1. L’institutionnalisation des TIC entre la France et l’Italie et l’émergence de l’« apprentissage augmenté »
Les premières initiatives de certains états européens pour introduire l’informatique dans les écoles remontent aux années 1970. En France, en 1985, le gouvernement annonce le plan « Informatique pour tous » articulé autour de trois axes essentiels : matériels, logiciels et formation des enseignants. À partir de 1995, Internet arrive dans les maisons et dans quelques écoles, même si à cette époque-là le nombre d’internautes est encore assez limité1. Par la suite, dans les premières années 2000, les établissements scolaires commencent à se doter d’ordinateurs, d’outils de projections et de sonorisation, grâce aux politiques ministérielles. Selon une enquête de l’Éducation nationale, menée entre 2011 et 2012 et qui a conduit à la publication d’un rapport, dans les établissements publics du second degré de France métropolitaine et des DOM « le nombre moyen d’élèves par ordinateur varie de plus de cinq dans les collèges, à plus de deux dans les lycées professionnels (LP), avec une valeur intermédiaire de près de trois dans les lycées d’enseignement généraux et technologiques (LEGT) »2. En 2015, le ministère de l’Éducation nationale annonce le déploiement d’un plan numérique qui équipera les écoles en tablettes et ordinateurs pour les élèves et qui financera la formation des enseignants et le développement de ressources pédagogiques.
Dans le contexte éducatif italien, dont nous nous occupons pour notre recherche doctorale concernant le domaine de l’ALMT (apprentissage des langues médiatisé par les technologies), le ministère de l’Éducation nationale3 discute pour la première fois d’un plan national pour l’école numérique en 2007. À partir de 2008, le projet ministériel « AzioneLIM » permet une large diffusion des tableaux blancs interactifs (TBI) sur le territoire. Ce type d’équipement scolaire donne aux enseignants la possibilité de se familiariser avec les technologies sans trop bouleverser leurs pratiques. En effet, les TBI ne se détachent pas trop de l’emploi d’un tableau traditionnel, si on les utilise dans leurs fonctionnalités de base, en tant que simples appareils de projection. En 2009, l’« Azione Cl@ssi 2.0 » un projet impliquant 416 classes, a pour slogan « Non plus la classe dans le laboratoire, mais le laboratoire en classe »4 (MIUR, 2015). Un décret législatif de 2013 alloue des fonds pour la connectivité sans fil dans toutes les écoles. Finalement, en 2015, avec la loi 107/2015 nommée « La Buona Scuola » on arrive à la rédaction d’un document pilier pour l’innovation numérique, en l’occurrence le PNSD (Piano Nazionale Scuola Digitale) qui fournit un recensement des équipements technologiques scolaires sur le territoire italien et établit les objectifs à atteindre en termes de stratégies (à partir de l’amélioration des infrastructures), de compétences, de contenus, de formation et d’accompagnement pour répondre aux défis du tournant numérique.
En général, à partir des premières années 2000, dans tous les contextes scolaires européens, on commence à fixer, à travers des documents officiels, les paramètres pour définir les solutions possibles d’intégration des TICE et à élaborer des cadres de compétences requises pour gérer les technologies présentes dans les classes. Parmi ces documents, nous signalons le Rapport COMPETICE élaboré par un groupe de travail (Haeuw & coll., 2002), sous demande du ministère de l’Éducation nationale français. Il s’agit d’un outil transparent de pilotage des projets par les compétences qui a le mérite d’établir et de décrire cinq scénarii d’intégration des TICE : le présentiel enrichi, le présentiel amélioré, le présentiel allégé, le présentiel réduit, le présentiel quasi inexistant. C’est dans le cadre du présentiel enrichi et amélioré que rentre pour la première fois l’idée d’un « apprentissage augmenté ». Cette augmentation se concrétise dans la proposition, de la part des enseignants, de supports et de ressources complémentaires à leurs cours. Les cours sont enrichis par la projection de ressources textuelles, graphiques, audiovisuelles extraites de CD, de DVD ou de sites Internet. Ce rapport a en outre été mobilisé pour certaines classifications des formations hybrides. Ce type de dispositif, qui se base en général sur une articulation structurée de la formation en présence et à distance, peut être décliné de plusieurs manières selon les contextes, le degré d’accompagnement et d’« autodirection », l’organisation des activités synchrones et asynchrones, les outils de support, les compétences visées, etc. Burrows et Miras (2019), par exemple, classent les formations hybrides en trois degrés sur la base du taux de présentiel prévu par le dispositif : présentiel augmenté, allégé, réduit. L’augmentation s’articule, dans ce cas-là, autour de l’utilisation d’outils numériques et de ressources en amont et en aval, par exemple des plateformes enrichies de ressources, des réseaux sociaux dédiés, des portfolios linguistiques, etc.
