On vole à l’enfant sa terre pour lui apprendre la géographie, sa langue pour lui apprendre la grammaire.
Il a soif d’épopées, mais on lui donne des chroniques de faits et de dates.
(1918)
Rabindranath Tagore (1861-1941) est l’un des artistes de l’Inde qui aura probablement eu le plus d’influence dans l’occident du xxe siècle. Connu comme écrivain, philosophe, musicien, peintre et dramaturge, son œuvre fut couronnée par le prix Nobel de littérature en 1913. Un des aspects de l’œuvre de Tagore, peut-être le moins connu, est celui du Tagore pédagogue.
C’est sur ce point que cet ouvrage, une école sans murs – Arts, nature et cosmopolitisme au cœur de l’éducation – revient en présentant une anthologie des principaux textes du penseur consacrés à l’éducation1.
Le corps de cet ouvrage se compose de onze textes : « Mon école » (1919) ; « De l’éducation et de ses problèmes » (1906) ; « Vicissitudes de l’éducation » (1892) ; « Centre de culture indienne » (1919), « L’école d’un poète » (1926), « Sriniketan : l’approche philosophique » (1924) ; « Aux étudiants » (1924), « L’art du mouvement en éducation » (1924) ; « Une université orientale » (1922) ; « La mission éducative de Visva-Bharati » (1930). L’épilogue du livre est un dernier texte de Tagore daté de 1918 « L’éducation du perroquet ». Enfin, l’ouvrage se termine par un entretien avec Amartya Sen, ancien élève de Tagore et prix Nobel d’économie en 1998.
À l’heure où, en France, la crise de l’institution scolaire pousse de nombreuses familles à tourner le dos au système d’enseignement classique pour s’orienter vers des écoles alternatives, l’œuvre de Tagore, dont les textes ont plus de cent ans, frappe par son actualité en écho à des problématiques contemporaines. Tagore, nous disent les auteurs, est sans doute « un très important penseur de l’éducation, un théoricien majeur et incontournable ». Et pour cause, Tagore fait partie de ces quelques penseurs à avoir expérimenté ses principes au sein d’une école de plein air et d’une université, toujours en activité, situées à Santiniketan au Bengale occidental de l’Inde.
L’ensemble des textes présentés dans cet ouvrage illustre la richesse de la pensée de son auteur, ainsi que sa place d’avant-gardiste sur de nombreux sujets. Notons par exemple son combat pour l’éducation des femmes, l’instauration de la mixité à l’école, ou sa lutte contre l’intouchabilité. L’élan de Tagore empreint de spiritualité s’entend comme la préservation de l’idée d’enfant dans l’enfance. Tagore a observé les enfants, et il les a compris. Car l’être humain, dit-il, « possède une énergie vitale et mentale, qui dépasse largement ses besoins » (p. 27), ce qui le pousse sans cesse vers de nouvelles activités, de nouvelles créations. Ce premier concept, celui du « surplus » de l’énergie vitale s’articule donc aisément avec la place prépondérante dans toute l’œuvre de Tagore accordée aux arts. C’est ainsi que la musique, le théâtre, l’opéra ou le dessin sont pratiqués de façon régulière à Santiniketan.
C’est dans l’enfance et l’adolescence que l’impulsion de la littérature est essentielle au développement de l’homme. Vivifiées par cette impulsion, les tendres pousses du cœur et de l’esprit surgissent à l’air et à la lumière et continueront à se développer en force et en santé. Mais elles demeureront inertes et ne se développeront pas si le moment est perdu dans la sèche et poussiéreuse étude des grammaires et des lexiques.
(p. 80-81).
Ce qui frappe le lecteur découvrant les réflexions de Tagore, c’est une manière de remettre la vie au cœur du débat éducatif. La vie comme possibilité de travailler l’émotion et de cultiver pour chacun un espace intérieur, une intimité permettant de relier les hommes entre eux et avec la nature, car dit-il « l’esprit des enfants est sensible aux influences du monde » (p. 149). C’est ainsi, explique-t-il, qu’en premier lieu les enfants sont amoureux de la vie et leur connaissance de la culture ne peut que souscrire à ce rapport vital au monde tandis que l’école au sens ordinaire est « une torture intolérable » (p. 148) où « la vie de l’enfant est assujettie à la fabrique de l’éducation, sans vie, sans couleur, dissociée du contexte de l’univers, entre des murs blancs et nus, fixes comme les yeux des morts » (id.) Durant les premières années de vie, l’enfant apprend donc tout autant avec son corps qu’avec son esprit. Voilà pourquoi, nous dit Tagore, il est important de placer les arts au cœur des activités de l’école mais également de permettre à l’enfant de vivre et d’explorer la nature, dans un rapport direct avec l’entièreté de son être et sans entrave.
C’est de cette ambitieuse expérience dont témoignent Tagore et les auteurs de ce livre Une école sans murs. Être libre malgré l’école, tel est le projet du poète. Voilà pourquoi son école fut fondée dans un bel endroit, dans la nature, loin des villes, ouverte sur la beauté du ciel, sur les couleurs des saisons, et le calme des nuits. L’esprit de l’enfant n’est pas fait pour être prisonnier des livres et des leçons besogneuses dispensées par les manuels. Très tôt, trop tôt, l’enfant, nous dit Tagore, est coupé d’avec sa « nature profonde », au prix du rapt de ses libertés et de sa soif de connaissances. Il perd son monde et le sens qu’il pouvait y mettre pour l’acquisition dans le meilleur des cas d’« un simple ramassis d’informations » (p. 26).
À l’heure où le nombre d’enfants souffrant de multiples symptômes dus à ce que l’on appelle actuellement « les phobies scolaires » – ou à ce que Freinet appelait les maladies scolaires – ne cesse de croître, la pensée de Tagore est incontournable. À l’heure où les écrans de tout poil ne cessent de pénétrer le milieu scolaire et familial, s’interposant et « faisant écran » à toutes velléités d’élaboration de lien social, la pensée de Tagore est incontournable. À l’heure où les défis écologiques se posent plus que jamais pour les générations actuelles et futures, la pensée de Tagore est incontournable.
D’autres raisons motivent la lecture de cet ouvrage, et en font un livre incontournable. La rencontre avec la pensée de Tagore fait comprendre au lecteur en quoi elle semble être plus que jamais inscrite dans une intemporalité, permettant de repenser la forme scolaire dominante. Comme le mentionnent Baillargeon et Santerre, comment nier le profond écho que les propos de Tagore trouvent en chacun de nous ?