Prendre contact avec les odeurs. Entretien avec Julie C. Fortier

Getting in touch with odors. Interview with Julie C. Fortier

DOI : 10.57086/radar.759

Index

Mots-clés

parfum, odeur, mémoire olfactive, imaginaire, nature

Keywords

perfume, odor, olfactive memory, imagination, nature

Plan

Notes de l’auteur

Entretien réalisé par écrit (mail) le 11 avril 2024. Les questions ont été rédigées par Lisa Christ.

Texte

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Ayant débuté par la vidéo et la performance, Julie C. Fortier explore divers aspects du temps, traduits progressivement par le sens de l’olfaction. Les expériences qu’elle entreprend sous forme d’installations, de performances, ou d’objets, envisagent les processus d’effacement et d’évidement, de déperdition et de remémoration. Diplômée en 2015 de l’école de parfumerie Le Cinquième Sens à Paris, elle crée elle-même tous les parfums qu’elle utilise, fascinée par la force évocatrice et les possibilités discursives et sensibles des odeurs. Son travail fera l’objet d’une exposition personnelle à La Terrasse, centre d’art contemporain de Nanterre et à la Chapelle des Calvairiennes à Mayenne en 2024, Il a aussi fait l’objet d’une exposition personnelle à la galerie du Dourven à Loquémeau et au Château d’oiron. Il a notamment été exposé à la fondation Martell à Cognac en 2022, la fondation EDF à Paris et au Musée international de la Parfumerie à Grasse, à L’été photographique de Lectoure (2021), à la Tôlerie à Clermont-Ferrand (2018), au Musée des Beaux-arts de Rennes (2017), lors de La nuit blanche de Toronto (2016), à Lille 3000 au Tripostal (2015) et au Emily Harvey Foundation à New York (2012). Son travail est représenté par la galerie Luis Adelantado à Valence en Espagne.

L’art olfactif

Radar : Parlez-nous de votre pratique artistique.

Julie C. Fortier : J’ai une formation de plasticienne et je me suis spécialisée, à la fin de mes études, dans un travail de l’image avec la photo et la vidéo principalement. Mais au cours de mon cursus, j’ai eu la chance de toucher à une multitude de techniques comme le travail textile en tissage, nouage et teinture, la sérigraphie, la peinture, le dessin, l’écriture, la sculpture et l’installation. Toutes ces explorations se sont sédimentées et je me rends compte aujourd’hui qu’elles sont des potentiels. C’est-à-dire que je peux aller puiser à tout moment dans ces savoirs sédimentés pour les réactiver dans ma pratique actuelle.

Comment en êtes-vous arrivée à créer des œuvres olfactives ?

J. C. F. : En ce qui a trait à l’utilisation des odeurs dans ma pratique, c’est venu dix ans après la fin de mes études. J’étais à un point où j’ai tout remis en question. Tout ce qui était périphérique à mon travail : mon attrait pour la cuisine, pour la culture des plantes a pris le dessus et est devenu central. Quand j’ai compris que ce n’était pas seulement les flaveurs qui m’intéressaient mais les odeurs avec leur potentiel mnésique et affectif, je me suis engouffrée dans une formation de Nez pour être autonome dans mon processus de création.

Comment définiriez-vous le concept d’œuvre olfactive ?

J. C. F. : Je ne pense pas pouvoir définir un « concept » d’œuvre olfactive. Il faut interroger un·e philosophe qui saura mieux répondre avec un ancrage philosophique et historique. D’ailleurs, je pense qu’il n’y en a pas qu’un seul. Pour moi, les œuvres d’art sont souvent olfactives, c’est simplement qu’on n’y porte pas attention, qu’on n’en parle peu voire pas du tout. Si on n’en parle pas, si on ne l’écrit pas, il ne peut y avoir de transmission ni d’analyse.

Je sens tout ce qui se présente à moi, j’essaie d’avoir une attention constante à toutes les composantes sensorielles d’une œuvre. Toutes ces composantes sensorielles font partie de l’expérience, qu’elles aient été pensées ou non par l’artiste.

