Je remercie sincèrement Daniel Coste et Véronique Castellotti pour leur relecture de ce texte et leurs suggestions d’approfondissement.
La création du Cadre européen commun de référence pour les langues (désormais CECR ou Cadre) répond notamment — et entre autres — à une demande institutionnelle initiale de transparence et d’harmonisation des certifications en langue. Depuis, et du fait de cette origine, le CECR s’est rapidement diffusé dans les pratiques et les réflexions sur l’évaluation dans le domaine de l’enseignement/ apprentissage des langues, au point qu’il en est actuellement devenu la référence principale. La plupart de la littérature francophone (scientifique et/ ou à visée de formation) produite sur les questions d’évaluation depuis 2001 tourne en effet essentiellement autour de l’application du CECR à ce secteur de la didactique des langues — désormais DDL — (Tagliante, 2005, Goullier, 2005, Tardieu, 2010, etc. ; cf. aussi les thématiques abordées dans les associations d’évaluateurs en langue comme ALTE ou EALTA).
Le CECR est donc très largement présenté comme « un outil au service de l’évaluation » (Huver, 2009). « Au service de quelle évaluation ? », pourrait-on cependant se demander. En effet, dans un ouvrage récemment paru (Huver et Springer, 2011), C. Springer et moi-même avons également pointé cette « irrésistible ascension », mais nous avons aussi montré en quoi certaines interprétations et certains usages du CECR avaient, paradoxalement, contribué à resserrer les pratiques d’évaluation autour d’un pôle sommatif/ certificatif. C’est à l’approfondissement et au questionnement de ce point de vue que je consacrerai cet article.
1. Pratiques dominantes d’évaluation en DDL
CECR et évaluation semblent actuellement intimement liés et co-dépendants. En effet, l’évaluation occupe une place centrale dans le CECR et, réciproquement, le CECR occupe une place pour l’instant centrale dans l’évaluation, notamment par le biais des certifications, des descripteurs et des niveaux communs de référence.
1.1. Place centrale de l’évaluation dans le CECR
Si on remonte au symposium intergouvernemental de Rüschlikon (novembre 1991), qui a posé les premières bases du CECR, on constate que l’évaluation fait partie des aspects fondamentaux qui ont présidé à l’élaboration de celui-ci. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le thème général choisi (Transparence et cohérence dans l’apprentissage des langues en Europe : objectifs, évaluation, certification), ou encore les objectifs annoncés, puisqu’il s’agit notamment d’« asseoir sur une bonne base la reconnaissance réciproque des qualifications en langues […] et [d’]aider les apprenants, les enseignants, les concepteurs de cours, les organismes de certifications et les administrateurs de l’enseignement à situer et à coordonner leurs efforts » (Trim, 2007 : 44).
Cette forte présence de l’évaluation dans les finalités du CECR est évidemment également visible dans le CECR lui-même, dans son sous-titre d’abord (« apprendre, enseigner, évaluer »), dans la présence d’un chapitre entièrement et explicitement dédié à ce thème (chapitre 9) ensuite, et enfin dans la place de choix occupée par les niveaux communs de référence dans le corps du texte et dans les trois annexes consacrées à la définition des descripteurs et à l’autoévaluation (pour une analyse plus détaillée de cette question : cf. Huver 2009). D’ailleurs, le CECR (COE, 2001 : 138) se donne explicitement pour fonction de « faciliter la description du niveau de compétence atteint dans les certifications existantes » et d’« aider ainsi la comparaison des systèmes. »
1.2. Place centrale du CECR dans l’évaluation
Si l’évaluation occupe actuellement une place prépondérante dans le CECR, l’inverse est également vrai. Le CECR a en effet joué / joue un rôle de première importance dans la construction des programmes scolaires, dans l’organisation de l’offre de formation, dans les certifications et dans les manuels de langue. Pour ce qui concerne l’évaluation, cela se manifeste notamment par un recours récurrent aux niveaux communs de référence et, corollairement, par l’usage généralisé des certifications.
1.2.1. Généralisation de l’usage des niveaux communs de référence
L’usage des niveaux communs de référence s’est largement généralisé, si on en juge par ces quelques exemples, non exhaustifs certes, et à ce titre sans doute partiaux, mais qui me semblent significatifs.
Les curricula scolaires sont désormais adossés aux niveaux communs de référence. Ainsi, dans le système scolaire français, le niveau A1 en langue étrangère est attendu en fin de primaire, le niveau A2 est nécessaire pour l’obtention du socle commun et le niveau B2 est attendu en fin de lycée.
