Introduction
Bogaards (1994, p.99) date du début du vingtième siècle l’idée qu’il faille enseigner le vocabulaire courant aux apprenants plutôt que de compter sur les textes littéraires pour les acquisitions lexicales. L’auteur se livre ensuite à un « petit historique de la sélection de vocabulaires » qu’il divise en quatre périodes, auxquelles il attribue métaphoriquement le nom des quatre saisons (Le labourage des terres 1900-1920 ; Les semailles, 1920-1940 ; Une certaine croissance ou le mûrissement, 1940-1970 ; Moissons et nouvelles semailles, depuis 1970). Notons que Bogaards déplore que « la récolte » de la dernière période ne soit pas très riche (1994, p.104) : « On se demande si de nouvelles semailles ne seraient pas souhaitables, et si oui, selon quels principes nouveaux ». Nos propres réflexions sur les méthodologies et la perspective actionnelle nous conduisent à la même idée, que les intentions globalisantes et communicatives des derniers développements sur les interactions et l’enjeu méthodologique des démarches conduisent à une certaine dilution de la problématique lexicale.
Pour procéder à son historique, Bogaards s’appuie principalement sur les listes de fréquence du vocabulaire. La liste est à ses yeux un objet décisif, dans la mesure où elle oblige ses auteurs à prendre en compte les besoins lexicaux des apprenants et pour cela à considérer les situations d’usage lexical.
De telles préoccupations, liste, fréquence et répartition des items, nous rappellent ce qui se joue aujourd’hui — mais à une autre échelle — dans un travail sur corpus. Quoi qu’il en soit, la première période identifiée par Bogaards pose le jalon d’un « vocabulaire de base », qui n’est pas sans soulever les questions conjointes de ses buts, des emplois attendus, du public visé et des unités et du mode de comptage (Bogaards, 1994, p.104). La seconde période (1920-1940) identifiée se caractérise par la multiplication des listes de vocabulaire, où les listes de mots isolés sont complétées par des listes d’expressions idiomatiques (Bogaards, 1994, p.105-108). Les exemples sont multiples, les listes et les langues très variées. Il arrive parfois que la fréquence se rapporte à la langue maternelle et non pas à la langue-cible. À cette période également, s’esquisse la distinction entre la compétence lexicale générale et les langues de spécialité. Les listes de base accompagnent les mots de base de leurs dérivés et des formes fléchies et elles enregistrent sous deux entrées séparées les homonymes trop éloignés, à côté des entrées polysémiques. Bogaards (1994, p.107) signale la liste de BASIC English de 850 mots, conçue comme une base suffisante pour communiquer en anglais. Au cours de la troisième période (1940-1970), le nombre des listes diminue. C’est durant cette période qu’apparait le Français fondamental ([1954], 1967). Deux innovations importantes sont remarquées par (Bogaards 1994, p.108-109) : i) l’utilisation du magnétophone qui permet de compter le vocabulaire oral ; ii) l’introduction de la notion de disponibilité. La quatrième période (depuis 1940) est notamment marquée pour la France par les travaux de Galisson. On cherche aussi les correspondances (ou les non-correspondances) entre les listes de base et le matériel d’enseignement. Les résultats sont globalement décevants : les manuels ne semblent pas toujours faire grand cas des listes de fréquence. C’est l’époque où « l’attention était en train de se déplacer de la sélection à l’apprentissage » (Bogaards, 1994, p.110). Dans cette optique, il faut répertorier les listes d’objets et définir la notion du Niveau-seuil (1976). Les besoins et les situations sont déterminants. L’objectif est « de fournir, en particulier aux auteurs de manuels, le matériel lexical nécessaire pour un certain nombre de situations qui reviennent fréquemment » (Bogaards, 1994, p.111). Bogaards conclut l’historique en remarquant que, « De nos jours, les enseignants et les chercheurs sont plus intéressés par les questions concernant l’apprentissage du matériel lexical que par les problèmes de sa sélection » (Bogaards, 1994, p.111). Compte tenu de la date de publication (1994) de l’ouvrage de Bogaards, il n’est pas sûr que nous soyons aujourd’hui conduite à la même conclusion.
Dans les lignes qui suivent, nous revenons sur les jalons principaux de l’histoire française de l’enseignement du vocabulaire. Les contributions de Gougenheim (sous 1) et de Galisson (2) y sont présentées en alternance avec le retour sur les références institutionnelles et la place donnée au vocabulaire, Un niveau-seuil (3) et le CECRL (4).
Nous essayerons notamment de nous interroger sur le traitement que l’enseignement peut faire des listes et sur la dimension culturelle des unités lexicales. Ces deux objets, les listes et le poids culturel des mots, constituent deux obstacles majeurs à un enseignement progressif du vocabulaire. C’est pourquoi Gougenheim et Galisson sont les références principales des lignes qui suivent. Au plan méthodologique, l’approche communicative et l’impulsion des besoins langagiers au gré des situations ne facilitent pas non plus l’enseignement lexical. De fait la mémorisation de listes de mots à apprendre s’accordait auparavant d’un enseignement fondé sur la traduction.
