement, des fiches d’inscription ou des cartes de débarquement. Bien dans l’air du temps, un texte écrit par un membre du GFEN (Kouzmin, 2010) propose de jouer au blason : jeu de l’oie qui fait dire publiquement une foule de choses sur soi. Dans la même veine, un des outils phares de la technologie Cadre, le Portefeuille européen des langues (Conseil de l’Europe, 2001a : 22), comprend une « biographie langagière » qui informe les lecteurs intéressés (enseignants, parents, ou employeurs) sur la vie linguistique et sociale de l’élève. À CECRLand ne règnent ni le tact ni la discrétion. Instrument d’auto-évaluation et d’archivage de données personnelles, ce Portfolio apprend à se voir et à se traiter comme un objet à analyser. L’évalué-évaluateur partage ainsi une culture commune avec ses futurs évaluateurs institutionnels. Il construit une image de lui-même médiée et modelée par l’usage des grilles d’analyse qui décide de ses capacités. Le contrôle passe donc par l’autocontrôle, le sujet s’auto-administre des jugements de valeurs et s’auto-assigne une identité. La force persuasive de ces outils de catégorisation des individus tient aux effets d’objectivation et d’objectivité créés par un système où l’on s’efforce d’harmoniser les auto-évaluations, les exo-évaluations des enseignants, voire les co-évaluations des membres de la classe.
Ces techniques culturelles sont conformes aux recommandations de la Commission européenne qui propose de généraliser « l’expérience des pays qui utilisent les portefeuilles de compétences (et) les plans individuels d’évaluation de l’apprentissage » et d’élaborer « des programmes et des dispositifs de certification mieux adaptés aux besoins de compétences du marché du travail » (Hirtt, 2010). Dans l’univers de notre société de contrôle (Deleuze, 1990) où les caméras filment des rues et où des gens se confient à la télévision ou sur l’Internet, les jeunes gens, habitués à ne rien avoir à cacher, donnent une quantité de renseignements sur leur compte, en faisant de moins en moins la part entre ce qui est intime et pourrait rester confidentiel, et ce qui peut se dire en public. Il est vrai que la lecture des magazines, avec leurs horoscopes, leurs jeux et leurs tests psychologiques, nous a habitués à nous analyser ludiquement. La didactique institutionnelle-fonctionnelle du CECRL trouve des humains culturellement préparés et entraînés.
Dispositif conceptuel à but pratique, la phraséo-idéologie8 du management régit notre socioéconomie de communication et de connaissance. Ce langage enrichi de lexies-notions empruntées aux sciences cognitives et de l’information nous fait penser et agir en termes de. Les apprenants et les enseignants sont incités à conceptualiser et à vivre leurs pratiques et leurs conduites en termes d’audit, bonnes pratiques, descripteurs, évaluation, indicateurs, démarche qualité, profils, projets, référentiels, optimisation, etc. Ces mots et ces expressions, souvent décalqués de l’anglo-américain économique, sont aussi ceux des ressources humaines (Igalens, 2008) et du marketing (Chevalier et Dubois, 2009). Les lexies simples et complexes de ce langage banal dessinent un univers cohérent, harmonieux, où les mots et les actions se répondent d’une sphère à l’autre tout en restant conventionnellement séparés. Et si, en vertu d’une forme de spiritualité particulière à la « double pensée », les interlocuteurs rapprochaient semi-consciemment, imaginairement, ce qu’ils séparent rationnellement ?
Comme Hirtt (2010), Rey (2011) rappelle que la manière de dire et de penser en termes de « compétence » a gagné bien des domaines : monde de l’entreprise, réinsertion professionnelle, formation continue, éducation scolaire. Avec d’autres vocables de la culture capitaliste (gouvernance, gestion, ingénierie, faisabilité), cette lexie crée un continuum idéologico-pratique entre les discours de l’éducation et du travail – ou plutôt ceux de la formation et de l’entreprise. À la fois aide-mémoire, signes de ralliement et rappels à l’ordre du discours dominant, ces « mots du pouvoir » (Durand, 2007) marquent l’hégémonie culturelle de l’économisme triomphant. Comment ne pas s’abandonner aux croyances des flux discursifs quand on entend partout la même chanson ? Et qu’aucun autre vocabulaire technique n’est aussi transparent, acceptable, opérationnel, sur le marché linguistique ? Bien des termes courants de la didactique des langues fonctionnent littéralement et métaphoriquement, pour faire de l’enseignement-apprentissage une question de gestion, et de ses actions un problème d’organisation entrepreneuriale du travail. Ainsi, non seulement la phraséologie économiste charge idéologiquement le FLE avec ses valeurs-normes d’efficacité et de technicité, mais elle le fait évoluer praxéologiquement. Les discours-à-pratiques de la didactique institutionnelle, en association avec d’autres discours de l’éducation (Le Goff, 1999), contribuent à faire de l’enseignement et de ses matières, des disciplines au service de la nouvelle rationalisation du travail.
