Végétaliser la féminité, féminiser le végétal : Pour une libération du corps à travers les plantes

DOI : 10.57086/radar.186

Abstract

Victoria Ferracioli interroge les liens qui s’opèrent entre la libération des corps et la nature dans les années 1970 et aujourd’hui à travers la végétalisation du sexe féminin dans les représentations contemporaines. En étudiant les œuvres de l’artiste écoféministe Camille Juthier, il est possible de dessiner les contours d’une lutte commune entre genre, sexualité et écologie, mettant en exergue des devenirs humains et de nouveaux agencements avec le règne végétal. Cet article propose un examen de l’emploi actuel de l’hybridation entre humain et non-humain dans l’art et l’écologie comme ciment des subjectivités individuelle, collective et environnementale.

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Text

En 1970, dans le sud de l’Oregon, aux États-Unis, des communautés séparatistes lesbiennes et rurales voient le jour. Des centaines de femmes déménagent dans ces lieux utopistes au cœur desquels l’écologie et la pratique agraire se mêlent à une réappropriation sexuelle et corporelle loin du patriarcat et de la vie urbaine1. Issue d’une volonté de créer une culture neuve du féminin, cette autonomie rurale permet à celles qui s’y adonnent de bouleverser les pratiques genrées quotidiennes par l’accomplissement de toutes les tâches qu’une société impose : construire un bâtiment, bêcher, tailler le bois, etc. Cette vie communautaire écologiste donne naissance à de nouvelles pratiques socio-écologiques qui participent à une féminisation et une esthétisation du territoire à la fois symbolique et matérielle. À travers la réalisation de jardins en formes de vulves ou de terres défrichées dont les sillons dessinent des corps féminins, les éco-séparatistes lesbiennes cherchent à considérer la nature comme une partie d’elles-mêmes2. Ce faisant, ces actes visent également à déconstruire les stéréotypes de genre qui creusent les inégalités entre les hommes et les femmes. Nous verrons à travers cet article que ce croisement entre le corps féminin et le végétal qui émerge dans les années 1970 se répercute dans l’activisme et les représentations féministes actuelles. Cette intersectionnalité qui désigne une convergence des luttes entre genre, sexualité et écologie met en exergue de nouveaux agencements entre les humains et leur environnement. Nous verrons que ce concept d’agencement rend possible un renversement des rapports de dominations qui s’exercent historiquement sur le corps des femmes et contribue à décloisonner le genre.

Origeon Woman’s Land (OWL)

© Herstory

Un clitoris arborescent

Dans le contexte des années 1970 et des luttes féministes, la libération de la femme passe par le devoir d’aimer son corps. La philosophe Emilie Hache explique que c’est « une façon de nous réapproprier la part biologique de notre existence, là encore, pour sortir du dualisme nature/culture nous demandant de choisir un corps sans esprit ou un esprit sans corps3. » À l’heure actuelle, l’amour de son corps fait partie de tous les discours féministes à travers la revendication body positive : être fière de son corps en toute circonstance est un acte militant du quotidien. Et qu’en est-il du sexe féminin ? C’est au début des années 2000 que se déclenche un mouvement féministe qui souhaite introduire l’image du clitoris au sein des ouvrages de biologie dans les écoles. Ce mouvement trouve son apogée en 2016 lorsque la chercheuse indépendante et ingénieure Odile Fillod met en libre accès un fichier permettant de créer un clitoris stylisé en trois dimensions de taille réelle. Le plaisir féminin et les potentialités méconnues de cet organe deviennent alors des outils de revendication. Depuis, il apparaît un peu partout sur les réseaux sociaux ou dans l’espace urbain, dessiné sur les murs ou en affichage sauvage. C’est ce qu’a voulu le collectif féministe Gang du clito qui a invité les villes françaises à coller partout dans les rues ses affiches de clitoris4. « Quand un objet devient exposable, il acquiert en lui-même une capacité d’agir5 » indique l’historienne et sociologue du genre Delphine Gardey pour expliquer la façon dont les femmes se sont approprié cette image. L’histoire du clitoris est ponctuée d’incompréhensions, parfois considérée comme une marque que le diable dépose sur le corps des sorcières (durant l’inquisition du xv au xviie siècle6), parfois encore comme un appendice à retirer pour traiter l’hystérie (à partir du xixe siècle) ou l’excision7. Mais il n’est pas le seul organe féminin à avoir subi ces violences. Le philosophe et féministe queer Paul B. Preciado rappelle également que l’utérus, qui « historiquement, a fait l’objet de l’expropriation politique et économique la plus acharnée8 », est quant à lui considéré comme terrain de gestion des populations ou de mutilations lors des guerres.