De plus, dans les méthodes traditionnelles, l’explication du vocabulaire demeure aléatoire car dépendante des extraits choisis (Puren, 1988, p. 60), sur le « faible niveau d’intégration des activités » et « l’ordre aléatoire des objets enseignés ». L’évolution méthodologique, qui s’accompagne, au contraire, d’une attention plus grande accordée à la communication orale, n’a pas simplifié la problématique du lexique et de son apprentissage. On note enfin que les méthodes traditionnelles et la méthodologie communicative diffèrent par leur dominante : la réception et la compréhension priment pour les premières, alors qu’on se focalise sur la production pour la seconde, ce qui accentue encore la complexité de cette dernière.
1. L’apport de Gougenheim : Le français fondamental (1964), une réflexion nouvelle sur les usages et les besoins lexicaux
Le Français Fondamental (FF, désormais) marque une date capitale dans l’histoire de l’enseignement du vocabulaire, qu’il s’agisse des natifs de l’école élémentaire du premier degré ([1954], 1967) ou du second degré. Quant aux non-natifs qui apprennent le français langue étrangère, ils bénéficieront des avancées du FF par l’entremise des nombreux cours et manuels qui s’y réfèrent. Le FF, fort de ses 3500 unités de départ — qui seront réduites à 1445 dont 1176 unités lexicales — prélevées dans diverses régions de France et des « 300 000 mots parlés », dérive comme le rappelle (Puren, 1988, p. 309) « d’une analyse de la langue parlée » sur laquelle on exerce « une gradation lexicale et grammaticale méthodique qui puisse favoriser la diffusion du français en facilitant son apprentissage ». La gradation lexicale du FF se fait sur la base de trois critères qui, loin de s’exclure mutuellement, se renforcent : la fréquence, la disponibilité et l’utilité.
La fréquence, tout d’abord, constitue littéralement le nombre d’occurrences d’une unité recueillie dans le corpus. C’est ainsi que le volume de L’élaboration du français fondamental, 1er degré, dans son édition de 1964, consigne p. 69-89 une « liste de mots par fréquences décroissantes », puis p. 89-113 reprend la même liste par ordre alphabétique. Les mots retenus ont une fréquence égale ou supérieure à 20. Chaque mot est assorti d’un « numéro d’ordre », de 1 à 1063. Certains mots marqués d’une croix dans les listes n’ont pas été retenu dans le vocabulaire du français élémentaire. Le chiffre de fréquence va de 14 083 à 1. Enfin chaque mot est doté d’un chiffre de répartition (l’équivalent du range anglais).
Gougenheim et coll. discutent la notion de fréquence et posent le problème de façon très simple, répondant ainsi aux objections de ceux qui s’étonnent de trouver jupe et non pagne, alors que le second sera préféré à Brazzaville. La valeur relative du calcul de fréquence se rapporte évidemment à la localisation des enquêtes et s’explique par les facteurs suivants (1964, p. 137-139) :
Que nous donne une liste de fréquences décroissantes ?
1° Avant tout, des mots grammaticaux.
2° Des verbes.
3° Des adjectifs.
4° Quelques noms de caractère général (division du temps, mots comme chose, homme, personne, enfant, etc).
Un peu plus bas (1964, p.139), Gougenheim expose les raisons de l’instabilité de la fréquence des mots concrets qui tient à ce qu’aujourd’hui nous identifions comme la variété des genres de discours auront plus de chance d’être retenus comme fréquents les mots concrets qui échappent à tout domaine de spécialité ou toute thématique particulière.
C’est pour neutraliser les confusions qui naissent de la fréquence d’un mot que l’équipe de Gougenheim a forgé la notion de vocabulaire disponible et de degré de disponibilité (1964, p. 146 sq.1). Pour vérifier la disponibilité lexicale des locuteurs, les auteurs ont procédé à des enquêtes distinctes auprès d’écoliers et d’adultes. Les personnes ont été interrogées au sujet de leurs associations d’idées et sur la base de divers centres d’intérêt préalablement circonscrits. Les investigations menées débouchent sur un degré de disponibilité et l’observation cette fois que les noms apparaissent au premier rang des réponses. Par exemple, les noms de vêtements sont répertoriés dans un tableau où figurent les numéros d’ordre et le nombre de mentions dans une enquête qui a eu lieu en (Dordogne, 1964, p.157). La liste, lue aujourd’hui, ne manque pas d’intérêt pour y repérer les écarts de mode vestimentaire ; elle mériterait d’être reprise à l’identique, notamment auprès d’un public jeune. Ce n’est pas sûr que le nom tablier occuperait la troisième position dans l’ordre de fréquence (après chemise et veste et juste avant manteau et gilet). D’ailleurs, Gougenheim et coll. traitent des différences géographiques et sociologiques dans un chapitre qui leur est consacré (1964, p.163-188). Le degré de disponibilité du mot est mis en relation avec un indice de dispersion.
Pour procéder à l’élaboration du FF, il a fallu opérer un tri entre les unités lexicales recueillies au cours des différentes enquêtes et fournies selon leur fréquence, puis en éliminer certains et « laisser une place suffisante aux mots fournis par la disponibilité et aux mots qu’il semblerait à propos d’ajouter » (1964, p.198). Les critères de sélection sont exposés, illustrés et discutés (1964, p.198-210). Sont par exemple éliminés les « mots à la mode » comme formidable ou les « mots familiers et vulgaires » comme copain, se foutre, gars ou type de même que bouquin, gosse et vélo. « Le mot normal bicyclette a été préféré au familier vélo » et « se foutre (de quelque chose), malgré sa fréquence peut être remplacé par se moquer (de quelque chose) » (1964, p.199). Le principe d’utilité dans le cadre d’un enseignement du vocabulaire fondamental préside à ces choix, qui infléchissent la seule fréquence des unités. L’utilité va de pair avec la réflexion grammaticale sur le caractère opératoire de telle ou telle construction, abordée dans le chapitre suivant (1964, p. 211-230).
