1. Introduction
1.1. C’est typiquement X
« C’est typiquement français. » Chacun de nous a déjà entendu ce type d’affirmation ou l’adjectif final peut être bien entendu remplacé par n’importe quel adjectif de nationalité et l’expression prendre une autre forme et dans toute langue. Les références abondent sur internet, par exemple « What’s typically British1? » ; « O que é típico brasileiro2? », avec des variations de formulation comme « il n’y a rien de plus X3 » ou « à la X4 ». Le sujet alimente aussi la production artistique. On en prendra pour exemple la chanson « Tipicamente brasileiro » de Tamara Franklin5. Si l’on trouve dans les réponses nombre d’objets, aliments, lieux, personnes, caractéristiques physiques (par exemple, pour ce qui est British : le fish and chips, le bus impérial et la cabine téléphonique rouges, le climat pluvieux), on voit poindre aussi des marques d’attitudes, de comportements, des valeurs et images de soi qui seront davantage de notre intérêt ici. Ainsi est-il dit par exemple pour les Français qu’« insulter les automobilistes et râler fait partie de la norme. », qu’ils « ne sourient pas par politesse, ils le font quand ils en ressentent le besoin » ou qu’ils « sont discrets, renfermés sur eux-mêmes » parce qu’ils choquent les Américains en n’engageant pas la conversation dans le métro6. Et par exemple pour les Brésiliens qu’ils sont « Viciados em redes sociais », ont « Orgulho e vergonha ao mesmo tempo7 » et un sens de l’humour inimitable comme en témoigne par exemple le site incrivel.club, « 26 Coisas que só acontecem no Brasil » ou, autrement dit, « 26 choses qui n’arrivent qu’au Brésil ».
On peut noter que certains de ces comportements sont relevés comme caractéristiques de populations différentes. Ainsi est-il dit des Brésiliens qu’ils sont « trop polis » : « Le Brésilien est poli et pas très direct. Il préfère souvent se taire pour éviter l’irritation et l’embarras. Il n’aime pas affronter les situations désagréables et il est donc parfois difficile d’obtenir de lui un “oui” ou un “non” clair et net. Être poli, ce n’est pas mauvais, mais si c’est trop, c’est gênant9 ! » ; et des Britanniques, quelque chose de très semblable : « En parlant des gens, la première chose qui vient à l’esprit est la politesse […] beaucoup de gens disent que les Britanniques sont très polis, voire trop polis parfois, qu’ils disent toujours s’il vous plaît, merci et désolé même si ce n’est pas de notre faute10. » Et même les Français sont parfois considérés « trop polis », « notamment avec ce fameux “bonjour !” Comme si les Français étaient obsédés par ce mot11 ! » comme le souligne l’actrice Natalie Portman dans une interview12.
1.2. Problématique
Mais ce qui nous intéresse ici n’est pas la véracité ou le bien-fondé de ces jugements mais pourquoi on les profère, leur valeur pragmatique. Certes, les sites mentionnés ci-dessus le font avec l’intention de capter l’attention du visiteur et de le retenir avec des titres accrocheurs comme ceux que nous avons vus jusque-là (« What’s typically British? » ; « 10 comportements des Français qui surprennent les touristes internationaux », etc.) souvent en y insérant des comparaisons comme dans ce « Top 5 des clichés sur les Français par les Anglais : qu’en pensez-vous ? » : « Je trouve que les Français sont en général beaucoup plus directs que les Anglais (à l’université, au travail, dans la rue etc.)13 ». Mais quant à nous, savons-nous pourquoi nous utilisons ce genre d’énoncé dans la conversation ? Que faisons-nous lorsque nous mobilisons la composante identitaire de la nationalité dans les échanges ? Et plus spécifiquement dans les échanges en situation de formation ? Autrement dit, que faisons-nous quand nous procédons à une assignation identitaire nationale ? Par exemple dans cet extrait de chat en contexte didactique : « (Los catalanes siempre defendemos lo nuestro en grupo) jeje14 » (Degache, 2006, p. 1028). Avec quelles compétences interculturelles les relier ? Faut-il les encourager, les freiner, les relativiser ?
1.3. Contexte
La situation de formation que nous venons d’évoquer est celle de la télécollaboration plurilingue régie par le principe de l’intercompréhension. Il s’agit d’apprendre en collaborant en ligne, à savoir en agissant à plusieurs, en groupes, sur internet. Chaque participant s’exprime dans sa(ses) langue(s) romane(s) en faisant tout ce qui lui est possible pour se faire comprendre et fait l’effort de comprendre les autres dans leurs langues. L’approche s’inscrit dans la perspective actionnelle puisque le scénario de session attend de chaque groupe de travail (GT) qu’il réalise une tâche finale au terme d’un parcours en plusieurs phases prévoyant des tâches intermédiaires. Cette dynamique de projet doit permettre, à l’écrit comme à l’oral, de stimuler différentes activités langagières (réception, production, interaction, médiation) en situation et en plusieurs langues. La composition de GT internationaux réunissant des personnes de plusieurs pays et institutions avec des répertoires langagiers multiples et divers, est censée y contribuer, en offrant des opportunités multiples d’exposition aux différentes langues romanes, en premier lieu l’espagnol, le français, l’italien et le portugais, mais aussi le catalan et parfois, même si plus ponctuellement, le roumain et d’autres variantes romanes. L’approche s’appuie sur 20 ans de pratique de ces sessions d’intercompréhension télécollaborative dans différents environnements numériques, d’abord sur la plateforme GALANET (Degache, 2003), puis sur GALAPRO (Séré, 2010), sur MIRIADI (Anquetil & Vecchi, 2016 ; Degache, 2018 ; Garbarino, n.d. ; Degache & Silva 2020) et sur Moodle e-formation.