La formation linguistique des migrants est elle aussi adossée aux niveaux du Cadre, via le référentiel Français langue d’intégration (désormais FLI), qui établit la progression suivante :
— Le niveau A1 valide des acquis plus opérationnels : les compétences acquises permettent une communication plus élargie non strictement limitées à la langue de survie. Ce niveau est le premier qui initie véritablement le processus d’intégration sociolangagière, en exigeant des compétences plus étendues à l’écrit.
— Les niveaux A2 et B1, valident une intégration sociolangagière plus avancée. Le niveau B1 à l’oral est celui qui est exigé pour accéder à la nationalité française. (…)
— Les niveaux supérieurs font des migrants, non francophones à l’origine, des locuteurs compétents dans pratiquement tous les domaines de la vie sociale. (DAIC, 2011 : 10).
L’ingénierie formative des formations linguistiques est largement organisée en fonction de ces niveaux, comme l’attestent les descriptifs de formations linguistiques suivants :
Cours de langue obligatoire : progression selon les niveaux du CECR, de B1 — niveau d’entrée du programme — à C1/C1+.
http://www.formation-cla.univ-fcomte.fr/?page=detail_formation&lang=fr&idd=18&idsd=51&idf=51 consulté le 10 février 2012.
This course covers six levels from Beginner (CEF Level A1) to Advanced (CEF Level C1) and includes regular opportunities to progress through these levels.
http://www.glasgowschoolofenglish.com/english-lang-courses-home.php?id=78 consulté le 10 février 2012.
Le secteur de l’édition n’échappe pas à cette tendance, qu’elle contribue réciproquement à cristalliser. En effet, les manuels de langue ont très vite été alignés sur les niveaux du Cadre, ce qui a en même temps permis et renforcé l’organisation pédagogique de l’enseignement/ apprentissage des langues selon ces niveaux.
Cet alignement sur les niveaux de référence est par ailleurs impulsé et soutenu par les procédures de labellisation des centres de formation, dans la mesure où celles-ci font de l’usage des niveaux du Cadre un critère positif de l’évaluation de l’établissement. Ainsi, le label « Qualité FLE » mis en œuvre par le CIEP, comprend notamment les descripteurs suivants :
Les formations de FLE proposées par le Centre visent à répondre aux besoins linguistiques des étudiants et sont fondées sur le Cadre européen commun de référence pour les langues et sur des curricula détaillés. La préparation des cours et leur animation sont cohérentes avec le Cadre européen commun de référence pour les langues et les curricula. Les étudiants évaluent les formations et sont associés au processus d’amélioration de la qualité afin d’optimiser l’apprentissage. En fin de formation les étudiants reçoivent un certificat attestant de leur niveau par rapport au Cadre européen commun de référence pour les langues.
http://www.labelqualitefle.org/documents-a-telecharger/guides-et-outils.html consulté le 10 février 2012.
F3 : Les niveaux des formations sont spécifiés par rapport au Cadre européen commun de référence pour les langues. (ibid. — NB : le référentiel désigne cet indicateur comme « indicateur critique », donc particulièrement important).
Le référentiel FLI, qui a pour fonction de délivrer un label aux organismes de formation ou un agrément aux associations de bénévoles ayant en charge l’accompagnement linguistique des publics migrants en France, recourt quant à lui entre autres aux descripteurs suivants :
Utiliser en particulier les outils d’apprentissage de la langue française existants destinés à des publics adultes du niveau A1.1 jusqu’au niveau B1 du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR), à l’oral en particulier. (DAIC, 2011 : 27)
Connaître l’échelle des niveaux du CECR et les activités à mettre en place pour évaluer les activités langagières de compréhension, d’interaction et d’expression, à l’oral (principalement du niveau A1.1 au niveau B1) et à l’écrit. (DAIC, 2011 : 30)
Cet alignement massif sur les niveaux communs de référence du CECR — et donc sur les outils d’évaluation qu’il a mis à disposition et diffusés — touche ainsi l’accès, la validation, l’organisation, les contenus de l’enseignement des langues. Il présente en outre des enjeux forts non seulement au niveau éducatif, mais aussi au niveau social et politique, et ce d’autant plus qu’il répond à et repose sur un usage généralisé des certifications.
1.2.2. Généralisation de l’usage des certifications
Le recours aux niveaux communs de référence à différents niveaux et dans différents contextes d’intervention didactique débouche et prend appui sur un usage généralisé des certifications en langue, elles-mêmes reliées aux niveaux du Cadre. Reprenons les quelques exemples évoqués supra et voyons ce qu’il en est.