En dépit des archaïsmes inévitables — le vocabulaire est plus que d’autres secteurs soumis à des variations civilisationnelles et à l’influence des jugements normatifs — nous avons été frappée par le caractère novateur du FF et l’intérêt toujours actuel que présente le débat sur ce qu’est le FF. En particulier, nous avons été sensible au fait que l’ouvrage de Gougenheim et coll. s’empare des unités lexicales elles-mêmes et les discute aussi précisément qu’il le fait. Les vérifications, confrontations de listes, enquêtes complémentaires sont pleines d’enseignement. L’ouvrage pose les bases de ce qui sera ultérieurement au cœur des débats en linguistique : les explorations statistiques des corpus, les genres de discours et la différence entre un vocabulaire actif et un vocabulaire passif. Par ailleurs, dès 1956, Gougenheim et son équipe ont su souligner l’importance du français parlé.
2. Un niveau-seuil (1976) et les « objets et notions » de l’approche communicative
Le Niveau-Seuil (Crédif & Roulet, 1976) pour élaborer ses listes d’objets et notions organise la matière en trois grands chapitres : i) Objets et comportements (p. 309-316) ; ii) Notions générales (p. 317-343) ; iii) Notions spécifiques (p. 345-401). Le détail de la matière est repris dans une table (403-409) dans l’index général à la fin du volume.
Dans l’introduction générale (p.35 sq.), les auteurs prennent soin de limiter les objectifs aux besoins communicationnels créés par « les échanges quotidiens simples ». En cela, le Niveau-seuil se rapproche explicitement du FF (Crédit & Roulet, 1976, p. 36) :
Comme le français fondamental, un niveau-seuil ne saurait satisfaire à tous les besoins sémantiques d’expression. Il ne permet pas de tout dire mais simplement de communiquer adéquatement (c’est-à-dire d’établir et de maintenir la communication) dans des situations simples de la vie courante.
Implicitement c’est le besoin langagier qui est ici convoqué. Concernant les objets et les notions, et leur répartition en notions générales ou spécifiques, voici le commentaire prudent, voire embarrassé, qu’en propose la présentation générale (Crédif & Roulet, 1976, p.42-43) :
La section Notions reprend la division, adoptée par le Threshold level, entre notions générales et notions spécifiques, ces dernières étant dérivées des domaines de référence abordés au cours des échanges linguistiques. Il s’agit d’une zone particulièrement ouverte et révisable, car les listes de mots propres à tel ou tel domaine de référence pourraient être étendues et les domaines de référence eux-mêmes multipliés. Les notions générales sont en général plus stables mais, rappelons-le, nombre d’entre elles apparaissent déjà dans la section Actes ou dans la section Grammaire et, pour certains cas, la limite entre « général » et « spécifique » semblera à juste titre bien arbitraire. Nous pourrions répéter ici ce qui a été dit à propos des actes de parole : pour féconde que puisse déjà paraître une analyse à orientation didactique faisant appel au concept de notion, on manque d’une description théorique un peu systématique où serait proposée une hiérarchisation des notions. À l’évidence, on bute ici sur le redoutable problème des universaux sémantiques et sur la vieille question des rapports langue-culture-concepts.
Zone ouverte, frontière incertaine, chevauchement des appartenances d’une section à une autre, dichotomie empruntée, classement arbitraire, théorie manquante, « vieille question des rapports langue-culture-concepts », on ne peut qu’être frappé par les précautions prises et l’insatisfaction qui semble empreindre ce propos de présentation des Notions, tonalité qui contraste avec l’assurance qui présidait à la justification de la problématique des actes de parole.
Illustrons concrètement comment se présentent les choix lexicaux du Niveau-seuil. Pour cela, nous nous reportons à la première sous-partie des « Objets » et nous citons ci-dessous comme exemple ce qui se trouve au point I.6. « Commerces et courses » (p. 312) :
Les apprenants doivent être en mesure de faire des achats divers dans le pays étranger et donc d’exprimer leurs desiderata et de comprendre les informations qu’on leur donne, les réponses qu’on leur fait chez les divers commerçants.
I.6.1. Commerces : généralités (se renseigner ou renseigner quelqu’un à propos des lieux de ventes et des types de commerces : demander un article particulier ; régler)
I.6.2. Alimentation (faire des achats courants dans un magasin d’alimentation)
I.6.3. Vêtements, mode (demander un vêtement particulier, l’essayer)
I.6.4. Cigarettes et fumeurs (acheter des articles pour fumeurs ; demander du feu, si on peut fumer)
I.6.5. Pharmacie et médicaments (trouver un pharmacien ; acheter des médicaments courants ou prescrits)
I.6.6. (demander le prix ; demander quelque chose de moins cher ; payer ; demander de l’argent, de la monnaie)
Pour aller plus avant dans la taxonomie, nous citons ci-dessous ce que le Niveau-seuil (Crédif & Roulet, 1976, p. 369) livre comme liste lexicale sous III.6.1. Commerces : généralités. Nous restituons la liste sous la forme d’un tableau (Annexe 1). La colonne de gauche énumère, en caractères droits, les entrées génériques ; dans la colonne de droite figurent en italique les mots, expressions et énoncés correspondants.