1.4. Objectif
Depuis 2005, plusieurs travaux ont porté sur la place, la nature et le rôle des aspects interculturels dans ce cadre télécollaboratif (notamment Degache, 2006 ; Degache & coll., 2007 ; Arismendi 2011 ; da Silva & Degache 2021). Dans la lignée de ces recherches, l’objectif que nous nous donnons ici est d’identifier la dimension interculturelle dans ces échanges télécollaboratifs plurilingues et pluriculturels afin d’en décrire certaines manifestations ainsi que les compétences qui y sont mobilisées ou qui devraient être développées.
2. Quelques repères dans les référentiels
Que disent les référentiels existants des compétences interculturelles dans la télécollaboration plurilingue ? Plusieurs d’entre eux les abordent. On s’intéressera ici au Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) et à son volume complémentaire, au Cadre de référence pour des approches plurielles des langues et des cultures (CARAP), au Référentiel de compétences de communication plurilingue en intercompréhension (REFIC) et à Évaluation des compétences en intercompréhension (EVAL-IC).
2.1. Dans le CECR
Rappelons tout d’abord quelle est la place de la compétence interculturelle dans le CECR. Elle est présentée comme une des compétences générales de l’individu en tant que « prise de conscience interculturelle » issue de « la connaissance, la conscience et la compréhension des relations, (ressemblances et différences distinctives) entre « le monde d’où l’on vient » et « le monde de la communauté cible » en incluant la conscience de « la diversité régionale et sociale des deux mondes », de l’existence d’« un plus grand éventail de cultures que celles véhiculées par les L1 et L2 de l’apprenant » et « de la manière dont chaque communauté apparait dans l’optique de l’autre, souvent sous forme de stéréotypes nationaux » (Conseil de l’Europe, 2001, p. 83). Sont identifiés ensuite « quatre aptitudes et savoir-faire interculturels » (Conseil de l’Europe, 2001, p. 84) : (1) « la capacité d’établir une relation entre la culture d’origine et la culture étrangère » ; (2) « la sensibilisation à la notion de culture et la capacité de reconnaitre et d’utiliser des stratégies variées pour établir le contact avec des gens d’une autre culture » ; (3) « la capacité de jouer le rôle d’intermédiaire culturel entre sa propre culture et la culture étrangère et de gérer efficacement des situations de malentendus et de conflits culturels » ; (4) « la capacité à aller au-delà de relations superficielles stéréotypées ». Cette première version du CECR, élaborée au cours de la dernière décennie du siècle passé, largement inspirée des travaux de Byram (1997), ignorait toutefois les interactions en ligne. Le volume complémentaire de 2020 essaie de corriger le tir. Ainsi est-il question dans celui-ci, dans l’échelle de compétences « Conversation et discussion en ligne », des capacités à « saisir les implications culturelles et réagir de façon adéquate » (B2), à « comprendre les intentions de communication et les implications culturelles » (C1), ou encore à « anticiper et gérer efficacement d’éventuels malentendus (y compris culturels) » (C2) (Conseil de l’Europe, 2020, p. 90-91). Mais ces capacités, comme on peut le constater dans l’échelle « Transactions et coopération en ligne axées sur des objectifs » (Conseil de l’Europe, 2020, p. 102), sont toujours présentés dans une logique monolingue. Par ailleurs, le chapitre 4, dédié à la compétence plurilingue et pluriculturelle, ignore toujours les interactions en ligne. Certes, il est question de « la capacité à gérer “l’altérité” pour identifier les ressemblances et les différences, à tirer parti de traits culturels connus ou non, etc., afin de permettre la communication et la coopération » et de « la capacité et la volonté de développer une conscience linguistique et plurilinguistique ainsi que culturelle et pluriculturelle en se montrant ouvert et curieux » et d’« exploiter un répertoire pluriculturel » (Conseil de l’Europe, 2020, p. 130), mais on en reste à des descripteurs généraux dans une logique de production/interaction en langue cible dans un échange monolingue. Les seules mentions de la co-présence de plusieurs langues font allusion à l’incitation à cette modalité de communication, aux raisons de son choix et à sa justification dans « Exploiter un répertoire plurilingue ». La logique de progression est cette fois plurilingue mais toujours en production « en passant avec aisance d’une langue à l’autre », de manière alternée, comme dans un tandem linguistique et non pas selon la modalité biplurilingue de l’échange intercompréhensif. Au final, on ne voit pas comment cela peut se matérialiser dans les interactions plurilingues en ligne, a fortiori lorsque chacun s’exprime dans sa propre langue. Du reste, seules la compréhension plurilingue (avec des descripteurs adaptés du projet Miriadi [Conseil de l’Europe, 2020, p. 268], donc du REFIC) et l’exploitation d’un répertoire plurilingue (en situation monolingue, faut-il comprendre) sont considérées et un renvoi est fait « pour avoir une réflexion plus approfondie » (Conseil de l’Europe, 2020) au CARAP qui « recense les différents aspects des compétences plurilingues et interculturelles dans une structure hypertextuelle indépendante des niveaux de langue ».