Comment l’œuvre d’art, au départ purement visuelle et plastique, peut-elle inclure une dimension olfactive ?

J. C. F. : Comme expliqué ci-dessus, les œuvres d art n’ont, à mon sens, jamais vraiment été « purement » visuelles et plastiques. Elles deviennent olfactives quand on prête attention aux odeurs présentes et aussi quand les artistes choisissent intentionnellement d’inclure cette dimension dans leur travail. Déjà au début du xxe siècle, il y avait beaucoup d’expérimentations dans ce sens (vous pouvez vous référer au livre de Sandra Barré L’odeur de l’art qui dresse un panorama de l’art olfactif).

Avez-vous des sources d’inspiration (artistes, sujets, sensibilités…) ?

J. C. F. : Oui énormément, je me nourris de littérature, de films, d’œuvres d’autres artistes que j’admire, de parfums qui m’émeuvent profondément, etc. Comme tout artiste, on se nourrit de ces rencontres qui peuvent être bouleversantes.

Mes sujets de prédilection tournent autour du paysage, du temps qui passe, des processus d’effacement, de déperdition d’énergie, de trou de mémoire, etc. Travailler avec les odeurs, qui sont par nature volatiles, insaisissables, présentes mais physiquement absentes, était évident. Les odeurs sont pour moi le matériau idéal pour poursuivre plus en avant mon travail sur la construction des images en relation avec un souvenir et sa mise en récit.

Fig. 1. Julie C. Fortier, Que salive l’horizon, 2022

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Installation olfactive, 3 parfums, 5 graines en verre plein, tapis de laine tufté main, 486 × 580 × 30 cm, texte, verriers Jean-Charles Miot et Laetitia Andrighetto, produit avec le soutien de la Fondation Martell (Cognac).

© Julie C. Fortier

Fig. 2. Julie C. Fortier, Que salive l’horizon, 2022

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Installation olfactive, 3 parfums, 5 graines en verre plein, tapis de laine tufté main, 486 × 580 × 30 cm, texte, verriers Jean-Charles Miot et Laetitia Andrighetto, produit avec le soutien de la Fondation Martell (Cognac).

© Julie C. Fortier

Parlez-vous plutôt de parfum ou d’odeur ? Quelle différence faites-vous entre les deux termes ?

J. C. F. : Pour moi, les parfums sont des œuvres esthétiques créées dans un contexte particulier, celui de l’industrie de la parfumerie qui peut être plus ou moins à grande échelle, plus ou moins créative. La plupart du temps, les parfums sont agréables et peuvent être portés. Certain·es parfumeur·euses travaillent avec plus de liberté dans les parfums de niche, mais la plupart du temps, ils·elles sont très dirigé·es par ceux·celles qui passent commande. C’est pour cette raison qu’en France, le parfum n’est pas considéré comme une œuvre de l’esprit et les parfumeur·euses sont considéré·es comme des artisan·es surtout pour des raisons économiques.

Dans mon travail, j’utilise la plupart du temps le terme « odeur » et quelquefois le terme « parfum ». Je crée des odeurs pour mes installations ou dessins olfactifs, mais lorsque celles-ci peuvent être portées, elles deviennent des parfums : j’en fais alors des éditions destinées à être vendues et portées. Pour moi, il n’y a pas du tout de hiérarchie entre les deux, la destination n’est simplement pas la même.

L’expérience de l’œuvre : prendre contact avec les odeurs

Où situez-vous le contact dans vos œuvres ?

J. C. F. : À tous les niveaux : visuel, haptique, tactile, auditif, olfactif et parfois gustatif quand je fais des performances culinaires et olfactives !

Comment la production artistique entre-t-elle en contact avec les spectateur·rices, leur corps, leur nez ?

J. C. F. : À la différence des autres sens, l’odorat est le seul où il est difficile de se rétracter. On peut fermer les yeux devant une image insupportable, on peut se boucher les oreilles quand le son nous dérange, on peut décider de ne pas goûter un met voire de le recracher, on peut décider de s’éloigner et de ne pas toucher, mais on ne peut pas s’arrêter de respirer, enfin pas trop longtemps : on est donc obligé de sentir, car même si on respire avec la bouche, on sent par rétro-olfaction.