Voici en quels termes Bogaards présente le caractère novateur des listes produites, commandées par le Conseil de l’Europe, dont celles du Niveau-seuil pour le français (1994, p.110-111) :
Désormais, le point de départ des listes n’est plus la langue mais les besoins langagiers que les usagers d’une langue étrangère sont supposés avoir dans les situations auxquelles ils auront à faire face. Les travaux analysent les fonctions linguistiques que ces usagers doivent remplir et les notions générales et spécifiques sur lesquelles ils auront à communiquer. La seconde nouveauté de cette approche en est l’objectif : ce n’est plus d’établir une liste générale de mots qui, du fait de sa généralité même, serait inefficace dans presque toutes les situations concrètes, mais de fournir, en particulier aux auteurs de manuels, le matériel lexical nécessaire dans un certain nombre de situations qui reviennent fréquemment. Les listes publiées par le Conseil de l’Europe n’ont pas été faites sur corpus, mais contiennent des inventaires de mots et d’expressions que les auteurs ont jugés utiles dans les situations prévues.
Comme l’indique Bogaards un peu plus loin (1994, p.111-112), le critère de sélection des unités lexicales ainsi inventoriées se réduit à un seul : l’utilité des termes dans les situations décrites. Le Niveau-seuil dont nous avons cité des extraits sur les situations de commerce et de courses à faire procède en deux temps : il commence par répertorier sur un mode métalexical les situations et les besoins langagiers (p. 312 ; par exemple : se renseigner, faire des achats courants…) ; ensuite, il établit dans un classement rudimentaire les mots et expressions qui en situation paraissent prioritaires (montrer, faire voir, etc.). On observe cependant que les mots choisis ne relèvent pas tous de l’acte de parole direct et de la communication en situation. Par exemple, si les verbes montrer, faire voir, rembourser, ou échanger sont vraisemblables en situation, c’est un peu moins le cas des verbes acheter et vendre, qui dans des courses effectives seraient absents et l’on entendrait des tours comme :
– Je voudrais une baguette
– Une baguette s’il vous plaît
– Je cherche le rayon des livres scolaires
– Est-ce que vous avez tel livre
– Etc.
La situation d’usage de ces différentes formules d’entrée en matière lors d’un achat est bien celle d’acheter, mais le verbe n’est pas obligatoirement actualisé, loin de là. La situation concrète d’être dans une boulangerie ou une librairie suffit implicitement à situer l’acte. Il n’empêche que l’utilité pour l’apprenant de connaître le verbe acheter ne fait guère de doute. On comprend dans ces conditions l’importance que devront prendre alors les manuels et plus généralement les matériels d’enseignement. Ils devront relayer les inventaires lexicaux par des activités d’acquisition qui installent le vocabulaire de base des objets et notions dans des actes de parole perçus comme « naturels » mais aussi construire les rudiments linguistiques et pragmatiques des emplois les plus « utiles ». Il peut y avoir, comme le montre notre exemple sur les périphrases de « j’achète quelque chose » des distorsions entre l’utilité linguistique de connaître l’unité lexicale (le verbe acheter) et l’usage pragmatique en situation (je voudrais…).
Le vocabulaire « parent pauvre » et « victime de l’histoire », les images du choc subi par le lexique sous l’effet de l’approche communicative traduisent la puissance du reflux tel qu’il est perçu par les promoteurs d’une approche plus méthodique de la langue et d’un enseignement du vocabulaire qui ne répugne pas à des exercices de mémorisation et à la compréhension de l’écrit (Cuq, 2004, p. 66 sq.).
Le renouveau de l’enseignement du vocabulaire, aux yeux de (Cuq, 2004, p.68), passe tout d’abord par une « réhabilitation » du dictionnaire, non plus dans l’optique de la traduction d’une langue dans l’autre mais dans le but d’aider l’apprenant à « personnaliser » son approche du réseau lexical. D’autre part, le vocabulaire est la médiation tout indiquée pour conduire aux paramètres culturels du la langue française. On reconnaît là l’influence de Galisson dont nous allons voir ci-dessous ce qu’il entend par lexiculture.
3. La culture étrangère et la médiation du vocabulaire (la lexiculture et la charge culturelle partagée de Galisson 1988)
L’enseignement du FLE a depuis longtemps introduit des éléments de civilisation. Il l’a d’abord fait en présentant des extraits d’œuvres littéraires accompagnés d’une rapide biographie des écrivains. Il a ajouté ensuite les rudiments de la géographie et de l’histoire du pays. C’est ainsi que la plupart des manuels disposent d’une carte de France, agrémentée ou non de ses spécialités culinaires, de photos représentant villes principales et monuments, etc. Puis, à partir des années 80, sous l’influence des théories de la communication et du développement de l’anthropologie et de l’ethnographie, le terme de culture a supplanté celui de civilisation. Aujourd’hui, l’interculturalité et l’interculturel dominent le champ et élargissent encore la problématique. D’ailleurs DLC ou Didactique des Langues et des Cultures concurrence l’ancienne appellation de DLE (Didactique des Langues Étrangères). Le rôle de Galisson dans ce changement de perspective a été déterminant, comme en témoigne la pérennité des termes associés de lexiculture et de Charge Culturelle Partagée qu’il a introduits et qui ont été conservés.