Affiches du Gang du clito sur un mur à Agen en mars 2019

Affiches du Gang du clito sur un mur à Agen en mars 2019

Aujourd’hui, certains artistes souhaitent mettre en avant l’histoire du corps féminin à travers les organes génitaux. C’est le cas de l’artiste Camille Juthier qui joue sur la forme spécifique du clitoris dans un enchevêtrement végétal. L’organe sexuel devient arborescent, être mi-clitoris, mi-libellule, mi-fleur. Suspendues au plafond, les œuvres libellule clitoris et aile clitoris (2020) côtoient l’œuvre Pollinisatrice (2020). Étrange orchidée, elle flotte dans les airs, liane hybride au centre de laquelle une lueur illumine une coulée de gel douche. Faits de plexiglass, de pâte à modeler et de fil de fer, ces clitoris n’ont rien de naturel hormis leur forme organique. L’artiste met en avant la porosité des relations humaines et non-humaines avec l’environnement comme autant d’infections et d’affections mutuelles. Bien que bénéfique dans les écosystèmes, cette influence se retrouve également entre les corps et les substances polluantes produites par l’industrialisation de masse. Ces transformations mises en avant par l’artiste sont pourtant bien réelles quoique souvent invisibles. Perturbateurs endocriniens et autres produits issus de l’industrialisation ont de profondes conséquences sur les corps entraînant des changements hormonaux, génitaux, affectant la fertilité et produisant des mutations comme des cancers. Une violence d’un autre genre, écologique cette fois.

Camille Juthier, Pollinisatrice, 2020

Luminaire, plexiglas, pâte à modeler, pierres, gel douche axe, fil de fer.

© 2020 Maison Contemporain. Tous droits réservés.

L’analogie entre les femmes et les plantes est présente dans l’imaginaire collectif depuis l’Antiquité. On retrouve ce lien dans le mythe de Daphné dont le père, pour la sauver des avances d’Apollon, la transforma en Laurier. La femme ressort comme la figure principale de ces récits et allégories consacrés à la végétalisation de l’humain ou à son rapport unique et symbiotique avec la nature. La nature se dévoilant devant la science (1899) d’Ernest Barrias, sculpture représentant une femme qui se dévêt, soulève ce rapport étrange entre compréhension de la nature et du corps féminin par leur soumission à une science masculine.

Louis-Ernest Barrias, La Nature se dévoilant à la science (1899)

Musée d’Orsay, Paris 6e arrondissement.

© Yvette Gauthier, 2017.

À l’heure actuelle, ce rapport entre le végétal et le sexe féminin dans une esthétique analogique permet de valoriser cet organe historiquement déprécié, y compris dans l’industrie publicitaire. L’enjeu général de ces nouvelles publicités dites mindstyle9 est moins d’améliorer son apparence que de se sentir bien dans son corps10. Certaines pratiques sont remises en question comme l’épilation, ou le port du soutien-gorge. Cette négociation rappelle les réflexions sur les normes corporelles portées par les féministes des années 1970. Revendiquant la multiplicité des formes de vulves dans sa publicité Viva la vulva (2019), la marque de serviettes hygiéniques Nana a fait scandale dans les médias. Le spot publicitaire mettait en avant des fruits, des algues, des coquillages, comme autant de célébrations autour des formes et couleurs que peut prendre cette partie du corps. Cette publicité a été retirée de la télévision française quelques jours après sa première diffusion et son visionnage est interdit aux mineurs sur la plateforme Youtube. Voilà comment fruits et coquillages deviennent transgressifs.

