Orientation et définitions
Des raisons théoriques nous conduisent à ne retenir pour la présente revue que les travaux qui relèvent d’un point de vue synchronique, nous démarquant de ce fait de l’option plus libérale adoptée par William Mackey pour l’établissement de la Bibliographie internationale sur le bilinguisme (1972). Nous illustrons ainsi la distinction établie par Uriel Weinreich entre les faits de contact selon leur repérage, au niveau de la langue ou bien au niveau de la parole, c’est-à-dire entre l’interférence dans ses effets à long terme quand l’élément d’emprunt est devenu partie intégrante de sa langue d’accueil et l’interférence au moment même où elle se produit (Weinreich, 1953 : 11). Il nous reste alors à rendre compte de quelque 400 écrits, sur le millier que nous avions recensés dans un premier temps. Malgré l’importance que ce chiffre atteint encore, il serait difficile cependant de faire état en France actuellement d’un courant de recherche bien défini, voire de plusieurs courants, dans le domaine de l’étude des bi- et des plurilinguismes. Au contraire, ces multiples écrits se perdent en des terrains si divers et sont généralement scientifiquement si peu définis que leur regroupement selon des options théoriques ou selon des domaines d’application reste fragile. De même, quand nous nous tournons du côté des établissements, universitaires ou autres, nous n’en rencontrons aucun dont la finalité soit proprement l’étude des plurilinguismes2. C’est cependant bien là le paradoxe dont il nous faut rendre compte : la France est loin d’être un pays unilingue, le bilinguisme, le plurilinguisme y sont l’objet d’un intérêt certain mais ils ne sont pas, sauf exception, objets d’investigations soutenues. L’étude la plus importante qui ait paru en français depuis la fin de la dernière guerre mondiale, Unilinguisme et plurilinguisme, est signée d’Uriel Weinreich (1968)3.
Dans la mesure où seule une définition très générale englobe l’ensemble des processus qui peuvent se manifester dans toute situation où deux ou plusieurs langues sont parlées par un même individu ou par un groupe (A. Tabouret-Keller, Le bilinguisme chez l’enfant, 1969), elle ne peut, de par sa généralité même, orienter le mode de présentation de cette revue. Mais une définition qui insiste sur des priorités méthodologiques ne nous servira guère plus. En effet, si nous sommes bien d’accord pour affirmer que la compréhension du bilinguisme requiert de faire appel « non seulement à l’analyse des faits proprement linguistiques, ce qui entraîne l’étude structurale du processus de contact et de ses conséquences, mais également aux faits sociologiques qui définissent la situation de contact et sa transformation ainsi qu’aux faits psychologiques qui touchent au locuteur et au groupe de locuteurs et aux rapports originaux qu’ils entretiennent avec leurs différentes langues » (A. Tabouret-Keller, Plurilinguisme et interférences, 1969 ; Plurilinguisme, 1972), nous devons renoncer d’emblée à classer les travaux selon le point de vue qui aurait orienté leur élaboration, linguistique, sociologique ou psychologique, dans la mesure où un tel point de vue ne se trouve adopté qu’exceptionnellement, même implicitement. Il ne nous reste ainsi que la possibilité de regrouper les travaux dont nous voulons rendre compte autour de thèmes suffisamment généraux pour recouvrir leur diversité. Nous en distinguerons deux, majeurs par les écrits qu’ils produisent. Le premier est intimement lié aux modalités propres de l’histoire intérieure de la France ; c’est celui du souci, voire de la défense des parlers spécifiques des provinces originairement non francophones. Pour l’essentiel, les provinces du sud, occitanes, de l’ouest, bretonnes, et de l’est, alsaciennes. Le second thème, bien plus général, est celui de la défense du français à une époque où l’emploi de l’anglais, sous une forme ou sous une autre, devient un trait dominant de l’évolution linguistique à l’échelle mondiale. Ceci ne veut pas dire que l’ensemble des travaux dont nous allons rendre compte trouvent là leur raison d’être mais que c’est là ce qui constitue leur arrière-fond historique commun.