Des auteurs ont souligné que la métaphore jouait sur le sens propre et le sens figuré, et créait un flou conventionnel (Suhamy, 1990). J’avancerai que l’usage des termes prestigieux du management moderne crée un flou sémantico-idéologique propice à des confusions pleines de charmes. Le terme polysémique et métaphorique de compétence évoque au moins deux domaines d’expérience à la fois. Celui auquel il renvoie directement par son sens propre transitoire : la « compétence professionnelle » du monde du travail ; et le domaine du monde de l’éducation auquel renvoie son sens ultime : « connaissances et capacités », marqué et comme auréolé du premier sens. Ce sens propre est apparu transitoirement puis a été escamoté par le tour de passe-passe de la métaphore, qui charge le mot d’un double sens et joue du tremblement sémantique entre le professionnel et l’éducatif, et entre le ton ludique et le ton sérieux. J’ai naguère soutenu que tout énoncé était chargé d’un sémantisme à la fois descriptif, axiologique et praxéologique, et, dans le cas de la métaphore, j’ai montré qu’elle appelle à traiter le référent comme on traite l’objet du sens propre (Lefranc, 1999) : c’est-à-dire à instaurer un même rapport symbolique et pratique entre les entités réelles désignées par le sens littéral et par le sens figuré. De même que le désignant insultant « PIGS » invite à traiter les personnes ainsi nommées avec la même sévérité que l’on traite ces animaux, avec « compétence », les discours didactiques inviteraient à traiter les apprenants avec le même professionnalisme que l’on traite les salariés. C’est aussi le cas avec « formateur » qui remplace « professeur ». Grâce aux pouvoirs du sens figuré, les discours fonctionnent et « fictionnent », en jouant sur deux mondes. L’usage métaphorique des termes du marketing et des ressources humaines (indicateur, mobilité, profil) fait glisser le discours didactique sous la houlette de la phraséologie du management, dans ses dimensions cognitive, pratique et fantasmatique : de désir et d’imagination. Tout se passe comme si le sémantisme économiste montait en transcendance ou, plus précisément, passait en « dominante transcendante ».
On sait que les sujets parlants en position d’autorité recourent au double langage, c’est-à-dire à un double jeu avec le langage et les interlocuteurs : avec le destinataire, et parfois avec le destinateur lui-même. D’où un dédoublement discursif entre l’officiel et l’officieux, le public et le confidentiel qui s’opère dans les échanges avec des interlocuteurs différents, avec le même destinataire ou avec soi-même. Ce dédoublement prend la forme de discours contradictoires émis par le même parleur ou de segments contradictoires dans un même discours. Il y a ainsi double discours quand, au sein d’un même texte, le sens d’un mot clé est contredit par ailleurs. C’est le cas avec l’ouvrage CECRL qui met en avant la valeur d’« autonomie » alors qu’il expose en détail les composantes d’une évaluation standardisée et qu’il invite les utilisateurs à s’installer dans un univers quadrillé de descripteurs de compétences. Le Cadre instaure une dépendance des apprenants et des enseignants à ses tableaux et il implique le sujet dans la programmation rationnelle de ses opérations et de ses conduites d’apprentissage : une planification hétéronome. En d’autres termes, on dit une chose au niveau microstructurel du mot : « vous êtes autonome », et on signifie (on montre) le contraire au niveau macrostructurel du discours : « appliquez ces critères ».
On joue également avec l’extra-linguistique et je qualifierai de double langage l’acte de discours signalé par Jacques Bouveresse, qui consiste à ne pas tenir compte des conséquences prévisibles de ses propos ou de ses actes dans un contexte social connu de tous. C’est le cas lorsque l’on tient un discours technique et neutre sur une mesure et que l’on fait silence sur ses très probables répercussions. J’éviterai le procès d’intention, mais je ferai en revanche un « procès d’ignorance » aux concepteurs du Cadre, en leur reprochant de fermer les yeux sur les effets collatéraux du CECRL. Il est vrai que cette posture est favorisée par la division du travail savant : la spécialisation des disciplines permet de ne pas poser la question sociale. Faire le contraire serait catégorisé hors sujet, parce que la didactique d’expertise se concentre sur un objet déconflictualisé, dépolitisé. Sans éliminer la possibilité d’intentions cachées ou refoulées – dans un double jeu avec soi-même –, je ferai plutôt le procès d’une ignorance délibérée des effets prévisibles du discours CECRL dans le milieu socioéconomique actuel. Il y a double discours quand on met en avant une terminologie libérale, celle du « choix » et des « possibilités », associée à des objectifs prometteurs, sans tenir compte des réalités scolaires ou universitaires dont dépend leur réalisation9. Tout se passe comme si le technicisme du CECRL faisait l’impasse sur les conditions de (d’im)possibilité concrètes de la situation politique et économique. Dans un pragmatisme enchanteur et illusionniste.