Viva la vulva, 3 min, publicité Nana, 2019

Capture d’écran de la vidéo Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=0k-_4WloY6Y

Viva la vulva, 3 min, publicité Nana, 2019

Capture d’écran de la vidéo Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=0k-_4WloY6Y

Pourtant cette analogie ne date pas d’hier, et si à l’heure actuelle elle fait partie de revendications féministes et d’un moyen d’accepter et de se réapproprier son corps, elle a longtemps été la source d’une essentialisation de la femme. Julien Offray de La Metrie, un philosophe et médecin du xviiie siècle, est connu pour avoir fait ces liens dans son ouvrage de 1748, intitulé L’Homme-Plante, où il compare les propriétés esthétiques et physiologiques entre humains et plantes11. Il décrit le sexe féminin à l’image d’une structure florale : « Le stylus de la femme est le vagin ; la vulve, Le Mont de Venus avec l’odeur qu’exhalent les Glandes de ces parties, répondent au Stigma : et ces choses, la Matrice, le Vagin et la Vulve forment le pistil ; nom que les Botanistes Modernes donnent à toutes les parties femelles des plantes12. » Il ajoute à cela la vision romantique de son temps qui tend à représenter la beauté féminine à travers la fragilité et la docilité végétale : « J’ai décrit botaniquement la plus belle Plante de notre espèce, je veux dire la Femme : Si elle est sage, quoique métamorphosée en fleur, elle n’en sera pas plus facile à cueillir13. » Le philosophe et botaniste Francis Hallé explique qu’il existe certaines plantes qui s’attachent à prendre la forme d’un organe sexuel d’une espèce animale. Ophrys, une Orchidée du bassin méditerranéen, prend l’odeur et l’apparence d’une abeille femelle permettant un accouplement interrègne14. Lorsque l’abeille se retire de la fleur, le pollen est déposé sur sa tête. Face à cet imaginaire foisonnant qui allie féminité et végétaux, nombreux sont les artistes ou autres écrivains de science-fiction, à imaginer des devenirs hybrides entre les plantes et les Hommes (Poison Ivy de chez DC comics, le peuple des arbres de J. R. R.Tolkien, etc.).

Ophrys : Apifera

Ophrys : Apifera

Tuxyso / Wikimedia Commons / CC-BY-SA-3.0

Végétaliser la femme dans un but de soumission ? Le rapport ambivalent et controversé entre la femme et la nature

La végétalisation de la femme que l’on peut lire dans les mythes se retrouve dans le discours de grands penseurs qui ont traversé l’histoire. Paracelse, un médecin alchimiste du xvie siècle, décrivait la femme en ces termes : « Ainsi la femme, est aussi un champ de la terre, dont elle ne diffère en aucune manière. Elle le remplace, à proprement parler ; elle est le champ et le jardin façonné dans lequel l’enfant est ensemencé et planté15. » Depuis Aristote, les médecins et philosophes ont perpétué l’idée que la femme est liée par son corps à la nature. Alors que l’homme dominerait par sa raison et son âme, la femme détiendrait l’apanage de l’émotion et de la sensualité. Dans cette vision dualiste de l’humanité qui se retrouve dans de nombreux mythes, masculinité et féminité sont deux entités opposées à l’image de la nature et de la culture16. C’est lors de la seconde moitié du xxe siècle que les féministes commencent à mettre des mots sur cette assimilation essentialiste. En 1972, la militante Françoise d’Eaubonne, co-fondatrice du MLF, théorise pour la première fois cette assimilation à travers le concept d’écoféminisme, néologisme forgé à partir des termes “féminisme” et “écologie17”. Selon elle, un lien unit féminité et nature dans le développement du patriarcat à travers le temps18. Les cultes anciens, qui remontent au début de l’histoire des Hommes, sacralisent l’assimilation de la fécondité terrestre à celle du corps féminin19. Cependant lorsque le monothéisme fait son apparition et efface progressivement les cultes païens, une nouvelle conception de la nature marquée par l’extractivisme et le productivisme s’installe20. La domination qui s’est construite autour du corps environnemental s’inscrit également sur le corps des femmes qui deviennent dès lors « exploitables. » Cette comparaison de la femme à la terre ou au végétal permet aux hommes de la soumettre : « enraciner la femme pour mieux la condamner à l’attente, figée dans la passivité et l’inaction21 » dans un état végétatif, contrairement à l’Homme placé du côté de l’action. Parallèlement, la cause environnementale se caractérise dès les années 1970 par une forte présence féminine d’origine populaire dans la convergence des luttes écologistes et féministes (grassroots22). Ainsi des femmes de classes défavorisées, des afro-américaines, des ouvrières, mères au foyer ou des indigènes se révoltent contre les grandes utopies industrielles et/ou colonialistes néfastes pour leur famille et leur environnement23.

