Les interfaces tactiles du Contact Improvisation

The tactile in-betweens of Contact Improvisation

DOI : 10.57086/radar.712

Index

Mots-clés

Contact Improvisation, danse, toucher, tact, corps, mouvement

Keywords

Contact Improvisation, danse, touch, tact, body, movement

Plan

Notes de la rédaction

Publié dans sa version anglaise : GODFROY Alice, « The tactile in-betweens of Contact Improvisation », in Steve Paxton : Drafting Interior Techniques, BIGÉ Romain [dir.], Lisbonne, Culturgest, 2019, p. 70-80.

Texte

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Janvier 1972. Des corps se désaxent, bondissent dans les airs, se jettent les uns sur les autres, s’agrippent, chutent, se relèvent, re-chutent. Quinze minutes d’une étrange activité. Onze jeunes hommes explorent les lois physiques de la gravité, en jogging, sur des matelas de gymnastique. Nous sommes à Oberlin College. La pièce s’intitule Magnesium. Un métal élémentaire qui peut produire une lueur vive et fugace. Choc entre des corps.

Juin 1972. Collisions, frictions, entrechocs, roulades. L’exploration se poursuit, toujours sous l’impulsion de Steve Paxton, toujours sur des tatamis. Dix-sept danseuses et danseurs investissent la John Weber Gallery de New xYork. La pièce s’appelle Contact Improvisations, elle est longue de cinq jours, elle se donne comme une pratique que l’on regarde, où l’on regarde moins des chocs que des duos d’improvisation, moins des chutes que des jeux de poids qui s’échangent. Dyades tactiles.

Depuis plus de 50 ans, dans des studios du monde entier, des corps roulent les uns sur les autres. S’entortillent, se portent, se soutiennent, sans plus de bas ni de haut. Ils sont souvent inconnus entre eux, mais connaissent l’adresse des jams – ces espaces d’expérimentations libres où personne ne guide, où tout le monde danse. Ces « contacters » connaissent aussi le nom de Steve Paxton, l’initiateur de cette grande vague qui a posé un jour ces questions qui continuent à cheminer en eux : comment dialoguer par le seul toucher ? Comment danser sans perdre le contact avec l’autre ? Le Contact Improvisation est le nom donné à cette pratique, issue des premières expérimentations de 1972, qui se sera proposé dès ses origines de « fonder l’exploration du mouvement sur la communication intime (plutôt que sur ce que l’esthétique impose) » (Paxton, 1981).

Une amie a partagé avec moi un symbole qu’elle venait de découvrir pour elle-même. […] Et toi, m’a-t-elle demandé, c’est quoi le symbole pour « toi » ?

Je n’en avais pas, mais j’y ai réfléchi un moment, puis j’ai senti une sorte de vibration. Les vagues ont amené l’image d’un océan, et je le tenais presque, mon symbole… J’en vins à bout lorsque je conçus l’océan comme l’interface de deux corps fluides : un océan d’eau et un océan d’air qui seraient tous deux en Image … Donc je réussis à le lui décrire comme Image accompagné d’une variable temporelle Image , généralement rapide.
(Paxton 1976)

Ces deux vagues dans lesquelles Steve Paxton se reconnaît et se signe dessinent un motif de l’écart, donnent à voir un vide qui unit autant qu’il sépare « deux corps fluides ». Et tient dans une clef poétique toutes les énigmes de ce qui pourrait aller par deux, avoir envie de se toucher, de ne faire qu’un, peau à peau, et auquel le Contact Improvisation aura donné une forme audacieuse.

Étudier

Une étude commence avec la suspension des évidences. Radicale, elle ne le devient toutefois qu’en acceptant de réinterroger ce qui fonde notre expérience et qui, en elle, semble aller de soi, à savoir : le comportement de notre corps dans l’action. Steve Paxton est cet étudiant acharné qui fit de « la danse – un laboratoire pour explorer le corps humain » (Paxton 1972), ce corps faussement évident, medium princeps de tous les agirs artistiques.