La lexiculture est employé pour la première fois par Galisson en 1987 pour désigner la culture véhiculée par les mots à charge culturelle partagée. L’auteur précise en (1999, p.478) que « la pragmatique lexiculturelle [permet d’] accéder autrement à une autre culture, par un autre lexique ». Il souligne ainsi combien sont étroitement associées la compétence lexicale et la compétence culturelle. Galisson définit la culture partagée de la façon suivante (1989, p.114-115) :
[La culture partagée est] une culture quotidienne transversale, une sorte de niveau- seuil comportemental du plus grand nombre, qui permet à l’immense majorité des natifs de se sentir des individus à part entière, et d’être reconnus comme tels par tous ceux qui se réclament de la même identité collective.
Dans ces conditions, la lexiculture introduit à la culture étrangère par la médiation des mots de la langue cible. Et, cherchant à souligner la solidarité du lexique et de la culture, Galisson écrit (1999, p.478-480) :
L’ambition pédagogique est d’entrer dans la culture par les mots, afin de solidariser, d’intégrer langue et culture dans un même enseignement/apprentissage, c’est-à-dire sans les disjoindre, sans les isoler artificiellement, en vertu de leur consubstantialité naturelle. (…) La culture [est] en dépôt dans ou sous certains mots, dits culturels, qu’il convient de repérer, d’expliciter et d’interpréter.
Le « bestiaire culturel » (le coucou, la vache, le pou, la pie, le cochon, etc.), les fêtes et cérémonies (le muguet du 1er mai, les dragées du baptême, le sapin de Noël, etc.), et la flore sont pour Galisson quelques-unes des ressources principales de la CCP, à côté des moyens de transport ou des instruments de musique.
Galisson définit la Charge Culturelle Partagée comme suit (1999, p.483) :
Charge renvoie à une idée de supplément, d’ajout au contenu du mot ; Culturelle inscrit cette charge dans l’au-delà de la dénotation dont traitent les dictionnaires de langue (cf. la dimension sémantique), c’est-à-dire dans une connotation singulière, non prise en charge par la dictionnairique classique (cf. la dimension pragmatique) ; Partagée est le propre de la culture (toute culture est un produit communautaire), mais, en l’occurrence, ce partage est l’affaire du plus grand nombre des locuteurs qui se réclame de cette communauté.
La caractéristique principale de la charge culturelle partagée c’est qu’elle est complètement implicite. D’après Galisson, elle établit une communication dissymétrique entre natifs et non natifs. Tout au moins si l’on admet que les locuteurs natifs maîtrisent la CCP des mots et des discours, ce qui ne va pas forcément de soi. Il suffit par exemple de se représenter les différences générationnelles au sujet de certaines terminologies plus ou moins marquées par l’ère numérique pour constater des écarts culturels non négligeables entre les membres de générations différentes. Mais il reste que les étrangers éprouvent des difficultés à interpréter des termes chargés culturellement.
Pour caractériser l’actualisation de la CCP (Galisson 1991, p.127), Galisson commence par l’exemple d’un lexème, dragée, pour lequel le phénomène ne fait guère de doute : « le locuteur natif français mobilise : baptême, parrain, dragées bleues pour les garçons, roses pour les filles, etc. ». De telles connaissances, dit Galisson, sont mobilisées à l’exclusion de toute autre, d’où cette « formule un peu provocatrice : la CCP est un contenu ayant pour forme le signifiant du signe » (1991, p.127). Pour (Galisson, 1991, p.127), « Reste à montrer que la CCP, en tant que contenu, se distingue bien des autres types de contenu du signe que sont le signifié et la connotation ». Pour lui, la distinction entre connotation et CCP s’opère à partir de l’opposition (connotation) individuelle vs (CCP) collective. La CCP est le dénominateur culturel commun des individus d’un groupe social. Quant à la distinction qu’il faut faire entre le signifié et la CCP, Galisson entreprend une démonstration qui le conduit à la séparation des domaines sémantique et pratique, illustrée dans un « schéma d’élaboration du signifié et de la charge culturelle partagée du signe » (1991, p.130), qui s’appuie sur ce qu’il appelle le « Para-Référé » (1991, p.129), qui est « la partie de la réalité extralinguistique située dans l’environnement (à côté) du Référé, ou dans le Référé lui-même, mais qui n’est pas considérée comme suffisamment pertinente par les dictionnairistes pour être prise en compte dans la définition (le signifié) du signe », et il conclut en opposant « l’objectivité de la démarche sémantique » et « la subjectivité de démarche pragmatique » (1991, p.131) :
Par comparaison, je dirai que la CCP relève du domaine de la pragmatique (et de l’anthropologie culturelle), parce qu’elle est le produit de la relation qu’entretient le signe avec ses utilisateurs. Elle procède de la subjectivité d’un locuteur collectif qui interprète un élément du Référé ou du Para-Référé, pour le plier à son besoin, à travers sa vision du monde. (…) En bref, alors que le processus d’élaboration du Signifié passe par l’effacement (partiel) du Locuteur collectif et la description objective du Référé, le processus d’élaboration de la CCP transite par l’engagement (total) du Locuteur collectif et l’interprétation subjective du Référé ou du Para-Référé.
Après ces tentatives pour conceptualiser contrastivement le signifié et la CCP, la sémantique et la pragmatique, Galisson a lui-même la prudence de reconnaître la difficulté de son entreprise, notamment en raison du « décalage entre la théorie et la pratique, c’est-à-dire entre la singularité/uniformité du modèle explicatif et la pluralité/variété des exemples dont le dit modèle est censé rendre compte ».