On laisse ainsi croire et espérer que n’importe quel apprenant « pourra » poursuivre son apprentissage et passer du niveau A à B puis C. C’est-à-dire, en jouant du flou sémantico-idéologique du verbe « pouvoir », qu’il en aura tout à la fois la possibilité, les capacités et la permission. C’est le cas avec les discours sur le DILF : après avoir atteint le premier niveau A.1.1., l’apprenant « pourra » continuer et passer le DELF ; c’est faire ici l’impasse sur les possibilités matérielles et les capacités immédiates des apprenants : sur leur capabilité (Amartya Sen). Et c’est, comme à mots et réalités couverts, laisser faire la sélection sociale. Paradoxalement, au-delà des espérances irréalistes qu’il peut faire naître chez les naïfs, le CECRL redevient réaliste (au sens des romans réalistes) si on le traduit en termes de société à plusieurs vitesses : les choix, les possibilités, c’est pour les gagnants, pour l’élite des « révélés ». Osons une prophétie sur le ton de la fable et de la caricature, ou de la satire. De nombreux apprenants n’iront pas au-delà du niveau « utilisateur élémentaire » (A1 ou A2), et le gros du peloton en restera au niveau « utilisateur intermédiaire » (niveau-seuil B1). Seule une minorité d’élus parviendra, à l’oral comme à l’écrit, à comprendre et à produire des discours riches et complexes, et c’est cette élite d’« utilisateurs expérimentés » qui réussira brillamment les examens des hauts niveaux C1 et C2.
Il est tout aussi inconséquent de s’en tenir à la lettre du Cadre sans anticiper sur les utilisations de cet outil par les autorités politiques et économiques, européennes et autres. Dans les conditions de temps, d’argent, de matériel et de personnels où se débat l’enseignement de masse de la plupart des nations, comment éviter que les autorités administratives, les chefs d’équipes pédagogiques et les enseignants (dont la charge de travail se diversifie et s’alourdit) n’élaborent les séances, les tâches et les activités d’apprentissage linguistiques qu’en fonction du matériel didactique prêt à l’emploi du CECRL : manuels aux normes et tables d’évaluation ? Au détriment d’activités plus difficilement analysables et mesurables, mais porteuses d’acquisitions « incidentielles »10, c’est-à-dire indirectes… et peu contrôlables.
Dans un monde économique si contraignant, répéter que le Cadre n’est pas prescriptif n’est-ce pas encore du double langage ? Pourtant, on pourrait interpréter les protestations de non normativité, en montrant qu’elles sont dans une certaine cohérence avec les utilisations institutionnelles du Cadre. C’est le cas si l’on pense que les principaux destinataires des travaux des experts ne sont pas les enseignants de terrain, ni les apprenants, mais les dirigeants-décideurs grands et moyens qui ont le choix de privilégier telle ou telle composante du livre CECRL, et qui pourront, eux, l’interpréter librement en lisant entre les lignes. Cette hypothèse éclaire un procédé rhétorique du CECRL, et de « la nouvelle vulgate planétaire » (Bourdieu et Wacquant, 2000). Bourdieu a souvent épinglé les euphémismes de la novlangue néolibérale, et Bacry (1992 : 151) affirme que « l’utilisation de ce procédé peut répondre à une volonté de manipulation idéologique ». De fait, le Cadre fait circuler plusieurs figures et tours dont l’interprétation s’éclaire mieux si l’on admet au moins deux types de destinataires. Pour les initiés d’en haut, les termes de « responsabilité » ou « d’autonomie » se décrypteraient comme des euphémismes antiphrastiques qui atténuent la brutalité du traitement des acteurs sociaux, alors que les discours didactiques les donneraient à lire au sens littéral par les acteurs d’en bas (les enseignants et les apprenants confiants). Sens figuré pour les uns, sens propre pour les autres : à la fois euphémisme et contrevérité - ou mensonge renversant. Cette situation de communication entre dominants et dominés a un air de famille avec celle de la réunion familiale et amicale en Syrie où, devant de jeunes enfants, les adultes font des blagues à double sens avec une idée sexuelle dérivée, alors que les petits enfants n’en perçoivent que le sens littéral (Lefranc et Tahhan, 1991).
