Les questions d’espace et de territoire sont au cœur de la culture ulster-scots. Les termes utilisés pour désigner la tradition évoquent une série de cadres spatiaux — « ulster-scots » en Irlande, « scots-irish » ou « scotch-irish » en Amérique du Nord. À bien des égards, la tradition représente un prototype de la notion d’une culture « double », formant — littéralement — un trait d’union entre plusieurs aires géographiques. Une telle divergence (instabilité ?) quant à la façon dont la tradition s’auto-définit reflète la nature complexe, multiple, de son expérience historique : toute tendance à l’enracinement est constamment remise en question par l’existence d’une diaspora caractérisée par des déplacements collectifs à répétition. Si le cœur de la culture se trouve dans le nord-est de l’Irlande dans la province d’Ulster, l’espace culturel tel qu’il est imaginé par les Ulster Scots s’étend vers l’est au-delà du Chenal Nord en direction de l’Écosse et vers l’ouest au-delà de l’Atlantique vers l’Amérique du Nord. Ces trois territoires représentent les macro-espaces autour desquels l’imaginaire ulster-scots s’est « territorialisé ». Cet article va expliquer comment ces représentations ont pu s’imposer dans l’imaginaire collectif1.
1. Un flou territorial
Historiquement, ceux qui décrivent la province d’Ulster insistent sur l’existence d’une communauté écossaise qu’ils considèrent unanimement comme constituant un groupe à part. Le Français De Latocnaye, qui nous fournit le récit de son voyage à travers l’Irlande tout de suite après la Révolution française, dit du village de Broughshane, dans le comté d’Antrim, que « la façon de parler, et même la mode vestimentaire sont plus écossaises qu’irlandaises »2, et considère que « Belfast ressemble presqu’entièrement à une ville écossaise », avant de préciser que « le caractère des habitants rappelle fortement celui des gens de Glasgow »3 (De Latocnaye, 1917 : 218 et 222). Quelques années plus tard, l’Irlandais John Gamble, dans les trois récits de ses voyages à travers le pays entre 1810 et 1818, revient à plusieurs reprises sur les questions de langue et d’accent, qu’il considère comme les caractéristiques les plus frappantes de la province d’Ulster. Lorsqu’il arrive dans le Monaghan en route depuis Dublin, l’accent (« the Northern Irish accent ») est pour lui le premier signe qu’il a traversé une frontière invisible. Il sait qu’il est désormais dans le Nord :
Le Monaghan peut être considéré comme la frontière du Nord […] et ici ses particularismes et son caractère écossais prononcé commencent à s’imposer. […] Dans certains des comtés sur le littoral en face de l’Écosse, les Irlandais ont été presqu’entièrement déplacés, et c’est ainsi que les habitants retiennent leurs manières écossaises avec une fraîcheur encore plus marquée4. (Gamble, 1811 : 153)
Un siècle plus tard, ces « manières écossaises » continuent à distinguer les habitants de cette région. C’est notamment le cas pour leur langage identifié comme l’une de leurs caractéristiques les plus saillantes. L’écrivain et éditeur John Stevenson, dans son histoire du comté Down publiée en 1920, fait remarquer :
Au début du XIXe siècle, la langue des habitants était une version pure de celle des Lowlands d’Écosse, presqu’incompréhensible pour quelqu’un de l’extérieur. […] Même de nos jours, la langue a résisté remarquablement bien, et très peu des particularismes de vocabulaire semblent avoir été perdus5. (Stevenson, 1920 : 282)
Plus tard dans le même texte, il note :
Encore dans les parties plus reculées de ce comté agricole du Down, la langue parlée par les personnes âgées qui n’ont pas beaucoup voyagé est celle des hommes qui ont accompagné Hamilton et Montgomery6 depuis les Lowlands d’Écosse il y a trois cents ans7. (Stevenson, 1920 : 398)
Si tous les commentateurs — irlandais et étrangers — sont d’accord pour reconnaître l’existence de terroirs « écossais » dans le nord de l’Irlande, les terres en question, éparpillées à travers la province d’Ulster, n’ont jamais été cartographiées, n’ont jamais été « imaginées » comme si elles appartenaient à une communauté donnée. Quand elles sont cartographiées pour des raisons administratives et fiscales, ces terres figurent comme appartenant à des propriétaires écossais individuels, ces lairds originaires des Lowlands qui avaient bénéficié de contacts personnels avec Jacques VI, devenu roi d’Angleterre (et d’Irlande) en 1603. L’une des conditions imposées lors des transferts initiaux des titres fut l’installation de settlers originaires des Lowlands d’Écosse sur ces terres irlandaises. En l’occurrence, les recrues étaient souvent les métayers — pour la plupart presbytériens — déjà installés sur les propriétés écossaises des mêmes lairds et qui étaient attirés en Ulster par des conditions matérielles plus favorables. Il s’agissait donc dans une très large mesure de microsociétés qui, au lieu de se désagréger dans ce nouvel environnement, se reconstituaient telles quelles sur place. Ces communautés, regroupées autour de places-fortes (bawns) et de villages, étaient conscientes de leurs différences non seulement avec les communautés anglaises installées en Ulster à la même époque mais aussi avec les communautés irlandaises dont beaucoup sont restées sur place. La consolidation et l’expansion de la composante écossaise étaient assurées grâce à la proximité géographique entre l’Ulster et l’Écosse — moins de vingt kilomètres séparent les deux pays à certains points —, ce qui facilitait le flux constant de personnes et de biens dans les deux sens. Mais la pérennité identitaire de ces communautés écossaises géographiquement dispersées s’explique aussi par d’autres facteurs, notamment par les frictions avec la population indigène des alentours, dont le ressentiment dû aux expropriations initiales a été accentué par des différences de religion et de mode de vie assurant la perpétuation de la distance culturelle.