2.2. Dans le CARAP
Comme le dit le Volume complémentaire du CECR (2020), le CARAP (Candelier & coll., 2012) cible bien les compétences plurilingues et interculturelles. Ce modèle propose des descripteurs sans chercher à les échelonner sur différents niveaux. De façon à notre sens plus pertinente, il précise, pour chaque descripteur de savoir, savoir-faire ou savoir-être, si l’apport des approches plurielles est nécessaire, important ou utile, pour le développer (Candelier & coll., 2012, p. 25). Nombre de descripteurs ont à voir avec la dimension interculturelle et plus spécifiquement avec la communication interculturelle qui nous intéresse ici, en lien avec la « Compétence à gérer la communication linguistique et culturelle en contexte d’altérité » (Candelier & coll., 2012, p. 20). Ainsi en est-il, pour les savoirs de « Connaitre le rôle de la culture dans les relations interculturelles et la communication interculturelle » (Candelier & coll., 2012, p. 33) et de ses sous-descripteurs, en particulier de « Connaitre quelques stéréotypes d’origine culturelle qui peuvent influer sur les relations et la communication interculturelles » ou encore de « Connaitre des stratégies permettant de résoudre les conflits interculturels » et, pour les savoir-faire, de « Savoir identifier les variations communicatives dues à des différences culturelles » et « Savoir identifier les risques de malentendu dus aux différences de cultures communicatives ». Mais, au-delà de la communication interculturelle abordée au sens général, le CARAP présente-t-il des descripteurs spécifiques pour les échanges biplurilingues en ligne, non pas avec une utilisation consécutive de différentes langues (échange de type tandem) mais concomitante (échange en intercompréhension) ? Le descripteur le plus adéquat est selon nous « Savoir interagir en situation de contacts de langues ou de cultures » avec ses sous-descripteurs « Savoir communiquer dans des groupes bi/plurilingues en tenant compte du répertoire de ses interlocuteurs » et « Savoir communiquer en prenant en compte les différences sociolinguistiques ou socioculturelles » (centré sur l’usage des formules de politesse, les marques d’adresse et des registres selon les situations) (Candelier & coll., 2012, p. 55).
2.3. Dans le REFIC
Le REFIC15 (De Carlo & Anquetil, 2019), et sa version pour enseignants (REFDIC16, Référentiel de compétences en didactique de l’intercompréhension, Andrade & coll., 2019) élaborés dans le cadre du projet européen MIRIADI17 (2012-2015), développent, précisent et exemplifient les éléments présents dans le CARAP en relation aux situations de réception, interaction et médiation où le principe d’intercompréhension, sous une forme ou une autre, est convoqué, en les distribuant sur trois niveaux de progression : (1) Sensibilisation, (2) Entraînement, (3) Perfectionnement (De Carlo & Anquetil, 2019, p. 175). C’est dans la section dédiée à « L’interaction plurilingue et interculturelle »18 que l’on trouve les éléments correspondant à notre recherche. Cette section correspond à la pratique de l’intercompréhension en tant que « communication plurilingue dans toutes les situations de rencontre entre locuteurs de langues proches : échanges internationaux, formations, projets, mais aussi situations de mobilité non institutionnelle », notamment au moyen des « technologies de la communication permettant des échanges à l’écrit (forums, chat, mail) et à l’oral (téléconférence, messages audio) avec des interlocuteurs du monde entier » (De Carlo & Anquetil, 2019, p. 222). Il est ainsi entendu que « l’interaction en intercompréhension implique à la fois de s’efforcer à comprendre l’autre et d’employer des moyens pour se faire comprendre », aussi désigné comme « interproduction ». Parmi les savoir-faire incluant une dimension explicitement interculturelle, on relève « Savoir interpréter les effets de la pluralité linguistico-culturelle sur le déroulement de l’échange » (De Carlo & Anquetil, 2019, p. 224) ; « Savoir tenir compte dans l’interaction des aspects culturels de la communication plurilingue » (De Carlo & Anquetil, 2019, p. 227) ; « Savoir adapter la portée culturelle de son discours à la situation de communication plurilingue » (De Carlo & Anquetil, 2019, p. 231). Sur ce dernier point, il est intéressant de regarder ce qui est préconisé aux trois niveaux de progression : au premier, l’apprenant sait notamment « qu’il faut manier avec précaution l’humour et l’ironie qui sont en général culturellement très marqués et qui véhiculent un implicite difficile à interpréter » et « sans tomber dans le stéréotype, il ne craint pas de faire appel à des emblèmes culturels très connus pour créer un premier terrain d’échange » ; au deuxième, il « sait inclure dans l’échange des terrains fertiles pour la communication interculturelle » ; au troisième, il « est capable de moduler la charge culturelle de ses productions en fonction des répertoires linguistico-culturels des participants et il sait adopter une posture de médiateur dans les interactions du groupe ». L’intérêt des trois niveaux est ici que le descripteur ne dépend plus directement du niveau de compétence linguistique de l’apprenant.