Camille Juthier inscrit sa pratique artistique dans une démarche écoféministe. Bien que la végétalisation de la femme ait contribué à sa soumission à l’homme, elle permet à l’heure actuelle d’appuyer les liens symboliques qui l’unissent à la nature dans une volonté de dénonciation. Le clitoris, organe controversé et longtemps invisibilisé, est investi comme un nouveau terrain politique féministe. L’œuvre Pollinisatrice (2020) permet de comprendre le double enjeu qui se déploie autour du sexe féminin. À la fois symbole de réappropriation du corps et du plaisir, les organes génitaux sont également durement affectés par l’industrie. La pilule contraceptive mais aussi les perturbateurs endocriniens, présents dans le plastique, les cosmétiques ou les pesticides, dérèglent les hormones et peuvent entraîner infertilité, puberté précoce et cancers des ovaires24. En ce sens, cette morphogénèse du clitoris vers le non-humain baignant dans des produits chimiques hygiénistes (gel douche), révèle la vulnérabilité des corps face aux mutations invisibles qui l’affectent au sein de la crise écologique.

Penser le genre et le sexe en dehors de l’humain : de l’agencement à l’agentivité

Durant l’antiquité, les agronomes romains classent les plantes en « mâles » et « femelles », bien qu’à ce moment-là, toute identification biologique exacte des plantes (qui peuvent être dioïques, monoïques ou hermaphrodites), soit techniquement impossible25. Les agronomes s’appuient alors sur d’autres caractéristiques comme les attitudes ou les formes. L’un des critères d’attribution à un sexe est la similitude morphologique évoquant l’un des organes sexuels26. Le genre est donc pensé en dehors de l’humain et projeté sur le végétal, portant même préjudice à la véracité scientifique. Francis Hallé déplore ces liens comparatifs entre mammifères et végétaux qui persistent depuis l’antiquité et nuisent à l’étude des caractéristiques uniques des plantes. Lucas Greco, sociolinguiste et membre du comité scientifique de l’Institut du Genre, explique qu’à l’heure actuelle, le genre se détache peu à peu de l’humain pour nouer des relations avec des subjectivités non-humaines (animaux, monstres, bactéries, végétaux) de façon positive. Pour lui, le féminisme est un débordement, un décloisonnement ; il investit des terrains toujours nouveaux, dans une dynamique intersectionnelle (c’est-à-dire une lutte incluant le genre, la race, la classe, l’espèce et l’environnement) et contribue à insérer l’humain au sein d’une plus vaste échelle, celle du vivant non-humain. Le féminisme n’est donc pas un humanisme, mais « un animalisme non anthropocentrique27 » explique Paul. B. Préciado, précisant que les premières machines (re)productrices industrielles étaient les esclaves, les femmes et les non-humains. Selon Lucas Greco, nous assistons depuis quelques années à un non-human-turn, qui oblige l’humain à repenser le genre, l’animalité, la végétation dans de nouveaux agencements. Cette convergence des luttes repose sur une pensée du monde au prisme de l’agencement de Félix Guattari et Gilles Deleuze qui permet un devenir Autre. Les deux philosophes ont élaboré ce concept en dépassant les analogies de l’Homme à la plante pour l’inscrire dans une alliance interrègnes : « Si l’évolution comporte de véritables devenirs, c’est dans le vaste domaine des symbioses qui met en jeu des êtres d’échelles et de règnes tout à fait différents, sans aucune filiation possible. Il y a un bloc de devenir qui prend la guêpe et l’orchidée, mais dont aucune guêpe-orchidée ne peut descendre28. » Ce devenir s’étend à travers « des communications transversales entre populations hétérogènes » et se produit sur le principe de la contagion interrègnes. À l’image de l’infection entre organes génitaux et pollution que met en avant Camille Juthier dans Pollinisatrice (2020), il est le fruit d’un agencement : « par exemple un homme, un animal et une bactérie, un virus, une molécule, un micro-organisme29 », exemple d’autant plus marquant durant l’épidémie du coronavirus (Covid-19), identifié lui-même en