Langue nouée / langue déliée

La matrice du langage face au langage poético-politique de Myriam Mihindou

DOI : 10.57086/radar.442

Abstract

L’artiste franco-gabonaise Myriam Mihindou invite le spectateur à se réapproprier la langue française dans sa série De la langue secouée. En partant du postulat que le langage est un outil d’oppression et de domination qui s’attaque aux corps autant qu’aux psychés, l’artiste démantèle l’étymologie des mots pour en laisser voir la mémoire. Son analyse étymologique du langage s’accompagne d’une analyse de la structure même des mots visant à déconstruire les considérations racistes et sexistes. Comme les pionnières de la Négritude avant elle, la plasticienne rend compte des états d’aliénation des corps blessés par le français : c’est par cette même langue que l’artiste entreprend un mouvement politique de décolonisation du langage.

Index

Mots-clés

francophonie, genre, langage, négritude, race

Outline

Text

« Si on y élisait une femme, on finirait par élire un nègre », affirmait Pierre Gaxotte, membre de l’Académie française, en 1980, à propos de l’élection de Margueritte Yourcenar. Si ces propos ouvertement sexistes et racistes n’étaient pas aussi ostensiblement exprimés par les autres membres de l’Académie, certains d’entre eux, comme les intellectuels Claude Lévi-Strauss ou Georges Dumézil, étaient également hostiles à l’entrée des femmes au sein de cette institution1. Cela n’empêcha pas Margueritte Yourcenar de devenir la première femme élue à l’Académie française cette année-là, ni Léopold Sédar Senghor d’être le premier Africain à y posséder un siège, en 1983. « Mais tout ne s’est pas terminé dans les années 1980 ; les préjugés sexistes et racistes des académiciens ne se sont pas évaporés entre-temps !2 » déclare l’enseignante-chercheuse en linguistique Maria Candea. Selon cette dernière, le langage est un objet historique et social, certes, mais il est avant tout un objet politique.

En 2014, lorsque l’essayiste Alain Finkielkraut est invité à s’exprimer lors d’un petit-déjeuner organisé par l’UMP, il déplore que « nombre de Beurs et de gens qui vivent dans les banlieues, quelles que soient leurs origines ethniques, ont un accent qui n’est plus français tout à fait3. » Cette affirmation engage une double stigmatisation. D’une part, ces propos réactionnaires balayent d’un revers de main la diversité des accents régionaux de France et des autres pays francophones, d’autre part l’emploi du terme « Beur » s’avère poser problème. Si ce mot a fait l’objet d’une certaine consécration en 1998, après la victoire des Bleus à la coupe du monde de football (avec le célèbre formule « Black-Blanc-Beur »), le polémiste renommé ne doit pas ignorer qu’aujourd’hui, cette désignation revêt un caractère raciste et xénophobe qui ne passe pas. Son utilisation est révélatrice d’une idéologie politique qui se veut ouvertement xénophobe. Comme une plaisanterie qui n’en est pourtant pas une, Alain Finkielkraut est élu membre de l’Académie française la même année.

À juger la langue comme « apolitique » et « anhistorique », le locuteur n’est pas à même de prendre la mesure de ces manipulations. Qu’il s’agisse de considérations sexistes ou racistes, la langue contribue à maintenir un certain ordre social et politique. Forte de ce constat, c’est en décortiquant l’origine des mots de la langue française que l’artiste franco-gabonaise Myriam Mihindou invite le spectateur à se réapproprier la langue. En partant du postulat que le langage est un outil d’oppression et de domination qui s’attaque aux corps autant qu’aux psychés, Myriam Mihindou démantèle l’étymologie des mots pour en exhiber la mémoire. En quoi le langage – les mots, la grammaire, le vocabulaire – serait-il vecteur d’une matrice de la domination croisée entre la race et le genre ? Quelles formes d’expérimentations poético-plastiques Myriam Mihindou crée-t-elle afin de donner forme à de nouvelles consciences ?