La communauté écossaise en Ulster a donc été confrontée aux problèmes particuliers d’une culture qui n’a pas de territoire précis reconnu, qui est restée sans l’« enveloppe » d’une frontière définie. Dans le domaine de l’autoreprésentation géographique, la communauté est confrontée dès le départ à un phénomène de dispersion et donc de fragmentation territoriale. Ce phénomène de fragmentation qui caractérise les territoires écossais en Ulster — le foyer où l’identité ulster-scots va se forger — est accentué par la déconnexion géographique entre l’Ulster et la région-mère dans les Lowlands d’Écosse. Si certaines parties d’Antrim et de Down, notamment la péninsule de Ards, peuvent ressembler à une tête de pont écossaise en Ulster et donc suggérer une certaine continuité territoriale — on parle souvent d’une culture province unique qui s’étend de chaque côté du Chenal Nord —, le paradigme de base reste celui d’une multiplicité d’enclaves isolées dont les frontières extérieures deviennent de plus en plus floues à cause des interactions avec la population indigène aux alentours, des transferts de titres de propriété au fil des siècles, ou encore des changements démographiques.
Source : The Scots in Ulster, publié en 2008 par l’Ulster Historical Foundation, en collaboration avec l’Ulster-Scots Agency et Tourism Ireland. Les zones en marron foncé correspondent aux terres initialement attribuées aux Ecossais par la Couronne lors de la « Plantation » ou acquises par des propriétaires écossais privés (l’Antrim et le Down). Les autres terres saisies par la Couronne en 1607 (à l’intérieur de la ligne en pointillé) ont été données à des propriétaires anglais, à certains Irlandais restés « loyaux » à la Couronne et à des institutions telles que l’Église d’Irlande (anglicane) ou Trinity College, Dublin8.
Cette situation contraste radicalement avec la conception de l’espace proposée par la culture irlandaise où on est loin de toute idée de fragmentation. Au contraire, tout ici se joue sur l’idée de l’unité, voire d’unicité territoriale. Cette image d’unité spatiale est intimement associée à la notion d’« insularité ». La culture irlandaise n’hésite pas à utiliser la géographie naturelle pour faire passer un certain nombre de messages politiques et culturels. Alors que les auteurs unionistes essaient de projeter une image d’un archipel britannique auquel appartient l’île de l’Irlande (Heslinga, 1962 ; Adamson, 1982), le nationalisme irlandais insiste sur l’isolement de l’île et sur sa déconnexion des autres îles autour, comme le veut la vieille chanson républicaine irlandaise « Thank God we’re surrounded by water » ! Comme pour les nationalistes corses qui brandissent l’icône de la Corse pour contrecarrer l’image omniprésente de l’Hexagone, la culture irlandaise utilise l’image de l’île comme icône et laisse entendre que la déconnexion territoriale fait que la spécificité culturelle et le séparatisme politique deviennent des évidences. L’image projetée est donc celle d’une île qui, comme la République française, est « une et indivisible ». Les Irlandais ont parfaitement raison de jouer cette carte car elle leur permet de puiser dans tout un imaginaire d’un espace considéré comme « parfait ». Ainsi, Philippe Moreau Defarges, spécialiste en géopolitique, parle du « regret » des États continentaux de ce qu’ils ne soient pas des îles, puisque celles-ci « bénéficient de limites territoriales incontestables et garantissent une protection en principe absolue » (Moreau Defarges, 1994 : 35). Cette conviction que l’île per se dispose de « limites territoriales incontestables » pose un problème de fond à ceux du camp ulster-scots qui vont proposer une contre-image qui met en question la validité de cette unité parfaite.