Entre 2007 et 2009, mes étudiants de Master 1 de didactique des langues ont réalisé plusieurs enquêtes exploratoires. Il s’agit d’entretiens semi-directifs avec des professeurs de FLE ou d’autres langues vivantes, et avec quelques apprenants, où les enquêtés disent comment ils comprennent et jugent le CECRL : l’ouvrage, ses outils dérivés, et leur usage. Dans leur grande majorité les propos rapportés confirment « le succès » du Cadre souligné par Robert et Rosen (2010). (Pour une réflexion méthodologique, voir l’Annexe 2)
Cette section présente un montage de citations à fonction heuristique. La plupart des extraits retenus donnent une image favorable du Cadre, conformément aux résultats convergents de dizaines d’interviews. Pour susciter d’autres enquêtes de terrain qui ouvriront la recherche aux paroles plurielles et divergentes des acteurs, j’ai également choisi de montrer la diversité suggestive des idées. Si j’ai retenu des propos qui se répètent ou paraissent banals, c’est qu’ils m’ont paru représentatifs des topoi qui circulent chez les gens d’en haut comme d’en bas.
La majorité des enseignants interrogés à Strasbourg, ainsi que de nombreux apprenants, estiment que le CECRL rend les objectifs plus clairs et que l’« on sait où on va » : 2c, 11, 13, 24, 25, 26, 29, 34, 40, 52. La nouvelle forme d’évaluation est plus précise (6, 32), plus objective (2b, 2c) et plus transparente (1a, 3, 30), plus cohérente (5), plus efficace (14). L’évaluation positive, qui met en évidence ce que sait l’apprenant, est vue comme une bonne chose, un progrès (3, 10, 13, 18). La capacité de se faire comprendre est enfin valorisée (15). L’autoévaluation redistribue les pouvoirs entre l’enseignant et les apprenants (7). Le Portfolio donne des repères utiles à l’apprenant sur sa progression (1a, 2c, 19, 45).
Le Cadre enrichit l’enseignement-apprentissage proprement dit. Les descripteurs donnent des idées pratiques pour les cours (22, 23, 33). L’approche par tâches améliore la production orale et écrite et associe les apprentissages intra-muros et extra-muros (25, 47). Le CECRL favorise le plurilinguisme (32) et il fait reconnaître le plurilinguisme des apprenants (34).
Le système-CECRL harmonise. Il crée une homogénéité de pratiques et un langage commun entre les enseignants (30, 41, 50), entre les établissements (50), entre les manières d’enseigner les langues vivantes (31, 34, 35, 46) en France comme dans les pays européens (31, 33, 35), et entre l’apprentissage des langues et l’entreprise (50).
Avec le CECRL, l’apprentissage devient plus structuré. Le Cadre instaure une programmation rigoureuse (26). Grâce à sa cohérence et à sa précision, il fait rompre avec un type d’enseignement parfois approximatif et inefficace (26, 30) et il y a des chances qu’il empêche de mal enseigner (2b, 3, 37). Des formateurs interviewés critiquent même l’autonomie professionnelle qui était laissée aux professeurs avant le CECRL (34, 42).
Plusieurs enquêtés disent que l’apprentissage des langues est devenu plus utile et qu’il facilite la recherche de travail ou les études (48a, 48b, 48c, 48d, 49, 50). Les apprenants sont rassurés (25, 51). Tout se passe comme si, avec le Cadre, on donnait du sens à la formation en langues. Enfin, selon des interviewés convaincus, le CECRL laisse beaucoup de liberté aux enseignants (23, 30, 31), bien qu’on ait pu en donner une interprétation rigide (31).
Certains reprochent à des collègues d’avoir une vision trop négative du Cadre (23). De fait, plusieurs professeurs n’approuvent pas cette réforme. L’un d’eux note un décalage entre les ambitions du CECRL et les réalités des conditions d’enseignement (36). D’autres critiquent le temps passé à évaluer (4, 24, 28), ce qui prend du temps sur l’apprentissage proprement dit (2d, 28). Une formatrice de FLS raconte que ses stagiaires « ont peur » de l’évaluation (12) – mais elle trouve qu’ils font plus attention en cours.
Des enseignants soulignent qu’« ils n’ont pas le choix » (8, 42, 52), mais ils ne sont pas pour autant en désaccord avec le Cadre. D’autres en revanche voient le système CECRL comme une sorte de formatage (5, 9, 22, 23) : « On est tous obligés de rendre des comptes à cause du CECRL. On ne peut plus y échapper, c’est présent partout » (28). Enfin, une enquêtée souligne les qualités de certains enseignants de l’ère pré-CECR : ils pratiquaient une pédagogie intuitive, ils travaillaient en indépendant, mais c’étaient « quand même de bons professeurs » (28).