Pour dresser une « typologie élémentaire des mots à CCP », Galisson distingue trois cas d’accès à la CCP (1991, p.135-138) :
- La CCP est le produit de jugements tout faits véhiculés par des locutions figurées (le bestiaire culturel : muet comme une carpe, sale comme un cochon, etc.) ;
- La CCP résulte de l’association automatique d’un lieu à un produit spécifique (par exemple, la moutarde de Dijon) ;
- La CCP est la coutume évoquée par le mot (le muguet du 1er mai ou le sapin de Noël).
Ce classement des accès à la CCP rappelle les familles d’unités sélectionnées comme étant particulièrement susceptibles d’endosser la CCP (supra), et qui sont les supports privilégiés de la pragmatique lexiculturelle (1999). Nous donnons un exemple par catégorie :
- Les mots-valises (parlementeur de Vian, de parlement + menteur) ;
- Les mots à CCP (le muguet du 1er mai) ;
- Les palimpsestes verbo-culturels (« les laboureurs de la mer », titre de journal, d’après V. Hugo, Les travailleurs de la mer) ;
- Les OCV et les mots de situations : les Opérations Comportementales et Verbales combinées aux mots de situations. Par exemple, les mots qu’il convient de dire, les gestes qu’il convient de faire, les attitudes qu’il convient d’avoir chez le boulanger, le boucher, le coiffeur, le médecin, au restaurant, etc. (je voudrais une baguette s’il vous plaît) ;
- Les noms de marques courants (Carrefour, Darty, IKEA, etc.) ;
- Les proverbes et dictons qui sont « historiquement et socialement datés donc en décalage avec la réalité culturelle du moment » (La Fontaine : il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué) ;
- Les mots occultants, c’est-à-dire les euphémismes qui masquent « des réalités sociales productrices de gênes et d’angoisses » (par exemple la vieille personne appartient au 3e ou au 4e âge ou appartient à la catégorie des séniors ; ou bien la personne trop grosse souffre d’une surcharge pondérale).
Cette liste appelle plusieurs remarques. Tout d’abord nous observons qu’un dictionnaire de langue comme Le Brio (2004) utilise les exemples pour intégrer les notions culturelles. Par exemple, sous Muguet figure l’exemple suivant : On offre un brin de muguet le 1er mai. De même sous Coucou, l’exemple donné est : La femelle du coucou pond ses œufs dans le nid des autres oiseaux (cf., infra, l’article coucou de Galisson). Enfin, le Sénior, est pour Le Brio une personne âgée de plus de 50 ans. D’autre part, nous remarquons qu’à côté des noms de marques, auraient pu figurer les patronymes les plus célèbres dont la mention est par exemple synonyme de peinture non figurative et difficile à interpréter (c’est du Picasso), d’intrigue romanesque feuilletonnesque (à la Alexandre Dumas) ou sociale et dramatique (c’est du Zola). Précisons également que les OCV suppléent les « actes de parole » du Niveau-seuil dont nous avons déjà dit que Galisson les juge artificiels et prépare les routines conversationnelles de la pragmatique et des interactions verbales les plus courantes (actes de salutations, de négociation, d’excuse, etc.).
Quels que soient les désaccords que l’on peut discuter ici et là, le bénéfice à tirer d’une réflexion sur la charge culturelle dont sont porteuses nombre d’unités lexicales demeure très important et débouche effectivement sur le terrain de l’anthropologie de la communication humaine, de l’interculturalité, des valeurs partagées et des modes vie des groupes humains. Le CECRL s’est fait l’écho de ces nouvelles orientations (Conseil de l’Europe, 2001, p.82-84).
4. Place du vocabulaire dans le CECRL
Au titre des compétences générales, et avant d’aborder les compétences communicatives langagières (Conseil de l’Europe, 2001, p.86), le CECRL développe une compétence de « savoir » qui fait intervenir la culture générale (la connaissance du monde), le savoir socioculturel et une « prise de conscience interculturelle » (p. 83). Le savoir socioculturel fait entrer différents domaines de comportements et d’activités qui sont présentés comme autant de répertoires thématiques (p.82-83) :
- La vie quotidienne : nourriture et boisson, heures des repas, manières de table ; congés légaux ; horaires et habitudes de travail ; activités de loisir (passe-temps, sports, habitudes de lecture, médias).
- Les conditions de vie : par exemple, les niveaux de vie avec leurs variantes régionales, ethniques et de groupe social ; conditions de logement ; couverture sociale.
- Les relations interpersonnelles (y compris les relations de pouvoir et la solidarité) en fonction de, par exemple, la structure sociale et les relations entre les classes sociales ; les relations entre les sexes (courantes et intimes) ; la structure et les relations familiales ; les relations entre générations ; les relations au travail ; les relations avec la police, les organismes officiels, etc. ; les relations entre races et communautés ; les relations entre les groupes politiques et religieux.
- Valeurs, croyances et comportements en relation avec des facteurs ou des paramètres tels que la classe sociale ; les groupes socioprofessionnels (universitaires, cadres, fonctionnaires, artisans et travailleurs manuels) ; la fortune (revenus et patrimoine) ; les cultures régionales ; la sécurité ; les institutions ; la tradition et le changement ; l’histoire ; les minorités (ethniques ou religieuses) ; l’identité nationale ; les pays étrangers, les états, les peuples ; la politique ; les arts (musique, arts visuels, littérature, théâtre, musique et chanson populaire) ; la religion ; l’humour.