2.4. Dans EVAL-IC
Le projet européen EVAL-IC19 (2016-2019) a produit des descripteurs généraux et détaillées pour six niveaux de compétences en intercompréhension réceptive et interactive et en interproduction pour l’oral et l’écrit, sans distinction entre le réel et le virtuel, le présentiel et le distanciel, dans la perspective de l’évaluation. Une des dimensions recensées pour les modèles de compétence pour « l’intercompréhension interactive / les interactions plurilingues »20 et « l’interproduction »21 est la « dimension interculturelle ». On retrouve dans la première (page 4) les quatre aptitudes fondamentales du CECR, version 2001, et dans la deuxième, les savoirs (inter‑)culturels habituels ainsi que, parmi les savoir-être et savoir-faire, l’« engagement affectif par rapport aux langues-cultures en présence, et à leur utilisation à des fins de communication ». Les descripteurs de compétences, pour plusieurs dimensions et critères (disponibilité, étendue, adéquation), atteignent un niveau de précision remarquable. Pour le critère « adéquation » de la dimension interculturelle de l’interproduction orale22, par exemple, on trouve ainsi le descripteur « adapter la complexité culturelle à l’interlocuteur, sans pour autant aseptiser son discours » détaillé sur six niveaux de maitrise, cette fois sans référence à la production en langue cible ni à toute autre langue si ce n’est aux répertoires. Ainsi l’adéquation de la production de l’apprenant – ou, plus largement, du sujet – est-elle définie par exemple au niveau 1 ainsi : « Produit en contexte multiculturel, contrôlant difficilement la portée culturelle de son discours » ; au niveau 3 de cette manière « Essaie de s’adapter au contexte muticulturel en s’appuyant sur un univers culturel largement partagé et sur des emblèmes culturels spécifiques, pour ouvrir et maintenir un canal de communication satisfaisant et intégrateur » ; et au niveau 6 par « Adapte efficacement la complexité de son discours aux répertoires pluriculturels des particpants, en modulant consciemment la charge culturelle de ses productions. Réussit à promouvoir l’enrichissement réciproque. »
De manière générale, l’adaptation interculturelle est un critère discriminant du niveau de compétence. Ainsi, pour l’« interproduction », si au niveau 3 on s’attend à ce que l’apprenant « adapte son discours au niveau linguistique et culturel », au niveau 5 on attendra une adaptation du « discours pour tenir compte des répertoires plurilingues et pluriculturels en présence et des caractéristiques socio-affectives [des] interlocuteurs » et au niveau 6 une pleine adaptation du « discours aux répertoires plurilingues et pluriculturels ainsi qu’aux caractéristiques socioaffectives et cognitives [des] interlocuteurs ».
On le voit, les descripteurs des ressources de la compétence plurilingue et interculturelle s’affinent au fil des référentiels. Ce sont là des acquis consistants mais comment ces compétences se manifestent-elles réellement dans les échanges plurilingues ? Quels sont les discours susceptibles de les concrétiser, les traces ou marques qui permettent de les attester ?
3. Identifier les traces des savoir-faire
Bien que la première version du CECR ignorait les interactions en ligne, plusieurs recherches (Degache, 2006 ; Degache & coll. 2007 ; Arismendi, 2011) se réfèrent à ce modèle pour identifier et catégoriser les traces des compétences interculturelles dans les échanges télécollaboratifs en intercompréhension. Nous présentons ici brièvement ces travaux sachant qu’il reste à mener des relevés en lien avec les autres référentiels, notamment ceux du REFIC et d’EVAL-IC.
Le vaste corpus d’échanges au fil des sessions fournit des exemples des quatre savoir-faire du CECR. Plusieurs exemples sont donnés pour les deux premiers savoir-faire, à savoir « établir une relation entre la culture d’origine et la culture étrangère » et celle « de reconnaitre et d’utiliser des stratégies variées pour établir le contact avec des gens d’une autre culture ». Ainsi pour le premier, ce propos d’un étudiant de Barcelone expliquant la fête de la Sant Jordi [ex. 01] « C’est comme le Saint Valentin, mais je pense que c’est une fête plus culturelle, parce que on doit acheter un livre a son ou sa copain23 » et, pour le second savoir-faire, la stratégie utilisée par une étudiante française qui pose une question interculturelle comparative pour stimuler l’échange [ex. 02] « En France je pense qu’en gnéral les gens sont plus stressés en ville et plus calmes à la campagne ; Et en Espagne ??? » (Degache, 2006).