Dans le langage des médias, le terme « philosophique » est souvent dépréciatif quand il renvoie aux idées générales des dominés et des non-spécialistes, opinions dont il souligne connotativement le peu de valeur pratique. En revanche, le même terme devient mélioratif quand il qualifie les énoncés des autorités : ainsi on parle positivement de « la philosophie de l’entreprise », de « la philosophie » de telle marque, et de « la philosophie du CECRL ». Quant à moi c’est en bonne part, et pour rappeler le XVIIIe siècle critique et sa philosophie pour tous, que je présenterai pour terminer les considérations « philosophiques » de quelques interviewés. Des enseignants, dont un partisan du CECRL rapporte les propos, réprouvent son utilitarisme (49). Un étudiant insatisfait reproche à l’enseignement actuel de limiter les contenus à apprendre (20), et un enseignant remarque que le Cadre ne règle pas le « problème » de la différence individuelle des élèves (27). La richesse et la complexité de la réalité échapperaient au cadrage des apprenants (16, 17, 27, 47), de la langue et de l’expérience humaine (30). Ce qui rendrait la recherche de l’homogénéité illusoire (47). Et si certains formateurs, en particulier parmi les professeurs expérimentés, vivaient la réforme CECRL comme une négation de leur sens du métier ?
L’enseignement-apprentissage connaîtra-t-il le destin de la production industrielle, et le professeur de langue va-t-il subir le sort de cet ouvrier habitué à travailler seul à son établi et qui se trouva dépassé et marginalisé par le progrès technologique et l’organisation scientifique du travail ?
Plus de place pour l’individualisme, pour la petite machine bricolée ad hominem. Il faut un truc passe-partout, robuste et simple, même si c’est un peu moins pratique. Une machine surtout pas personnalisée. (Linhart, 1979 : 164)
Est-ce ce qui attend les professeurs qui refusent de définir les objectifs (Annexe 1 : 24) ?
Tout se passe quand même comme si le système CECRL, à la fois cohérent, appareillé, pratique et rassurant, venait à point nommé pour remplacer des manières d’apprendre, d’évaluer et de certifier que beaucoup d’enseignants et d’apprenants ne regretteront pas. Les enquêtes de mes étudiants de Master 1 et mes échanges réguliers avec des étudiants du Master 2 Recherche FLE-FLS (chinois et iraniens notamment) m’amènent à poser que la formation au FLE de nombreux pays tend à se structurer en une polarisation sociale et didactique « public inefficace/ privé efficace ». Il y aurait d’abord un pôle public (universités et/ou lycées d’État de nombreuses nations) aux méthodes souvent « traditionnelles » : cours magistraux avec beaucoup d’écrit et de grammaire déductive, et très peu d’oral (trop de parler de la langue et pas assez de parler la langue, pour reprendre l’opposition d’Henri Besse). Et, à l’opposé, on aurait un pôle privé (centres de langues, Alliances françaises, Instituts français, etc.) avec des classes moins chargées, une méthodologie plus communicative, plus conviviale et plus pratique, et des frais d’inscription plus élevés. C’est à l’égard de l’enseignement public de masse que les élèves et les étudiants se montrent le plus critiques et le plus mécontents. D’autres recherches exploratoires de mes étudiants, concernant l’usage des ressources didactiques (manuels, cahiers d’exercices, documents authentiques), montrent que ce matériel est sous-utilisé, en dehors de la classe comme en classe. Par ailleurs les cours font encore peu de passerelles entre les activités intra-muros et les expériences extra-muros avec la télévision ou Internet. Si bien que les modes d’apprentissage formels et informels restent cloisonnés, dans les pratiques comme dans les têtes.
Selon les expressions consacrées, faute d’études scientifiques, on ne sait pas trop ce qui se passe en classe, et « il est imprudent de généraliser », pourtant les discours circulants de la plupart des apprenants montrent répétitivement que la culture CECRL agit aussi comme un révélateur, et qu’elle semble avoir prise sur des défauts et des manques de l’enseignement courant des langues qu’elle met à jour (voir Puren, 2005, pour l’exemple français). L’institutionnalisation du Cadre et l’usage de ses outils didactiques intègrent officiellement l’oral, l’interaction, et la communication-action, pour réaliser des projets et se préparer aux nouvelles certifications reconnues internationalement. Tout cela fait pression sur les pratiques de classe et met en crise certaines habitudes d’enseignements contre-productives que l’on observe en France (Annexe 1 : 3, 37) et dans de nombreux pays. Que ces pratiques soient « traditionnelles » ou « ludiques ». Partagé par bien des apprenants étrangers mais aussi par bien des étudiants et des enseignants ex-lycéens de France, quand ils évoquent leurs cours de langues vivantes, le mécontentement n’invite-t-il pas à penser qu’avec la réforme CECRL « ce sera mieux après qu’avant » ? Surtout après les mauvais résultats des évaluations PISA.