La francophonie, un outil de domination

Dans sa série De la langue secouée (2008-2019), Myriam Mihindou déverse une pluie de mots qu’elle écrit avec du fil de cuivre sur un mur, qu’elle brode au fil de soie sur une feuille de papier imbibée de thé et de café ou qu’elle découpe dans un dictionnaire étymologique jauni par le temps. Les mots vibrent, bourdonnent, frémissent et résonnent dans une kyrielle ordonnée, où la racine d’un terme s’associe à ses nombreuses assonances. Les mécanismes de la langue française sont sondés au travers de registres spécifiques. La plasticienne établit une analyse minutieuse de ce qui compose le langage pour rendre compte de la manière dont les mots nous oppressent. Les expérimentations linguistiques De la langue secouée ont débuté en 2008 lors d’une résidence artistique au Maroc. Dans cet air géographique, la langue française y exerce une large influence, autant dans les domaines culturel et social qu’administratif. L’autorité du français – parlé dans une grande partie de l’Afrique – s’explique par l’exportation organisée et systématisée de cette langue avant même les prémices de l’expansion impériale, par les nombreuses missions “civilisatrices” des missionnaires et explorateurs dès la fin du xviiie siècle (même si leur mission était avant tout évangéliste). Ces derniers ont cherché à éduquer les populations africaines pour les sortir de leurs prétendues « sauvagerie » et « primitivité4. » Le salut par la langue s’est poursuivi et amplifié après l’instauration des dispositifs politiques coloniaux et protectoraux. Le modèle d’uniformisation linguistique expérimenté en France après la Révolution (par l’éradication des patois et dialectes) a été reproduit à l’identique dans les colonies et les protectorats. Cette imposition langagière instaura, de fait, une hiérarchisation sociale des différentes langues fondée sur une classification raciale et évolutionniste. Dès les années 1880, le géographe Onézine Reclus (1837-1916) emploie le terme “francophonie” pour désigner les zones d’influence françaises en Afrique. Fédératrice de solidarité entre les peuples, la langue apparaît comme le socle de l’empire français, dont l’importance s’est accrue des suites du partage colonial occasionné par la conférence de Berlin, qui s’est tenue entre novembre 1884 et février 18855. Le mot francophonie disparaît pendant plus d’un siècle, pour finalement réapparaître en novembre 1962, à l’occasion de la publication d’un numéro spécial de la revue Esprit, « Le français, langue vivante6. » Ce terme, apparu lors de l’élaboration des frontières coloniales, perdure à la suite des Indépendances pour venir désigner un espace culturel et économique, donc éminemment politique. Dans cette perspective, ce que l’on nomme “francophonie” est avant tout une zone d’influence et un espace géopolitique entre la France et ses anciennes colonies. C’est bien au travers de ces enjeux hautement stratégiques que Myriam Mihindou conçoit la francophonie. Si l’artiste garde un souvenir traumatisant de son apprentissage du français7, son étude de la zone africaine francophone lui a permis de constater que cette langue n’a pas toujours eu une influence valorisante sur l’imaginaire collectif. À ce propos, « dans le dictionnaire de la langue française, bien que nous fassions partie de la zone francophone, c’est un peu comme si nous n’avions contribué en rien dans l’apport de cette langue et dans la manière dont elle représente certaines cultures8 » Pourtant, c’est bien en Afrique que se joue l’avenir de la francophonie (Kinshasa, la capitale de la République Démocratique du Congo, se trouve par ailleurs être la première ville francophone du monde en termes démographiques). Malgré tout, il existerait comme une frontière, plus ou moins euphémisée, entre la francophonie du « Nord » et celle du « Sud » (qui est un héritage colonial9). Cette distinction se manifeste, entre autres, à travers les catégories de « littérature française » et de « littérature francophone. » Dans sa tribune « On ne parle pas le francophone », l’écrivain Tahar Ben Jelloun s’insurge de cette opposition entre des Français dit « de souche » et les « métèques » qui, « pour peu, […] ressembleraient à une discrimination10. » Penser cette divergence en termes historiques permet de mettre au jour les rapports de pouvoir qui se jouent entre le français du « Nord » et le français du « Sud. » Cette division s’exprime encore dans le programme universitaire « Bienvenue en France. » Ce plan gouvernemental porte un intitulé bien ironique puisqu’il prévoit des frais d’inscription particulièrement élevés (dix fois plus élevé que pour les Français) pour les étudiant·e·s extra-Européens11. Autrement dit, cette mesure concerne essentiellement les futur·e·s étudiant·e·s africain·e·s, porte-drapeaux de la francophonie. L’ensemble de ces exclusions identitaires prend pour appui la langue française, témoignage du poids de l’Histoire.

Myriam Mihindou, « Désamour », 2018

Série De La Langue Secouée, vue d’exposition d’Ivresse (exposition personnelle de l’artiste en 2019), cuivre, 257 cm × 60 cm × 7 cm

Courtesy de l’artiste et de la Galerie Maïa Muller, copyright Rebecca Fanuelle.