Tout d’abord, on peut constater que l’ensemble des certifications en langues s’est aligné sur le CECR, en refondant les contenus (cf. le DELF/DALF et ses déclinaisons), en proposant des échelles d’équivalences (cf. le DCL), ou encore en étant construites ad hoc en référence à ces niveaux (cf. DIALANG).
Ensuite, on ne peut que remarquer l’impressionnante percée de ces certifications dans la dernière décennie : percée quantitative, puisqu’elles se sont largement multipliées ; percée qualitative, puisqu’elles ont envahi l’ensemble de l’espace didactique. Ainsi, les organismes de formation linguistique, privés ou publics, proposent de plus en plus fréquemment des cours de préparation aux certifications en vigueur et/ ou sont des centres de passation de ces certifications. Du point de vue des outils didactiques, et donc du secteur de l’édition, la même tendance est à l’œuvre, puisque la plupart des manuels de langue proposent désormais une préparation à une certification et qu’il existe de plus en plus d’outils didactiques complémentaires destinés à la préparation de ces épreuves. Les systèmes éducatifs, outre les évaluations usuellement mises en œuvre dans le cadre de leurs diplômation (brevet, baccalauréat, etc.), recourent aussi de plus en plus fréquemment à des certifications externes pouvant être organisées conjointement avec des organismes privés de certification en langues. C’est par exemple le cas de la France qui introduit cette possibilité dans le Bulletin officiel nº 31 du 1er septembre 2005 :
Article 3. — Les connaissances et compétences acquises en langues vivantes étrangères au cours de la scolarité font l’objet de certifications spécifiques, dans des conditions définies par arrêté du ministre chargé de l’éducation nationale.
Ceci se retrouve également dans le champ de la scolarisation des enfants allophones nouveaux arrivants : en application de la circulaire n° 2005-067 du 15 avril 2005, une convention passée entre la DGSCO et le CIEP ouvre en effet la possibilité aux enfants allophones volontaires de passer gratuitement le DELF scolaire.
Outre le champ scolaire, l’accès à des formations (autres que linguistiques) ou la validation de celles-ci est aussi de plus en plus conditionné par l’attestation d’un niveau de langue « prouvé » par une certification définie en fonction des niveaux du CECR : par exemple, attestation d’un niveau B1 en français pour l’accès à l’université française (certifié par le TCF ou le DELF notamment), ou encore attestation d’un niveau B2 en langue étrangère pour la validation d’un Master en France (certifié par le CLES notamment).
Ce sont donc différents pans de la vie sociale qui sont ici impactés, jusqu’à l’obtention de la nationalité par naturalisation, tributaire de l’attestation d’un niveau dans la langue du pays d’accueil : B1 à l’oral pour la France depuis 2012, mais aussi — plus anciennement — B1 au Royaume-Uni, A2 aux Pays-Bas, B2 au Danemark, etc. En France, l’attestation du niveau de langue requis pourra être délivrée par les organismes de formation agréés, mais également par des organismes certificateurs.
[Les postulants à la naturalisation devront] justifier de leur niveau de langue par la production d’un diplôme ou d’une attestation délivrée par un organisme reconnu par l’Etat ou par un prestataire agréé.
http://www.service-public.fr/actualites/002218.html consulté le 12 février 2012
D’ailleurs, certains organismes de certification en langue ont créé et mis sur le marché des tests visant à répondre à cette « demande ».
Un arrêté publié par le Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-Mer, des Collectivités Territoriales et de l’Immigration établit la liste des organismes certificateurs habilités à évaluer les postulants à la nationalité française tel que stipulé dans le décret. A compter du 1er janvier 2012, ETS Global et son réseau international de centres de tests sera à même d’évaluer le niveau de français pour toutes les demandes de naturalisation avec le test TFI™ Naturalisation.
http://www.fr.etsglobal.org/france/nos-tests/tfi-naturalisation/ consulté le 12 février 2012
Le « TCF pour l’accès à la nationalité française » a été spécifiquement conçu pour répondre aux nouvelles dispositions introduites par le ministère français de l’Intérieur, de l’Outre-mer, des Collectivités territoriales et de l’Immigration relatives au contrôle de la connaissance de la langue française pour les postulants à l’acquisition de la nationalité française.
http://www.ciep.fr/tcf-anf/index.php, consulté le 12 février 2012
Cet inventaire sous forme de collection d’exemples permet d’illustrer la montée significative de l’évaluation et notamment de la certification et des niveaux communs de référence. Cependant, au-delà de ce qui pourrait en l’état rester un inventaire à la Prévert, il me semble que la mosaïque ainsi constituée permet également de mettre en lumière différents processus qu’il s’agit maintenant d’analyser de plus près.