Si l’on veut corriger les mauvaises manières de faire apprendre, et puisque l’apprentissage académique est surdéterminé par les épreuves d’examen, il paraît logique et réaliste de passer par la réforme des modes d’évaluation et de certification. En instaurant ses nouvelles manières d’évaluer, le système CECRL conduirait donc à « moderniser les pratiques » : en particulier à créer des activités d’oral et d’interaction en correspondance avec les descripteurs des échelles et avec les contenus des référentiels de niveaux. Après des décennies de décalage entre les actes et les discours, entre les pratiques pédagogiques effectives et les apports savants des théories et des méthodologies didactiques, on donnerait enfin davantage de temps de parole et d’action aux apprenants. Le Cadre réussirait où auraient échoué les textes et les formations de la méthodologie communicative et les propositions didactiques du Niveau-seuil. Les enquêtes de mes étudiants montrent que l’hégémonie de la nouvelle technologie d’apprentissage des langues repose aussi sur les nombreuses qualités « pratiques » d’un CECRL qui faciliterait le travail des enseignants. Non seulement le Cadre crée un univers technique dont les composantes semblent généralement plus cohérentes que celles de l’univers précédent, non seulement il met à la disposition des professeurs et des apprenants une quantité d’outils d’évaluation et d’enseignement commodes qui facilitent l’application et l’exécution des instructions du CECRL – y compris dans une adaptation créative –, mais la réforme institue une réelle structuration des apprentissages dont les didacticiens, les enseignants et les apprenants sont convaincus de la nécessité, et dont ils éprouvaient souvent l’absence.
La conversion des acteurs sociaux aux nouvelles formes d’organisation rationnelle de l’apprentissage linguistique passe par une participation gratifiante et récompensée au système CECRL. C’est à cette condition que les sujets s’investiront inventivement en respectant les règles du jeu et la division sociale : décideurs « politiques » des finalités ; experts didacticiens concepteurs des discours pratiques descriptifs et injonctifs ; chercheurs et formateurs de formateurs chargés de diffuser la culture CECRL ; enseignants de terrain qui s’inscrivent dans le Cadre, y compris ludiquement, et qui, encadrés-encadreurs, sont à la fois des subalternes et des cadres pédagogiques ; enfin, les derniers « partenaires » : les apprenants, encadrés mais parfois évaluateurs de leurs formateurs qu’ils remettent sur le droit chemin. Le CECRL semble répondre aux attentes de nombreux enseignants et apprenants. La cohérence et la clarté des objectifs et des descriptifs, associées à la commodité des tableaux de compétences, des Portfolios et des tests des manuels, semblent avoir fait naître un « sentiment de sécurité didactique » renforcé par l’expérience pratique. Il est possible également que les formateurs connaissent un sentiment de (meilleure) productivité, fondé sur des améliorations effectives des performances des apprenants.
La voie est ouverte pour que les tâches d’enseignement et d’administration fusionnent dans les procédures de contrôle, de surveillance et de mesure, dont les réformes académiques successives ont « enrichi » les acteurs et les dispositifs d’apprentissage, en Europe et ailleurs (USA). Peu à peu, directement et indirectement, les faits, les gestes et les discours des uns et des autres vont être systématiquement (rationnellement, techniquement) évalués dans des activités participatives où chacun se servira des grilles et des tableaux qui l’aideront, d’un même mouvement, à appliquer et à adopter les critères, repérer les indicateurs et calculer les niveaux des autres et de lui-même. Très probablement, bien des jeunes et nouveaux enseignants précarisés apprécieront ce système de formation initiale et permanente rassurant, ancré dans des situations concrètes, et qui repose sur des outils didactiques modernes, enfin accompagnés de modes d’emploi clairs et opératoires. Ces bonnes dispositions les sépareront des enseignants plus chevronnés et moins enclins à se défaire de leurs habitudes. Que ces derniers formulent des critiques ou qu’ils émettent des réserves sur le CECRL, on dira alors qu’ils sont prisonniers de leurs habitudes, et, s’ils refusent de s’adapter au changement, on légitimera leur remplacement par des formateurs à jour et plus coopératifs.