Lorsqu’on sent, les molécules pénètrent notre corps profondément et entraînent une série de réactions en chaîne et nous transforment ! Certaines molécules peuvent influencer notre comportement, d’autres peuvent déclencher la production de dopamine, d’endorphine ou même susciter la peur et induire la production d’adrénaline.

De plus, le sens de l’odorat est très subjectif, nous n’avons pas les mêmes capteurs : cela induit des perceptions différentes. Nous n’avons pas les mêmes vécus et notre mémoire olfactive influence grandement notre perception. Difficile d’arriver à un consensus avec les odeurs. C’est ce qui m’intéresse, je suis très attachée à laisser advenir les différences de perception. Par exemple, on dit que la lavande calme, qu’elle est relaxante. Chez une personne dont les capteurs font que la perception de l’odeur de la lavande est désagréable, cette huile essentielle n’aura pas les effets relaxants escomptés. C’est la même chose pour une personne qui associe un souvenir négatif avec cette odeur. La mémoire olfactive étant la plus profonde, elle est quasiment indélébile !

Lors de la confrontation avec une œuvre olfactive, la manière de recevoir son parfum est particulière, inédite. Dans quelle mesure l’odeur est-elle envahissante, incontrôlable ? Ou au contraire, possède-t-elle un caractère maîtrisable ?

J. C. F. : Les scénographes d’expositions olfactives cherchent à tout prix à contrôler la diffusion des odeurs avec leurs dispositifs. Ils·elles cherchent à les circonscrire pour éviter un « effet Sephora », surtout dans le cadre d’expositions collectives. C’est un peu la même chose avec le son qui est aussi envahissant : on utilise des haut-parleurs qui circonscrivent le son de manière très serrée.

Pour ma part, je travaille principalement avec des diffuseurs passifs, c’est-à-dire que les odeurs sont pulvérisées sur des matières plus ou moins poreuses et celles-ci les relarguent graduellement. Avec l’expérience, je me suis rendu compte que certaines matières retiennent davantage les odeurs et que d’autres les propulsent dans l’espace. Je peux donc moduler leur impact dans l’espace sans toutefois le maîtriser complètement. Il faut dire que la maîtrise m’ennuie, j’aime être surprise par le comportement inédit d’une odeur dans l’espace.

L’environnement de l’œuvre, l’espace et le contexte semblent avoir une importance dans votre pratique. Comment le temps de réception agit-il sur les spectateur·rices ? Ont-ils·elles besoin de s’avancer vers l’œuvre pour la sentir ou vient-elle directement à eux·elles ?

J. C. F. : Pour la création d’une nouvelle production, l’environnement a en effet une importance considérable. Je m’inspire beaucoup de l’histoire du lieu, de sa nature, ce sont des points d’accroche à partir desquels je travaille. La qualité architecturale du lieu est tout aussi importante : la hauteur sous plafond, l’hygrométrie, la température, la fréquentation sont des facteurs qui influencent la dispersion des odeurs. Ces paramètres exercent également une influence sur le type de matière que je vais utiliser. Quand je réexpose une œuvre dans un autre contexte, je suis toujours heureuse de voir comment les odeurs s’adaptent et sont transformées par l’architecture.

Les œuvres sont un peu comme des fleurs. Les fleurs usent de différents moyens pour attirer les insectes et les guider, ce qui est imperceptible pour nous. Les molécules chimiques, les couleurs mais aussi des indicateurs infrarouges perceptibles par les insectes leur indiquent le chemin à suivre pour trouver le nectar et assurer la pollinisation. Pour ma part, j’essaie de mettre en place des indicateurs pour que les spectateur·rices se sentent autorisé·es à s’approcher, à sentir, voire à toucher dans certains cas et aussi à passer du temps avec l’œuvre. Car, il est vrai que le temps d’attention accordé aux œuvres est souvent court, trop court. Pour bien sentir, il faut passer du temps, humer longuement, s’imprégner, fermer les yeux : il faut savoir prendre le temps de la transformation.

Comment l’odeur, volatile, se répand-elle dans l’espace d’exposition ?