Pour s’étudier, le corps de Paxton s’équipe d’un outil – l’attention – qu’il utilise comme un « instrument actif […], une espèce de microscope dont [il] fait varier les focales pour [se] concentrer sur certaines perceptions » (Paxton 1977). Cet outil attentionnel sera déployé pour surprendre cela qui nous échappe : la naissance du geste, la finesse des sensations. D’un côté, qui cherche en dansant doit parvenir à hacker ses gestes, à « pirate[r] [ses] programmes de mouvements élémentaires pour s’adapter à de nouveaux mouvements » (Paxton 2018) ; de l’autre, il travaille à étendre sa sensibilité en imprimant dans la masse confuse des sentis des marques de différenciation, des points qui les distinguent, des chevilles qui en égrènent les nuances et lui permettent d’acquérir « du discernement dans [sa] sensation du corps » (Paxton 2018). Il n’est pas d’autres voies pour faire de la matière de soi un corps expérimental, tel que d’autres le firent avant lui dans les studios de l’avant-garde chorégraphique. S’explorer soi-même. Oui, ajoute Paxton : mais à deux.

Voilà le trait de génie. Le geste révolutionnaire par lequel Paxton ouvrira tout un champ de recherche, et une série de trouvailles qui iront transformer des milliers de corps à travers le monde. Les étudiant·es et collègues qui l’accompagnent au début de ses explorations deviendront eux·elles-mêmes des chercheur·euses de la pratique, et des relais de sa diffusion. L’étude est non seulement d’emblée taillée pour le duo, mais elle l’est également pour le collectif : pour exemple, Nancy Stark Smith, qui fonde le Contact Quarterly, Lisa Nelson et Steve Christiansen, qui filment et documentent la pratique, Danny Lepkoff et Nita Little, qui enseignent et performent la forme. Un travail d’équipe se démultiplie et essaime partout dans le monde à partir de ce petit décalage, ce saut du un au deux qui pose nouvellement la focale sur les ruines de nos enceintes in-dividuelles, qui déplace le centre de gravité de l’étude vers nos énigmes transindividuelles, et propose au fond de questionner le mouvement humain depuis l’endroit où il a toujours parlé : l’entre-deux. Plus encore : d’interroger l’espace relationnel qu’est le corps à partir du plus petit entre-deux qui soit, de cet inframince aussi ténu que la ligne d’horizon qui joint et disjoint l’océan du ciel : la surface de contact entre deux peaux qui se touchent. Apprendre le corps par le corps, mais de côté. Par le contournement de l’autre.

La clef du contact

Le laboratoire du Contact Improvisation aura été fécond, dès ses origines, d’avoir élaboré un dispositif expérimental d’une très grande élégance, c’est-à-dire d’une très grande simplicité : deux corps (réduits à leur dimension de masses) se mettent en contact (via un toucher défait de ses usages culturels) et se laissent agir par des mouvements non prémédités (ils improvisent). L’interaction n’est régie que par une seule règle qui consiste – il est plus aisé de le dire que de le faire – à garder le contact, alors que tout inviterait à le perdre : la rapidité du mouvement, le jeu des transferts de poids, la désorientation de corps désaxés de leurs coordonnées gravitaires usuelles. Hormis cette règle, Steve Paxton et son équipe ne posent que des bords, décidé·es à ce que les seules inductions émanent du cadre d’expérience lui-même, de ce terrain de jeu qui opère par soustraction des attentes, qui ne prescrit aucun mouvement, n’impose aucune figure, qui ne s’inscrit dans aucune esthétique préétablie et se garde soigneusement de dire ce qu’il y aurait à y faire. Un cadre pleinement vide, pleinement potentiel donc, qui nous oblige à entrer dans une pratique de recherche et un apprentissage sans fin : nous y sommes acculé·es, il nous faut apprendre à apprendre. Comment bouger ?

Au minimalisme du protocole expérimental répond symétriquement la complexité des questions qui en émergent. Pourtant, dans l’éprouvette du studio, si des corps s’agitent en tous sens, ils ne le font pas n’importe comment. Simple, économe, toute nue en quelque sorte, la formule du CI n’en est pas moins animée d’un questionnement central qui aura visé, dès le départ, à faire entrer ces corps dans une autre expérience, à mobiliser d’autres possibilités de mouvement et, pour ce faire, à « se laisser mettre en mouvement par le réflexe et l’intuition » (Paxton 1981). C’est à cet endroit que le toucher fait irruption, puissamment, comme clef de la pratique, comme moyen pour répondre à la question qui la fonde. Comment bouger en se laissant mettre en mouvement par le réflexe et l’intuition ?