tant qu’agencement et prolifération interrègnes, du pangolin à un virus, puis à l’Homme. Mais l’agencement peut aussi être positif à l’image de l’orchidée Ophrys et de l’abeille, que Deleuze et Guattari prennent pour exemple30. C’est donc par agencement que s’opère le devenir animal ou végétal à travers le débordement d’un Règne sur l’autre engendrant de nouveaux rapports « qui arrachent l’organe à sa spécificité pour le faire devenir “avec” l’autre31. » Dès lors, se placer dans cette vision de seuil, de symbiose inter-espèces serait-il la clef pour agencer de nouveaux rapports à l’environnement ? Comme nous l’avons vu, dans son œuvre Pollinisatrice, Camille Juthier mêle des produits cosmétiques connus pour leurs effets néfastes à un organe féminin doté de formes animales et végétales. C’est un agencement contemporain incluant corps, industrie, environnement et molécule, qui est le résultat d’un désastre écologique. Cependant, l’œuvre n’est pas tout à fait pessimiste. En créant de nouveaux agencements, en brisant les frontières entre les espèces, les genres et les disciplines, un avenir reste possible.

Les études de genre s’emparent de ce principe d’agencement pour libérer le corps du dualisme entre le feminin et le masculin et de la nature à la culture. « Nos corps sont eux-mêmes des assemblages composés par des bactéries, des organes, des discours, des affects, influencés par la technologie dans une interaction constante avec d’autres organismes et matérialités32 » nous dit Lucas Greco. Ce concept d’assemblages permet de dépasser l’anthropocentrisme pour une vision biocentrique. L’écrivaine et autrice des cahiers antispécistes Pattrice Jones compare la sexualité entre humains et non-humains afin de démontrer que la naturalisation de l’hétérosexualité est plus idéologique que logique. On retrouve dans les textes d’éthologues, des comportements d’animaux décrits comme « dégénérescents » car sortant du schéma hétérosexuel33. Le principe d’agencement permet de penser ces associations dites « dégénérescentes » comme des assemblages bénéfiques, y compris au regard des coopérations inter-espèces au même titre que l’abeille et l’orchidée Ophrys. Lorsque les végétaux sont étudiés en dehors des schémas hétéronormés, on s’aperçoit rapidement que certaines fleurs développent une sensualité sans reproduction ou encore que d’autres espèces sont hermaphrodites34. Cette ouverture tend à remettre en question le discours des psychologues évolutionnistes qui fondent leurs propos sur la reproduction comme loi naturelle inébranlable35. Car depuis le point de vue évolutionniste, le sexe est avant tout considéré comme un attribut permettant aux espèces de s’adapter et d’évoluer à travers la sélection naturelle par la reproduction, plaçant de ce fait les personnes hors de ce schéma comme des « ennemis biologiques de l’espèce humaine36. » La théorie de l’agencement déconstruit cette vision évolutionniste par la reproduction. Les représentations des organes sexuels féminins à travers le règne végétal apparaissent dès lors comme une libération des corps sexués et normés grâce au glissement interrègnes et s’inscrivent dans la théorie de l’agentivité et de l’intersectionnalité. L’agentivité est la capacité d’un être à agir, à formuler des intentions et des actions qui transcendent les normes dans lesquelles il s’inscrit. L’agentivité sexuelle, selon la définition qu’en propose la chercheuse Marie-Eve Lang, renvoie à l’idée de posséder pleinement son propre corps et l’expression de sa sexualité à travers la réalisation de ses désirs37 (empowerment). L’agentivité permet une ouverture des possibles pour chaque individu « sans sentiment de honte ni impression de devoir s’excuser38 », qui tend à ouvrir à des sexualités hors normes comme l’éco-sexualité (avoir des rapports avec certains éléments de l’environnement naturel). Le monde végétal, si divers dans ses formes sexuées, capable de muter, de coopérer et d’agir sur l’environnement et les autres espèces, devient un symbole fort d’agentivité et de libération du corps des normes dualistes.