Il en va de même pour le troisième savoir-faire consistant à savoir jouer le rôle d’intermédiaire culturel entre sa culture et la culture étrangère et à gérer efficacement les situations de malentendus. Une étudiante française écrit ainsi dans un chat visant à définir une thématique d’échange, en réaction à la proposition d’un étudiant espagnol de travailler autour de la diversité linguistique en Europe [ex. 03] « A mi me molestaria un poco hablar de la diversidad linguistica en Europa porque vamos a trabajar con argentinos tambien… […] Tengo miedo de que piensen que una vez mas consideramos Europa como el centro del mundo24! » Une crainte qu’elle écarte avec soulagement peu après lorsqu’une étudiante argentine fait son entrée dans le même chat : « Bienvenue à l’Argentine sur le chat ! Il nous manquait justement un autre point de vue sur ce problème ». Le quatrième savoir-faire, i.e. « la capacité à aller au-delà de relations superficielles stéréotypées » est exemplifié moins souvent mais apparait parfois comme dans cette question qui tente de dépasser une représentation de l’Espagne chez les Français en demandant aux étudiants de Barcelone ce que ça fait d’être du nord de l’Espagne [ex. 04] : « pour nous toute l’Espagne c’est le sud. Qu’est-ce que ça change pour vous d’être au nord de l’Espagne ? Comment vous sentez-vous par rapport aux Andalous ou aux madrilènes ? »
4. Au-delà du relevé des traces des savoir-faire
Certes, l’identification des traces des savoir-faire interculturels permet d’apprécier le contenu interculturel des échanges, mais on en reste à un repérage factuel sans parvenir à analyser les effets de ces savoir-faire ni à traiter notre question initiale : que faisons-nous lorsque nous mobilisons la composante identitaire culturo-nationale dans l’interaction ?
Il s’avère nécessaire de faire, comme le suggèrent Dausendschön-Gay & Krafft (1998) « une analyse conversationnelle rigoureuse et exhaustive [pour] reconstruire la signification des activités communicatives dans la perspective des interactants » avant de conduire « une deuxième phase d’interprétation » (p. 93-94). Ces chercheurs allemands (1998, p. 96) proposent d’identifier dans l’échange, les traces, explicites aux yeux des interactants, de « divergences d’interprétation dues à des arrière-plans linguistico-culturels différents ». Ils distinguent deux niveaux de « manifestations d’altérité », avec une portée locale ou avec une portée globale.
Portée locale : quand la dimension interculturelle est introduite pour résoudre un problème qui se pose localement et assurer la continuité de l’interaction. Par exemple quand un locuteur désigne « le groupe auquel il appartient (chez nous, ici en France) pour classer le fait qu’il mentionne comme particulier à ce groupe » (Dausendschön-Gay & Krafft, p. 99).
C’est ce que fait l’étudiante française dans l’exemple [04] ci-dessus quand elle dit : « pour nous toute l’Espagne c’est le sud », ou encore lorsque l’étudiante argentine de Córdoba, effectue peu après une présentation explicitée d’un « savoir que l’on présume partagé par les membres [de son] groupe culturel » (Dausendschön-Gay & Krafft, 1998, p. 100) : [ex. 05] « aquí los indígenas desaparecieron hace mucho, pero en el norte de mi país hay todavia muchos que todavía hablan su lengua y que son bilingües25 »
Portée globale : quand la dimension interculturelle « devient constitutive pour la définition globale de la situation » et la réalisation de tâches (Dausendschön-Gay & Krafft, 1998, p. 105-107). L’exemple donné est celui d’une « rédaction conversationnelle ». Une étudiante allemande est aidée par une étudiante française pour rédiger une lettre en français. Cette dernière propose de réorganiser le texte en utilisant l’argument suivant : « tiens en France il faut faire des paragraphes » (Dausendschön-Gay & Krafft, 1998, p. 106). L’étudiante française assume alors le rôle d’experte en référence a une norme culturelle plutôt qu’à une compétence personnelle, un procédé validé pour toute la durée de l’échange qui permet « de corriger tout en ménageant la face du partenaire » (Dausendschön-Gay & Krafft, 1998). À notre connaissance, le corpus d’échanges plurilingues réuni au fil des sessions télécollaboratives en intercompréhension, présente peu de manifestations d’altérité de ce type. Elles sont toutefois difficiles à identifier car ne présentant pas de marqueurs explicites nous permettant de les qualifier à coup sûr et, de ce fait, également sujettes à interprétation. Un exemple à portée globale est extrait d’un chat entre quatre étudiants espagnols de Barcelone et deux étudiantes françaises de Grenoble où il s’agit de choisir un thème à proposer à tous les participants d’une session. Le thème langue/état est considéré par les seuls étudiants espagnols dans cette séquence mais en présence des Françaises : [07]
Espagnol | Français |
1. [AngelaC] Al tema del binomio lengua/estado podemos sacarle mucho jugo […] | — Il y a beaucoup à dire au sujet de la relation entre la langue et l’État. […] |
2. [HectorS] además, teniendo en cuenta los dos estados que ahora están en el chat (Francia i España) es un tema muy interesante | — En plus, si l’on tient compte des deux États qui sont maintenant dans le chat (la France et l’Espagne), c’est un sujet très intéressant. |
3. [HectorS] (Los catalanes siempre defendemos lo nuestro en grupo) jeje | — (Nous, les Catalans, défendons toujours ce qui est à nous au sein d’un groupe) hehe |