La question de l’autoreprésentation territoriale est rendue encore plus complexe pour la communauté ulster-scots par le fait qu’elle a toujours partagé « ses » territoires en Irlande, en Écosse et, à partir du début du XVIIIe siècle, en Amérique avec d’autres communautés. C’est ainsi que ses membres ont été incorporés au sein d’une pluralité d’autres récits nationaux qui les plaçaient à l’intérieur de cadres territoriaux souvent contradictoires. Pour les Irlandais, ils sont irlandais ; pour les Britanniques, ils sont britanniques ; pour les Américains, ils sont américains. Dans chacun de ces cas, l’identité ulster-scots, la langue et la culture représentent au mieux une succursale régionale d’un de ces récits nationaux. Il va de soi que de telles incorporations ont lieu dans des contextes nationaux et politiques radicalement différents et souvent rivaux, ce qui génère encore d’autres tensions.
En effet, ces cohabitations multiples n’ont pas toujours été sans friction. Bien au contraire : les relations entre la communauté ulster-scots et les autorités dans ces différents contextes politiques étaient souvent tendues. L’histoire est parsemée de conflits entre la communauté et les différentes autorités en place : à Dublin, à Édimbourg, à Londres et dans les colonies d’Amérique du Nord. Si Milton accuse « les habitants écossais d’Ulster » de « sédition » (Milton, 1649 : 213), Swift les traite de sectaries et les considère comme étant plus dangereux pour les intérêts anglicans que les catholiques (Swift, 1731), alors qu’au début du XVIIIe siècle, James Logan, secrétaire de la Province de Pennsylvanie, lui-même d’origine écossaise, trouve les Scotch-Irish « audacieux et agités » et considère que « l’installation de cinq familles de Scotch-Irish [lui] donnent plus de soucis qu’une cinquantaine de tout autre peuple »9 (Hanna, 1902 : 63). Le fait que la communauté ulster-scots en Ulster, inspirée par ses cousins émigrés en Amérique et par la Révolution française, ait été le fer de lance du mouvement républicain des Irlandais Unis au moment de la « rébellion » de 1798 montre comment ce groupe se refuse à être embrigadé par tout récit dont il n’est pas lui-même l’auteur10.
Pendant près de trois cents ans, entre le début du XVIIe et la fin du XIXe siècle, il n’y avait donc aucune tentative de conceptualiser l’existence de cette communauté culturelle à l’intérieur de frontières fixes, aucune vision globale d’une collectivité dans un espace délimité.
2. Une première territorialisation
Il va falloir attendre la fin du XIXe siècle pour voir la première tentative coordonnée pour projeter dans l’imaginaire collectif une image du Ulster Scot en tant que phénomène historique à part. Il est intéressant de constater que ce cadrage a lieu simultanément de chaque côté de l’Atlantique, bien que ce soit pour des raisons différentes. Dans ces deux cas, cette tentative d’autodéfinition est une réaction à des pressions venant de l’extérieur de la communauté.
En Ulster, la construction identitaire au sein de la communauté se fait en réaction au projet d’autonomie pour l’Irlande (Home Rule). À partir de 1885, date de la « conversion » au principe du Home Rule du Premier ministre libéral britannique Gladstone, l’unionisme irlandais et britannique s’est mobilisé afin d’empêcher ce qui est perçu comme la première étape du démantèlement de l’Empire. Une des stratégies adoptées était de souligner l’existence dans le nord de l’Irlande d’une communauté ulster-scots qui, pour des raisons culturelles, économiques et surtout religieuses, faisait partie d’un ensemble « britannique » hostile à toute incorporation dans une Irlande sécessionniste indépendante, qui serait dominée par des intérêts catholiques et nationalistes. C’est ainsi qu’apparaît à Édimbourg, à Londres et à New York toute une série de livres destinés à tracer l’histoire de cette communauté pour bien souligner sa spécificité et son incompatibilité avec l’Irlande gaélique (Harrison, 1888 ; Hanna, 1902 ; Reid, 1912).
Aux États-Unis, la conceptualisation du Scotch-Irishness qui se fait à la même époque s’explique par le besoin de s’affirmer en tant que groupe ethnique non seulement par rapport à la nouvelle communauté « irlandaise », majoritairement catholique, issue de la migration de masse liée à la Grande Famine mais aussi par rapport à l’establishment de souche anglaise et puritaine. Si les premiers, de plus en plus nombreux surtout dans les centres décisionnels de la côte est, commençaient déjà à prendre une place plus importante dans la vie politique américaine, menaçant ainsi de marginaliser une communauté scotch-irish très dispersée à travers le pays, les seconds sont accusés d’avoir volontairement effacé de l’historiographie américaine la contribution des Scotch-Irish presbytériens à la construction nationale. Selon les délégués au premier congrès de la Scotch-Irish Society of America organisé à Columbia (Tennessee) en mai 1889, il était temps de rectifier le tir sur bon nombre de points.
Dans les deux cas, en Irlande et aux États-Unis, la communauté ulster-scots/scotch-irish s’identifiait donc comme une sorte de « troisième voie » entre une communauté irish-american catholique en pleine expansion et un establishment protestant accusé d’avoir cherché à minimiser son rôle dans la vie nationale de chaque côté de l’Atlantique.