2. Premiers éléments d’interprétation
La domination du CECR — ou, plus exactement des niveaux de référence et de la certification — dans le champ de l’évaluation procède d’une double réduction didactique. Par ailleurs, elle peut s’interpréter comme la concrétisation de politiques d’inspiration néo-libérale dans le champ de l’enseignement/ apprentissage des langues. On verra que d’autres interprétations (complémentaires ou concurrentes) sont pourtant possibles, qui rendent compte de façon plus nuancée de l’histoire de l’élaboration du CECR, de la pluralité des positionnements qui le constituent et des usages qu’il est susceptible d’engendrer.
2.1. Double réduction didactique
Cette domination, illustrée ci-dessus, procède à mon sens d’une double réduction : réduction du CECR à l’évaluation et réduction de l’évaluation à sa dimension certificative / sommative, ce qui débouche sur un lissage et une limitation des pratiques évaluatives.
Se trouvent en effet exclues, ou en tout cas marginalisées, dans les certifications actuellement dominantes :
- les compétences partielles : l’hétérogénéité et le caractère plastique du répertoire langagier des locuteurs et donc des compétences qui le sous-tendent n’est que rarement pris en compte, puisque la plupart des certifications visent un niveau global et égal pour toutes les activités qui le composent. Par exemple, le DELF ne prévoit pas de permettre d’attester d’un niveau B1 en compréhension orale, A2 en production orale, etc. De même, en France, la validation du brevet des collèges suppose d’attester d’un niveau A2 dans l’ensemble des activités langagières visées (sans distinction par exemple entre production et réception, ou encore entre oral et écrit)1 ;
- les dimensions plurilingues (et interculturelles) de la compétence à communiquer : les certifications (et même les évaluations en plusieurs langues — DIALANG, DCL, CLES, etc.) sont en effet majoritairement monolingues, puisqu’elles n’évaluent qu’une seule langue à la fois2 ; de même, les phénomènes d’alternance, de passage, d’intercompréhension, etc. sont totalement passés sous silence, voire stigmatisés ;
- la diversité des formes, des fonctions et des démarches d’évaluation (De Ketele 2010), et notamment la fonction de régulation (usuellement nommée fonction formative) : les descripteurs et les niveaux de référence proposés par le CECR visent essentiellement à rendre transparents et comparables les systèmes de notation. En revanche, ils ne permettent pas de rendre compte des progrès de l’apprentissage, notamment au sein d’un même niveau. Signe symptomatique : s’il existe un manuel pour relier les certifications au Cadre, une réflexion sur l’évaluation formative reste quant à elle entièrement à mener.
La prise en compte de ces éléments supposerait à l’inverse de concevoir l’évaluation non pas sous l’angle de la certification et des standards uniquement, mais comme un processus fondamentalement pluriel et à adapter aux objectifs et aux fonctions visées, ainsi qu’aux contextes sociolinguistiques dans lesquels l’enseignement/ apprentissage et l’évaluation s’inscrivent.
2.2. Mise en œuvre d’une politique d’inspiration néo-libérale
La domination des certifications et des descripteurs s’explique également par le fait que l’évaluation est devenue un levier d’action privilégié des politiques éducatives nationales et européennes. Dans ce cadre, elle a essentiellement une fonction de pilotage des systèmes éducatifs européens, qui prend la forme d’un pilotage par les résultats.
Cela suppose que soient produits des objectifs, des descripteurs et des indicateurs quantifiables : on comprend alors mieux l’essor particulièrement remarquable de la certification, qui apparait en effet logiquement comme l’instrument par excellence de « traçabilité » et de « visibilisation » des résultats attendus. Ainsi, à l’étranger, le nombre de candidats au DELF/DALF constitue un des critères de l’évaluation de l’action des attachés de coopération linguistique. De même, en France, le taux de passation — et le taux de réussite — au DELF scolaire est de plus en plus envisagé comme un des indicateurs de l’efficacité des dispositifs d’accueil des enfants allophones nouvellement arrivés en France (cf. également Huver et Springer, 2011 : 145, pour des exemples portant sur les système éducatifs). Le sens, la fonction et les enjeux de la certification s’en trouvent profondément modifiés, puisque celle-ci ne sert plus tant à évaluer — faire le bilan — des apprentissages qu’à évaluer — et réguler — des systèmes.