Dans son acception la plus commune, l’adjectif « augmenté » est utilisé pour définir la technologie qui permet d’intégrer des éléments virtuels en 3D et multimodaux au sein d’un environnement réel. Nous chercherons à élargir le champ de cette notion en explorant ses multiples domaines d’emploi, ses impacts et les modèles qui la mette en cause.
En ce qui concerne spécifiquement la notion d’augmentation, Puentedura (2013) élabore un modèle théorique qui se base sur quatre niveaux d’intégration des TIC : substitution, augmentation, modification, redéfinition. L’augmentation ne bouleverse pas le processus d’enseignement/apprentissage mais constitue une modalité plus efficace pour effectuer des tâches courantes, une approximation progressive aux « défis technocréatifs » (Romero & coll., 2017) de la société actuelle. Nous pouvons donc définir l’augmentation de l’apprentissage comme la manière d’agencer les affordances des technologies, les outils numériques disponibles et les situations ou les supports formatifs traditionnels pour créer des environnements d’apprentissage plus immersifs, interactifs, adaptifs, pour enrichir le processus d’apprentissage et pour optimiser les résultats éducatifs. En revanche, dans les niveaux de modification et de redéfinition est présente une transformation dans le type de tâches que l’on peut envisager et un « changement fonctionnel significatif dans la salle de classe » (Cordina & coll., 2017). Les deux derniers niveaux de ce modèle mettent en jeu l’engagement créatif (individuel ou collaboratif) qui intervient pour immerger les apprenants dans un scénario motivant et captivant, et pour leur faire explorer de nouvelles solutions aux situations-problèmes en classe de langue (dilemmes linguistiques, tâches communicatives et ancrées dans la vie réelle, projets créatifs, télécollaborations, etc.).
Dans le contexte anglo-saxon, on utilise l’expression Technology enhanced learning5 (TELL) pour faire référence à un environnement technologiquement augmenté, à savoir un lieu, un espace réel et/ou virtuel, riche en moyens, outils et supports pour l’apprentissage, dans lequel l’apprenant est l’acteur principal de la construction de son propre savoir. Dans cette situation, la collaboration, la coopération, l’échange et le partage des connaissances entre pairs et avec les enseignants ont lieu. Si l’environnement éducatif est enrichi et préparé pédagogiquement et technologiquement pour intégrer différents styles d’apprentissage et d’enseignement, alors il sera plus facile de transformer une simple classe en une communauté d’apprentissage6.
De surcroit, l’idée d’augmentation imprègne tout le cadre de référence européen pour les compétences numériques des éducateurs, le DigCompEdu (Redecker, 2017). Dans les six sections de ce document (engagement professionnel, ressources numériques, enseignement et apprentissage, évaluation, besoins des apprenants, compétences numériques des apprenants), chacune articulée en compétences, on propose une augmentation au sens large, c’est-à-dire une promotion et un renforcement de plusieurs aspects du processus d’enseignement/apprentissage d’un côté et les caractéristiques multidimensionnelles des outils et des ressources numériques de l’autre.
Dans cet article, nous prenons en considération une possible extension ou application de la notion d’« augmentation » de l’apprentissage, à savoir la lecture augmentée par le numérique. Cette pratique de lecture augmentée de textes en langue étrangère est de plus en plus utilisée par les enseignants soucieux de créer des passerelles entre l’école et les pratiques sociales et communicationnelles extrascolaires. L’environnement numérique crée un nouveau rapport au savoir et à l’apprentissage en offrant de nouvelles « possibilités textuelles et énonciatives » (Wachs & Weber, 2021). Il s’agit de repenser les contenus et les modalités d’apprentissage médiatisé en prenant en compte la multimodalité, c’est-à-dire l’accès à des connaissances par la convergence et l’imbrication des modes textuels, visuels et auditifs qui facilitent potentiellement l’accès au sens et nourrissent le processus de conceptualisation pourvu que le dispositif soit conçu en prenant en compte les risques de surcharge cognitive et de dispersion. À cet égard, il faut aider les élèves à développer des stratégies adaptées pour traiter des textes sur support numérique (Guichon & Cohen, 2016).