En tournant cette clef pour ouvrir la porte à une autre façon d’improviser, les « contacters » feront vite l’expérience d’un jeu à double battant par laquelle le toucher ne peut s’étudier sans qu’il finisse lui-même par nous étudier. La révolution tactile est à double sens : le contact rend possible une (nouvelle forme de) danse, la danse transforme en retour les (formes connues) du contact. Voilà la question que nous aimerions étudier ici, en nous appuyant à la fois sur les textes de Steve Paxton, sur l’analyse phénoménologique des vécus du Contact Improvisation, et sur notre expérience de la pratique : qu’est-ce que le CI aura fait au toucher ?

L’enfance du toucher

Comprendre ce qui nous entoure avec nos mains, agripper une branche ou un bras, s’y laisser pendre, se laisser porter, envelopper par la peau des autres, se faire comprendre par pressions, compressions, variations toniques, caresses… cette façon de s’associer au monde par le toucher continue de nous dire vaguement quelque chose. Paxton : « Je crois que, quand j’ai conçu le Contact Improvisation, la première chose qui m’est revenue était la manière dont les enfants jouent avec les adultes, et comment les adultes traitent les corps des enfants : en les balançant dans les airs, en les câlinant ; et comment les enfants, pourchassant les adultes, cherchent à obtenir des interactions avec eux » (Paxton 2015). Bien celé dans les plis d’une mémoire archaïque, le toucher est là, planté au cœur de notre petite enfance, régnant en maître de communication parmi d’autres sens, toujours un peu adossés à lui.

Que s’est-il passé ? Un retrait, d’une part, dû à ce processus d’individuation de l’espèce humaine qui se parachève à l’heure de notre enregistrement adulte. Une presque disparition, d’autre part, dans nos sociétés occidentales où l’usage de la tactilité a été relégué dans les sphères de l’intime, un usage local, sporadique, qui s’étend pauvrement de l’intimité objectivante d’un cabinet médical à celle, plus subjectivante, de la chambre des amant·es. C’est un fait : nous avons perdu, dans nos vies de sujets post-modernes, l’usage du contact physique pour nous comprendre.

La pratique du CI ne propose pas de résister à cette réduction en rappelant en nous un corps irrémédiablement perdu. Nul·le ne peut revenir à son corps d’enfant, mais il nous est encore donné d’observer les étendues de la perte. Dès lors, les « contacters » travaillent moins à réveiller en eux·elles le toucher de l’enfant qu’à explorer, nouvellement, l’enfance de tout toucher. Un toucher rendu transparent à lui-même, rincé pourrait-on dire de tous les modelages qui ont fini de l’endiguer dans un usage étroit, étroitement normatif. Non seulement décapé de ses codifications sociales et culturelles, mais encore dénudé de ses habitudes intentionnelles, et renouant ici avec l’étymologie de l’enfant, infans, un toucher « qui ne parle pas encore » mais vit pleinement l’aventure silencieuse de la physicalité du monde. Cet effort de dépotentialisation, en le ramenant à son plus simple appareil, transforme le toucher et lui fait accéder à sa majorité expérimentale, là où ses puissances infralangagières d’avant l’individuation remontent à la surface et peuvent ainsi ouvrir d’autres modes de relation – à l’autre, à l’espace et à soi.

Le double jeu du tact

La spécificité du toucher, si banale qu’on ne la remarque plus guère qu’au prix d’un effort de concentration, tient à sa structure réflexive – au fait que son acte se dédouble immanquablement et simultanément entre un geste « actif » (je suis touchant·e) et un geste « passif » (je suis touché·e). Je ne peux toucher sans être touché·e en retour. Cette « doublitude » souffre toutefois de ce qu’Hubert Godard a nommé une « névrose des sens » (Godard 2005), par quoi notre perception, à force d’être guidée par une pulsion d’emprise sur le réel, s’est tant fixée dans des habitudes objectivantes que nous ne reconnaissons plus que nous sommes touché·es lorsque nous touchons. L’accordage sensoriel (tuning) que nous accomplissons dans la pratique du CI est un acte de résistance à l’encontre de cette perception névrotique. Nous visons un rééquilibrage sensoriel qui passe par la reviviscence du pôle subjectivant de tout contact. Et l’expérience est étonnante. Car dès que je privilégie le geste d’être touché·e (c’est-à-dire d’être affecté·e par ce que je touche), je me place en situation d’écoute. Ma palpation en est nécessairement ralentie, interrogeante, vulnérable, ouverte.