Cette politique de pilotage par les résultats est très largement à relier au contexte politico-économique actuel : le CECR est alors lu et perçu comme un relais de la mise en œuvre d’une politique économique néo-libérale (cf. par exemple Maurer, 2011), qui, dans les secteurs de l’éducation et de la formation linguistiques, prend la forme d’un « capitalisme cognitif » (Moulier-Boutang, 2008). L’évaluation est présentée comme jouant un rôle de premier plan dans la mise en œuvre de cette politique, avec les arguments suivants :
- la transparence et l’harmonisation des certifications visent à accroitre la flexibilité du marché du travail (i.e. la mobilité subie des travailleurs européens) ;
- les descripteurs standardisés servent essentiellement le pilotage par les résultats, c’est-à-dire une politique du chiffre, qui prend sa source dans la politique de restriction budgétaire, de rationalisation des coûts et de désengagement des Etats, engendrée par la domination actuelle d’une orthodoxie économique néo-libérale ;
- les modalités de mise en œuvre des pratiques évaluatives dans les espaces éducatifs et formatifs rencontrent celles de l’entreprise. La « philosophie de l’évaluation » (y compris d’ailleurs l’auto-évaluation) est alors interprétée comme « une croyance collective qui est en train de devenir le cœur d’un nouveau mode de gouvernement et de gestion » (Martuccelli, 2010), voire comme une expression de la domination et du contrôle social, donc une forme de violence symbolique exercée sur les évalués (Lefranc, 2008).
2.3. Interprétations contradictoires
Les visées dominantes (vraisemblablement elles-mêmes soutenues par la demande institutionnelle du Conseil de l’Europe), la configuration finale du Cadre qui en découle et la réception de celui-ci ont indéniablement lissé et homogénéisé les pratiques évaluatives en faveur de la certification et des standards, ce que les politiques économiques actuelles ont réciproquement renforcé. Ces interprétations ont bien évidemment leurs zones de pertinence : le rôle de l’évaluation et de l’auto-évaluation dans les techniques de management entrepreneuriales et dans la souffrance au travail qui en résulte est par exemple remarquablement mis en scène dans différents documentaires3. Pour ce qui concerne la DDL, C. Springer et moi-même avons largement traité de ce point dans la seconde partie de notre ouvrage (Huver et Springer, 2011).
Toutefois, cette analyse reste, en l’état, partielle et simplificatrice, car unilatérale : nous avons également mis l’accent sur le fait qu’il s’agit en fait d’une certaine interprétation du Cadre et de l’évaluation, et, qu’à ce titre, d’autres interprétations sont également possibles. Ainsi, le chapitre 9 du CECR présente (de manière certes très dichotomique, donc caricaturale) différentes facettes possibles de l’évaluation, et donc des modalités évaluatives potentiellement diversifiées. De même, plusieurs lectures des grilles sont envisageables : si la France a essentiellement focalisé sur la dimension verticale des échelles (donc sur les niveaux), d’autres système éducatifs ont pris des partis différents, comme l’Espagne par exemple, qui en a essentiellement retenu la dimension horizontale des domaines sociaux (Huver et Springer 2011 : 140).
Coste (2006) explique d’ailleurs que les niveaux et les grilles devaient initialement se trouver en annexe. On touche ici vraisemblablement à des rapports de force, ou en tout cas, à des visées plurielles, sans doute divergentes, voire contradictoires du Cadre, certaines orientations ayant au final apparemment plus pesé que d’autres (même si les autres ne s’en sont pas trouvé pour autant totalement éclipsées, cf. Coste ici-même). Le choix de faire finalement figurer les grilles dans le cœur du texte et en annexe n’est pas anodin et ne peut que faire pencher la réception (i.e. les interprétations du Cadre) vers une survalorisation de l’évaluation, et plus particulièrement de certaines de ses dimensions, au détriment d’autres notions et thématiques présentes dans l’ouvrage (comme la compétence plurilingue, la compétence de médiation, les scénarios curriculaires, les stratégies par exemple) et d’autres fonctions de l’évaluation.
De même, du point de vue socio-politique, si le CECR est couramment présenté comme un outil au service des politiques économiques néo-libérales, il est également présenté, lu et perçu comme un relais de la mise en œuvre des politiques linguistiques éducatives européennes à des fins de construction d’une entité (et d’une identité) supranationale européenne d’une part, et de maintien de la paix dans cet espace géographique et politique d’autre part. On retiendra alors de l’évaluation :
- que la transparence et l’harmonisation des certifications visent à favoriser la comparabilité des certifications et in fine, la mobilité européenne (mobilité choisie, donc) ;
- que les descripteurs standardisés permettent la construction d’outils translinguistiques, au service de la mise en œuvre de la politique linguistique de promotion du plurilinguisme (cf. DIALANG ou encore le Portfolio européen des langues).