« De là à considérer la francophonie comme un des aspects ou une des conséquences de la colonisation, il n’y a qu’un pas. Je ne le franchirai pas, parce que ce serait facile de tout mettre sur le dos de l’histoire12 », ajoute Tahar Ben Jelloun. S’il serait démesuré de « tout mettre sur le dos de l’histoire », Myriam Mihindou traque ces silences commodes au sein même du langage. Elle extirpe les non-dits comme autant de blessures voilées qui existent malgré leur invisibilité et leur indicibilité. Dans l’une de ses compositions, Myriam Mihindou écrit le mot « Désamour » à l’aide d’un fil de cuivre tressé comme des barbelés. Les lettres graciles, à la taille pourtant démesurée (plus d’un mètre), endossent des formes organiques sur lesquelles apparaissent des jointures noueuses et piquantes. En dessous de ce mot âcre et douloureux sont présentés trois petits cadres en bois : à l’intérieur, des mots écrits ou cousus avec frénésie, enchâssés les uns dans les autres, rendus presque illisibles. Parmi ces masses amorphes et informes se dégagent tout de même des mots vibrants que l’artiste est parvenue à extraire d’une intrication de textes écrits à la main et de définitions didactiques trouvées dans le dictionnaire. Le terme « dissimuler » écrit en majuscule au fil de cuivre ressort de ce tumulte bourdonnant. Ce verbe, qui désigne le fait de se taire, de ne pas laisser voir ni transparaître ce que l’on ressent, est associé à d’autres vocables dispersés sur la feuille : « intégrer à un […] peuple un […] pays ». À côté, le terme latin « visum » (participe passé du verbe « videre » qui signifie « chose vue ») est écrit plusieurs fois en majuscules. Associés en série d’assonance et d’allitération, les mots « vis-à-vis », « visa », « visage » prennent une réalité que l’on n’aurait su voir ou entendre. Les discriminations propres aux frontières positionnent deux identités séparées que même la langue ne parvient pas à unifier – au contraire, le langage en porte les stigmates, preuves de son désamour.

« Le Noir et le langage »

Cette confrontation de deux identités qui jamais ne se mélangent n’a pas manqué d’être analysée par le psychiatre et militant anticolonial Frantz Fanon (1925-1961). Dans Peau Noire, Masques Blancs (1952), l’essayiste débute son ouvrage par le chapitre « Le Noir et le langage », dans lequel il essaye « de montrer pourquoi le Noir se situe de façon caractéristique en face du langage européen13. » La langue (autant que la parole) – en l’occurrence française – est envisagée d’un point de vue social et historique. Malgré l’essentialisation du Noir par une majuscule typifiante précédée d’un déterminant singulier, Frantz Fanon précise que l’ensemble des conclusions auxquelles il aboutira dans ce livre se retrouvent au sein même de toute race ayant été colonisée. Ainsi, l’auteur entreprend-il, selon Dominique Combe « une anthropologie phénoménologique du langage en même temps qu’une socio-poétique (ou politique ?) de la langue et du discours » pour les consciences colonisées14. Dans le prolongement de « l’hypothèse de Sapir-Whorf15 », Frantz Fanon explique que « parler, […] c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation16. » Ainsi, quand le colonisé adopte la langue du maître, il se rapprochera de la blancheur et donc « du véritable homme » : « un homme qui possède le langage possède par contrecoup le monde exprimé et impliqué par ce langage17. Dans Peau Noire, Masques Blancs (1952), l’essayiste débute son ouvrage par le chapitre « Le Noir et le langage », dans lequel il essaye « de montrer pourquoi le Noir se situe de façon caractéristique en face du langage européen18. » La langue (autant que la parole) – en l’occurrence française – est envisagée d’un point de vue social et historique. Malgré l’essentialisation du Noir par une majuscule typifiante précédée d’un déterminant singulier, Frantz Fanon précise que l’ensemble des conclusions auxquelles il aboutira dans ce livre se retrouvent au sein même de toute race ayant été colonisée. Mais cette langue, supposée apporter un certain statut aux êtres infériorisés, comporte les éléments mêmes de l’aliénation du Noir, « voué à la passivité d’un objet de parole19. » Si le Noir a la capacité de parler – « étant entendu que parler, c’est exister absolument pour l’autre20 » –, c’est par la langue de l’Autre, celle du colonisateur, que le Noir se raconte. Pour Dominique Combe, « l’expérience vécue du Noir21 », qui consiste à être regardé par l’autre, se transpose dans le domaine du langage, dans lequel le Noir est destiné à être dit par les mots du Blanc. Cette langue le réduit à un silence passif dans lequel il est assigné à ce à quoi on le résume, un symbole d’infériorité. Instruire les « Indigènes » par la langue française était, pour l’Empire français, le moyen le plus efficient « pour asseoir la domination territoriale de la France et pénétrer les âmes conquises22. » Cependant, la mise en œuvre de l’enseignement du français dans les politiques d’éducabilité ne se fera pas, comme on l’imagine souvent, de manière généralisée mais différentielle selon les pays et les peuples, selon que l’on s’adresse aux élites ou à la masse. S’il fallait tout de même éduquer les classes dominantes par le français dans le but d’installer et de pérenniser la domination, la plupart des colonisé·e·s ne reçurent qu’une éducation élémentaire (un langage usuel qui ne comprenait pas l’étude de la grammaire ou de l’orthographe), un savoir primaire à seul but communicationnel. Ces orientations pédagogiques d’un apprentissage plus que sommaire de la langue prévoyaient ainsi de destiner la masse des peuples assujettis, non pas aux métiers de la fonction publique, mais à ceux qui répondaient au besoin de rentabilité de la métropole. Il s’agissait d’élever moralement les indigènes tout en les assignant à une place de soumission nécessaire. Cette politique de (faible) enseignement du français s’inscrit dans un discours dominant de hiérarchisation des langues, au même titre que celle des races. Les langues indigènes (tout comme les différents patois parlés en France) sont pour la plupart essentiellement orales et ne détiennent pas systématiquement de procédés d’écriture. Les préjugés concernant les capacités intellectuelles des colonisé·e·s sont souvent similaires aux enfants « paysans » de la métropole : ils sont considérés comme vierges de toute connaissance et suspectés d’un manque d’intelligence.