4. [MontseP] de acuerdo, entonces me dejareis que os presente el catalán, por si no lo conoceis | — d’accord, alors laissez-moi vous présenter le catalan, au cas où vous ne le connaîtriez pas. |
6. [MontseP] no os voy a hablar en catalán. Solo lo digo porque es una de esas lenguas que en muchos aspectos se quedan "pequeñas“, a pesar del intento de defenderlas. Una lucha diaria… | — Je ne vais pas vous parler en catalan. Je le dis seulement parce qu’il s’agit d’une de ces langues qui, par bien des aspects, restent « petites », malgré la tentative de les défendre. Une lutte quotidienne… |
Si l’introduction de la dimension interculturelle en 2 par HectorS est d’abord de portée locale pour souligner ce qui peut être un savoir partagé (la pertinence du thème langue/état dans l’histoire des nations espagnole et française26), son intervention suivante, en 3, dans un aparté ironique placé entre parenthèses, possède une portée globale car elle concerne l’ensemble de l’échange. En d’autres termes, il dit qu’au moment de prendre une décision dans une discussion de groupe, eux, les Catalans, défendent toujours ce qui leur est propre. Même si la remarque est faite avec humour et autodérision comme en témoigne le « jeje » qui suit la parenthèse (et aussi sans doute pour désamorcer un éventuel désaccord des partenaires françaises), il n’en reste pas moins que l’argument identitaire culturo-national, pour autant que l’on admette l’existence27 d’une « nation catalane » (Boyer, 2004), est utilisé. MontseP en profite d’ailleurs pour proposer de présenter le catalan et s’engage (auprès des Françaises) à le faire sans l’utiliser (donc, en castillan) mais se justifie ensuite, auprès de tous mais surtout des Catalans, pour montrer son engagement, toujours avec une portée globale : une langue qui reste « petite »… malgré les efforts pour la défendre… « une lutte quotidienne ».
5. Discussion
Au final, nous faisons le constat que les manifestations d’altérité et, plus spécifiquement, la mobilisation de la composante identitaire nationale, sont relativement fréquentes dans les échanges télécollaboratifs en intercompréhension, sous des formes et avec des fonctions diverses, mais que pour l’essentiel elles sont de portée locale et rarement de portée globale, c’est-à-dire portant sur l’ensemble de l’échange, le définissant par là même comme un échange de nature interculturelle. Il y a lieu de se demander pourquoi. Dausendchön-Gay & Krafft (1998, p. 105), faisant un constat semblable pour la tâche de rédaction conversationnelle, formulent l’hypothèse suivante : « l’orientation de la communication sur une tâche commune et contraignante ne favorise ni le traitement des divergences ni l’utilisation des ressources interculturelles ». Si cette hypothèse nous semble importante à considérer, notamment pour expliquer le fait que nous trouvons peu de renvois à une dimension interculturelle en phase de réalisation des tâches par les GT, quatre autres hypothèses nous semblent importantes à considérer : (1) l’inadéquation à cet effet des outils d’interaction en ligne (notamment le forum) ; (2) la culture partagée et l’homogénéité sociale des étudiants participants ; (3) le caractère plurilingue et pluriculturel de l’échange ne permettant de justifier aucune norme culturelle en particulier ; (4) une certaine « précaution diplomatique » : chaque participant évite le renvoi à des considérations interculturelles impliquant la composante identitaire nationale, dont la tendance généralisante et les connotations facilement négatives, peuvent mettre en péril la cohésion du GT et la réalisation de la tâche dans les délais impartis.
Néanmoins, ce constat doit être nuancé. L’échange plurilingue selon le principe de l’intercompréhension n’est-il pas en lui-même une construction interculturelle ? L’utilisation de différentes langues et la volonté d’équité linguistique, la nécessité de définir des règles de communication et des comportements propices à la compréhension mutuelle – et à l’apprentissage –, les exigences d’une production qui doit elle-même être plurilingue et pluriculturelle28, conduisent à notre sens à une intégration implicite de cette dimension. En attestent ces quelques messages du forum de la phase 2 de la session RFC3 de 2018, une phase dédiée à un remue-méninges pour trouver une idée de production en lien avec le thème de la session « L’école au cinéma »29. Ces sept messages en cinq langues (dans l’ordre d’apparition : pt, es, fr, it, ca, it, fr), que nous ne traduisons pas ici faute de place, témoignent d’une véritable dynamique interactive – ce qui est rarement le cas dans les forums – par des traces discursives explicites que nous soulignons ci-après : expressions d’accord (« Me encanta la idea ! » ; « C’est génial ! » ; « E un’idea molto stimulante » ; « m'afegeixo al teu comentari, Stefania » ; ton idée est super »), des interpellations : « Oi gente ! », parfois nominatives : « Enrique », « Marcello » ; des sollicitations : « Quelle est ta spécialité… ? » ; des citations « Louise et moi »… mais pas de dimension interculturelle : « ce n’est pas une donnée, mais une construction de la part des interactants » (Dausendchön-Gay & Krafft, 1998, p. 108) :
Julia : Oi gente ! Queriamos fazer um filme. A gente ainda nao sabe sobre o que sera, mas adoramos filmar e montar. Fazer um filme com sequências em Argentina, no Brasil, em Italia, Romania, Espanha… com todas nossas linguas e culturas misturadas! Sobre o cinema e a educaçao. (eu jà fiz alguns filmes quando estava no colégio). Amigos de cada pais, sejam bem-vindos e bem-vindas!!