Danser en contact physique avec une partenaire, c’est un peu comme coller son oreille à un mur et avoir une conversation avec la personne qui se trouve de l’autre côté. Comme les sons dans la pièce d’à côté, nos mouvements et ceux de notre partenaire sont amplifiés par le contact, et peu de choses passent à la trappe, même si elles ne sont enregistrées qu’inconsciemment. En Contact, peau à peau, poids à poids, je suis bougée par les mouvements de ma partenaire et par là, je peux sentir – de première main – ses réflexes, les accélérations et les pauses dans le temps qui la caractérise.
(Stark Smith 1986)

En contact, et sans que l’un·e ne guide l’autre, les partenaires se mettent irrésistiblement en mouvement. Alors qu’ils·elles ne font rien d’autre qu’écouter à travers peau. Écouter quoi ? Il faut du jeu pour qu’une porte coulisse dans ses gonds, et le jeu n’est plus ici de savoir si je te touche ou pas, il est à l’intérieur même du toucher. Je sens en lui des degrés, des nuances, des capacités de modulations qui grandissent. Tout un spectre qui s’ouvre quand je voyage de sa rive « active » (je m’oriente vers toi) à sa rive « passive » (je suis affecté·e par toi). Je joue de ce curseur pour creuser des écarts dans notre relation. Créer des différentiels qui nous font tomber dans le mouvement.

Les « contacters » travaillent d’une part à différencier toujours plus finement les degrés de l’échelle tactile. À avoir du tact pour tout dire, et s’adapter à ce que de l’autre nous ne connaissons ni ne pouvons prévoir. Ils·elles cherchent d’autre part à sentir et à étendre cette altérité, cette part de l’autre qui est à l’intérieur de chaque touche et lui donne sa perspective. À creuser cette distance à l’intérieur même de leur relation à l’autre pour ouvrir un petit espace inappropriable d’où surgira le mouvement mutuel. C’est sous-entendre alors, de façon contre-intuitive, que le toucher serait le sens des distances intimes, et le Contact Improvisation une Distance Improvisation qui ne se déploie qu’à creuser un espace à même la tangence des corps.

L’espace sphérique

Les arts martiaux sont des arts de la guerre. Ils ont tous été forgés dans le feu de la vie ou de la mort, et ont mûri en traversant des lignées de survivants. L’aïkido présente un intérêt particulier en raison de l’étendue de sa vision de la situation de guerre. Il ne met pas l’accent sur l’opposition, mais sur le « nous » non polaire. L’intense prise de conscience que la mort confère à l’activité a permis aux arts martiaux, y compris l’aïkido, d’être efficaces. […] Le Contact Improvisation n’est pas un art martial. C’est peut-être un art-sport si on le définit par le contexte dans lequel il opère actuellement. Les moyens de son enseignement ne sont pas ceux de la confrontation à la vie ou à la mort, mais de l’affrontement de la vie avec la vie. (Paxton 1976)

L’influence de l’aïkido que Paxton inscrit aux origines du CI repose, quant à la perception spatiale, sur de comparables armements des corps face au danger : pour survivre dans un espace potentiellement dangereux, les corps développent une alerte qui doit s’étoiler en tous sens. On ne sait jamais d’où viendra la prochaine attaque, pas plus que dans la danse, le prochain contact. Les « contacters » apprennent à être prêt·es, à recevoir comme à lire le mouvement de leur partenaire avec leur tête, leurs épaules, leur ventre, leur dos, leurs cuisses ou la plante de leurs pieds. Steve Paxton écrit : « En Contact Improvisation, je me retrouve suspendu à ma peau. Et je compte sur ses informations pour me protéger, m’avertir, me renvoyer les données auxquelles je réponds » (Paxton 1982). Contrairement à l’œil qui renverse le monde en lui à travers le petit trou de sa pupille et ne peut le rencontrer que de face, selon une perspective sagittale, la peau est cet organe spécial, étendu autour de nous, troué d’une infinité de pores, équipé chacun de capteurs sensoriels qui nous donnent le monde sans orientation préférentielle. La peau nous ouvre à une autre spatialité qui ne nous sépare pas du monde, mais nous y inclut autant qu’elle nous enveloppe.