La sauvegarde des langues régionales
Le plus grand nombre d’écrits concernant les situations des langues minoritaires peut être qualifié de polémique et, à ce titre, l’époque présente ne se distingue pas tellement des époques antérieures, le début de ce siècle ou la fin du siècle dernier, où des mouvements que l’on peut qualifier de régionalistes se sont toujours manifestés sous une forme endémique. Ce qui est nouveau, par contre, c’est la vigueur accrue que certains de ces mouvements ont prise, sans doute devant le danger de voir rapidement disparaître certains idiomes. Des écrits plus nombreux paraissent, « engagés » pour beaucoup, dans la mesure où de tels mouvements ne se développent pas à l’abri des vicissitudes politiques d’un pays, tout au contraire. Ainsi ont vu le jour au cours des vingt dernières années plus d’une petite revue en langue locale, éphémère parfois, mais stable bien souvent. Une enquête de Georg Kremnitz (1973) sur la situation de la langue d’oc estimée à partir de son emploi dans les mass media fait état, par exemple, de 75 éditeurs d’ouvrages en langue d’oc. Sur les 36 d’entre eux qui ont répondu à l’enquête, 13 ont entrepris des publications en occitan depuis 1960. En 1970, 11 éditeurs éditent 20 titres uniquement en occitan, et en 1971, 19 en éditent 49. Du côté des publications périodiques, l’enquête montre que sur 8 publications qui ont répondu à l’enquête, 21 ont été créées depuis 1960, dont 11 depuis 1970. Ni la Bretagne, ni l’Alsace ne font preuve sans doute d’une telle prolifération mais le mouvement y existe également. On peut affirmer que dans ce type de publications locales se trouvent maintes petites études, non recensées jusqu’ici, qui ne sont pas sans valeur pour la recherche dans le domaine des plurilinguismes. En Bretagne, par exemple, on peut citer la revue Bleun-Brug qui paraît tous les deux mois et qui, typiquement, allie la défense du parler breton à celle de l’implantation religieuse catholique. En 1961, elle relate les résultats d’une enquête sur la langue bretonne chez les enfants. En milieu rural, près de la moitié des enfants d’âge primaire parlent couramment le breton, une partie importante de ceux qui ne le parlent qu’un peu va le parler couramment à son tour à la sortie de l’école, avec la participation aux travaux des adultes. Résultats comparables à ceux obtenus en milieu rural également dans la région de Toulouse par Andrée Tabouret-Keller (Observations succinctes sur le caractère sociologique de certains faits de bilinguisme, 1962 ; Contribution à l’étude sociologique des bilinguismes, 1964).
Ce qui est nouveau aussi, c’est la parution, moins occasionnelle que par le passé, d’écrits qui se réclament d’une approche objective, linguistique ou sociologique. Mais dans le sillage de la grande entreprise des atlas linguistiques qui n’est pas sans sensibiliser l’opinion au phénomène de la diminution, voire de la quasi-disparition dans certains cas de l’emploi des idiomes particuliers, ils sont généralement centrés sur la langue minoritaire elle-même plutôt que sur l’état bilingue de fait. Celui-ci n’est le plus souvent mentionné que brièvement, même quand c’est pour souligner son importance. Par exemple, F. Gourvil qui, dans Langue et littérature bretonnes (1952 : 106-108), souligne qu’en Bretagne, le bilinguisme est général depuis une ou deux générations pour les deux tiers de la population.