Pour l’évaluation comme pour l’enseignement, les formateurs vont connaître une perte d’autonomie professionnelle, une certaine dépossession. Leurs choix sont désormais encadrés par les nouvelles manières d’évaluer, et par les nouveaux objectifs prioritaires enregistrés dans les listes des référentiels, et que reprennent les nouveaux manuels de langues. De plus, la méthodologie actionnelle, qui associe l’apprentissage par les tâches et l’approche par compétences, fait aujourd’hui pression sur les manières de concevoir et d’organiser les cours, et, par contrecoup, sur les pratiques de classe. Le CECRL rogne sur le pouvoir professoral par la bande. L’évaluation critériée rompt avec l’ère de l’évaluation holistique, subjective, et du jugement fondé sur l’impression (Conseil de l’Europe, 2001a : 142-144), où l’enseignant était comme seul maître à bord dans sa classe (Annexe 1 : 2b, 3, 26, 30, 37, 43). Adoptée par les formateurs poussés à se concerter donc à se réguler mutuellement, par les parents qui peuvent contrôler les appréciations des professeurs, et par les apprenants qui peuvent les vérifier avec leur Portfolio, l’évaluation nouvelle créera une meilleure cohérence entre les évaluations des divers professeurs, dans une dynamique de contrôles croisés qui mettra fin à un certain arbitraire. Tout se passe comme si la réforme CECRL enlevait aux professeurs de langue des prérogatives dont ils n’avaient que trop usé et mésusé, au détriment des apprenants.
Les professeurs disent souvent qu’ils aimeraient enseigner à des classes de niveaux homogènes. À nouveau, le Cadre apporte des réponses grâce aux explications claires et aux modèles faciles à suivre, donnés par les descripteurs de compétences. Et si, grâce à l’apprentissage par tâches, le CECRL allait améliorer les relations de travail dans des classes mutuellement disciplinées, et si, en associant cohérence didactique et cohésion sociale, il allait renforcer la sécurité ? Au fond, le système CECRL semble correspondre à l’habitus des professeurs. Le Cadre leur parle quand il leur parle de cohérence, de rigueur, d’homogénéité, et de contrôle des résultats. Il est vrai que les fonctions de correcteur de fautes, de juge du niveau, de certificateur, de sélectionneur et d’orienteur sont au cœur du travail d’enseignement. Ainsi, le Cadre opère une actualisation de leur habitus de classement/ déclassement, en le branchant sur les valeurs et les croyances utilitaristes et sur le principe de réalité du conformisme économiste : notre culture capitaliste partagée. Qui peut contester la nécessité d’une formation adaptée au monde comme il va ? Cadres moyens de l’acculturation langagière, les formateurs doivent faire corps avec leurs tâches de contrôle symbolique et économique de la population. On entend régulièrement des professeurs se plaindre de la lourdeur de leurs tâches administratives. Avec l’hyperévaluation du CECRL, il semble que la logique bureaucratique ait gagné « le cœur de métier » de l’enseignant de langue. Les investissements et les énergies didactiques et pédagogiques vont-ils se déplacer des activités d’apprentissage aux tâches d’évaluation-classification ? De futures enquêtes portant sur le temps dorénavant consacré aux préparations, à la passation, et au traitement des tests à la mode CECRL, devraient montrer si, dans les collèges, les lycées et les centres de langues, le temps des évaluations n’a pas été pris sur celui des préparations des cours, sur celui des corrections des travaux des élèves et des étudiants, et sur le temps libre des échanges informels et imprévus avec les collègues et les apprenants.
Bien des acteurs de l’enseignement-apprentissage des langues semblent accepter voire adopter le gouvernement néolibéral. Même si le métier d’enseignant se réduit de plus en plus à un travail d’exécution où la créativité est canalisée par les contenus des niveaux de références du Cadre. Les utilitaristes ont-ils gagné la partie ? La culture capitaliste étend son empire par les acteurs sociaux d’en haut et d’en bas. Par le Conseil de l’Europe et ses experts, par les élèves et les étudiants que préoccupe un avenir professionnel incertain qui dépend de leurs réussites ou de leurs échecs aux examens, et par les enseignants en insécurité professionnelle dont l’emploi comme les compétences deviennent précaires. Le contrôle biopolitique des populations passe par cette acculturation langagière qui harmonise les études et le travail, l’apprentissage et les examens, en répondant à un désir partagé d’efficacité dans la sécurité. Bienvenue dans le manège enchanteur de CECRLand.