Ce parcours d’intégration d’un enseignement/apprentissage augmenté implique l’identification de diverses pratiques sociales numériques chez les élèves, telles que la mise en scène de soi à travers les réseaux sociaux, la création multimodale grâce aux applications du portable (ex. montage de vidéos), etc. Ces pratiques peuvent être raisonnablement intégrées en classe afin d’améliorer la maitrise de la langue et d’établir des liens pertinents avec la langue cible en dehors de l’école. En parallèle, cela implique la formation des enseignants de langues aux caractéristiques des nouveaux genres textuels émergents et aux compétences requises pour les utiliser efficacement, leur fournissant ainsi des stratégies pour mettre en place une pédagogie véritablement multimodale.
2. Le numérique au service de l’intelligence collective
L’emploi des technologies numériques et le développement de nouvelles littératies médiatiques possèdent des enjeux sociologiques et économiques. La médiation technique a engendré la compétition commerciale, l’idée d’efficience et de productivité ; elle a permis de développer certaines compétences du xxie siècle (la collaboration, la résolution de problèmes, etc.) ; elle peut se faire le reflet des relations sociales et cherche à répondre aux besoins de la société. Il faut, donc, tenir compte de tous ces enjeux dans les méthodologies et les pratiques d’enseignement. L’école et l’université s’engagent de plus en plus dans l’expérimentation des outils et traversent les usages du numérique et des dispositifs pour développer de nouvelles formes d’enseignement dans plusieurs domaines didactiques et pour stimuler un engagement majeur de la part de l’apprenant.
Les nouvelles générations adoptent des pratiques d’apprentissage différentes de celles des générations précédentes ; en particulier, l’apprentissage par le biais d’écrans, d’icônes, de sons, de jeux, de « surf » virtuel et en contact télématique constant avec le groupe de pairs implique le développement de pratiques d’apprentissage non linéaires, multitâches, s’éloignant des partiques d’apprentissage « alphabétique et gutenbergien » (Veen & Vrakking, 2006). À une telle perspective s’ajoute la vision du CECRL où les apprenants sont considérés comme « des acteurs sociaux ayant à accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières) dans des circonstances et un environnement donnés, à l’intérieur d’un domaine d’action particulier » (Conseil de l’Europe, 2001, p. 15). Les tâches préconisées par le CECRL doivent être proches de la vie réelle, privilégier l’authenticité interactionnelle (plutôt que la simulation) et choisies en fonction des besoins des apprenants dans un contexte extérieur à la classe, que ces usages soient personnels, professionnels, publics, etc. Selon une étude menée sur la typologie de tâche (Guichon & Nicolaev, 2011), l’intensité de l’engagement des apprenants augmente considérablement lorsque ceux-ci ne sont pas obligés de se conformer à un rôle fictif ou à une situation imaginée, mais plutôt lorsqu’ils sont invités à mobiliser leur expérience personnelle afin d’accomplir une tâche orientée par des enjeux partagés et distribués parmi les participants.
À cela nous ajoutons, selon le paradigme constructiviste7, la possibilité de créer et de manipuler des contenus, plutôt que la simple exposition à des informations, ou à des connaissances : « Students have the potential to move from the conventional epistemic stance of knowledge consumer to that of knowledge producer » (Sykes & coll., 2008, p. 530). Les outils numériques et le web 2.0 (blogs, réseaux sociaux, wikis, messageries instantanées, etc.) en particulier, sont proches des pratiques communicationnelles et sociales des apprenants. Les aspects susmentionnés de la tâche s’associent donc très bien avec les TICE. La logique des logiciels et des applications impose à l’apprenant un travail, individuel ou collaboratif, de déstructuration et de restructuration de connaissances, de concepts, de documents. Le web 2.0, dans une approche socio-interactionnelle ou d’immersion socio-numérique (Soubrié, 2020, 2023), permet aux apprenants d’échanger sur des sujets, de partager des ressources ou des connaissances, de collaborer pour un projet, de manière authentique, avec d’autres internautes, leur accordant un certain degré de contrôle, de planification et d’autonomie. Toutes ces ressources peuvent être mises en œuvre dans plusieurs scénarii et dispositifs formatifs (formation en présentiel avec accompagnement d’un enseignant ; autoformation avec un tutorat à distance ; participation à un projet de télécollaboration avec des phases synchrones et asynchrones, etc).