Le fait que ces deux résistances se mettent en place au même moment de chaque côté de l’Atlantique laisse entendre que la tradition fait une tentative d’autoreprésentation seulement lorsqu’elle est confrontée à une crise existentielle majeure. C’est comme si elle était surtout — exclusivement ? — réactive, et qu’elle ne cherchait à se conceptualiser, à s’exprimer qu’aux moments où elle se sentait directement menacée, lorsqu’une résistance active était nécessaire et qu’il était nécessaire de produire des preuves destinées à convaincre des alliés potentiels du bien-fondé de ses positions. On peut aller jusqu’à se demander si, au fond, le besoin de résister ne serait pas son plus grand catalyseur culturel.
Dans le dernier quart du XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle, on assiste donc à une période d’activité sans précédent dans le domaine de la construction de l’image de l’Ulster Scot. C’est à cette époque que l’on va produire une historiographie sur mesure destinée à projeter dans l’imaginaire collectif une image héroïsée d’un peuple qui aurait été systématiquement oblitéré de l’histoire. Il s’agissait selon les mots de A.C. Floyd de produire une « histoire connectée de ce peuple »11 (Floyd, 1889 : 3).
Dans chacun de ces cas, la motivation primordiale consistait à identifier ceux qu’on considérait comme Ulster Scots et à les séparer de la masse des Irlandais, des Britanniques et des Américains de sorte qu’ils forment un groupe reconnaissable doté d’attributs particuliers, présentés le plus souvent comme les antithèses des attributs irlandais.
C’est précisément à cette période que nous assistons à la récupération des deux langues minoritaires en Irlande par les « traditions » politico-culturelles rivales. L’image de l’Ulster Scot qui est construite à cette époque est associée à toute une panoplie identitaire — le protestantisme, un positionnement unioniste et une identité écossaise représentée comme partie intégrante d’un projet identitaire « britannique ». Ces associations — destinées à perdurer jusqu’à aujourd’hui — ont été effectuées en dépit d’une réalité sur le terrain qui montrait bien que l’intérêt pour l’une ou l’autre tradition n’était pas conditionnée par une appartenance religieuse.
Ainsi, l’utilisation du scots et l’intérêt pour la culture écossaise dépassaient très largement la communauté presbytérienne en Ulster. Pendant toute cette période et jusque dans les premières décennies du XXe siècle, les auteurs d’Antrim et de Down comme John Stevenson, George Francis Savage-Armstrong et Lynn Doyle montrent dans leurs poèmes et récits comment l’intérêt pour la poésie de Burns et Ramsay était partagé par l’ensemble de la population, y compris par les personnages catholiques et nationalistes, dont certains étaient même au centre du récit.
Cette politisation de la langue et la culture ulster-scots et leur glissement vers un cadrage presbytérien doivent être perçus en réaction à l’OPA qu’effectue le républicanisme à la même époque sur la langue et la culture irlandaises. Tout au long du XIXe siècle, des personnalités protestantes et unionistes ont été étroitement associées à la défense de la langue irlandaise (Blaney, 1996 ; Ó Glaisne, 2000 ; Malcolm, 2009). Or, comme le montre Aodán Mac Póilin (Mac Póilin, 1997), à partir de 1915, date à laquelle certains éléments républicains au sein de Conradh na Gaeilge, principale organisation pour la défense de la langue irlandaise, ont essayé d’inscrire l’indépendance de l’Irlande comme un des objectifs dans le texte de sa Constitution, le soutien unioniste et protestant à la langue irlandaise a périclité. À partir de ce moment, la langue irlandaise est incorporée à une campagne d’indépendance nationale souvent révolutionnaire.
C’est donc à l’époque du débat sur l’autonomie pour l’Irlande que sont formés les paradigmes culturels et politiques qui vont canaliser les deux langues minoritaires dans des ornières parallèles tout au long du XXe siècle.
Les tentatives de conceptualisation qui ont lieu à cette période de haute tension politique se concrétisent sous forme de construction de récits cohérents. Ces récits impliquent la projection de représentations spatiales de territoires susceptibles d’être identifiés comme ulster-scots. On assiste donc à l’émergence de cartographies imaginaires qui cherchent à démontrer les liens historiques affectifs entre une communauté et une série de territoires qui s’étendent depuis l’Écosse jusqu’au Pacifique.
On cherche surtout à convaincre Londres que l’Ulster a plus en commun avec l’Écosse qu’avec l’Irlande, que l’axe est-ouest au sein de l’archipel britannique doit l’emporter sur l’axe nord-sud au sein de l’île de l’Irlande. Ainsi, on se sert des Ulster Scots comme cheval de Troie pour faire passer le message que l’Ulster dans son ensemble ne devrait pas être imaginé comme faisant partie d’une île à part.