J. C. F. : Dans les installations utilisant le papier, comme La chasse (2014, fig. 3) ou Ascension (2016), les odeurs se répandent un peu partout dans l’espace d’exposition. Quand il s’agit d’une exposition collective, je préviens qu’il ne sera pas possible de contenir les odeurs ni de savoir exactement où elles iront car la température et l’hygrométrie changent le comportement des molécules. D’autres matériaux contiennent davantage les odeurs, il faut vraiment s’approcher pour les sentir.

Fig. 3. Julie C. Fortier, La Chasse, 2014

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Installation olfactive, 80 000 touches à parfums, 3 odeurs, 600 × 700 cm, produit avec le soutien du centre d’art Micro Onde (Vélizy-Villacoublay).

© Julie C. Fortier

En parfumant vos productions plastiques, vous donnez, en quelque sorte, forme à l’informe : les odeurs s’incrustent aux dessins, aux tapis, aux suspensions, aux tissus dont vous faites usage. Comment l’odeur et l’installation visuelle résonnent-ils ?

J. C. F. : Mon défi, en tant que plasticienne, c’est justement de donner une forme aux odeurs et de faire en sorte qu’il y ait du sens qui se crée dans cette rencontre. J’essaie de faire attention à ce que les deux se complètent sans répétition ou redondance. Parfois, c’est l’odeur qui vient en premier, parfois l’inverse : il n’y a pas de règle.

Comment la distance est-elle traduite entre la production artistique et les spectateur·rices ? Peuvent-ils·elles la toucher, y poser leur nez, marcher dessus ? Le contact tactile a-t-il lieu de manière systématique ?

J. C. F. : Souvent, les enfants comprennent très vite comment se comporter : en tout cas, pour les tapis, ils comprennent tout de suite qu’ils·elles peuvent s’y rouler. Quand les œuvres sont fragiles, il arrive qu’on demande à ce qu’elles ne soient pas touchées avec des marquages au sol, ou on remercie les spectateur·rices pour leur délicatesse par exemple. Chaque lieu a sa propre signalétique. Il est vrai que certaines œuvres appellent un regard haptique et qu’il est difficile de ne pas y mettre la main comme avec La chasse (2014) ou Ascension (2016).

La force des odeurs

Souvent, plusieurs parfums sont superposés, combinés, au sein d’une même œuvre. En quoi cette association de plusieurs odeurs suscite-t-elle une prise de contact plus intense ?

J. C. F. : Tout d’abord on sent lorsqu’il y a une différence. Le cerveau occulte les stimuli olfactifs dès lors qu’il n’y a plus de danger ou que la nouveauté est passée. Par exemple, quand on entre dans la maison d’une personne, on sent immédiatement l’odeur, on peut même parfois identifier ce qui a été cuisiné. Et cinq minutes après, on ne sent plus cette odeur. Elle est toujours présente mais le cerveau a occulté sa présence. Les marques de désodorisants pour la maison ont exploité ce phénomène neurologique en proposant des désodorisants qui alternent entre deux odeurs toutes les 15 minutes.

Quand j’utilise plusieurs odeurs dans une installation, c’est d’abord pour avoir des points de comparaison entre elles et pour mieux les cerner, les identifier, les analyser, et c’est surtout pour leur potentialité narrative. En effet, dans La chasse (2014), il y a trois odeurs. La première qui sent la prairie humide plante le décor, la seconde qui sent l’animal (la biche) amène un personnage et la dernière qui est une reconstitution de l’odeur du sang amène une action : un meurtre. On est donc en présence d’une scène de chasse. Nécessairement, l’expérience est donc plus intense, mais elle offre des perspectives et des échelles de perceptions différentes de la forme plastique qui, de prime abord, ressemble à une prairie de papier ou à une forêt vue du ciel, puis se transforme en pelage d’animal avec l’odeur de l’animal, etc.

Est-ce un mélange inséparable ou est-il possible de les isoler lorsqu’on les sent ?