Occitanie
En Pays d’Oc, la tendance régionaliste se trouve accentuée par l’impact du mouvement du Félibrige qui, s’il n’a cessé d’être vivace depuis sa création au siècle dernier, connaît un net regain d’activité et de popularité depuis la fin de la dernière guerre mondiale ; deux ouvrages de Robert Lafont en témoignent particulièrement, La révolution régionaliste (1967) et Clefs pour l’Occitanie (1971). Ce regain n’est pas étranger au développement d’une attitude que l’on peut qualifier de militante, même en milieu universitaire. Ce qui nous intéresse, c’est qu’autour du Centre d’Études occitanes de l’Université de Montpellier III, elle donne lieu à un courant de travaux qui prennent en considération les problèmes de la coexistence des parlers d’oc avec le français. Les questions de méthode que leur étude soulève sont abordées (Lafont, 1952 ; Annales, 1972). La diglossie, plus particulièrement, fait l’objet d’enquêtes (Martin, 1971), de réflexions pratiques et de travaux d’analyse théorique (Lafont, 1971, 1973) que viennent étoffer, dans le domaine sociolinguistique surtout, les apports d’autres chercheurs, français (Tabouret-Keller, 1964) ou étrangers (Schlieben-Lange, 1971, 1973). Dans leur ensemble, ces publications enrichissent, par l’ouverture sur l’actualité, un éventail d’études plus classiques, où il faut citer en première place celle de Jean Séguy sur Le français parlé à Toulouse. Le bilinguisme n’en constitue pas l’objet mais il n’en est pas absent.
Alsace
En Alsace, le tableau de l’évolution des publications ne présente pas de différence fondamentale avec les orientations que nous venons de voir pour la Bretagne et le midi de la France. Production plus importante dans le domaine polémique et politique que dans le domaine strictement scientifique. Mais une lecture plus détaillée montre qu’ici, ce qu’il est convenu d’appeler « la question linguistique » n’est jamais omise. Au contraire, celle-ci apparaît généralement au premier plan comme le plus sûr indice de ce qui est ressenti plutôt comme particularisme que comme régionalisme (Fuchs, 1954). Les aléas de l’histoire de la province qui l’ont de manière répétée fait passer de la France à l’Allemagne ne sont certes pas étrangers, ni à la politique d’assimilation linguistique menée systématiquement par l’État français vis-à-vis de cette région germanophone (Fourquet, 1948, 1951 ; Kaufmann, 1972), ni au fait qu’en contrecoup, les partis politiques se saisissent périodiquement de la question linguistique pour la mettre au centre de leurs débats, voire au centre de leur programme, comme c’est toujours le cas pour les Mouvements autonomistes (Baas, 1946, 1948). Le droit à la langue maternelle (le dialecte alsacien), l’allégeance à la France par le biais de l’emploi de la langue nationale, le droit au bilinguisme, voire au trilinguisme, scolaire (emploi du français et de l’allemand selon certains, auquel il faut ajouter l’emploi du dialecte alsacien selon d’autres) sont tour à tour invoqués.
Du point de vue scientifique, un ensemble de travaux a été conduit par l’auteur de ces lignes, d’abord à partir de préoccupations psychopédagogiques liées à la situation particulière de l’Alsace, puis dans une optique plus fondamentale et à propos de situations variées de plurilinguisme. Les premiers travaux établissent la manière dont évolue chez des petits Alsaciens de milieu rural l’acquisition du français au cours de la scolarité primaire. Par comparaison avec la maîtrise de la forme écrite d’enfants unilingues d’un milieu analogue en Bourgogne, celle des élèves alsaciens marque jusqu’à 12 ans un retard qui se résorbe entre 12 et 14 ans (les résultats à une épreuve d’intelligence non verbale ne différencient pas les deux groupes, 1959). Ils établissent également, pour la population masculine, la manière dont évolue la maîtrise du français écrit et en général des connaissances scolaires, pendant la période postscolaire. Au cours des sept ans qui séparent la sortie de l’école primaire et l’enrôlement à l’armée, chez les unilingues comme chez les bilingues, cette évolution est essentiellement déterminée par l’opportunité offerte par le milieu, et plus particulièrement le milieu professionnel, à l’application des connaissances acquises (Tabouret-Keller, 1960). Ces derniers travaux conduisent à une réflexion plus générale sur les problèmes du bilinguisme à l’âge scolaire et sur la définition même de la notion de bilinguisme à l’école, compte tenu des écarts d’ordre variable qui existent généralement entre toute langue telle qu’elle est enseignée et la forme parlée couramment par l’enfant (Tabouret-Keller, Le bilinguisme à l’âge scolaire, 1968 ; Où commence le bilinguisme ?, 1972 ; voir aussi D. Weil, Langue parlée à l’école et dans la famille, 1972).