[…] l’approche par tâches peut questionner utilement l’apport des TIC pour l’apprentissage d’une L2 parce que cette approche induit un rôle différent pour les enseignants (conception, régulation, médiation), les amène à se dessaisir d’une partie du contrôle de l’activité et facilite le passage d’une pédagogie transmissive orientée sur la mémorisation à une pédagogie axée sur la construction du sens. Il semble que le potentiel pédagogique des TIC soit maximisé par l’adoption de l’approche par tâches sans laquelle les technologies courent le risque d’être cantonnées dans des apprentissages de bas niveau (mémorisation et développement d’automatismes). (Guichon 2012, p. 212-213)
L’usage des TICE, à travers des plateformes, des applications et des outils de visioconférence, permet de mettre en œuvre des projets collaboratifs et des interactions, au sein de télécollaborations avec des partenaires étrangers ou d’autres institutions d’un même pays ou au sein d’un groupe-classe. Ces collaborations aboutissent parfois à des produits créatifs renforçant les compétences, la motivation et l’estime de soi des apprenants. Il s’agit d’une démarche créative mise au service de l’intelligence collective (Lévy, 1994 ; Murzilli, 2016) qui combine le travail intrapersonnel avec le travail interpersonnel, le plan cognitif avec la dimension sociocognitive. La construction des connaissances et des compétences individuelles a lieu à travers l’interaction, la négociation et la coopération à l’intérieur d’un groupe ou d’une communauté d’apprentissage. Les membres d’une communauté d’apprentissage créent une interdépendance positive, deviennent des apprenants autoréflexifs qui mobilisent une construction active de leur propre connaissance, leurs compétences métacognitives et la stratégie du partage. Les outils de communication audio-scripto-visuels impliquent le concept de « distributed cognition » (Salomon, 1993 ; Theureau, 2020) se basant sur une interrelation entre les ressources humaines et technologiques. Le travail est partagé non seulement avec un groupe, mais aussi avec l’ordinateur et ses logiciels, sous le guidage et l’étayage de l’enseignant. D’ailleurs, pour l’étude des « apprentissages collectifs médiatisés » (Zourou, 2007), il existe un champ de recherche (développé surtout dans le monde anglo-saxon) nommé Computer-supported Collaborative/Cooperative Learning (CSCL) ou en français l’Apprentissage collaboratif assisté par ordinateur (ACAO) et le champ de la Communication médiatisée par ordinateur (CMO).
L’intégration des technologies numériques à fonctionnement participatif dans l’éducation se justifie par un impératif externe visant le besoin de préparer les apprenants à une vie sociale, professionnelle et à une citoyenneté en harmonie avec la société interconnectée actuelle et par l’impératif interne de transformer les pratiques et les usagers de consommateurs passifs en contributeurs actifs dans une co-construction des savoirs (Ollivier & Puren, 2011). Les soi-disant natifs numériques n’ont pas toujours l’aisance qu’on leur attribue, leur littératie numérique (Ollivier, 2018) se limitant parfois à des pratiques compulsives de défilement de la page web (scrolling), ou d’élargissement d’une image, de rédaction d’un billet sur les réseaux sociaux, d’écoute de la musique dans les agrégateurs de musique comme Spotify ou YouTube, et de recherche documentaire très limitée. Aucune technologie en soi, par sa seule présence, ne garantit le succès de l’apprentissage. Ce sont les usages, allant des plus simples aux plus complexes, qui en établissent la pertinence et ce sont les usages les plus créatifs ou co-créatifs qui engendrent des fenêtres acquisitionnelles et participent à une « formation holistique de la personne, de son identité, de son agentivité » (Bigot & coll., 2021). Un milieu d’apprentissage devrait privilégier une approche active, le « faire », à savoir l’exploration, la production, la collaboration parce que ces actions impliquent potentiellement l’activation de ce que Bandura (1995) appelle « self-efficacy », c’est-à-dire le sentiment d’efficacité personnelle. Cette activation permet de passer d’un paradigme transmissif à un paradigme constructiviste ou d’un paradigme d’enseignement à un paradigme d’apprentissage : « Language is acquired not in the role of spectator but through use. Being "exposed" to a flow of language is not nearly as important as using it in the midst of "doing". Learning a language, to borrow John Austin’s celebrated phrase, is learning « how to do things with words » (Bruner, 1990, p. 70-71).