Dans son analyse critique, Frath (2007) « remarque parfois une tendance à la sacralisation du Cadre », et il avance que « l’éthique du Portfolio est plutôt protestante ». Pour lui, certaines de ses interprétations et utilisations « font que d’instrument pour le développement de la personne, le PEL devient (…) un outil de contrôle social ». Il écrit pourtant que les matériels CECRL « ne sont ni bons ni mauvais en eux-mêmes, par essence », et « qu’ils peuvent être de bons outils pédagogiques, adaptés à la situation actuelle, capables de contribuer à au développement du multilinguisme en Europe ». Bien que, contrairement à Frath (2007), je pense que la technologie du Cadre est intrinsèquement classificatrice et domesticatrice, j’inviterai à faire avec et contre. Je me bornerai ici à donner quelques points de repères pour une alterdidactique qui retraite les éléments récupérables du Cadre, et qui s’affranchisse du système CECRL en instituant d’autres espaces sociaux pour l’apprentissage des langues.
La domination du Cadre tient aussi à l’absence d’une contestation publique, savante et profane, qui dénonce et tienne en respect sa logique de quadrillage. Même si, par la coercition et le consentement, le CECRL est parvenu à étendre sa bureaucratisation didactique au-delà des espaces scolaires pour gagner le FLE et le FLS, il y a moyen de le contrecarrer. Interprétant littéralement ses déclarations de non-dogmatisme, on prendra au mot les slogans d’autonomie, de responsabilité, et de liberté méthodologique, et l’on créera des contre-dispositifs où, grâce au soutien d’enseignants, et à l’usage réfléchi d’un grand choix de ressources pédagogiques, des apprenants en équipe, en tandem ou seuls, se libéreront des assignations à un niveau ou à des compétences. On s’inspirera de la technologie Freinet, de l’enseignement mutuel, et de l’expérience des centres de ressources pour l’autoformation.
Si l’on pense dialectiquement, on reconnaîtra qu’un des grands mérites du CECRL est de pousser ceux qui le contestent à faire des efforts d’adaptation transformatrice, ce qui les obligera à mieux expliciter et concrétiser leurs finalités, leurs objectifs et leurs « dispositifs-régimes didactiques » (Lefranc, 2004). Les fins, les moyens et les conditions d’une démocratisation des langues. Plus encore, si l’on veut lutter lucidement et loyalement, on admettra que le Cadre n’est pas dénué d’apports positifs voire progressistes – à condition de les recycler et de les réorienter. De fait, le CECRL s’oppose à plusieurs « manières d’empêcher et de s’empêcher d’apprendre » d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. On récupérera donc sa promotion de l’oral, de l’interaction et de la médiation ; on étendra sa reconnaissance officielle du plurilinguisme des élèves à celle de leur diglossie ; on invoquera la transparence des descripteurs, et la compétence-capacité à agir en situation, pour les retourner contre ce qui inhibe les « tâtonnements » (Freinet, et Alain) et bloque l’imagination pratique. Avec le CECRL on rappellera qu’il faut structurer les apprentissages, et l’on s’opposera à l’éclectisme de bricolage « ludique », qui fait traverser les leçons sans répéter, ni réviser, ni réutiliser les contenus linguistiques. Réciproquement, on cultivera la tension entre les technologies « modernes » et « classiques », pour montrer la productivité de traditions oubliées ou négligées par le Cadre : la mémorisation des discours en haut langage littéraire et philosophique dès le niveau A.1.1., l’entraînement régulier, et la culture de l’effort et de la volonté – des méthodes simples mais négligées. L’autonomie des sujets, qui dépend de leur émancipation des contrôles technicistes du CECRL, dépend aussi de celle des dogmatismes scientistes, elle naîtra de la confrontation curieuse et critique entre les diverses manières d’apprendre d’Afrique, d’Asie, d’Europe, du Moyen-Orient, etc.
La question du temps de travail est primordiale, et l’affranchissement du quadrillage CECRL passe par la lutte pour le contrôle de la durée et des rythmes d’enseignement-apprentissage. Jouant du Cadre contre le Cadre, les professeurs feront vivre des expériences en langues tout à tour détendues et intensives, où les apprenants, avec les enseignants, entre eux et seuls, avec des TICE et des interlocuteurs extérieurs, discuteront des finalités, élaboreront des méthodes, des stratégies et des connaissances, mais sans toujours devoir en rendre compte aux professeurs, et sans être toujours (auto)évalués ni examinés. Pour échapper aux limites de l’espace-temps des institutions, en classe on préparera à des interactions extra-muros productives, qui tantôt compléteront tantôt seront en décalage avec l’apprentissage académique. Des activités seront imposées et d’autres choisies, des expériences vécues seront analysées et d’autres non. Lors de bilans formels et informels, collectifs et personnels, les apprenants vérifieront s’ils ont renforcé leurs appétences et leurs compétences à communiquer, à agir et à mémoriser en langues, et ils amélioreront leur technologie par la délibération critique, l’action pratique et l’imagination créative.