Dans le domaine de l’acquisition du langage, la vieille querelle à propos de l’éventuelle nocivité du bilinguisme précoce est examinée. L’analyse d’études de cas d’acquisition en conditions bilingues montre que le développement du langage dépend, dans ces conditions, exactement comme l’acquisition du langage en conditions unilingues, non seulement de la manière dont les parents se situent vis-à-vis des contraintes linguistiques qu’ils imposent à leur enfant, mais plus généralement du type de relations qu’ils entretiennent avec lui (Andrée Tabouret-Keller, Vrais et faux problèmes du bilinguisme, 1962 ; Le bilinguisme chez l’enfant avant six ans, 1969). La manière dont un enfant entre 1 an et demi et 3 ans réalise l’amalgame ou le partage de deux langues en présence dans son milieu dépend des conditions mêmes d’amalgame ou de partage de ces deux langues dans l’emploi qu’en font les proches de l’enfant mais plus particulièrement sa mère, quand c’est surtout elle qui s’occupe de lui (Tabouret-Keller, 1963). Dans le cas où ce n’est pas de la famille mais de l’entrée à l’école maternelle, à 3-4 ans, que dépend le contact de l’enfant avec une seconde langue, celle-ci reste pendant un certain temps étroitement liée à la pratique scolaire, et ceci d’autant plus que langue familiale et langue scolaire sont distinctes et restent séparées dans leurs emplois. Dans de telles conditions, la réalisation par l’enfant de l’équivalence par traduction des dénominations d’objets courants dans l’une et l’autre langue n’est pas immédiate. L’interférence linguistique se manifeste inéluctablement dans la seconde langue comme le montre Marthe Philipp dans un chapitre, fondamental pour l’étude des processus de contact au niveau de la deuxième articulation, de son ouvrage sur Le système phonologique du parler de Blaesheim (1965). Elle y analyse le transfert de ce système sur celui du français parlé par les patoisants (Philipp, 1965 : 129-141). Si de ce point de vue, l’enfant ne diffère guère de l’adulte, l’interférence peut cependant provoquer chez lui des difficultés de compréhension plus notables que chez l’adulte (Tabouret-Keller, 1970).
La situation en Alsace se présentait jusque vers 1960 comme une situation relativement stable où les rapports entre les trois langues en présence, le dialecte alsacien, le français et l’allemand, et les fonctions sociales que chacune remplit ne se transformaient pas de manière notable. Les facteurs démographiques et sociologiques (sexe, âge, profession, milieu urbain ou rural, importance des voies de communication, proximité des centres urbains et/ou industriels, etc.) ont donc été étudiés dans une région française comme celle de Toulouse où le bilinguisme est en voie d’involution (Tabouret-Keller, 1962, 1964). Ultérieurement, la distribution des facteurs sociologiques qui interviennent dans la transformation lente d’une situation bilingue en une situation unilingue a été comparée à celle de facteurs analogues dans des situations linguistiques en voie de transformation rapide comme on en rencontre en Afrique, en particulier dans les villes (A. Tabouret-Keller, Sociological factors of language maintenance and language shift, 1968 ; Language use in relation to the growth of towns in West Africa, 1971). Avec le développement des méthodes sociolinguistiques d’enquête, de nouvelles recherches ont été entreprises. D’une part en Alsace, où l’on assiste à une redistribution des fonctions sociales des trois