Encore faut-il, pour accéder au maximum de son potentiel multidirectionnel, qu’elle devienne semblablement sensible sur tous ces bords, et non seulement selon ce zonage tactile qui a rendu nos plantes de pied, nos lèvres, notre langue et, avant tout, nos paumes de mains hypersensibles en raison de leurs capacités palpatoires. Les « contacters » s’affairent à redistribuer la donne en transférant le tact vif de la main sur toute la superficie de leur peau, en devenant un corps-main capable de palper l’espace avec ses moindres plis. À rendre leur corps équi-touchant et à se donner, ce faisant, un espace sphérique ouvert à 360 degrés.

Et tout se passe, en retour, comme si cet espace sphérique en venait à envelopper les partenaires d’une même peau. En opérant la bascule de l’espace visible, et de sa structuration pour le vivant en régions plus ou moins accueillantes, plus ou moins hostiles selon les buts projetés, à cet espace tactile qui est structurellement non polarisé, non ségrégateur, rond et inclusif, les duos finissent en effet à sentir qu’ils partagent le même corps. Qu’ils sentent avec le corps de l’autre comme l’aveugle avec sa canne, qu’ils s’y prolongent et étendent ainsi leur espace kinesphérique. C’est cet autre enseignement que Paxton aura retenu de l’aïkido : la confrontation constante au danger mène à un degré supérieur de présence, efficace, dépouillée, désaffectée, mais plus encore à un dépassement de la peur en ce qu’il convient d’appeler de l’amour. L’adversaire finit par devenir un·e partenaire, un·e allié·e dans le mouvement avec lequel·laquelle travailler plutôt que lutter, et que l’on incorpore en soi comme le toréador son taureau. Une petite leçon d’anthropophagie réciproque où le « je » et le « tu » ne se conjuguent plus qu’à la personne du « nous ».

Ce qui m’intéresse dans […] le Contact Improvisation, c’est qu’il s’agit d’un jeu où ton adversaire n’est autre que toi-même, et où tu as besoin d’être deux pour gagner. Cela s’oppose à toutes les situations où ton opposant, c’est l’autre, et où seul l’un de vous deux peut gagner. (Rainer et Paxton 1997)

Un corps commun

Le Contact Improvisation n’échappe pas aux structures sociales [de la société capitaliste]. Haha. Mais il pourrait bien être un levier qui nous permette de modifier la compréhension du social dont nous héritons. Parce que c’est une activité qui se définit à partir d’autres types de mouvements : ceux qu’on observe entre les parents et leurs nourrissons par exemple, des mouvements de soutien, des mouvements réflexes, des mouvements mutuels et qui soutiennent le développement. En ce sens, les mouvements qu’on trouve dans le Contact Improvisation ont bien à voir avec la vie, du moins avec ces moments où la vie émerge, et peut-être à partir d’eux peut-on remettre en cause l’univocité de ces moments où la vie prend inversement les aspects de l’individuation, de la séparation, de la compétition, de l’agression et puis finalement de la guerre et de ses atrocités. (Paxton 2015)

Le CI met en jeu des espaces relationnels d’un autre type, qui rendent caduque jusqu’à un certain point l’idée d’une intersubjectivité sociale parce qu’ils se déploient avant son émergence, à même le tumulte intercorporel qui la fonde. Il expose des corps expropriés, décentrés, qui délocalisent leur centre de gravité à la périphérie de la peau, pour y faire transiter la gravité qu’ils partagent. Des corps troués de vide et de passages qui deviennent de pures interfaces, sur le modèle de la « main vide » du calligraphe chinois, tel que le décrit le poète Henri Michaux, animée du seul désir de ne pas faire obstacle à l’influx qui lui est communiqué. Des corps pauvres qui ne peuvent donner que ce qu’ils ne possèdent pas – ce poids qui les relie à la Terre. Ces masses en mouvement font alors cause commune sur un principe mutualiste, fait de confiance réciproque, qui procède moins d’une idéologie que de savoirs incarnés dans les potentialités mêmes du tact.