3. L’affordance des outils de collaboration pour la lecture augmentée
Parmi les caractéristiques attribuées au web 2.0, défini comme social et participatif, on trouve la dimension horizontale, multidirectionnelle de participation des utilisateurs qui deviennent des producteurs de contenus et non seulement des lecteurs de textes. Le cybermilieu des blogs, forums, wikis, plateformes offre une immersion participative, « instaure un lieu d’énonciation protégé » (Develotte & Drissi, 2013, p. 62) autorisant la prise de risque de la part des apprenants. L’affordance8 de ces outils, que ce soit une propriété, une fonctionnalité, un trait immédiatement perceptible, indique quelle relation l’utilisateur peut instaurer avec un outil déterminé, comment il peut s’en servir.
À partir des moins interactifs pour arriver aux plus interactifs et collaboratifs, nous allons présenter quelques outils du web 2.0 effectivement utilisés9 dans les pratiques de classe. Dans cet aperçu sur les outils à vocation interactive et collaborative, nous partons du niveau plus faible, à savoir deux blogs de professeurs de FLE en Italie : Profmichelle et Votre prof de français. Il s’agit de deux espaces virtuels d’expression ayant pour vocation de publier et partager, mois après mois, des contenus plurimédiatiques (textes, photos, images, vidéos, exercices interactifs, ressources externes) et des histoires personnelles avec la possibilité de commenter, de manière asynchrone, chaque publication. En général, les blogs restent, parmi les outils du web 2.0, les plus verticaux dans leur usage, dans la mesure où le propriétaire du blog décide quand et quels contenus partager. Malgré cela, les commentaires deviennent des « lieux intangibles de communication et confrontation » (Forchesato, 2016). Par exemple, sur le blog Votre prof de français10, les élèves choisissent des citations des œuvres littéraires qu’ils lisent, et leur professeure de FLE les publie. Chaque citation peut être commentée, confrontée, mise en discussion ou soutenue par les élèves de la classe. Ou bien les élèves sont encouragés à rédiger chacun leur propre « chronique » des évènements scolaires (par exemple, la remise d’un prix décrite par chaque élève selon son point de vue). Le fait que les publications et les commentaires aient une véritable visibilité à l’extérieur des murs de la classe et que la tâche devienne donc authentique, a encouragé les apprenants et les classes à pratiquer cette compétition au rythme de citations et de commentaires dans un « espace de communication intersubjectif médiatisé » (Leveratto & Leontsini 2008, p. 210).
Parmi les outils de collaboration, nous comptons les wikis permettant à plusieurs personnes autorisées d’éditer et de mettre à jour un ou plusieurs textes. Les utilisateurs peuvent contribuer en même temps sans générer de conflit de sauvegarde ou de juxtaposition. Sur le document partagé, on a la possibilité d’interagir à travers l’ajout de commentaires et d’intervenir sur toutes les interventions des contributeurs. De plus, les modifications ou les suppressions sont tracées et enregistrées dans la fonctionnalité de « chronologie » de manière à présenter la genèse et l’évolution d’un document. Enfin, ces documents peuvent devenir des pages web consultables par les internautes. Les logiciels en ligne Google documents et Framapad en sont des exemples, en ce qu’ils représentent un outil de rédaction collaboratif et un espace d’interaction pour une entraide et une construction collaborative et partagée des savoirs. Dans le cadre de la collaboration, les wikis11 offrent un certain degré de flexibilité et d’autonomie dans la répartition des tâches et la gestion organisationnelle.
Les espaces numériques de travail (ENT) et les plateformes (par ex. Moodle, Gsuite, Edmodo), avec leur panoplie de fonctionnalités multimédias, deviennent des agrégateurs de contenus, permettent de partager des documents, des ressources, des liens, mais aussi d’interagir de manière synchrone et asynchrone, la médiation humaine restant centrale. Quoique ces espaces soient parfois considérés comme des environnements fermés ou reproduisant un modèle transmissif caché sous une interface technologique, ils offrent des modalités de communication, d’échange et d’interaction qui ne sont pas totalement exploitées. Parmi les nombreux outils disponibles, nous présentons deux plateformes nées pour l’apprentissage collaboratif et coopératif12, à savoir Storyjumper et Padlet. La plateforme Storyjumper13 permet de créer un livre numérique collaboratif. Toutes les personnes inscrites à une classe virtuelle de cette plateforme peuvent insérer simultanément ou à des moments décalés des contenus multimodaux (textes, images, liens, vidéos, etc.) devenant les pages d’un livre numérique. La fonctionnalité de visioconférence, intégrée dans cet outil, offre en outre la possibilité d’interagir directement pour prendre des décisions, de se guider réciproquement et de négocier les aspects pratiques de la tâche.