Myriam Mihindou, « Analphabète », 2018

Série De La Langue Secouée, vue d’exposition d’Ivresse (exposition personnelle de l’artiste en 2019), cuivre, 300 cm × 100 cm × 10 cm, 2018.

Courtesy de l’artiste et de la Galerie Maïa Muller, copyright Rebecca Fanuelle.

Ainsi, une agressivité résonne du mot « analphabète », écrit sur plus de trois mètres. Ce terme reflète toute la déconsidération d’un système où les dominants (cultivés) emprisonnent les dominés (incultes). Sous ce mot est écrite la phrase « Vous êtes le Phoenix des hôtes de ces bois. » Ce vers de Jean de La Fontaine issu de la fable Le Corbeau et le Renard (1668) est l’un des emblèmes de la langue française. C’est par un usage flatteur du français que le renard rusé dérobe un morceau de fromage au bec du corbeau orgueilleux. Un phrasé maîtrisé permet aux locuteurs de bénéficier d’intérêts certains. Les fables du célèbre poète – qui fut d’ailleurs membre de l’Académie française – ont été écrites dans un but éducatif : « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », disait Jean de La Fontaine. Si ces vers étaient destinés en grande majorité aux sociétés bourgeoises et lettrées de l’époque, aujourd’hui, les textes de La Fontaine sont appris dès le plus jeune âge à l’école, devenant l’un des programmes phares de l’éducation nationale. Dans l’œuvre de Myriam Mihindou, l’association du nom « analphabète » au vers « Vous êtes le Phoenix des hôtes de ces bois » marque une opposition entre les érudits et les ignorants, entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre les dominants et les dominés. Cette (mé)considération est accentuée par l’utilisation de fils de cuivre que l’on retrouve tout au long de la série Langues Secouées. D’une part, le cuivre est l’une des ressources naturelles lourdement exploitées en Afrique, depuis les abus de l’impérialisme européen jusqu’aux exactions actuelles des grandes puissances économiques. La culture commerciale qui s’impose comme modèle international concourt à lier l’Europe à l’Afrique par la valeur économique du cuivre. D’autre part, les Dogons du Mali associent ce métal transmetteur à l’élément naturel de l’eau, ainsi qu’à la fluidité de la parole : « l’eau c’est la parole, la parole est féconde23. » En tant que matière conductrice, le cuivre entre en résonance avec la parole et l’oralité qui permettent de communiquer des traditions, des savoir-faire et des connaissances sans recourir à l’écrit. L’allégorie sous-jacente du cuivre comme vecteur d’oralité crée un décalage – voire même une opposition – avec la forme écrite que la matière adopte. Surface conductrice d’une histoire commune liant l’Europe à l’Afrique, le cuivre est un élément migrateur qui joint les espaces, les époques et les cultures. C’est bien en associant des réalités que tout oppose (celle de la tradition orale et écrite, celle de la valeur économique du cuivre qui dépend des liens entre l’Europe à l’Afrique) que Myriam Mihindou soigne les mots de la violence historique qui les habite. Cette association curative rend compte d’un mouvement politique de décolonisation de la langue française et des poncifs qui l’ont construite.