Ainsi un texte d’un Ecossais, John Harrison, dont le livre The Scot in Ulster publié en 1888 fait partie de cette campagne unioniste, propose ce qui se rapproche le plus d’une tentative de définition territoriale. Harrison constate que l’Écosse semble « déborder » vers l’ouest, ses limites occidentales s’étendant jusqu’au fleuve Bann. Ainsi il affirme que le visiteur écossais qui
erre le long des routes rurales des comtés d’Antrim et de Down […] ne peut pas avoir l’impression qu’il est loin des siens. Les hommes qui dirigent les charrettes ressemblent aux hommes de chez lui ; les enseignes des petits magasins portent des noms qui lui sont familiers, Paterson, peut-être, ou Johnstone, ou Sloan. […] La chose la plus étrange est justement le manque d’étrangeté chez les hommes et les femmes qu’il rencontre. […] Et puis, il traverse le Bann et il se retrouve dans une région toute différente. […] Il rencontre une charrette tirée par un âne, et bizarrement ni l’âne ni l’homme qui le dirige ne lui semblent familiers ; et puis il y a le « Père » qui le croise et le scrute comme un étranger qui rend visite à sa ville. Là, l’Ecossais sait qu’il a quitté l’Écosse et qu’il est entré en Irlande12. (Harrison, 1888 : 98-99)
Ce texte est important car il contient une des premières représentations de l’espace ulster-scots centré sur les comtés d’Antrim et de Down. Cet espace, présenté comme ayant une unité culturelle précisément grâce à la dominance de l’élément ulster-scots spécifiquement protestant, va prendre de plus en plus d’ampleur à la fin du XXe siècle quand le territoire majoritairement « unioniste » en Irlande du Nord va se rétrécir et se concentrer sur ces deux comtés.
Côté américain, tous les textes insistent sur une même représentation idéalisée, celle d’un peuple indépendant, craignant Dieu et, que ce soit en Irlande ou en Amérique, prêt à s’avancer vers les espaces sauvages (the wilderness) pour y apporter la civilisation grâce à son énergie et son industrie. Dans cette littérature, les Scotch Irish habitent un espace héroïque qui se déploie sur une échelle épique. Le récit réitéré dans les ouvrages comme Scotch Irish Pioneers in Ulster and America de Charles Knowles Bolton (Bolton, 1910) ou The Scotch-Irish in America de Henry Jones Ford (Ford, 1915), leur attribue une mission divine qui les porte à travers océans, montagnes et déserts. On montre leur contribution à la construction des États-Unis dans tous les domaines — le droit, l’éducation, et surtout l’armée et la politique. Cette représentation — censée être l’antidote à l’historiographie « puritaine » dominante — s’impose très rapidement et va perdurer de manière presque intacte jusqu’à nos jours (Kennedy, 1995 ; Webb, 2009).
Pris ensemble, les récits qui émergent de chaque côté de l’Atlantique contribuent à la mise en place dans l’imaginaire collectif d’une conception cohérente de l’espace dans lequel se meut l’Ulster Scot. Cet espace a beau être fragmenté, marqué par la déconnexion, il atteint une cohérence grâce à sa conceptualisation au sein d’un mouvement culturel coordonné et à travers la multiplicité d’images qui sont projetées dans l’imaginaire par les récits dont le but explicite est la construction consciente d’une « histoire connectée de ce peuple » (Floyd, 1889 : 3).
Le fait que ces récits insistent sur l’intensité du lien écossais a pour effet de décentrer le regard par rapport à l’icône de l’île. Ce cadrage imaginaire détache l’Ulster de son ancrage en Irlande et le place fermement sur un axe est-ouest au sein d’un espace culturel unique et fortement connoté. Ce couplage Ulster+Écosse est important car il s’ouvre sur un espace imaginaire qui va bien au-delà du territoire réduit qu’occupe l’Ulster Scot en Ulster. Celui-ci n’est plus bloqué à la périphérie d’un coin de l’île de l’Irlande ; il prend sa place au cœur même d’un projet « unioniste » dont l’objectif va bien au-delà du maintien de l’Union car il s’agit au fond de la défense de l’épicentre de l’Empire tout entier.
Ce phénomène qui consiste à amplifier l’échelle sur laquelle fonctionne l’Ulster Scot est accentué par l’imaginaire proposé par la représentation épique de son rôle dans la conquête de l’espace américain. Quand les auteurs décrivent la traversée de l’Atlantique, le défrichage des terres et surtout le mouvement au-delà de la « frontière » américaine vers l’ouest, ils proposent à l’Ulster Scot une dimension globale. C’est ainsi que l’on peut parler désormais du « désenclavement » de l’imaginaire spatial ulster-scots (Hutchinson, 1999).