Ces diverses interprétations, bien que concurrentes, ne sont cependant pas exclusives l’une de l’autre. Le fait de les présenter uniquement comme clivées reviendrait à laisser penser qu’il existerait une seule analyse possible, en l’occurrence une finalité initiale unique du CECR, elle-même mise en œuvre de manière descendante et homogène. Pour ce qui concerne l’évaluation, cela reviendrait à considérer que l’acte évaluatif est en soi — par « essence » — violence ou émancipation, en dehors de la diversité de ses fonctions et des manières, plurielles, singulières et évolutives, dont les acteurs s’en emparent.
Au lieu de poser le CECR comme la source de l’ensemble des phénomènes évoqués jusqu’ici, inscrivant de fait les dynamiques de transformation, de circulation, de déplacement, d’interprétation dans une logique centralisatrice, verticale et descendante, il me parait plus pertinent de le considérer comme au cœur (i.e. producteur et produit) d’un certain nombre d’ambivalences et de tensions, dans la mesure où y coexistent des finalités très différentes voire contradictoires. Par conséquent, si on considère le CECR comme un texte polyphonique, qui parle donc de plusieurs voix, parfois dissonantes et antinomiques, il est intéressant de réfléchir aux raisons pour lesquelles certaines voix (et lesquelles) sont plus audibles, plus entendues et plus écoutées que d’autres.
3. Le CECR : révélateur (d’absence) de positionnement épistémologique
Le CECR, son origine, ses finalités, sa diffusion sont au centre de lectures concurrentes et contradictoires, qui mobilisent essentiellement une analyse sociopolitique des phénomènes constatés. Or, la domination de certaines interprétations de celui-ci (au détriment d’autres) est également révélatrice des conceptions dominantes au sein de la recherche en DDL, autour des notions de langue et d’évaluation notamment4.
3.1. Conceptions antagonistes de la notion de langue
Le CECR renvoie à des conceptions contradictoires de la notion de langue. En effet, la notion de compétence plurilingue développée dans le Cadre, en thématisant la variabilité des usages, ainsi que l’hétérogénéité et les dynamiques inhérentes aux répertoires verbaux des locuteurs, induit une conception de la langue comme chaotique et aux frontières floues. Cette conception coexiste, sans que cela soit explicité, avec une conception systémiste de la langue, où celle-ci est envisagée comme un code, un système structuré homogène et bien délimité de signes linguistiques (pour une synthèse concernant ces conceptions divergentes : cf. par exemple Blanchet, Calvet, de Robillard, 2007)5.
Or, c’est cette seconde acception qui semble largement dominer, puisque les descripteurs des niveaux communs de référence se fondent sur des typologies qui découpent le matériau langagier en fonction des domaines classiquement identifiés de la linguistique interne (lexique, morphologie, syntaxe, etc.) enrichis d’une composante pragmatique. Ceci illustre à mon sens la persistance des représentations monolingues et structuralistes de la notion de langue, qui constituent de fait un nœud de résistance dans la diffusion d’une interprétation « intégrative » de la notion de plurilinguisme :
L’identité professionnelle des enseignants de langue reste essentiellement construite, en France en tout cas, sur un ancrage disciplinaire qui prépare ceux-ci à n’enseigner qu’une seule langue, perçue comme devant être transmise dans son intégralité et son intégrité. La mise en œuvre d’une didactique du plurilinguisme interroge donc non seulement les pratiques, mais aussi l’identité même des enseignants, qui risquent d’être réticents à l’idée d’enseigner des compétences partielles ou d’accepter des phénomènes de contacts de langue dans les discours de leurs élèves. Par conséquent, le fait de relativiser les dispositifs et les normes d’évaluation monolingues pour les redéfinir dans un cadre de référence plurilingue risque de contribuer à une déstabilisation profonde des acteurs de l’éducation et de la formation. Huver et Springer (2011 : 299)
Cette résistance n’est pas seulement perceptible chez les enseignants ; elle constitue également un point d’achoppement au sein même de la recherche en DDL, comme l’attestent par exemple les arguments développés par Maurer (2011 : 145).
Ce qui frappe, à la lecture de cette liste, c’est combien les savoirs en général disparaissent au profit d’attitudes (…) et ce qui est particulièrement minoré, c’est la place des savoirs linguistiques, ceux liés au fonctionnement de langues qu’il ne s’agit plus d’apprendre, mais juste de comprendre un peu.