langues, dans la mesure où les enfants de la génération née après 1945 sont largement bilingues et où ils ne font plus les séparations, et en tout cas pas les mêmes séparations, dans l’emploi des deux langues que faisaient leurs aînés (les résultats de l’enquête faite en 1973 ne sont pas encore publiés). D’autre part dans le cadre d’une recherche coopérative anglo-française, intitulée Survey of Multilingual Communities, en collaboration avec le Language Department de l’Université de York (Grande-Bretagne) et sous l’impulsion du Prof. Robert B. Le Page, au Honduras britannique et actuellement, en 1974, à l’île de Sainte-Lucie. Ces travaux, comme leur implantation géographique le laisse prévoir, sont centrés sur les problèmes posés par l’évolution linguistique dans des pays en voie de développement dont la langue dominante est un créole (Tabouret-Keller, Le Page, 1970). L’évolution des formes parlées, créole anglais au Honduras britannique et créole français à Sainte-Lucie, au contact de l’anglais scolaire est particulièrement étudiée (en relation avec la situation et les ambitions socio-économiques et culturelles de la famille de l’élève). Mais d’autres aspects de la situation sont également étudiés, telles les différentes formes de contact linguistique au Honduras britannique, où l’on est en présence de trois grands groupes linguistiques, espagnol, maya et créole, ou encore l’évolution de l’identité linguistique et raciale face à la nouvelle identité étatique (Le Page, 1972 ; Le Page et al., 1974).
Notre revue montre combien, dans un large courant de publications inspiré de la sauvegarde des langues locales, l’étude des plurilinguismes reste encore marginale. Le fait qu’elle se soit développée en Alsace plus durablement qu’ailleurs résulte sans doute de ce que seule des trois régions dont nous traitons, le trilinguisme (français, dialecte alsacien, allemand) y apparaît comme fait dominant de la vie quotidienne, alors que dans les deux autres régions le bilinguisme français – langue locale tend à devenir exceptionnel dans la vie courante quotidienne. Dans le sud de la France, c’est plutôt d’une diglossie sans bilinguisme qu’il faudrait parler, comme le montre Lafont avec beaucoup de nuances (1973).
La défense du français
Tout aussi marginale reste l’étude fondamentale des plurilinguismes dans le courant des écrits animés par le souci de ceux qui se veulent défenseurs de l’intégrité de cette entité quelque peu mythique qui s’appelle la langue française. Il faudrait la défendre contre l’invasion de termes étrangers dans son vocabulaire, surtout de termes anglo-saxons. Moins occasionnel qu’il ne peut paraître au premier abord, ce mouvement donne lieu à une parution continue depuis une vingtaine d’années de petits articles dans la grande presse, mais souvent aussi dans des revues destinées au corps enseignant. Ils sont plus généralement d’inspiration puriste et polémique (Grand Combe, 1954 ; Bricault, 1958 ; Guilbeat, 1959, à titre d’exemples) que d’inspiration proprement linguistique (Rigaud, 1959 ; Renard, 1964). Les ouvrages sont l’exception (Étiemble, 1964). Dans son ensemble, ce mouvement participe de la dynamique des emprunts. Et c’est cette participation même qui sans doute exclut que des processus d’emprunts puissent y être considérés du point de vue linguistique. Au contraire, ils apparaissent directement dans leurs effets sur le locuteur qui, n’en pouvant mais de les subir, croit pouvoir s’en défendre.