J. C. F. : Dans ce cas-ci, les odeurs ont tendance à rester inséparables mais à se juxtaposer dans l’espace pour former une trame narrative peuplée de fantômes odorants. Dans d’autres installations, les odeurs peuvent se mélanger davantage dans l’espace mais, dès lors qu’on se rapproche pour flairer, on peut distinguer aisément les différentes odeurs.

Après avoir été en contact avec l’œuvre, dans quelle mesure son odeur persiste-t-elle (sur les vêtements, dans les narines, dans la mémoire) ? D’après vous, le contact établi est-il plutôt long ou éphémère ?

J. C. F. : Sur les vêtements très peu ou pas du tout, sauf peut-être sur les tapis, si les usager·ères restent vraiment très longtemps et s’y frottent beaucoup.

Dans le nez et la mémoire, c’est plutôt aux usager·ères de répondre. Physiquement et physiologiquement, une odeur ne peut pas rester très longtemps dans le nez. En revanche, pour la mémoire, tout dépend des capacités de chacun·e à se remémorer les odeurs. Un cerveau bien entrainé peut reconstituer une illusion olfactive pouvant être assez déroutante.

Plus l’expérience sera forte, plus l’odeur sera inscrite dans une mémoire profonde et s’amalgamera aux souvenirs déjà existants. C’est ce qui m’intéresse ! Fabien Vallos avait parfaitement bien formulé la chose dans son texte Pour une théorie des halos publié dans la monographie consacré à mon travail Voici des feuilles, des fleurs, des fauves et des oiseaux :

L’œuvre de Julie C. Fortier est un double travail plastique et conceptuel sur la mémoire et sur la manière avec laquelle nous vivons de manière immémoriale : l’œuvre fait appel à ce qui est stocké en chacun de nous depuis l’enfance, souvenirs et mémoires graduelles et intensives de ce qui nous compose mais dont nous ne sommes pas en mesure de faire des images et des formes. Mais l’œuvre fait encore appel, plus profondément dans la densité de notre immémorialité, à ce qui appartient à une mémoire plus collective, plus commune de notre rapport au vivant et à sa destruction, de notre rapport au désir infini et insondable de contact avec la puissance matérielle du vivant et d’en être profondément remplis.

Suscitant une attention tournée à la fois vers l’extérieur (l’œuvre) mais aussi vers l’intérieur de soi, nous nous en retrouvons transformé·es chimiquement et esthétiquement. Une co-représentation composée des sensations olfactives et visuelles accompagnées par les images mentales des spectateur·rices se forme et fait advenir l’œuvre dans une interaction toujours mouvante et vivante. Se rapprocher suffisamment de l’œuvre pour la sentir et s’en sentir « rempli·e » sollicite sa mémoire, ses propres souvenirs mais aussi, plus profondément, une certaine immémorialité qui relève d’une mémoire plus collective et profonde. C’est cette dernière qui nous fait ressentir la puissance matérielle et vivante d’un ici et maintenant connecté à un espace-temps qui nous dépasse. Un vertige qui relie nos singularités à un récit dont on aurait perdu les origines et qui chemine pourtant, en chacun·e de nous, depuis la nuit des temps.

Une pratique singulière

Dans votre travail in situ, en amont de la réalisation plastique et olfactive, comment allez-vous à la rencontre des odeurs ?

J. C. F. : Avec mon nez ! (Haha) Les odeurs sont partout : il faut juste les écouter, être patient·e. Il faut aussi les rêver, comme les chasseur·euses rêvent de leurs proies avant de les attraper, comme les loups assoupis dans la prairie regardent distraitement le troupeau paître sans les attaquer. Il ne faut jamais négliger la phase d’approche qui est riche d’apprentissages. Il ne faut pas négliger non plus les moments d’attentions latentes afin que des détails incongrus apparaissent souvent à la périphérie du regard et du nez.

Quelle place prennent la mémoire et l’imaginaire dans votre pratique olfactive ?

J. C. F. : Toute la place ! C’est pour cette raison que je me suis formée en tant que Nez et que j’ai mon laboratoire chez moi pour formuler en toute liberté ! Je travaille beaucoup à partir de mes propres souvenirs olfactifs, mais je peux aussi chercher d’autres souvenirs pour nourrir mon travail au travers d’entretiens, ou de performances comme Songe et Souci (2016). La part imaginative est toujours présente car il y a toujours une trahison quand on essaie de traduire un souvenir en odeur. Il faut inventer, ruser pour habiter un souvenir et le rendre à nouveau vivant et présent !