Enrique : Hola! Me encanta la idéa. Tengo algo de experiencia en audiovisuales, y me parece una muy buena idéa hacer una produción a distancia multilingue. Que las idéas vengan y que la cámara filme !
Louise : C’est génial ! Enrique tu es le bienvenu dans le projet ! Quelle est ta spécialité dans le domaine de l’audiovisuel ? Pour ma part j’ai chez moi un logiciel pour faire les sous-titres et j’ai déjà fait quelques traductions (principalement de l’anglais vers le français, mais je vais profiter d’être ici pour élargir mes horizons) :)
Stefania: È un'idea molto stimolante, ma mi fa un po' paura la mia mancanza di conoscenze tecniche per fare un video… Non vado oltre al cellulare…
Mercé : També em sembla interessant la proposta però amb la gravació i muntatge… m’afegeixo al teu comentari, Stefania, ja que tinc poca "competència" en aquest àmbit
Marcello : Come già accennavo in altri luoghi, l’idea sarebbe quella di ri-montare alcune scene (scelte con criterio), creare un ‘nuovo’ film e quindi farne un lavoro intercomprensivo, anche con sottotitoli in diverse lingue.
Annie : Marcello, On trouve, Louise et moi, que ton idée est super de relancer des vidéos qui t’avaient interessées. Voudrais-tu te joindre à notre nouveau topic de groupe « Montage Créatif avec sous-titres » ? Nous pourrions travailler sur les sous-titres. Amicalement
Certains, en citant les travaux de Auchlin (1990, 1991, 1995) ont parlé du « bonheur conversationnel » (Araújo e Sá & coll., 2007, §33 ; Capucho, 2017a, p. 6) provoqué par l’échange plurilingue en intercompréhension. On en a peut-être ici une illustration. Et encore s’agit-il d’échanges écrits asynchrones, donc avec un décalage temporel et un certain formalisme. On a pu voir au préalable des manifestations plus informelles dans les échanges écrits synchrones (chats). Désormais, les facilités d’accès et d’usage des outils de visioconférence nous permettent d’enrichir le corpus d’échanges synchrones audiovisuels. Comme dans les interactions orales plurilingues en présentiel (Capucho, 2012, 2017a et b) la rencontre interculturelle requiert dans ce cas une construction plus fine encore. Les normes culturelles de l’interaction plurilingue doivent faire en effet l’objet de négociations, implicites ou explicites, à chaque rencontre, en tenant compte des répertoires langagiers en présence. Les stratégies adoptées varieront fortement selon s’il s’agit d’une interaction à deux où chacun a une bonne connaissance du répertoire de l’autre ou d’une interaction collective, avec un large public, où chacun n’a qu’une vague idée des répertoires en présence et des rétroactions limitées. Entre ces deux extrêmes, on peut situer l’interaction plurilingue de nos GT télécollaboratifs dont les réunions comptent quelques participants (jusqu’à une dizaine) et une idée assez générale au début des répertoires disponibles. Cette représentation va s’affiner au fil de l’activité du GT et de l’interprétation du feedback et conduire ainsi à l’ajustement des stratégies et attitudes adoptées (Garbarino & Lesparre, 2022, p. 78 et sq. ; Bonvino & Garbarino, 2022, p. 110 et sq.). Celles-ci vont concerner notamment la gestion des tours de parole (prise du tour de parole, interprétation des silences…), la gestion de la prosodie (rythme, intonation, accentuation), la gestion de la compréhension (savoir donner/solliciter et interpréter un feedback), les choix lexicaux, l’interprétation des rétroactions (notamment les signes non verbaux d’incompréhension), les explicitations, les reformulations (y compris dans une autre langue), les réparations interactionnelles (Capucho, 2017a). Ceci pour atteindre les compétences décrites par les référentiels comme nous l’avons vu plus haut, en particulier, selon le CARAP, « Savoir communiquer dans des groupes bi/plurilingues en tenant compte du répertoire de ses interlocuteurs », ou selon le REFIC savoir « moduler la charge culturelle de ses productions en fonction des répertoires linguistico-culturels des participants », ou encore ce qu’EVAL-IC désigne au niveau 6, comme une pleine adaptation du « discours aux répertoires plurilingues et pluriculturels ainsi qu’aux caractéristiques socioaffectives et cognitives [des] interlocuteurs ».