En ce qui concerne la plateforme Padlet, parmi toutes les fonctionnalités collaboratives (cartes mentales, frises chronologiques, etc.), nous signalons le mur collaboratif qui permet d’écrire des billets qui s’« épinglent » les uns à côté des autres dans cet espace numérique. Encore une fois, la nature des billets est multimodale, laissant la possibilité aux apprenants/utilisateurs de s’exprimer librement et de créer chacun son propre billet en combinant différentes modalités d’expression et de communication. Par exemple, on peut demander à des apprenants de réagir à la vision d’un spectacle ou à la lecture d’un livre, avec un simple remue-méninges numérique ou chacun donnant libre cours à son pouvoir créatif et partageant en même temps ses propres idées et ses interprétations, avec le groupe des pairs, à travers des billets multimodaux et créatifs.
Les chats et les messageries instantanées, comme les groupes WhatsApp ou Messenger, sont souvent considérées comme des outils informels d’interaction. Ils associent les conversations écrites aux échanges oraux, en s’éloignant parfois des formes écrites standard (utilisation d’abréviations, ponctuation réaménagée, emploi d’émoticônes véhiculant des émotions). Ces marques écrites sont tellement répandues qu’elles deviennent constitutives du discours (Paveau, 2017). De surcroit, les modalités d’échange évoluent de manière tellement rapide qu’aujourd’hui on assiste de plus en plus à des échanges ayant lieu au moyen d’une modalité audio et audiovisuelle dont il faut tenir compte. Cette immédiateté est adaptée aux apprenants « interconnectés »14 (Springer, 2017) de langue qui, grâce aux outils de communications nomades (téléphones portables et tablettes), sont à même d’accomplir plusieurs activités et de communiquer en parallèle. Ils cherchent les définitions d’un mot ou une traduction, posent des questions à leurs pairs dans les chats, écoutent des enregistrements sonores, utilisent un moteur de recherche, dans une « convergence croissante des modes de communication visuels, audio, gestuels, spatiaux, sémiotiques imbriqués dans nos environnements de communication » (Wachs & Weber, 2021, p. 11). Le détournement de ces outils, utilisés dans les pratiques sociales quotidiennes, peut devenir crucial pour des activités pédagogiques de collaboration, à l’extérieur de l’école, et pour gérer des projets dont les participants sont distants. Tenir compte de ces nouvelles possibilités textuelles et énonciatives dans les tâches pédagogiques signifie intégrer dans les pratiques de classe une « littératie médiatique multimodale » (Lebrun & Lacelle, 2014).
L’efficacité et la pertinence de tous les outils numériques présentés dans ce paragraphe appartiennent à l’enseignant, qui peut les adopter dans la visée de développement d’une méthodologie collaborative et créative. En sélectionnant des outils et des supports qui soient adaptés à l’âge, aux niveaux des apprenants, qui soient proches de leurs intérêts, simples, clairs et adaptables – nous dirions « ergonomiques » – dans leurs utilisations et leurs affordances, l’enseignant peut nourrir un processus de conceptualisation, pratiquer un bon étayage et finalement susciter un engagement non seulement cognitif, mais aussi affectif et relationnel.
4. Jeux et enjeux d’une lecture multimodale
Chaque société développe des pratiques didactiques ou éducatives en résonance avec son contexte et sa culture.
Introduire différentes activités motivantes, innovantes, réaliser des tâches ou un projet à visées linguistiques et interculturelles, par le biais d’applications et de plateformes pour le travail collaboratif, c’est réinvestir les connaissances linguistiques et culturelles et les transformer en savoir-faire. L’usage stratégique du numérique devient un atout, une forme de médiation pour stimuler les activités cognitives, collaboratives et créatives et pour contribuer au développement d’une éducation à l’altérité et d’une conscience citoyenne.