Relativement marginale aussi reste l’approche que peuvent avoir des problèmes du plurilinguisme les spécialistes de l’enseignement des langues vivantes, français y compris4. Il est rare cependant que les revues les plus diffusées dans ce domaine, Le français moderne, Vie et langage, Le français dans le monde, ne publient dans chacun de leur numéro un article qui, s’il n’est pas directement consacré au plurilinguisme, apporte quelque élément à sa compréhension. Mais dans l’ensemble, l’élève qui apprend une langue vivante n’est pas considéré comme bilingue, ni même comme bilingue en puissance. À l’extrême limite du domaine de l’enseignement du français, à savoir l’étude des conséquences des écarts qu’il y a toujours entre le français tel qu’il est enseigné à l’école et celui que parle l’enfant quotidiennement même en France, les travaux sont l’exception (Weil, 1972 ; Tabouret-Keller, 1972 ; Recherches pédagogiques, 1973), l’enseignement du français est encore essentiellement dominé par le souci d’une norme calquée sur la forme écrite comme le montrent André Martinet dans Le parler et l’écrit (1972) ou Denise François dans La notion de norme en linguistique (1972). Dans le domaine de l’enseignement du français langue étrangère, les études sont nombreuses mais, comme il faut s’y attendre, dominées par des préoccupations souvent strictement pédagogiques, tel l’établissement des typologies de fautes (par exemple Debyser, Houis, Rojas, 1967 ; Rojas, 1971 ; Roggero, 1970). L’utilité indiscutable de tels travaux n’empêche pas qu’une réaction importante se dessine actuellement en faveur d’une ouverture plus grande de l’enseignement des langues sur la vie de l’élève en dehors de la classe, donc en fait sur une meilleure appréciation de ce que ce type particulier de bilinguisme, étayé par la division entre monde scolaire et monde extra-scolaire, peut avoir pour conséquences5.
Nous ne pouvons que mentionner ici la pédagogie des langues vivantes et souligner combien l’étude des interférences y est centrale, comme le montrent un certain nombre de publications, par exemple celles de Maurice Calvet (1966, 1968) ou encore celles de Francis Debyser (1970, 1971). Nous écartons les études de linguistique comparative et de linguistique contrastive, malgré leur proximité évidente avec l’analyse des processus d’interférence qu’elles conditionnent en fait et bien qu’au détour de telles études, il ne soit pas rare de voir le bilinguisme mentionné. On peut citer à ce propos les travaux de Louis-Jean Calvet (1969, 1971), les études d’Emmanuel Companys et David Harvey (1965), de Mariano Perero (1968), entre autres, et le numéro spécial de la revue Le français dans le monde consacré à « Comparaison des langues et enseignement du français » (1971). S’il est donc question de bilinguisme dans le domaine de l’enseignement des langues, c’est, à la limite, de celui qui pourrait résulter de cet enseignement. Le développement des techniques audio-visuelles a d’ailleurs accentué l’apparence d’indépendance que peut avoir l’acquisition de la seconde langue par rapport au maniement de la première, quand les méthodes l’enferment dans un local, alors que toute pratique d’une seconde langue, aussi minime soit-elle, est en tant que telle la mise en jeu de processus de contact. Il est intéressant de noter à ce propos que l’enseignement du français à des travailleurs étrangers ne peut que se situer, par la force des choses, à partir des processus de contact, de l’interférence linguistique, et plus généralement des aléas de l’insertion sociale (Catani, 1974). Ces travailleurs viennent d’abord pour trouver un emploi et apprennent le français sur le tas. Pour ceux d’entre eux qui s’installent en France avec leur famille, l’institution scolaire française qui accueille leurs enfants représente un grand espoir mais le plus souvent un espoir qui est rapidement déçu. Non pas tellement parce que la langue courante familiale des élèves n’est pas le français, mais parce que l’institution elle-même ne répond pas, ou très mal en tout cas, aux besoins de formation des adolescents de milieu ouvrier (Grange et Dabène, 1971 ; Hostein, 1974).