La langue française, « un butin de guerre »

Dans L’an V de la révolution algérienne (1959), Frantz Fanon explique que pour les Algériens, la radio est considérée comme la voix de la colonisation24. Pourtant, à l’aube de la lutte de libération nationale, en 1954, la société se réapproprie ce média en diffusant un discours d’opposition en langue française. Les luttes anticoloniales ambitionnent ainsi de faire des Indigènes des sujets de parole, capables de se nommer. Mais assimiler cette langue ne revient-il pas, comme le disait Fanon, à posséder « le monde exprimé et impliqué par ce langage25 » ? Dans ce contexte, la dynamique révolutionnaire brise le lien qui attachait le français au monde qu’il exprime, désacralisant de cette façon la voix de l’occupant. C’est la raison pour laquelle le mouvement de la Négritude a pu se faire en français. Ce courant littéraire et militant est sans doute l’un des plus importants ayant marqué une rupture avec l’Afrique coloniale. L’époque de l’entre-deux guerres, dans laquelle ce courant est né, a vu émerger un bouillonnement culturel ouvert à tous les excès. Paris, capitale-monde de la culture, a été le berceau intellectuel et artistique de cette effervescence. Des poètes surréalistes aux danses endiablées de Joséphine Baker, tous et toutes se côtoyaient dans ces salons, cafés et autres espaces pour partager idées et réjouissances. C’est dans ce contexte que la Négritude a vu le jour sous la plume des intellectuels noirs dans les années 1930. Le terme a été pour la première fois employé par Aimé Césaire dans la rubrique « Conscience Raciale et Révolution Sociale » de la revue Étudiant Noir (mai – juin 1935). Ce concept a par la suite été repris par de nombreux écrivains francophones noirs, comme Léopold S. Senghor ou Léon-Gontran Damas. Lorsqu’Aimé Césaire développe l’idée de Négritude dans Cahier d’un retour au pays natal (1939) ou dans Discours sur le colonialisme (1950), il opère une inversion du regard sur la condition noire et échappe enfin aux stéréotypes figés dans lesquels l’Autre l’a réduit. La parole est donnée aux sans-voix pour devenir sujet de l’énonciation par l’écriture du poème. Cette conscience de soi n’existe pas en dehors du langage et il faut ainsi la comprendre comme une expérience performative (au sens où John L. Austin l’a théorisée). L’acte de l’écriture est ainsi susceptible de « transformer la “réalité”26. »

Myriam Mihindou, « Indocile », 2018

Série De La Langue Secouée, vue d’exposition d’Ivresse (exposition personnelle de l’artiste en 2019), cuivre, installation de 39 mots, 142 cm × 171 cm × 4 cm.

Courtesy de l’artiste et de la Galerie Maïa Muller, copyright Rebecca Fanuelle.

Lorsque Myriam Mihindou écrit le mot « indocilité » plus d’une dizaine de fois au fil de cuivre (de manière plus ou moins lisible), ce terme apparaît comme une incantation, voire une prière. À force de répétition, l’œil s’habitue aux vagues que forment les lettres et pourrait presque ne pas percevoir les mots « dikagni » et « murumangalu » qui perturbent légèrement la rythmique. Ces noms en yipunu (l’une des langues gabonaises les plus parlées) signifient respectivement « celui qui ne se soumet pas » et « celui qui refuse de se soumettre. » Comme le langage parlé qui évolue en même temps que ses « milliers de créateurs éparpillées dans le monde27 », la plasticienne parsème le français d’autres langues, résultat d’une richesse culturelle à valoriser. Bien que le français soit un produit de la colonisation, il est aussi « un butin de guerre28. »

Myriam Mihindou, « Féminitude, Femme, Femellitude », 2018.

Série De la langue secouée, cuivre, carbone, étymologie, 40 × 30 cm.

Courtesy de l’artiste et de la Galerie Maïa Muller, copyright Rebecca Fanuelle. Collection privée.

Mais l’artiste ne saurait réduire les dominations inhérentes au langage au seul impérialisme colonial. C’est l’assujettissement de tous les corps qu’elle perçoit, notamment ceux propre au genre féminin : sur l’une des compositions de De la langue secouée, elle brode au fil de cuivre sur une feuille de papier les termes « féminitude », « femme » et « femellitude ». Au crayon de papier, dans une écriture frénétique, l’artiste recopie les étymologies de ces termes qu’elle recouvre d’un calque transparent rendant la lecture encore plus difficile. Par-dessus, elle brode au fil de cuivre le mot « ijabu », terme yipunu qui signifie « connaissance. » Parmi ces litanies verbales se dégagent l’étymologie du suffixe « -itude, -tude » découpée dans le dictionnaire. En français, ces terminaisons apparaissent au xxe siècle dans les domaines philosophiques et psychologiques : à partir d’adjectifs marquant l’appartenance à un groupe, le suffixe manifeste un état d’aliénation. Le premier mot ainsi créé et référencé par le dictionnaire étymologique est « négritude. » Ce mot apparaît également dans les notes tumultueuses de Myriam Mihindou, qu’elle associe aux concepts de « féminitude » et de « femellité ». On peut ainsi comprendre ces deux derniers termes comme l’aliénation spécifique au genre féminin et plus largement à la construction socioculturelle des « femelles29. » Cette aliénation, comme l’explique l’écrivaine ivoirienne Tanella Boni, est intrinsèque à la Négritude. En s’appuyant sur l’étude de T. Denean Sharpley-Whiting, Negritude Women (2002), la romancière retrace la généalogie du concept de Négritude et démontre comment l’histoire des idées a mis au ban « les pionnières de la réflexion sur la condition noire30. »