Conclusion sur l’avenir humain : Bientôt les plantes nous absorberons

« L’Homme devra se mélanger aux plantes pour survivre39 », explique d’un ton assuré l’artiste Camille Juthier. Une idée pour le moins étrange mais fascinante alors que d’ores et déjà les scientifiques manipulent les gènes des plantes et des animaux. L’œuvre Be bi bientôt les plantes nous absorberons (2018) offre un étrange écosystème où les végétaux se nourrissent d’éléments artificiels. Dans des bulles de verres posées au sol, se trouvent des plantes baignant dans un liquide fluorescent rose, bleu ou jaune. Ce dispositif fait référence à celui de l’agriculture hors sol, qui consiste à cultiver sous serre et sur étages, avec des lampes UV, en laissant flotter les racines dans une eau chargée de substances nutritives. Les monocultures intensives sont le résultat d’une volonté de l’homme de mécaniser et doper les plantes afin d’augmenter la productivité. Les conséquences sont multiples : appauvrissement des sols, épuisement des nappes phréatiques, dissémination de produits hautement toxiques qui s’infiltrent dans les sols et dans l’eau, etc. Dans Be bi bientôt les plantes nous absorberons, cette augmentation de la rentabilité des plantes par l’homme est mise en parallèle avec la hausse de la productivité humaine car le liquide qui abreuve les plantes de l’installation fait référence à du powerade, une boisson énergisante destinée aux sportifs. Ces nouvelles techniques agricoles sont l’œuvre d’une prouesse scientifique, mais aussi d’un asservissement du végétal et de l’humain.

Camille Juthier, Be bi, Bientôt les plantes nous absorberons, 2019

Le titre de l’œuvre n’est pas sans faire écho aux mains de bronze de Giuseppe Penone agrippées à des arbres, dans l’œuvre Il poursuivra sa croissance sauf en ce point (1968). Pareilles à l’emprise qu’exerce l’homme sur les plantes, les mains de bronze créées par l’artiste italien semblent posséder l’arbre. Ce travail sur la mémoire de l’arbre dévoile la marque de l’homme sur la nature et la façon dont chaque geste peut affecter un milieu. Or, arrivera un moment où l’arbre aura littéralement absorbé la main. Ce renversement de situation renvoie au titre de Be bi les bientôt les plantes nous absorberons. « Alors qu’elles s’adaptent sans cesse, nous les supplierons un jour de fusionner avec elles pour survivre40 », imagine Camille Juthier. L’Homme absorbe les plantes massivement pour se nourrir et se guérir durant sa vie. Cependant, lorsque notre existence prend fin, elles continuent de croître. C’est ainsi qu’en Pennsylvanie (États-Unis) des clones naturels de myrtille de 13 000 ans ont été témoins de la disparition de l’Homme de Néandertal41. L’architecture coloniaire qu’utilise la plante pour survivre induit la question de la longévité, voire de l’immortalité, quête incessante de l’Homme moderne42. Le botaniste nous rappelle que « l’être humain a sur les êtres vivants qui l’entourent un pouvoir qu’il juge lui-même excessif ; en attendant qu’un contre-pouvoir se manifeste, ne perdons pas de vue que l’homme, malgré les prouesses technologiques dont il est si fier, est totalement incapable de fabriquer un brin d’herbe ou un puceron43. » Face aux capacités remarquables du règne végétal à survivre et à braver le temps, le posthumain sera-t-il un Homme plante comme le suggère l’artiste Camille Juthier ? Francis Hallé termine sur cette question : « n’est-ce pas une bonne option, dans la lutte pour la vie, de confier son destin à un programme infaillible44 ? » Lorsque l’on resitue ces incommensurables forces végétales, il devient possible de considérer les plantes comme un symbole puissant des luttes actuelles, d’une remise en question de l’anthropocentrisme et de l’avenir de l’humanité.