Il est intéressant de noter que cette persistance de la conception des langues comme systèmes cloisonnés dans les propos de B. Maurer engendre non pas une discussion conceptuelle et épistémologique autour de la notion de langue, mais une contextualisation socio-politique, le projet de politique éducative européen étant alors envisagé comme le fer de lance d’une conception marchande de l’éducation et de la baisse du niveau d’exigence dans les systèmes éducatifs. Ce projet éducatif présente, pour l’Union Européenne, d’autres intérêts :
- il joue le rôle de distracteur, en affichant un souci constant de plurilinguisme quand les pratiques institutionnelles vont dans la direction opposée (…) ;
- il participe des efforts pour dépasser les identifications nationales des citoyens européens, lesquelles constituent un frein au développement de certaines mesures économiques ; il joue également un rôle dans la marchandisation du système éducatif ;
- il joue un rôle de pacificateur entre les peuples, ce qui est certes positif en première analyse, mais qui doit également être compris et interprété comme étant au cœur du projet libéral, au sens politique puis économique de l’Union Européenne ;
- il déplace l’accent des compétences linguistiques (…) vers des compétences plus « molles », en minimisant le rôle joué par les savoirs dans la communication au profit de développement d’attitudes et de savoir-être ; il contribue à ce que Michea (1999) nomme « enseignement de l’ignorance. » (Maurer, 2011 : 3)
3.2. Evaluation par standards : objectivité et transparence ?
J’ai évoqué plus haut le fait que les pratiques d’évaluation actuellement dominantes — et véhiculées notamment par le CECR — renvoient à l’idée que la transparence de l’évaluation constitue une condition sine qua non de la mise en œuvre et de la régulation des politiques linguistiques éducatives et, donc, de la coopération entre les responsables politiques des systèmes éducatifs en Europe. C’est dans cette perspective que les niveaux communs de référence et leurs descripteurs ont fait l’objet d’un étalonnage quantitatif basé sur des modèles psychométriques afin de :
- garantir qu’ils répondent aux critères d’indépendance (indépendance des descripteurs entre eux, indépendance aux différentes langues visées), de précision, de clarté et de brièveté ;
- les sérier selon un indice de difficulté déterminé par le modèle de Rasch ;
- permettre leur mise en banque et leur gestion informatisée (Takala et al., 2009 ; Lenz et Schneider, 2004).
Le recours à cet outillage statistique à haut degré de technicité et importé des mathématiques (ou plus exactement de la partie des mathématiques qui s’occupe de la mesure), pose, du point de vue de la recherche, plusieurs questions. Premièrement, il repose sur l’idée que l’outillage rend les niveaux et les descripteurs communs de référence généralisables, donc a-contextuels, voire universels. Ainsi, les différents exemples sélectionnés supra montrent que les niveaux et les descripteurs sont mobilisés dans différents contextes d’enseignement / apprentissage, au service de différentes fonctions de l’évaluation, pour différents publics, sans que soit réellement interrogée leur pertinence pour le contexte, l’objectif, le public etc. visés. Or, si le traitement statistique « universalise » (peut-être) leur portée, il minimise tout autant l’importance et la complexité des paramètres contextuels, qui se tissent, dans chaque situation et pour chaque apprenant, de manière particulière et singulière. Par exemple, l’indice de difficulté attribué à une activité n’est que d’ordre statistique et ne permet pas de juger si la difficulté de telle activité par rapport à une autre sera effectivement (ressentie comme) plus élevée pour tel ou tel apprenant, groupe d’apprenants, objectif, etc6.
Deuxièmement, ces descripteurs, et le protocole qui permet de les construire, renvoient uniquement à des observables, donc à des éléments « visibles », « perceptibles » de la performance, ce qui exclut de fait les éléments inattendus, « invisibles », « inaccessibles » (à ce moment-là, dans ce contexte-là, face à cette évaluation et à cet évaluateur-là, etc.), bien qu’ils soient tout autant constitutifs de la compétence. Plusieurs auteurs ont ainsi souligné qu’un certain nombre des finalités visées par le CECR s’accommodait mal d’une évaluation certificative basée sur des descripteurs élaborés a priori. Coste (2009) remarque par exemple que « l’évaluation par standards fait pencher la balance du côté de l’évaluation du produit final plus que du côté de l’accompagnement du processus d’apprentissage » et « [qu’]à cet égard, sous l’angle des droits de l’apprenant, outre les standards de performance et les descripteurs qui s’y rattachent, d’autres outils de description valent certainement d’être proposés ». Huver et Springer (2011 : 242), en s’appuyant sur les exemples des « compétences générales », de la compétence interculturelle et de la compétence plurilingue, ont également souligné que la logique dont procède la certification basée sur des standards était « difficilement compatible avec le caractère dynamique, processuel, plastique et biographique qui caractérise les notions d’acteur social, de compétence (a fortiori plurilingue ou interculturelle), ou encore de formation tout au long de la vie ». D’autres enfin ont pointé le paradoxe, voire la contradiction, inhérente au CECR, qui fait cohabiter « deux “cadres” en un » (Castellotti et Nishiyama, 2011 : 12) :
Face à ce qui peut apparaître comme une contradiction, voire une opposition fondamentale plutôt que comme les deux aspects plus ou moins apparents ou profonds d’un même choix, on est en droit de s’interroger sur la cohabitation possible de ces directions divergentes au sein d’un même « cadre de référence ». Il n’est pas dit que les références soient communes. (ibid. : 13)
L’appareillage technique et la centration sur les traces, voire sur les preuves, de la compétence s’inscrit en fait dans une logique d’évacuation de la subjectivité, les traces étant censées faire sens en dehors de la personne qui les reconnaît comme telles et les interprète (cf. dans une perspective similaire à propos de la notion de signe, en sociolinguistique, et, plus largement en SHS : de Robillard, à paraitre). Cette logique est en outre accentuée par les représentations sociales de l’évaluation, qui valorisent usuellement l’objectivité (et la technicité censée la garantir), et qui considèrent à l’inverse la subjectivité et l’interprétation comme des éléments à éradiquer car producteurs d’injustice et d’arbitraire.