Le français dans les pays ex-coloniaux
Comme toutes les grandes puissances coloniales, la France a implanté durablement sa langue dans un certain nombre de contrées en dehors de l’Europe, principalement en Afrique. Dans la mesure où une certaine coopération scientifique est maintenue entre la France et les pays ex-coloniaux, actuellement indépendants ou sur la voie de le devenir, un courant de recherches consacrées aux réalités de ces pays se poursuit en relation avec des chercheurs ou des organismes de recherches français (Houis, 1956). Les problèmes linguistiques sont abordés et, parmi eux, ceux des plurilinguismes (Houis, 1962). Ils sont particulièrement importants en Afrique où l’enchevêtrement linguistique a de tout temps été considérable. Dans les zones à circulation aisée, le paysan africain est souvent polyglotte (Pierre Alexandre, Langues et langage en Afrique noire, 1967). La complexité des situations traditionnelles de bi- et de plurilinguisme est telle que Maurice Houis, dans son ouvrage Anthropologie linguistique de l’Afrique noire (1971), ne propose pas moins de cinq critères pour esquisser un classement qui en rende compte (des critères sociologiques, culturels, géographiques, écologiques et linguistiques, Houis, 1971 : 145-175). La surimposition des langues européennes – surtout le français et l’anglais – à ces situations déjà largement caractérisées par le contact des langues va produire une grande variété dans l’emploi des différentes langues en présence, dans leurs répartitions sociales et leurs évolutions respectives. Au contact des langues parlées, le français se diversifie et de nouvelles variétés régionales africaines se dégagent graduellement (C.E.R.I.N., 1960). Souvent autour des centres de linguistique appliquée dans un certain nombre de pays, ex-colonies françaises (Sénégal, Cameroun, Côte-d’Ivoire), mais plus particulièrement au Centre de Linguistique appliquée de Dakar sous l’impulsion de Maurice Calvet, se sont développées des études consacrées aux particularités du français parlé en Afrique (M. Calvet, 1964 ; Rosse, 1965 ; Murray B. Haggis pour La phonie du français chez les trilingues twis en Afrique anglophone, 1972), aux difficultés de l’enseignement du français à des élèves dont la langue maternelle est une langue africaine (Hérault, 1968; Canu, 1969) ou même un créole français (Cellier, 1973 ; Carayol, 1973), et même aux difficultés de l’enseignement de l’anglais qu’aucun aménagement ne prévoyait d’enseigner en Afrique autrement qu’on ne le fait en France (Le Boulch, 1966 ; Rudigoz, 1968). Des enquêtes sur les langues parlées par les élèves (Wioland, 1965), sur la réalité scolaire (Renaud, 1968) montrent toutes combien profond est le problème linguistique dans la mesure où non seulement plusieurs langues sont toujours en présence mais où des transformations profondes des fonctions sociales que les unes et les autres remplissent sont en cours (Carayol et Chaudenson, 1973), surtout dans les grandes agglomérations urbaines (Tabouret-Keller, 1971).
Afrique du Nord
En Afrique du Nord, la section linguistique du Centre d’Études et de Recherches économiques et sociales de l’Université de Tunis a été particulièrement active et a développé avec la participation d’André Martinet tout un courant de travaux consacrés à la situation linguistique en Tunisie, après l’indépendance qui laisse au français un statut privilégié (Garmadi, 1968 ; Skik, 1968). La dynamique du français contemporain (Martinet, 1968) et les hiérarchies d’usages linguistiques présentes dans toute communauté linguistique (Martinet, 1966) ont pour conséquence des faits de contact franco-arabe d’une grande complexité (Garmadi, 1966) où interfèrent les différents registres de l’emploi de l’arabe (Attiah, 1966) et des formes de français qui s’individualisent, comme le français des cadres (Riahi, 1968), celui des mécaniciens (Baccouche, 1966) ou celui des ouvriers qui ont travaillé en France (Elayeb, 1966). L’arabisation de certains secteurs comme le ministère de l’Intérieur rend compte des difficultés que toute politique de normalisation linguistique rencontre dans une situation où les rapports que les langues en présence entretenaient traditionnellement sont en voie de profond remaniement (Hamzaoui, 1970). La langue des étudiants (Ounali, 1970), la langue des élèves de l’enseignement secondaire (Elayeb, 1968 ; Riahi, 1970) rendent compte de la même évolution qui actuellement aboutit à une multiplication des registres et des variétés, et par conséquent des modalités d’interférence. Le bilinguisme arabe-français promu dès la scolarité primaire comporte lui-même maintes difficultés (Aupecle, 1967) pour la pédagogie du français, dont la moindre n’est pas qu’il se présente comme un avantage pour les enfants des milieux économiquement privilégiés et comme un désavantage pour les enfants des milieux pauvres (Chettaoui, 1974).