À partir de l’avènement, dans les années 1970, de l’EAO (enseignement assisté par ordinateur) et du multimédia dans les années 1990, en passant par l’utilisation des TICE dans le domaine éducatif avec leurs ressources multiformes, jusqu’à l’émergence de nos jours de l’approche BYOD15 (bring your own device) ou AVEP (apportez votre équipement personnel) et à la révolution, dans les dix dernières années, introduite par les ressources du web 2.0, on a assisté à la conception et à la diffusion d’une panoplie d’outils (logiciels, applications et plateformes pour l’enseignement), disponibles pour le grand public, visant le développement de compétences linguistiques, sémiotiques, cognitives et métacognitives exploitant plusieurs canaux de transmission : le « storytelling » numérique, les présentations interactives virtuelles, la gamification/les jeux sérieux, le montage vidéo, le remue-méninges et les cartes mentales, les plateformes d’enseignement à distance et hybride, les blogs et les réseaux sociaux. La construction d’une littératie numérique a donné un nouvel élan au champ d’enseignement du FLE, en ouvrant la discipline à de nouvelles frontières d’interdisciplinarité et en favorisant une synergie entre la recherche académique et les pratiques pédagogico-didactiques du monde scolaire. La salle de classe devient un laboratoire pédagogique, ouvert aux découvertes et au progrès et dans lequel la technologie ne représente pas une finalité, mais devient un moyen d’accompagner l’apprenant dans son processus d’apprentissage tout au long de la vie. Les langues étrangères représentent un domaine de recherche privilégié pour la conception et la mise en œuvre d’environnements d’apprentissage interactifs, puisque le contenu linguistique et culturel est, par sa nature, multimodal et multidisciplinaire.
En envisageant la littérature comme l’une des voies d’accès à la compétence de communication linguistique, nous allons proposer un parcours de lecture et de compréhension interactif et collaboratif, numériquement augmenté, mis en œuvre sur la plateforme Glose. Le choix de la littérature, plutôt que d’autres genres textuels, est dû au large éventail de possibilités expressives, à la richesse lexicale et syntaxique et à la médiation interculturelle qu’elle offre et qui peuvent être exploités avec profit en classe de langue. La littérature offre la possibilité aux apprenants de voyager dans un monde qu’ils vont découvrir et qui va les perturber, les faire rêver, les ouvrir à l’altérité, grâce à la richesse de thèmes, de styles et de visions du monde.
Comme Morin (1999) l’affirme, la littérature peut être considérée non seulement comme un objet d’analyse linguistique, mais comme une école de la complexité humaine. Quant au choix d’une plateforme pour ce type de travail, force est de constater que « […] ces espaces sont très peu théorisés d’un point de vue strictement pédagogique, malgré l’abondance des modules qui peuvent servir à mettre en place des scénarisations de différentes tâches, notamment pour l’apprentissage des langues » (Kostov, 2018, p. 96). La plateforme Glose peut héberger des contenus pédagogiques, en l’occurrence des textes littéraires, à télécharger parmi ses propres ressources archivées ou en puisant dans les nombreuses bibliothèques et anthologies françaises et francophones numériques16 disponibles sur Internet, mais elle constitue aussi un espace de travail collaboratif et d’interaction numérique multimodale avec l’enseignant ou d’autres apprenants. D’après Ferri (2011), les « natifs numériques »17 construisent leur expérience de manière non plus linéaire, mais par des approximations successives, par un « accès plurisémiotique » (Guichon & Vidal, 2021) aux écrans, par des navigations virtuelles en contact permanent avec les groupes de pairs. L’apprentissage devient donc un parcours de construction collective des savoirs. Cette dimension sociale et connective est en ligne avec la perspective actionnelle décrite et promue par le CECR et avec la notion d’« acteur social » qui co-agit avec les autres pendant le temps de son apprentissage. Sur la plateforme Glose18 les apprenants peuvent souligner, chacun avec une couleur différente, des morceaux de textes, les commenter dans le clavardage (sous forme écrite ou partageant des liens) comme de véritables billets sur les réseaux sociaux, ajouter des répliques aux commentaires, utiliser des émoticônes et enregistrer leurs voix ou des sons, dans une combinaison multimodale de fonctionnalités. Dans notre hypothèse de travail les apprenants sont divisés en groupes et chaque groupe se focalise, de manière synchrone ou asynchrone, en présentiel ou en distanciel, sur un aspect différent du texte littéraire analysé (les champs lexicaux, les figures de style, les éléments de culture, les enjeux sociohistoriques, etc). Les soulignages colorés, les commentaires et les réactions par répliques qui « se stratifient » dans un même texte permettent aux apprenants d’opérer une réflexion et une analyse collaboratives, de corriger les imprécisions ou les erreurs des camarades et de s’autocorriger. Chaque élève ou petit groupe d’élèves passe au crible un aspect spécifique