Giuseppe Penone, Il poursuivra sa croissance sauf en ce point, 1968

Notes

1 Sandilands, Catriona, « Womyn’s lands : communautés séparatistes lesbiennes rurales en Oregon », dans Reclaim, dir. Emilie Hache, Paris, Cambourakis, 2016, p. 245. Return to text

2 Ibid., p.255. Return to text

3 Hache, Emilie, « Introduction », dans Reclaim, dir. Emilie Hache, Paris, Cambourakis, 2016, p. 25. Return to text

4 Site Gang du clito. http://www.itsnotabretzel.com/revolution.html Return to text

5 Vincent, Catherine, « Le clitoris est à la mode, et il faut s’en réjouir », interview de Gardey, Delphine, Le Monde, 07 octobre 2019. Return to text

6 La figure de la sorcière est également symbole de force féministe depuis les années 1970, à ce sujet voir Chollet, Mona, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Paris, Zones, 2019. Return to text

7 Selon l’organisme Excision parlons-en, l’excision est une mutilation sexuelle féminine encore pratiquée et est une violation des droits humains. Return to text

8 Preciado, Paul B., « Déclarer la grève des utérus », Un appartement du Uranus, Paris, Grasset, 2019. Return to text

9 Selon Semino, Elena (2007) mindstyle se définit comme englobant les aspects et le bien-être de la vie intérieure, des émotions et des perceptions parfois basé sur des croyances. Return to text

10 Au sujet de l’écoféminisme dans la presse mindstyle, lire Geers, Alexie, « La féminité naturelle de la presse mindstyle : entre essentialisation et resignification des savoirs féminins », Recherches Féministes, Québec, vol. 33, n. 1, 2020. Return to text

11 Il fait figure d’exception dans la pensée dualiste des Lumières et fût raillé par ses compères pour avoir construit des ponts philosophiques entre le Règne Végétal et Humain. Return to text

12 Offray de La Metrie, Julien, L’Homme-Plante, (1748), Le corridor Bleu, Paris, 2003, p. 21. Return to text

13 Ibid., p.23. Return to text

14 Hallé, Francis, Éloge de la plante, pour une nouvelle biologie, Paris, Seuil, 1999, p. 179. Return to text

15 Paracelse, traduit à partir de l’édition anglaise citée par Caroline Merchant, Selected Writings, Princeton University Press, 1951, p. 25, dans Merchant, Caroline, « Exploiter le ventre de la terre », dir Hache, Emilie, Reclaim, Paris, Cambourakis, 2016, p. 139. Return to text

16 Filhol, Emmanuel, « Une personnification mythique de la nature : le portrait des ménades dans Les bacchantes d’Euripide », dans, Femme et nature, Actes du colloque de 1996 dir. Elisabeth Béranger, Ginette Castro et Marie-Lise Paoli, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, Domaine. Return to text

17 Gandon, Anne-Line, « L’écoféminisme : une pensée féministe de la nature et de la société », Recherches Féministes, Université de Laval, volume 22, n° 1, 2009, p. 5-25. Return to text

18 D’Eaubonne, Françoise, Les femmes avant le patriarcat, Paris, Payot, 1976, p. 239. Return to text

19 Lire à ce sujet Stone, Merlin, When god was a woman, Barnes and Noble, 1976. Return to text

20 White, Lynn, « Les racines de notre crise écologique », Krisis, n° 15, septembre1993, p. 67. Return to text

21 Bretin-Chabrol, Marine, Leduc, Claudine, « La botanique antique et la problématique du genre », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 29, 2009, mis en ligne le 11 juin 2009. Return to text