3. Entre deux renaissances
Une fois la crise du Home Rule passée, cette période d’hyperactivité est suivie d’une période d’accalmie. On a l’impression que l’identité ulster-scots avait été instrumentalisée dans le cadre de la résistance unioniste et que, une fois son objectif atteint — du moins pour la plupart des territoires identifiés comme ulster-scots en Ulster —, l’engagement pour cette identité s’est à nouveau resserré autour de ces seuls territoires. Ainsi, dans la période entre la fin des années vingt et le milieu des années quatre-vingts, l’essentiel de l’activité ulster-scots se manifestait dans les articles en ulster-scots qui paraissaient dans les journaux locaux comme The Ballymena Observer ou The Northern Constitution, ou encore les nombreux contes dans le style kailyard13 publiés à Belfast et destinés à un public régional. On note surtout — fait inquiétant — que la promotion de la langue présente moins d’intérêt que les autres manifestations de l’identité. Cela contraste radicalement avec la situation vis-à-vis de la langue irlandaise qui, elle, est identifiée comme le véritable socle de l’identité gaélique. Cependant, si le rythme de publications en ulster-scots ou sur la communauté ulster-scots se maintient au niveau régional en Ulster, l’Ulster Scot est quand même moins présent sur la place publique. Si on assiste à l’émergence de structures comme The Ulster-Scot Historical Society (créée en 1956) destinée à promouvoir l’étude de l’Ulster Scot « chez nous et à l’étranger » à travers la publication d’ouvrages d’histoire sérieux (Abercorn, 1966 : V), on ne retrouvera pas la visibilité de la période antérieure.
Cette période voit néanmoins des avancées importantes dans d’autres domaines qui vont avoir un impact important sur la conceptualisation de cette culture. C’est notamment le cas pour les travaux du linguiste Robert Gregg dont la thèse présentée à Édimbourg en 1963 représente la première tentative de conceptualisation territoriale pour l’usage de la langue (Gregg, 1972 et 1985). Il s’agit de tracer les limites des territoires (boundary mapping) qui séparent les locuteurs d’ulster-scots des variétés d’anglais (et d’irlandais) présentes dans la région. Les recherches de Gregg font appel à quelque 125 locuteurs choisis dans les zones peuplées par les Ecossais au XVIIe siècle afin de cartographier les marqueurs phonologiques et lexicaux de l’ulster-scots. Ces travaux qui vont aller jusqu’à identifier les limites de différents dialectes au sein de ces territoires font ressortir un certain nombre de données importantes.
Gregg identifie une série de trois « zones-clés » (core areas) : une première dans la péninsule de Ards, une deuxième qui s’étend depuis le sud de l’Antrim à la partie nord-est de Londonderry, et enfin le district du Laggan dans le Donegal, en République d’Irlande. Ces trois zones-clés sont séparées par les grandes villes de Belfast et Derry/Londonderry qui viennent s’intercaler dans cette chaîne d’espaces ulster-scots regroupés le long de la côte nord-est de l’Irlande. On constate que la vie urbaine et la culture fortement anglophone qui y est valorisée a tendance à diluer l’ulster-scots parlé par les habitants.
Si l’ulster-scots est toujours très présent dans plusieurs villes de taille moyenne (Gregg, 1964), on constate que la communauté de locuteurs se trouve concentrée dans les régions rurales. On voit également que les locuteurs les plus « purs » appartiennent — déjà — aux couches les plus âgées de la population.
Cette recherche et surtout la cartographie des territoires où l’ulster-scots est encore parlé à des niveaux d’intensité et de pureté très variables débouchent sur une représentation devenue standard de l’espace ulster-scots qui se trouve très largement répandue sur internet14. En termes d’espace, la linguistique vient donc confirmer la tendance à la fragmentation territoriale déjà remarquée comme signe caractéristique de la spatialité ulster-scots. L’image de ces trois zones-clés, telles des pierres de gué, s’intègre dans la chaîne d’espaces existante, complétant ainsi la cartographie imaginaire de la communauté.
4. Une seconde renaissance
Cette période de latence (toute relative) est suivie par une nouvelle crise politique et identitaire qui s’ouvre à la fin des années 1960 avec le début des Troubles. La communauté unioniste s’est sentie directement menacée par une campagne multiforme — politique, terroriste, culturelle — qui semblait remettre en question sa position au sein du Royaume-Uni. Dans ces circonstances, comme à l’époque du Home Rule, on assiste, à partir des années 1980, à une nouvelle renaissance de la culture ulster-scots. Les circonstances de ce retour en force sont intéressantes.
Dès le début des années 1980, on assiste à un renouveau d’intérêt au sein de la communauté nationaliste en Irlande du Nord pour les questions identitaires. C’est notamment le cas pour l’irlandais, condamné jusqu’alors à la marginalisation et à l’invisibilité dans l’espace public. Une des manifestations les plus médiatisées de cet intérêt concerne les prisonniers républicains qui, à l’image du gréviste de la faim Bobby Sands, se mettent à apprendre l’irlandais en prison. (Adams, 1986 ; Mac Giolla Chríost, 2012) Dans un contexte politique toujours plus polarisé, la question de l’identité culturelle s’est imposée comme élément-clé du débat. L’Accord Anglo-irlandais (1985) propose d’aborder la question nord-irlandaise dans le cadre d’un nouveau modèle, dit des « deux traditions ». Sous l’influence de cette nouvelle orthodoxie, chacune de ces traditions — l’unionisme (britannique) et le nationalisme (irlandais) — devait être considérée comme ayant une même validité historique à condition que ses objectifs soient poursuivis uniquement par des moyens pacifiques. Désormais, les deux traditions devaient recevoir le même niveau de respect dans tous les domaines de la vie publique (parity of esteem). Dans ce contexte, la culture est identifiée comme un forum où l’on peut chercher à établir un dialogue fructueux entre ces « deux traditions ».