6. Questionnement didactique à titre conclusif
Nous avons examiné dans cette contribution les manifestations d’altérité qui surgissent dans des interactions plurilingues en intercompréhension dans le cadre de sessions de formation télécollaboratives, en particulier les cas d’assignation identitaire nationale. Nous avons constaté que ceux-ci sont relativement fréquents mais avec une portée locale, plus rarement globale. Nous avons également mis en relation ces manifestations de la composante identitaire nationale avec les référentiels de compétences interculturelles existants et avec les phases du scénario de session. Au bout du compte, sur le plan didactique, il nous semble qu’il n’y a lieu ni de les encourager ni de les freiner. Les phases de discussion libre et, surtout, de remue-méninges, où les participants proposent des lignes thématiques et avancent des suggestions pour la production finale des GT, sont plus propices à ces manifestations et au développement des compétences visées, leur offrant la possibilité d’apprendre à moduler la charge culturelle de leurs productions en fonction des répertoires linguistico-culturels des autres participants (niveau perfectionnement dans le REFIC de la capacité à « adapter la portée culturelle de son discours à la situation de communication plurilingue »). Ces manifestations sont autorégulées et relativisées par les participants eux-mêmes, en particulier sous l’influence de la dimension plurilingue des échanges, puis tendent à apparaitre beaucoup moins souvent durant les phases finales du scénario, quand les GT s’organisent pour concevoir et réaliser leurs productions. Peut-être y aurait-il lieu à questionner davantage ces représentations au terme de la session, dans le cadre du bilan réflexif effectué au sein des équipes locales (ou GI, groupes institutionnels) après dissolution des GT, en s’interrogeant sur l’éventuel impact des différentes cultures éducatives. Encore que sur ce plan, certaines équipes locales réunissent habituellement des étudiant·es de différentes nationalités alors que d’autres sont plus homogènes.
Les analyses menées nous conduisent à faire les suggestions suivantes pour l’évolution des scénarios existants, la conception de nouveaux scénarios ainsi que pour l’accompagnement tutoral. Pour l’évolution des scénarios, ne pas négliger la phase de propositions/remue-méninges. C’est là que la dimension interculturelle est plus fréquemment introduite. Comme cela a été demandé par les étudiant·es au terme de la session de 2022 (dans le forum de la dernière phase mais aussi dans un questionnaire de bilan final et dans certains rapports réflexifs), il peut être envisagé de former les GT plus tôt pour laisser le temps de bien prendre connaissance des répertoires langagiers des uns et des autres. Sinon, sous la pression des impératifs de réalisation de la tâche, cela n’est pas fait et nuit à la qualité plurilingue et pluriculturelle des échanges. Il est aussi nécessaire de mieux préparer à l’interaction plurilingue, de la valoriser et la dédramatiser. En matière de conception de nouveaux scénarios, il faut rappeler que plusieurs scénarios ont déjà été testés depuis une vingtaine d’années. Les principales variations ont porté sur les modalités du choix thématique (totalement ouvert et choisi par vote à partir des propositions des participants ; ouvert mais avec orientation didactique – conception de séquences – ; pré-défini autour d’une sélection de films ; dépendant d’un court-métrage choisi par vote à partir des propositions des participants) et les modalités de définition de la production finale (définie au préalable, pré-formatée ou non, totalement ouverte avec ou sans propositions d’exemples…). Cette diversité étant déjà importante et offrant un vaste ensemble de possibilités, il n’y a pas lieu de parler de conception de nouveaux scénarios mais seulement d’évolution. Un des points d’évolution est encore l’accompagnement/la supervision tutorale : les pratiques vont d’un tutorat plutôt directif des GT (un tuteur pour un GT) à un tutorat non directif laissant place à l’autonomie des étudiants pour s’organiser, décider, réaliser. Dans ce cas un même tuteur peut accompagner plusieurs GT mais avec un rôle plus ténu (rappeler les attentes et échéances, se rendre disponible en cas de besoin). Entre ces deux modalités, de nombreuses variations sont évidemment possibles y compris au niveau des directives générales d’accompagnement de la session (par exemple pour encourager les GT à enregistrer leurs réunions synchrones en visioconférences en vue d’une analyse ultérieure, d’une autoconfrontation, d’un debriefing interculturel dans le GI ou encore pour la recherche. Comme l’écrit O’Dowd (2021) :
l’utilisation de tâches qui s’éloignent de la présentation et de la comparaison culturelles peut aider les apprenants à développer une conscience interculturelle, non par l’acquisition de faits ou de problèmes culturels en soi, mais plutôt en devenant plus sensibles au rôle de la culture sur les plans pragmalinguistique et sociopragmatique en travaillant ensemble pour atteindre des objectifs communs de collaboration30(p. 11).
Pour conclure, nous voudrions rappeler ce que Robert Galisson écrivait en 1994 : « l’interculturel est un peu l’Arlésienne de la discipline […] il y a comme un brouillard autour du mode d’emploi […] l’émergence et l’enrichissement de la notion n’ont pas encore permis, dans l’enseignement/apprentissage des langues-cultures, le passage au concept stabilisateur, capable de donner naissance à des pratiques affermies ». Nous ne pouvons dire si le concept s’est stabilisé depuis, ni si cela est souhaitable d’ailleurs. Ce que nous pouvons dire au terme de cette contribution, c’est que la télécollaboration l’enrichit et la pratique de l’intercompréhension plurilingue davantage encore en tant que réponse à la question que posait ce même Galisson (1994, p. 15) : « Comment répondre à la mobilité croissante des individus et des idées, donc aux attentes d’intercompréhension, dans le cadre d’une Europe et d’un Monde de plus en plus poreux ? ». Ainsi, des pratiques nouvelles sont apparues depuis 30 ans, certaines se sont affermies, d’autres, faisant écho aux référentiels établis depuis, continuent et continueront à le faire.