Tanella Boni estime que l’écrivaine martiniquaise Jane Nardal et son texte fondateur « l’internationalisme noir », publié dans La Dépêche africaine en 1928, pourraient être l’une des influences majeures des poètes Césaire et Senghor. Cependant, Césaire reviendra sur la généalogie de ce mouvement dans son Discours sur la Négritude prononcé le 26 février 1987 à l’université internationale de Floride à Miami : « j’avoue ne pas aimer tous les jours le mot “Négritude” même si c’est moi avec la complicité de quelques autres, qui ai contribué à l’inventer et à le lancer31. » Le poète ne cite aucun nom de femme, alors qu’il en a côtoyé plus d’une, comme Paulette et Andrée Nardal (les sœurs de Jane Nardal) – sans même parler de son épouse, Suzanne Roussi-Césaire, dont l’essentiel de l’œuvre a été publié dans la revue Tropiques, de 1941 à 1945. Comment tout un genre a-t-il ainsi pu être oublié ? Tanella Boni s’interroge : « parce qu’elles sont femmes et [sic] Noires ou de couleur, sont-elles d’emblée doublement ou triplement hors course32 » ? L’hypothèse que l’on pourrait émettre est que les auteurs comme Césaire et Senghor ont su s’accompagner de préfaciers influents ayant permis une diffusion favorable de leurs idées33. De cette façon, les poètes « ont trouvé leur propre place sur l’échiquier de la pensée non seulement “francophone” mais aussi mondiale, profitant des opportunités offertes, ou les créant, ou bousculant l’ordre des choses établi dans la France coloniale34. » Pourtant, la militante de la cause noire Paulette Nardal affirme que les femmes de couleur ont ressenti une solidarité raciale bien avant leurs homologues masculins. En 1960, dans une lettre envoyée à Jacques Louis Hymans, biographe de Senghor, elle sera même plus radicale concernant les rapports de genre parmi les intellectuel·lle·s noir·e·s : « Césaire et Senghor ont repris les idées que nous avons brandies et les ont exprimées avec beaucoup plus d’étincelles, nous n’étions que des femmes ! Nous avons balisé les pistes pour les hommes35. » Lorsque Myriam Mihindou associe la construction linguistique des termes « féménitude » et « fémellitude » à celle de « négritude », c’est toute une aliénation des corps assujettis dont elle rend compte à partir d’une analyse étymologique. Elle montre les manières dont la violence œuvre au sein des mots, « rendant la “question noire” encore plus complexe36. » Les liens subtils entre la langue, la race et le genre sont mis à jour pour se libérer de l’oppression du langage, car si le sexisme et le racisme n’ont pas les mêmes objets, ils ont la même structure. En novembre 2017, le Président Macron, en déplacement au Burkina Faso, prononce un discours à l’Université de Ouagadougou dans lequel il trace les grandes lignes de sa politique africaine. La francophonie y est à l’honneur pour « réenchanter le nom “France” », selon la philosophe Nadia Yala Kisukidi. En effet, ce nom porte en lui les stigmates des pratiques de l’État français en Afrique durant la colonisation comme depuis les indépendances37. La nécessité de redorer le blason de la francophonie en Afrique est un enjeu politique : « Sur les sept cents millions de personnes qui parleront le français en 2050, 80% seront africaines. Sans l’Afrique, le français ne serait parlé que par quelques dizaines de millions de locuteurs38 », précise Françoise Vergès. Ces chiffres remettent en question le droit de la France de s’arroger « porte-parole de la francophonie. » Qu’il s’agisse de l’État français (par l’intermédiaire d’Emmanuel Macron) ou de l’Académie française, les grandes instances françaises ne peuvent plus décider seules des manières de parler, d’écrire ou de faire vivre la langue française39. Les remises en question étymologiques à l’œuvre dans Langues Secouées n’accordent finalement que peu de considération à ces paroles officielles et à leurs connotations racistes et sexistes : il ne s’agit là que de constructions politiques qu’il est possible de se réapproprier. Par une analyse à la fois étymologique, historique et spatiale du langage, Myriam Mihindou ne se contente pas de critiquer un mot pour sa signification sexiste ou raciste, c’est avant tout sa structure qu’elle questionne. La langue française – comme la plupart des langues indo-européennes – se construit sur la fixation et l’opposition : la diversité du réel se réduit à des oppositions catégoriques comme Moi et l’Autre, l’homme et la femme, l’humain et l’animal, etc. Ces rapports binaires, construits sur une exclusion mutuelle, posent de surcroît des rapports hiérarchisés profondément asymétriques. Certaines structures du langage, fondées sur la violence, participent d’une colonisation des modes de pensée et des corps. « C’est le viol de l’imaginaire, selon l’artiste. Quelque part, reprendre la langue pour soi, c’est aussi reconsidérer tous les éléments constitutifs de ce langage auquel on appartient40. » En déconstruisant les modes de pensée inhérents au langage, la plasticienne procède à une appropriation corporelle de l’étymologie. Les corps blessés par les luttes de pouvoir, les oppressions et les discriminations qui traversent le langage reprennent vie sous la plume curative de Myriam Mihindou.