Cependant, dans les faits, ce cadrage binaire a surtout bénéficié à la culture irlandaise qui en a profité pour accéder à une plus grande visibilité au sein de la société nord-irlandaise. C’est à ce moment-là que, contre toute attente, l’on constate le retour en force de l’OVNI ulster-scots.
Si, au Parti unioniste et dans les rangs de l’Ordre d’Orange, on a essayé de définir les préoccupations culturelles de British Ulster, ce concept a été très rapidement éclipsé par le thème de Scottishness qui s’est imposé comme alternative au concept d’Irishness (Erskine & Gordon, 1997). Le retour sur scène de ce « troisième homme » est extrêmement intéressant. Alors qu’à l’époque certaines voix (unionistes) accusaient les concepteurs de ce modèle des deux traditions de vouloir faire du cultural engineering, la réapparition de l’Ulster Scot montre que — fort heureusement — l’on ne peut pas prévoir la direction que va prendre un débat culturel. En outre, si, a priori, cet Ulster Scot signale le retour à une modélisation triangulaire de la société ulstérienne — irlandais+écossais+anglais — on constate que c’est désormais l’élément écossais qui prend le dessus sur l’anglais comme composante culturelle dominante de la communauté qui ne s’identifie pas comme irlandaise en Irlande du Nord.
Nous ne pouvons pas explorer ici en détail la mise en place du mouvement ulster-scots contemporain (Hutchinson, 2013 ; Hutchinson, 2018 : 1-28). Il suffit de dire que, comme ce fut le cas pour la langue irlandaise, la pression politique a été le facteur-clé qui a permis une reconnaissance officielle pour l’ulster-scots. C’est bien la pression politique qui a abouti à la création d’un North-South Language Body composé de deux agences distinctes, très largement autonomes, fonctionnant chacune dans les deux Irlande et cofinancées par les gouvernements irlandais et britannique — Foras na Gaeilge pour la langue irlandaise et Tha Boord O Ulstèr-Scotch (The Ulster-Scots Agency) pour l’ulster-scots. Lors d’une autre étape-clé dans le processus de paix au moment des négociations à Saint Andrews (2006) destinées à faire redémarrer les institutions nord-irlandaises, l’ulster-scots a encore figuré dans les débats grâce à l’intervention de la délégation du DUP, parti unioniste fondé par Ian Paisley. Aujourd’hui, la question des langues est l’une des causes majeures de la paralysie actuelle des institutions en Irlande du Nord. La détermination du Sinn Féin à obtenir un Acht na Gaeilge va sûrement déboucher sur des concessions supplémentaires proposées à l’ulster-scots.
Dans cette phase récente de revival, il faut revenir sur les cadres qui ont été explorés lors de la première phase de territorialisation autour du Home Rule. Ainsi, on va retrouver les mêmes macro-espaces — l’Ulster, l’Écosse et l’Amérique — et, comme il y a un siècle, on va insister sur la fluidité des transferts le long des réseaux reliant ces trois territoires. On constate quand même un certain nombre de différences de taille entre la renaissance actuelle et celle d’il y a cent ans.
La première différence majeure concerne la multiplicité et le statut de structures qui se chargent de la promotion de l’ulster-scots. Le « mouvement » ulster-scots est aujourd’hui infiniment plus structuré que par le passé. L’Ulster-Scots Agency et l’Ulster-Scots Community Network qui lui est affilié servent désormais de vecteurs pour assurer la transmission de « l’idée ulster-scots » dans le paysage culturel de chaque côté de la frontière. Grâce à ces structures, l’ulster-scots s’installe dans le système éducatif et surtout dans la communauté par exemple à travers les groupes de musique et de danse écossaises destinés aux jeunes gens.
Nous assistons aussi à des approches nouvelles dans le domaine-clé de l’édition. On revient sur des textes enfouis dans l’archive qui, puisqu’ils n’ont jamais fait partie du canon officiel, avaient disparu après leur publication initiale. Ainsi nous avons vu la réédition de plusieurs collections de poésie par les « poètes-tisserands », ces weaver poets si populaires dans leurs communautés entre la fin XVIIIe et le dernier quart du XIXe siècle (Hewitt, 1974 ; Adams & Adams, 1992), ou encore des textes écrits en ulster-scots qui étaient publiés à l’origine dans le format on ne peut plus éphémère des journaux locaux (Adams, 2002). En outre, suite à la publication d’une importante anthologie en 2008 (Ferguson, 2008), beaucoup de textes ont été mis à la disposition du public par la mise en ligne de versions digitales (par exemple, The John Hewitt Collection mise en ligne par l’Université d’Ulster). Il va sans dire que l’on publie également de nouveaux auteurs comme James Fenton ou Charlie Gillen.