22 Terme exprimant une dimension « populaire » et locale de l’activisme environnemental. Return to text

23 Krauss, Celene, « Des bonnes femmes hystériques : mobilisations environnementales populaires féminines » dans Reclaim, dir. Emilie Hache, Paris, Cambourakis, 2016, p. 211-236. Return to text

24 Camard, Jean-Philippe, Colombier, Célia, Grémy, Isabelle, « Perturbateurs endocriniens, effets sur la santé et levier d’action en région », Observatoire régional de santé Île-de-France (ORS), 2019. Return to text

25 Bretin-Chabrol, Marine, Leduc, Claudine, « La botanique antique et la problématique du genre », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 29, 2009, mis en ligne le 11 juin 2009. Return to text

26 Ibid. Return to text

27 Preciado, Paul B., « Le féminisme n’est pas un humanisme », dans Un appartement sur Uranus, Paris, Grasset, 2019. Return to text

28 Deleuze, Gilles, Guattari, Félix, Capitalisme et schizophrénie, Mille plateaux, Paris, Les éditions de minuit, 1980, p. 291. Return to text

29 Ibid., p.295. Return to text

30 Ibid. Return to text

31 Ibid., p.316. Return to text

32 Greco, Lucas, Ibos, Caroline, « Qu’est-ce que le non-humain fait au genre ? », Débat, Congrès de l’IDG « Genre et émancipation », Université d’Angers, 28 Août 2019. https://institut-du-genre.fr/fr/activites-de-l-idg-156/congres-2019/article/qu-est-ce-que-le-non-humain-fait. Return to text

33 Jones, Pattrice, « Eros and the Mechanisms of Eco-Defense », dans Ecofeminism, Feminist intersections with other animals and the Earth, dir. Carol J. Adams, Lori Gruen, London, Bloomsbury, 2014, p. 92. Return to text

34 Ibid., p.93. Return to text

35 Ibid., p. 95. Return to text

36 Ibid., citation de Mc Whorther, Ladelle « Enemy of the species », dans Queer Ecologies : Sex Nature, Politics, Desire, Catriona Mortimer-Sandilands and Bruce Erickson, Bloomington, Indiana University Press, 2010, p. 76. Return to text

37 Lang, Mari-Eve, « L’agentivité sexuelle des adolescentes et des jeunes femmes : une définition » Recherches féministes, 2011, 24 (2), p. 189-209. Return to text

38 Ibid. Return to text

39 Entretien avec l’artiste, février 2020. Return to text

40 Entretien avec l’artiste, février 2020. Return to text

41 Hallé, Francis, Éloge de la plante, pour une nouvelle biologie, Paris, Seuil, 1999, p. 124. Return to text

42 Ibid., p. 123. Return to text

43 Ibid., p. 315. Return to text

44 Ibid. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Victoria Ferracioli, « Végétaliser la féminité, féminiser le végétal : Pour une libération du corps à travers les plantes », RadaЯ [Online], 5 | 2020, Online since 01 janvier 2020, connection on 09 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=186

Author

Victoria Ferracioli

Issue d’une famille d’ouvriers et de paysans, Victoria Ferracioli se sépare du milieu rural pour réaliser une licence en arts plastiques à l’université de Strasbourg avant de se diriger vers le Master Critique-Essais, écritures de l’art contemporain. Naturaliste amatrice et écologiste, elle questionne les relations qui se nouent entre humains, non-humains et environnement au sein d’œuvres d’art contemporain dans le contexte de la crise écologique actuelle. Son mémoire de fin d’étude porte sur l’empathie esthétique à l’ère de l’anthropocène et met en lumière les revendications artistiques, écoféministes et les pratiques corporelles en lien avec l’écologie profonde. Son parcours lui a permis d’acquérir des expériences de coordination, de commissariat d’exposition, de médiation et de critique.

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