du texte littéraire de manière à creuser en profondeur plusieurs aspects linguistiques, stylistiques, esthétiques en même temps. C’est une espèce d’enquête où chacun donne sa contribution et qui engage les apprenants dans une modalité de tutorat entre pairs. L’enjeu de ces analyses parallèles et différenciées est la mise en commun dans un seul document partagé du processus réflexif de chaque contribution, la possibilité de repérer toutes les étapes « phylogénétiques », c’est-à-dire, la genèse d’une idée, d’une réflexion sur le texte littéraire et son évolution sur le fil des lectures et des analyses distribuées et conjointes. L’enseignant agit en tant que médiateur et facilitateur pour la construction des connaissances à travers cette modalité collaborative et numériquement augmentée. L’ergonomie de l’interface, la simplicité d’utilisation et la rapidité des interactions rendent cette tâche proche des pratiques numériques des apprenants internautes : « C’est cette dimension d’enjeu social authentique qui différencie la co-action de la simulation, technique de base utilisée dans l’approche communicative pour créer artificiellement en classe des situations de simple interaction langagière entre apprenants » (Puren, 2007). Glose permet aussi un affichage différencié du texte, en le présentant, dans une vision synoptique et chronologique, comme un mur virtuel sur lequel apparaissent les phrases mises en évidence avec les commentaires liés. Les contenus peuvent être rendus visibles, à travers des paramétrages, à l’extérieur de la classe virtuelle. L’on peut créer de véritables groupes de lecture dont l’activité et l’avancement sont enregistrés. Cette pratique de classe favorise un des objectifs intrinsèques de l’enseignement/apprentissage des langues-cultures : le développement d’une citoyenneté qui allie créativité, responsabilité, engagement actif et solidarité.
Dans ce type de tâche authentique, et se reliant aux pratiques socionumériques et socio-interactionnelles des jeunes apprenants, « l’étudiant est invité à “ruminer” la connaissance avec ses collègues, à “digérer” et à exprimer ses interprétations. Le flux de participation et d’interaction est alors intense, ce qui conduit l’enseignant à un travail plus complexe pour maintenir les liens de participation, ainsi que l’expression des différents points de vue et la construction de la connaissance proprement dite » (Chardel & Backes, 2018, p. 59). Cette didactique complexe des langues-cultures, intégrant la notion d’« intelligence collective » est désormais incontournable pour faire face aux nouveaux défis de notre temps.
Cette expérience de lecture interactive rapproche les apprenants du texte en tant qu’objet d’étude ; ce qui fait que ces derniers s’en emparent, s’impliquent et peuvent formuler des commentaires personnels. Les enseignants, avec leur bagage de nouvelles « compétences techno-sémio-pédagogiques » (Guichon, 2011, 2012), ne peuvent pas ignorer ce nouvel « écosystème informationnel » (Le Deuff, 2014) multicanal, hypertextuel, interactif, multiréférentiel, mobile, susceptible de capter l’attention des apprenants, d’éveiller leur curiosité et de les engager.
Conclusions
Les pratiques multimodales sur les blogs, les wikis, les ENT, les plateformes, les applications de messageries instantanées et l’expérience de « lecture augmentée », proposées et analysées dans cet article, permettent aux apprenants de s’exercer à la résolution pratique de problèmes, de développer des compétences ponctuelles et transversales, de co-construire leur identité dans la confrontation et la collaboration avec les autres (pairs, enseignant, partenaires étrangers, etc.). L’implication des apprenants se révèle à travers des actions concrètes, langagières et culturelles, reflétant une approche pédagogique orientée vers l’action, s’inscrivant dans la lignée du modèle éducatif de Dewey (1916), des théories socioconstructivistes, interactionnistes, de l’apprentissage et de la perspective actionnelle.
Or, si l’on veut vraiment préparer l’apprenant à être un acteur social compétent, il faut aussi lui donner l’occasion de co-agir et de communiquer avec des personnes différentes dans des relations interpersonnelles variées et réelles. Ceci peut se faire en apportant à la perspective actionnelle l’approche résolument interactionnelle ». (Ollivier, 2009, p. 270)
En vertu de leur capacité à générer des contextes de communication alignés sur les pratiques langagières en dehors du cadre scolaire, les TICE et le web 2.0 ont catalysé le passage d’un apprentissage individuel à un apprentissage largement socialisé et collaboratif. L’apprentissage et la lecture augmentés constituent un vecteur de médiation qui organise de manière variable un réseau de relations fonctionnelles entre les individus, les dispositifs et les instruments, les objectifs et les ressources, ainsi que les intentions et les actions.
La médiation raisonnée et équilibrée d’outils numériques, sans oublier la médiation humaine, peut constituer un atout, une des clés de voûte pour l’enrichissement et l’épanouissement des apprenants, futurs citoyens aux esprits ouverts, actifs, respectueux et responsables.