Mais l’aspect le plus important est peut-être la façon dont cette politique de publication s’insère dans une stratégie plus globale au sein de la communauté. Un exemple va servir pour illustrer l’approche nettement plus structurée de cette nouvelle phase d’activisme culturel.
Tout au long de l’année 2008, l’Ulster-Scots Agency a choisi d’explorer en détail les liens historiques entre l’Ulster et les covenantaires écossais. Ce projet s’est décliné sous plusieurs formes. Ainsi, le journal mensuel de l’Agency, The Ulster-Scot, a publié une série de neuf articles résumant l’histoire de l’Église presbytérienne en Ulster, soulignant tout particulièrement la contribution des covenantaires à l’évolution du débat théologique et politique dans les deux pays. Ces articles ont ensuite été regroupés sous forme de pamphlet, The Covenanters in Ulster, publié en 2009, et distribué gratuitement dans les bibliothèques à travers l’Irlande du Nord. Ce travail documentaire était coordonné avec la mise en place d’un heritage trail sous forme de cartes touristiques distribuées dans les syndicats d’initiative et reliées à un site web consacré aux liens entre l’Ulster et l’Écosse sur le thème des covenantaires. On notera également la réédition d’un livre publié à Belfast en 1775 sur la vie d’un pasteur covenantaire, Alexander Peden, qui, fuyant la répression des troupes anglaises en Écosse, venait régulièrement trouver refuge et prêcher chez les presbytériens en Ulster (Greenald et al., 2009). Le projet est aussi directement lié à un renouveau d’intérêt dans le domaine du chant des psaumes sans accompagnement musical — un des marqueurs culturels le plus net de la Reformed Presbyterian Church qui se voit l’héritière de la tradition covenantaire. Cela est à son tour lié à la traduction des Psaumes et de la Bible en Ulster-Scots (Tha Fower Gospels, 2016).
La stratégie consiste donc à mettre en place un véritable réseau d’activités et de textes de différentes origines ciblant des publics radicalement différents — de la famille qui cherche une sortie pour les enfants à la personne intéressée par l’histoire ecclésiastique du XVIIe siècle.
Cette stratégie a été appliquée à différents aspects de l’histoire des Ulster Scots — les liens entre l’Ulster et Edouard Bruce, les Plantations du XVIIe siècle, l’émigration vers l’Amérique au XVIIIe siècle, etc. Chaque nouvel objet d’intérêt va recevoir le même type de traitement coordonné et produire un récit adressé au plus grand public. Il va être accompagné par toute une panoplie de cartes et de dépliants, de sites web et d’applications, dont chacun va contribuer à la redéfinition territoriale qui est en train de se mettre en place dans l’imaginaire collectif. Nous constatons donc un effet cumulatif : chaque carte ulster-scots produite ou utilisée par un membre du public oriente — littéralement — la personne dans un espace devenu un territoire ulster-scots.
Conclusion
Nous avons vu que la communauté ulster-scots ne peut pas être réduite à une base géographique contenue à l’intérieur de frontières claires et fixes. Le modèle spatial que propose la tradition est radicalement différent. Il s’agit d’un modèle hautement fragmentaire dont les éléments constitutifs sont éparpillés le long d’un croissant allant des Lowlands d’Écosse à la côte californienne en passant par les core areas dans le nord de l’Irlande. Ces différents espaces sont reliés autant par les trajectoires de déplacement que par l’imagination collective qui en découle et qui est elle-même nourrie par la littérature et l’historiographie, les liens de famille et la mémoire populaire collective. Ce modèle culturel débouche non pas sur un territoire, contrôlé et « possédé », mais plutôt sur ce qu’on pourrait appeler un « territoire-réseau » structuré autour de ce que Bonnemaison appelle un « espace-route » (Bonnemaison, 2004 : 17). Pour cette culture qui s’organise sur une base réticulaire, ce qui compte, ce n’est donc pas la continuité d’un territoire autour duquel on trace une frontière continue qu’on chercherait ensuite à défendre ou à contrôler ; on nous propose plutôt une conception de l’espace qui en dépit d’être fluide, instable n’est pas pour autant source d’angoisse pour la communauté ulster-scots.
La situation de l’espace ulster-scots est radicalement différente aujourd’hui par rapport à celle de la période précédant la crise du Home Rule. Bien que la nature profonde de l’espace ulster-scots n’ait pas changé — il est toujours caractérisé par la fragmentation, la dispersion, la déconnexion — la conceptualisation, la façon dont l’espace est imaginé collectivement a connu une transfiguration radicale. La communauté a désormais une idée nettement plus claire d’elle-même et de l’« espace pensé » qu’elle occupe.