Fig. 4. Julie C. Fortier, Ce que j’ai volé au soleil, 2019

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Crème parfumée pour les mains, parfum, poudre d’or, disque de porcelaine, 25 cm de diamètre, produit avec le soutien de Rurart.

© Julie C. Fortier

Certaines de vos œuvres telles que Neige éternelle (2014) ou Ce que j’ai volé au soleil (2019, fig. 4) prennent la forme de crèmes à appliquer sur les mains. Dans quelle mesure la sollicitation d’un mouvement des spectateur·rices permet-elle un autre rapport à l’œuvre, un nouveau contact ? Comment le contact olfactif et le contact tactile dialoguent-ils ?

J. C. F. : Ce n’est pas tant le mouvement que le toucher : c’est surtout que le·a spectateur·rice accepte d’être touché·e par une substance étrangère. Il faut donc établir une attirance et une relation de confiance pour qu’il y ait passage à l’acte. On revient à l’idée de susciter l’envie par l’odeur, la texture, la brillance, le titre, le sens que l’expérience crée.

Le contact olfactif et le contact textile dialoguent de manière très naturelle car nous y sommes confronté·es dans la vie de tous les jours dans pratiquement toutes nos activités : celles de se nourrir, se laver, nos pratiques sexuelles, etc. Ainsi, quand j’introduis une œuvre à la fois tactile et olfactive, je puise dans les habitudes déjà ancrées et les détourne vers un autre propos, une autre attention dans le but de créer un espace critique et poétique.

Illustrations

Fig. 1. Julie C. Fortier, Que salive l’horizon, 2022

Fig. 1. Julie C. Fortier, Que salive l’horizon, 2022

Installation olfactive, 3 parfums, 5 graines en verre plein, tapis de laine tufté main, 486 × 580 × 30 cm, texte, verriers Jean-Charles Miot et Laetitia Andrighetto, produit avec le soutien de la Fondation Martell (Cognac).

© Julie C. Fortier

Fig. 2. Julie C. Fortier, Que salive l’horizon, 2022

Fig. 2. Julie C. Fortier, Que salive l’horizon, 2022

Installation olfactive, 3 parfums, 5 graines en verre plein, tapis de laine tufté main, 486 × 580 × 30 cm, texte, verriers Jean-Charles Miot et Laetitia Andrighetto, produit avec le soutien de la Fondation Martell (Cognac).

© Julie C. Fortier

Fig. 3. Julie C. Fortier, La Chasse, 2014

Fig. 3. Julie C. Fortier, La Chasse, 2014

Installation olfactive, 80 000 touches à parfums, 3 odeurs, 600 × 700 cm, produit avec le soutien du centre d’art Micro Onde (Vélizy-Villacoublay).

© Julie C. Fortier

Fig. 4. Julie C. Fortier, Ce que j’ai volé au soleil, 2019

Fig. 4. Julie C. Fortier, Ce que j’ai volé au soleil, 2019

Crème parfumée pour les mains, parfum, poudre d’or, disque de porcelaine, 25 cm de diamètre, produit avec le soutien de Rurart.

© Julie C. Fortier

Citer cet article

Référence électronique

Julie C. Fortier et Lisa Christ, « Prendre contact avec les odeurs. Entretien avec Julie C. Fortier », RadaЯ [En ligne], 9 | 2024, mis en ligne le 03 juin 2024, consulté le 23 juillet 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=759

Auteurs

Julie C. Fortier

Lisa Christ

Étudiante en master Écritures critiques et curatoriales de l’art et des cultures visuelles, elle se passionne pour la médiation culturelle, soucieuse de l’accessibilité de l’art contemporain. Parallèlement à son intérêt pour la photographie engagée, son champ d’études est orienté vers les installations sonores diffusant des voix et leur manière de guider notre imaginaire vers une « image sonore ».

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