Notes

1 Feltin-Palas, Michel, « L’Académie française se résout à la féminisation », LExpress.fr, 19 février 2019. https://www.lexpress.fr/culture/info-l-express-l-academie-francaise-se-resout-a-la-feminisation_2063017.html. Return to text

2 Entretien inédit pour le site de Ballast, « Maria Candea : “Le langage est politique” », Ballast.fr, le 08 septembre 2017. https://www.revue-ballast.fr/maria-candea-langage-politique/. Return to text

3 Decabarrus, Thierry, « Invité par l’UMP, Finkielkraut stigmatise “l’accent des Beurs” : des propos dangereux », Leplus.nouvelobs.com, 6 février 2014. http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1142505-finkielkraut-stigmatise-l-accent-des-beurs-et-des-banlieues-des-propos-dangereux.html. Return to text

4 Canut, Cécile, « “À bas la francophonie !” De la mission civilisatrice du français en Afrique à sa mise en discours postcoloniale », Langue française, n° 167-3, 22 octobre 2010, p. 141‑158. Return to text

5 Cet événement majeur marque l’accord général qui réunit quatorze nations européennes pour discuter du partage de l’Afrique. Un ensemble de traités participent à édicter les règles officielles de la colonisation ainsi que l’établissement officiel des frontières. Return to text

6 Revue disponible à l’achat sur le site officiel : https://esprit.presse.fr/tous-les-numeros/le-francais-langue-vivante/22. Return to text

7 Plus jeune, Myriam Mihindou avait du mal à associer le son (l’énonciation) au mot (le signifiant). Ayant grandi au Gabon, elle dit qu’elle connaissait « le mot fraise sans pour autant savoir ce qu’était une fraise puisqu’elle n’en avait jamais vu. » Sa relation au langage s’est aggravée au début de sa vie d’adulte : parler était devenu une véritable épreuve et son rapport au langage relevait d’un véritable traumatisme (entretien personnel avec l’artiste). Return to text

8 #ÁfricaVive: Exposición Virtual de Myriam Mihindou, Youtube.fr, 20 juillet 2020. https://www.youtube.com/watch?v=hI8WnTjUj9Y Return to text

9 Laélia Véron, « Francophonie, à qui appartient le français ? », Parler comme jamais [podcast], Binge Audio, juin 2020, 46 min 26s. https://www.binge.audio/podcast/parler-comme-jamais/francophonie-a-qui-appartient-le-francais. Return to text

10 Ben Jelloun, Tahar, « On ne parle pas le francophone », Le Monde diplomatique, n° 638-5, 2007, p. 21‑21. Return to text

11 Eugénie Barbezat, « Frais universitaires des étrangers : “Bienvenue en France” (si vous êtes riches !) », L’Humanité, 4 décembre 2018. https://www.humanite.fr/frais-universitaires-des-etrangers-bienvenue-en-france-si-vous-etes-riches-664574. Return to text

12 Ben Jelloun, Tahar, « On ne parle pas le francophone », Le Monde diplomatique, n° 638-5, 2007, p. 21‑21. Return to text

13 Ibid., p.20. Return to text

14 Combe, Dominique, « “Le Noir et le langage” Fanon et Césaire », Rue Descartes, n° 83-4, 2014, p. 11‑21. Return to text

15 Née de la rencontre des anthropologues et linguistes américains Benjamin Lee Whorf (1897-1941) et Edward Sapir (1884-1939) dans les années 1930, cette hypothèse conçoit le langage comme étant façonné par la culture ; il déterminerait ainsi les modes de penser et d’agir des individus. Les sensations, les perceptions de l’espace et du temps varierait en fonction de la langue pratiquée. Return to text