Ainsi, les démarches d’étalonnage mises en œuvre dans le CECR (et dans certaines études connexes, notamment le Manuel pour Relier les examens de langues au CECR) se fondent sur l’idée — la croyance — que la transparence de l’évaluation en langues est à la fois possible et nécessaire, et qu’elle peut être atteinte et assurée par la mise en œuvre de procédures relevant des statistiques expérimentales.
Cette conception de l’évaluation comme un ensemble de procédures techniques/ technologisées visant à garantir l’objectivité de l’acte évaluatif renvoie à une épistémologie positiviste, qui n’est cependant jamais discutée en tant que telle. Pourtant, d’autres courants existent dans le champ des recherches en évaluation, qui considèrent celle-ci comme un processus réflexif — « herméneutique » selon les termes de Vial (2001) ou de De Ketele (2011) —, fondé sur des croisements d’interprétations plurielles. Dans ce cadre épistémologique, les évaluations répondent essentiellement à un critère de pertinence (et non plus d’objectivité) et sont avant tout conçues comme des démarches « plurielles, clarifiées, contextualisées, négociées » (Huver et Springer 2011 : 111), au sein desquelles l’évaluateur joue un rôle actif, en ce qu’il est porteur de représentations et de valeurs, à la fois personnelles et collectives (institutionnelles et sociales). La domination de l’orientation psychométrique dans le CECR fonctionne donc comme un révélateur de la domination d’une certaine conception (posée comme allant de soi et donc non discutée) de l’évaluation, non seulement au sein de l’espace social et éducatif, mais aussi au sein de la recherche.
Éléments conclusifs
Le CECR ne peut être interprété de manière monolithique : d’une part, parce que dès son origine s’y sont exprimées des voix différentes et contradictoires, et d’autre part parce que les interprétations et les usages que sa publication a engendrés sont eux-mêmes à la fois pluriels et porteurs de ces contradictions originelles. Ces voix, bien que plurielles, ne sont toutefois pas à égalité, dans la mesure où certains usages et certaines interprétations dominent très largement.
Il faut alors s’interroger sur les raisons pour lesquelles certaines logiques dominent au détriment d’autres. Il est évident que le contexte socio-politique a joué un rôle indéniable dans la domination d’une certaine conception de l’évaluation (certificative et standardisée), se renforçant mutuellement avec une certaine conception du CECR (comme instrument d’harmonisation des certifications et de pilotage des systèmes éducatifs par les résultats). De ce point de vue, le CECR est peut-être la cause de la domination de ces pratiques, mais il en est également le symptôme.
Par ailleurs, il faut approfondir et pluraliser cette réflexion en en considérant également les enjeux épistémologiques. La co-existence de conceptions (notamment des notions de langue et d’évaluation mais aussi de l’éducation — cf. note de bas de page supra) largement contradictoires au sein du CECR d’une part et des usages qu’il a générés d’autre part, ainsi que l’absence d’explicitation et de discussion de ces contradictions et des choix opérés (par qui ? quand ? pour quoi faire ? avec quels enjeux ? avec quels effets de renforcements réciproques ?) me semble également symptomatique : symptomatique d’une certaine conception — méthodologiste — de la recherche en DDL qui substitue le comment au pourquoi et envisage la recherche comme indépendante non seulement des contextes et des enjeux sociaux, politiques, culturels etc., mais également comme pouvant se dispenser d’une réflexion approfondie sur les épistémologies qui les fondent et les démarches qui en découlent.