L’ultime savoir étant peut-être celui-ci : c’est en touchant ce qu’il y a de plus physique et de plus tangible (le corps d’un·e autre), que nous nous donnerions la possibilité de toucher – à plusieurs – l’intouchable d’une vie impersonnelle, déliée de lutte et de face-à-face. Le CI aura construit un cadre expérimental pour laisser agir la miction de « deux corps fluides » qui travaillent à rendre poreuses leurs frontières dermiques jusqu’à possiblement dissoudre la part du « moi » en nous. Robert Ellis Dunn, qui contribua à fonder le Judson Church en ouvrant un cours de composition chorégraphique selon les principes de John Cage, appelait ce phénomène : the unicorn, parce que comme la licorne, c’est une sorte d’être miraculeux qu’on n’aperçoit jamais plus que quelques instants. Nancy Stark Smith et Steve Paxton s’y réfèrent, quant à eux, comme à une third entity : un tiers, ni toi ni moi, qui surgit entre nous, dans notre danse, et qui nous danse.

Il y a un sentiment de non-dualisme, où ce n’est pas moi qui danse avec Steve, ni Steve qui danse avec moi, mais où nous sommes ensemble dans un environnement, et où nous conditionnons tous les deux cet environnement. […] La réponse à cette activité, cette troisième chose, est également très importante, semble-t-il. Ce n’est pas qu’il vous danse : c’est comme un égal.
(Stark Smith 1983)

Cette union, cette osmose si particulière que nous vivons dans les moments de grâce que procure l’expérience du CI s’accompagne d’un phénomène de désolidification de notre noyau propre, lequel semble se vaporiser momentanément à la manière d’un nuage dans l’intercorps ainsi créé. Les danseur·euses ne sont plus assez « sujets » pour pouvoir dialoguer, ils·elles ne peuvent plus qu’agencer les formes de partage de leur corps commun. De sorte que le Contact Improvisation propose de mettre à jour les possibilités de ce qu’il faudrait appeler la vie protosociale, et oppose une force critique à toutes les philosophies de l’identité et de l’altérité : en tournant la clef du toucher, il opère un changement de plan radical qui suggère une voie de passage de l’intersubjectif à l’intercorporel, du parlement des sujets à la conspiration des corps.

Le Contact Improvisation est une danse de la communication par le toucher : s’y négocient les poids, les forces, mais aussi les identités. En de brefs instants, il ouvre, au sein de cette communication, à des moments de communion. Voilà peut-être aussi ce que le diagramme de Paxton, ce symbole à deux vagues, nous découvre : les promesses d’une suspension des subjectivités adversaires. Un Tao pour la danse. Une voie pour vivre autrement.

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Bibliographie

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STARK SMITH Nancy, retranscription non publiée par NOVACK Cynthia du Contact Improvisation Symposium, St Mark’s Church, 1983.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Alice Godfroy, « Les interfaces tactiles du Contact Improvisation », RadaЯ [En ligne], 9 | 2024, mis en ligne le 03 juin 2024, consulté le 23 juillet 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=712

Auteur

Alice Godfroy

Maîtresse de conférences en danse à l’université Côte-d’Azur, membre du Centre transdisciplinaire d’épistémologie de la littérature et des arts vivants (CTELA). Entre littérature comparée, études en danse et phénoménologie, ses travaux s’adossent à son parcours de danseuse et de pédagogue du mouvement. Elle a élaboré le concept d’une dansité de l’écriture poétique, en définissant le mouvement des textes à partir de l’expérience du corps dansant improvisateur (Danse et poésie…, Champion, 2015 ; Prendre corps et langue…, Ganse, 2015). En 2019, elle lance à Nice la première édition de l’Improvisation Summer School, ainsi qu’un sous-parcours de master « Improvisation en danse ». Promue membre junior de l’IUF en 2020, elle travaille à initier un champ de recherche sur les gestes improvisés.

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