16 Combe, Dominique, « “Le Noir et le langage” Fanon et Césaire » …, op. cit, p. 13. Return to text

17 Fanon. Cette confrontation de deux identités qui jamais ne se mélangent n’a pas manqué d’être analysée par le psychiatre et militant anticolonial Frantz Fanon (1925-1961). Return to text

18 Ibid., p.20. Return to text

19 Combe, Dominique, « “Le Noir et le langage” Fanon et Césaire » …, op. cit, p. 15. Return to text

20 Fanon, Frantz, Peau noire, masques blancs…, op. cit, p. 13. Return to text

21 « L’expérience vécue du Noir » est le titre du chapitre 5 de Peau Noire, Masques Blancs. Return to text

22 Lehmil, Linda, « L’édification d’un enseignement pour les indigènes : Madagascar et l’Algérie dans l’Empire français », Labyrinthe, 24, 15 juin 2006, p. 91‑112. Return to text

23 Crenn, Julie, Myriam Mihindou, Ivresse, Journal publié à l’occasion de l’exposition Ivresse à la galerie Maïa Muller (du 27 octobre 2018 au 16 janvier 2019), 27 octobre 2018. http://www.maiamuller.com/wp-content/uploads/2018/10/REVUE-MYRIAM-MINHINDOU-OK.pdf Return to text

24 Fanon, Frantz, L’an V de la révolution algérienne, Paris, La Découverte, 2011 [1959]. Return to text

25 Fanon, Frantz, Peau noire, masques blancs…, op. cit., p. 14. Return to text

26 Combe, D., « “Le Noir et le langage” Fanon et Césaire » …, op. cit., p. 18. Return to text

27 Ben Jelloun, Tahar, « On ne parle pas le francophone », Le Monde diplomatique, n°638-5, 2007, p. 21‑21. Return to text

28 Expression employée par l’écrivain Kateb Yacine. Return to text

29 L’association de ces termes ouvre la voie à une réflexion croisée entre la condition féminine et animale (femelle). La pensée plastique et politique de Myriam Mihindou s’articule en effet autour de toutes les formes de domination (humaine, animale, environnementale et au vivant dans son ensemble). Au vu du cadre limité de cet article, il est malheureusement difficile de développer cette analyse. Return to text

30 Boni, Tanella, « Femmes en Négritude : Paulette Nardal et Suzanne Césaire », Rue Descartes, n° 83-4, 2014, p. 62‑76. Return to text

31 Césaire, Aimé, Discours sur le colonialisme suivi de Discours sur la Négritude, Paris, Éditions Présence Africaine, 2004, p. 80. Cité par Tanella Boni in Ibid. Return to text

32 Ibid. Return to text

33 Jean-Paul Sartre écrit la préface « Orphée Noir » de l’ouvrage Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache en langue française (1948) de Senghor et André Breton rédige la préface de Cahier d’un retour au pays natal (1939) de Césaire. Return to text

34 Boni, Tanella, « Femmes en Négritude » …, op. cit, p. 66. Return to text

35 Cité par Tanella Boni in Ibid. Return to text

36 Ibid. Return to text

37 Yala Kisukidi, Nadia, « Francophonie, un nouveau french power ? », Revue du Crieur, n° 10-2, 7 octobre 2018, p. 82‑89. Return to text

38 Vergès, Françoise, « Décoloniser la langue française », Revue du Crieur, n° 10-2, 7 octobre 2018, p. 68‑81. Return to text

39 Candea, Maria et Véron, Laélia, Le français est à nous ! : petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019. Return to text

40 Entretien personnel avec l’artiste. Return to text

References

Electronic reference

Yasmine Belhadi, « Langue nouée / langue déliée », RadaЯ [Online], 5 | 2020, Online since 01 janvier 2020, connection on 06 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=442

Author

Yasmine Belhadi

Diplômée d’une licence en design graphique et du master Critique-Essais, écritures de l’art contemporain de l’université de Strasbourg, Yasmine Belhadi s’engage, dans ses écrits théoriques, à proposer une histoire décoloniale des pratiques artistiques. Son approche s’attache à dépasser les regards essentialistes portés sur les individus et les cultures pour favoriser une vision complexe et fluide des identités. En proposant une lecture intersectionnelle des rapports de domination, ses recherches rendent compte des pratiques de soin opérées par les artistes contemporains pour réparer les corps que les multiples violences subies ont rendu vulnérables. Son intérêt pour les arts africains et arabes l’ont amené à travailler pour la Fondation Kamel Lazaar à Tunis ou la galerie Mashrabia au Caire.

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