Nous ne traiterons pas plus avant les problèmes des plurilinguismes qui sont liés au statut du français hors de France (Belgique, Canada, Val d’Aoste, etc.). Leur étude est très généralement le fait d’auteurs étrangers, même quand ils sont francophones, et leur approche exigerait des développements qui sortent du cadre de cette revue (une esquisse des problèmes se trouve in Ideric, 1970).
Enseignement bilingue précoce
Nous ne pouvons par contre pas terminer notre tour d’horizon sans mentionner un domaine où s’est manifesté en France un intérêt assez particulier pour le bilinguisme. Il s’agit de celui de l’enseignement précoce à des enfants unilingues français d’une seconde langue dès l’école maternelle, enseignement qui serait suffisamment précoce pour qu’il soit question d’une « seconde langue maternelle » (Delaunay, 1968). Une expérience pédagogique menée principalement dans la région de Bordeaux a donné lieu à des rencontres et à des publications (Perevilh, 1967 ; Herbinière-Lebert, 1966, 1968) et surtout à un regain d’intérêt pour la discussion sur l’opportunité du bilinguisme précoce (Wittwer, 1963 ; F. François, 1967 ; Thévenin, 1965, 1969). Cette discussion reste difficile à conclure : le problème en effet n’est pas tellement d’enseigner une seconde langue à des jeunes enfants – il est largement établi que cela peut se faire avec un grand succès – que de s’assurer du développement que cette connaissance précocement acquise peut recevoir, car il est aussi établi que si l’enfant n’a plus l’occasion d’exercer la langue apprise, il l’oublie facilement.
Conclusion
Au terme de cette revue, le paradoxe dont nous faisions état à l’entrée de notre article peut trouver une explication. Dans un État centralisé, et où la centralisation s’est historiquement étayée sur l’obligation d’adopter la langue de l’État (celle du roi François Ier en l’occurrence, qui, par l’Édit de Villers-Cotterêts de 1539, a rendu le français obligatoire pour tout acte juridique sur son territoire), l’existence même de situations bi- ou plurilingues a officiellement été, non pas niée, ce qui aurait été une manière d’en faire état, mais purement et simplement ignorée. La France fait partie de ces pays qui, comme l’a bien noté Weinreich, « ont tendu, avec succès, vers le but qu’ils s’étaient délibérément fixé : la possession d’une langue parfaitement unifiée, symbole et instrument de leur existence nationale » (Weinreich, 1968 : 648). Dans ces conditions, le bilinguisme des populations, voire leur plurilinguisme, ne pouvait pas être pris en compte, du moins pas par des organismes officiels ou de manière officielle. C’est ce qui explique à la fois que la recherche fondamentale se soit relativement difficilement développée et que, dans les courants d’intérêt pour les réalités linguistiques, ce soit plutôt la défense des langues locales ou celle du français qui apparaisse que l’étude des modalités de coexistence, linguistiques, psychologiques, sociologiques des différents idiomes en présence. L’idéologie officielle n’a pas été sans influencer ceux-là mêmes qui se sentaient par elle oppressés et, si elle trouve son expression chez ceux qui défendent une forme idéalisée du français, elle la trouve également chez ceux qui défendent les langues locales comme si rien ne les faisait évoluer elles aussi. Dans son ensemble, cette analyse reste vraie pour les territoires dits francophones, hors de France. De manière plus générale, on peut affirmer qu’une des difficultés, voire la difficulté majeure, que doit surmonter toute étude d’une langue en situation, est celle de la part à accorder à ce qui représente en elle le changement en cours. Or la situation de contact linguistique, de bilinguisme ou de plurilinguisme est dans son principe même une situation de changement, quelquefois à court terme mais toujours à long terme.