- Langage du corps : connaissance des conventions qui régissent des comportements qui font partie de la compétence socioculturelle de l’usager/apprenant.
- Savoir-vivre, par exemple les conventions relatives à l’hospitalité donnée et reçue : la ponctualité ; les cadeaux ; les vêtements ; les rafraîchissements, les boissons, les repas ; les conventions et les tabous de la conversation et du comportement ; la durée de la visite ; la façon de prendre congé.
- Comportements rituels dans des domaines tels que la pratique religieuse et les rites ; naissance, mariage, mort ; attitude de l’auditoire et du spectateur au spectacle ; célébrations, festivals, bal et discothèque, etc.
Certains des items de la compétence socioculturelle ne sont pas sans rappeler les exemples de Galisson, mais le rapport demeure cependant assez lointain. La liste qu’on vient de parcourir n’est pas très facile à exploiter, étant donné sa généralité et l’ambition qu’elle semble avoir de chercher à couvrir exhaustivement tous les domaines de la socioculture. Par ailleurs, cette liste n’est pas sans présenter quelques-uns des stéréotypes culturels nationaux contre lesquels le CECRL mettait en garde. Enfin et surtout, la taxonomie des domaines de la socioculture qu’on vient de lire frappe pour le caractère daté et dépassé de certains phénomènes qui sont recensés.
Plusieurs facteurs au moins ont contribué à des changements culturels notables : l’ère du numérique, le réchauffement climatique et la prise de conscience écologique qui se généralise, la mondialisation économique, la montée du chômage et de la pauvreté, les flux de migration et les conflits politiques et religieux, la libération sexuelle des plus jeunes et l’ouverture éthique, en France, à des pratiques et à des relations interindividuelles qui n’étaient pas concevables en 2000 (traitement sélectif des ordures, extension des moyens de locomotion, famille homosexuelle, Procréation Médicalement Assistée, etc.). Si l’on prend en considération les évolutions radicales intervenues sous l’influence de ces facteurs de transformation sociale et de changement de mœurs, la considération de certains items, désuets, prête à sourire, tout particulièrement ceux qui portent sur la structure sociale (ci-dessus, 4). De nouvelles attitudes et des changements dans le mode de vie sont apparus qui excèdent les limites de la seule société française : la collocation, le covoiturage, l’usage de la trottinette, pour ne prendre que ces exemples qui concernent particulièrement les jeunes parce qu’ils résolvent l’insuffisance de leurs revenus et leur mobilité incessante. La formule « la tradition et le changement » (sous le même alinéa, 4) ouvre la voie certes mais d’une façon qui demeure insuffisante. Autrement dit, on peut reprocher au répertoire du CECRL une forme d’ethnocentrisme, qui se double d’un point de vue générationnel exclusif (la maturité, la stabilité et l’insertion professionnelle des adultes auteurs du référentiel), au détriment de l’habitus culturel des générations plus jeunes où dominent la mobilité géographique, l’usage d’Internet et des réseaux sociaux et la précarité professionnelle. Les noms mêmes de patrimoine, rafraîchissements, races et bal sont l’indice de la désuétude relative dans laquelle est tombée cette liste. Inversement, les noms de solidarité et médias mériteraient à eux seuls d’être largement plus développés.
Le paragraphe qui porte ensuite sur la « prise de conscience interculturelle » (Conseil de l’Europe, 2001, p.83) n’apporte pas d’éclaircissement notable, étant donné ici la généralité du propos :
La connaissance, la conscience et la compréhension des relations (ressemblances et différences distinctives) entre « le monde d’où l’on vient » et « le monde de la communauté cible » sont à l’origine d’une prise de conscience interculturelle. Il faut souligner que la prise de conscience interculturelle inclut la conscience de la diversité régionale et sociale des deux mondes. Elle s’enrichit également de la conscience qu’il existe un plus grand éventail de cultures que celles véhiculées par les L1 et L2 de l’apprenant. Cela aide à les situer toutes deux en contexte. Outre la connaissance objective, la conscience interculturelle englobe la conscience de la manière dont chaque communauté apparait dans l’optique de l’autre, souvent sous la forme de stéréotypes nationaux.
La « symétrie » ordonnée qui régit la communication entre deux mondes, deux communautés, la sienne et celle de « l’autre », est présentée sur un mode schématique qui rappelle celui qu’on a pu reprocher au schéma de la communication qui idéalise les deux pôles de l’émetteur et du récepteur, en postulant une réversibilité (l’émetteur devient récepteur) et en effaçant les rôles et les statuts des communicants ainsi que la dissymétrie, ou l’inégalité, rarement absente des relations humaines et des communications verbales (Halté, 1983).
Si l’on se reporte à ce qui est dit du niveau de compétence lexicale, la déception est identique. L’étendue du vocabulaire est ainsi décrite en annexe 2. « Répertoire élémentaire », « mots isolés », « vocabulaire suffisant », « bonne gamme de vocabulaire », « bonne maitrise d’un vaste répertoire lexical » : le changement terminologique (mots, vocabulaire, lexique, expressions idiomatiques) est significatif de l’embarras du CECRL à situer pratiquement, et concrètement, des zones et des degrés de compétence lexicale. À ce stade et formulée ainsi, la compétence lexicale est jugée intuitivement par l’évaluateur. On aura relevé que le CECRL s’en tient (niveau C2) à la « prise de conscience du niveau de connotation sémantique » sans introduire la notion de CCP.
Que conclure de ces observations ? Il semble que les phénomènes culturels au sens large présentent les mêmes obstacles que l’explicitation des réalisations lexicales effectives. Pour pallier ces difficultés à identifier précisément les objets linguistiques et les comportements socioculturels, le CECRL associe un peu plus loin ces deux rubriques de compétence, la compétence générale du savoir socioculturel et la compétence lexicale, et les rapportent à une troisième, qui décline les niveaux de « correction sociolinguistique ». L’objectif est d’associer la maitrise linguistique, en réception et en production, et la justesse du comportement social, en formulant des descripteurs mixtes, où dominent cependant les items lexicaux et pragmatiques. On y retrouve pour le niveau C2 la « connotation » et les expressions idiomatiques. (Annexe 3).
La progression se fait du comportement social à la verbalisation, des formules élémentaires de la politesse à des interactions plus élaborées, par exemple la médiation entre un natif et un non natif (C2). Les descripteurs demeurent cependant assez généraux : « Peut utiliser la langue avec efficacité et souplesse dans des relations sociales », « peut s’exprimer avec assurance », « les expressions courantes les plus simples », etc. ; néanmoins, quelques types pragmatiques d’interactions sont nommés (excuse, politesse, salutation, merci, s’il vous plaît, etc.). On aura remarqué que rien n’est dit sur le tutoiement ou le vouvoiement, c’est pourtant l’une des pierres d’achoppement difficiles à comprendre et régler pour un étranger. L’expression « implications sociolinguistiques et socioculturelles » en particulier aurait pu s’interpréter sur la base de l’adresse (tu ou vous). On pourrait imaginer que cela pourrait donner lieu à des observations (films, vidéos) et à des entrainements. Concernant le vocabulaire enfin, ce tableau de compétence s’oriente nettement du côté des routines conversationnelles et des interactions verbales les plus courantes (Kerbrat-Orecchioni, 1990).
Le CECRL est un « référentiel », c’est-à-dire un outil polyvalent de référence pour l’enseignement, l’apprentissage et l’évaluation des savoirs et savoir-faire en langue étrangère. Comme on le sait, il n’est pas « rédigé » à proprement parler mais s’emploie à établir différents tableaux de compétences par degrés, et, au niveau de la rédaction, les descripteurs successifs sont envisagés dans leurs interrelations et formulés dans une langue commune, neutre, moyenne, utile, générale, qui doit être compréhensible à la fois par les utilisateurs apprenants que par leurs formateurs. Il s’ensuit une impression de redite selon qu’une compétence donnée est inscrite dans un chapitre sur la méthodologie ou dans un autre sur les objectifs généraux, ou sur l’évaluation, ou enfin dans un chapitre sur les tâches. Il y a dans le CECRL, en dehors des tableaux synoptiques, un certain nombre d’exemples, soit des taxonomies thématiques (cf. supra, sur le savoir socioculturel), soit des formes et expressions illustrant l’aspect linguistique qui est alors nommé, par exemple, pour illustrer la différence de registre, (p. 94), dans la rubrique de la compétence sociolinguistique :
– Officiel → Messieurs, la Cour !
– Formel → La séance est ouverte.
– Neutre → Pouvons-nous commencer ?
– Informel → On commence ?
– Familier → On y va ?
– Intime → Alors, ça vient ?
On peut contester le classement présenté, d’autant plus discutable qu’il figure dans un ouvrage qui invite théoriquement à distinguer les situations de communication selon divers paramètres, dont celui des institutions. L’absence de on s’y met, comme alternative à on commence et on y va, est assez arbitraire. Quant à la dénomination des registres, elle est problématique (quelle est la différence entre informel, familier et neutre ?) et en tout cas trop détaillée. Il vaudrait mieux n’en donner que deux, registre formel et registre non formel, comme des indicateurs de tendance, et traiter les actes de langage à part (ici le rituel d’ouverture de la séance dans une cour de justice). Ces remarques ponctuelles sur un seul exemple ne doivent sans doute pas être étendues à l’ensemble de l’ouvrage. Malgré tout, elles sont peut-être symptomatiques de la difficulté du CECRL à être à la fois globalisant (toutes les compétences), synthétique (un acte de communication totalise tous les savoir-faire) et analytique (chaque action communicative décrite dans sa singularité ; chaque fait de langue défini et illustré).
Que penser enfin de l’absence dans le CECRL de toute allusion à la lexiculture et, au rang des aides méthodologiques, de l’absence des dictionnaires ? La perspective actionnelle, tout comme, avant elle, l’approche communicative, minore l’apprentissage lexical. C’est d’autant plus dommage que la compétence lexicographique se construit suivant des objectifs et des étapes assez faciles à graduer et que le dictionnaire monolingue constitue, comme Galisson le montre, une ressource de premier ordre.
Mais, ailleurs que dans le CECRL lui-même, la lexiculture et le dictionnaire sont prospères. Il suffit pour s’en convaincre de consulter le sommaire du numéro 154 des Études de Linguistique Appliquée portant sur la lexiculture et la lexicographie (2009). On y vérifie que l’idée de Galisson a fait son chemin et que, même, d’autres cultures que la culture française, exploitent le dictionnaire comme outil de découverte culturelle (le Japon, le Québec, l’Italie et les dictionnaires bilingues français-arabe).