Un parcours en lieues de chien

DOI : 10.57086/lpa.187

p. 189-190

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Présentation

Maître de conférence depuis 2008 à l’université de Lorraine en sciences de l’éducation, et membre de l’équipe de recherche Normes & Valeurs (LISEC, UR 2310), Henri Louis Go fait retour sur l’ensemble de sa carrière à partir de quelques questions que nous lui adressons.

Entretien

Que retenez-vous de votre parcours comme éléments, événements, rencontres qui ont pu orienter votre carrière ?

Mon parcours, c’est un bon mot… Les « terres de parcours » sont des terrains non cultivés, n’importe lesquels, permettant aux bêtes de trouver un peu de fourrage. Elles parcourent librement une certaine distance, pas forcément à partir d’un point fixe ni pour un itinéraire fixe : il peut au contraire y avoir nomadisme et bifurcations, dans un parcours, et c’est le cas pour moi. Je dirai même que j’ai parcouru des « lieues de chiens » : plutôt que de parcourir le plus directement possible le trajet entre un point A et un point B, j’ai hésité, bifurqué, exploré, flâné, séjourné, rebroussé, reconsidéré, accéléré, traîné, et bref j’approche à présent d’un quelque part inter canem et lupum… D’où mon indifférence à l’égard de la question de l’identité : je ne saurais pas me définir. J’ai passé mes premières années à Cayenne avant d’être enrôlé, à cinq ans, dans l’école de la république où je me suis beaucoup ennuyé, jusqu’en terminale. Mais mon adolescence a été marquée par la rencontre d’un homme1, ancien cistercien, qui vivait en ermite dans un rocher. J’ai passé beaucoup de temps auprès de lui, dans sa grotte. À seize ans, j’ai fait une autre rencontre décisive : mon professeur de philosophie, Georges Gauthier, chez qui je me rendais souvent le samedi après-midi. Je suivais avec assiduité les neuf heures de cours par semaine que nous donnait notre professeur, et je consacrais beaucoup du reste de mon temps à converser au café du Commerce avec Dick Meyer, écrivain et psychanalyste en retraite. Ces trois rencontres, par contraste avec la monotonie scolaire ordinaire, ont été pour moi éblouissantes. Que faire après le baccalauréat ? J’ai pataugé une année avant de m’enfermer comme interne au lycée Masséna où je suivais les cours d’Arnaud Villani et d’Henri Deneys, ainsi que le séminaire sur Rimbaud que donnait Yves Bonnefoy, le mercredi après-midi, à l’université de Nice. Je n’étais pas fait pour la course institutionnelle, je me voyais comme un décalé libertaire, je voulais agir. Je suis entré à l’École normale d’instituteurs et au Mouvement Freinet « par colère contre l’école » comme disait le pédagogue Paul Delbasty. Je me suis engagé pendant dix ans dans la pratique militante, et je suis devenu ami avec Madeleine Freinet, qui résidait à Vence. Je tentais de suivre en parallèle l’enseignement taoïste du médecin Jean-Marc Eyssalet, je me suis initié à l’Aïkido… J’ai cependant eu besoin de reprendre mes études de philosophie là où je les avais laissées, cela devenait une nécessité : maîtrise, DEA, CAPES, doctorat, je fréquentais Clément Rosset et Daniel Charles. Je me suis beaucoup investi dans mon enseignement au lycée pendant une douzaine d’années, et j’ai découvert la didactique grâce à mon ami Gérard Sensevy : il m’a convaincu d’entreprendre une deuxième thèse, sur le système didactique de l’École Freinet. Voilà comment j’ai finalement atterri en sciences de l’éducation, à Nancy, dans l’équipe d’Eirick Prairat. Beaucoup de personnes ont compté, dans mon rapport au monde social et institutionnel. Je n’ai pas « construit » de parcours, j’ai vagabondé, j’ai erré, en fonction de mes rencontres qui me poussaient dans une direction ou dans une autre, en fonction de l’intérêt que ces personnes éveillaient en moi, sur fond de défiance épidermique à l’égard de toute mythologie institutionnelle. Les livres font également partie de mes « rencontres » : régulièrement, la lecture d’un livre a été pour moi un accélérateur ou un ralentisseur de quelque chose. Récemment, j’ai lu par exemple La panthère des neiges de Sylvain Tesson. Ce texte m’a profondément ému, il a produit comme un puissant effet de ressac, il a ébranlé ma capacité à supporter la routine morose dans laquelle je me trouve socialement et institutionnellement englué depuis quelque temps.

À l’heure où l’ego-psychologie et le développement personnel font recette et tentent d’imprégner la vie de tout un chacun, que diriez-vous, dans ce contexte, de votre rapport au taoïsme ?

Cette doxologie du développement personnel est un symptôme dans la forme actuelle du capitalisme où l’État est fortement occupé à organiser partout contrôles et exclusions. Les techniques à la mode de centration sur soi, un peu désespérées, sur fond de vacuité de la culture dominante ont quelque chose de ridicule. La marchandisation de tout adapte les grands récits du bouddhisme ou du taoïsme pour vendre des techniques de « vie heureuse » et de miraculeuses crèmes rajeunissantes, qui ont à voir avec ce que Jacques Rancière appelle la police. Pour un peu, cela me ferait penser à l’orchestre à cordes qui joue sur le pont du Titanic pendant que coule le paquebot. Il me semble que ce que l’on peut faire du taoïsme, si l’on consent à l’étudier suffisamment, est une affaire strictement personnelle d’émancipation, car il n’y a pas de doctrine taoïste. Le Dào 道 est une anti-doctrine.

Pourquoi, en tant que philosophe, se pencher sur l’hétérotopie École Freinet, et qu’y a-t-il à penser sur l’actuel système d’enseignement en France ?

Il y a un insu ayant à voir avec le fait que ma mère, Jeannette Roudier, dirigeait une école Freinet expérimentale, dans le Var. J’ai moi-même pratiqué la pédagogie de Freinet dans cette école pendant quelques années. J’ai d’autant plus été sensibilisé à la question d’une école autre que j’ai beaucoup végété dans ma propre scolarité. Disposant d’une certaine culture freinetienne de l’intérieur, je n’ai jamais trouvé convaincants les discours sur l’école en général et sur la « pédagogie Freinet » en particulier. Quand j’étais élève-maître, j’avais un professeur de philosophie qui diffusait les théories de Snyders, et je trouvais ces théories erronées aussi bien sur l’analyse du système scolaire existant que sur ses préconisations en matière de pédagogie. Le comble a été pour moi la rédaction d’une petite histoire de l’œuvre freinetienne par Michel Barré, qui était un militant de l’Institut Coopératif de l’École Moderne (ICEM). Je me demandais comment on pouvait, après avoir été un militant proche de Freinet, le comprendre aussi mal. Mon expérience dans la culture freinetienne, mon amitié avec Madeleine Freinet et avec les enseignantes de l’École Freinet2, m’ont confronté à la nécessité de mettre l’outillage philosophique au service d’une clarification de cette œuvre exceptionnelle qu’est l’École Freinet, à Vence. Mais il faut ajouter une évidence : les choses dans la réalité concrète se passent de façon plus aléatoire et selon une ligne beaucoup moins directe que celle avec laquelle ces choses sont restituées après coup. Dans mon parcours sinueux, je n’ai peut-être pensé qu’une seule idée, pour reprendre une formule de Bergson et après lui de Rosset : la forme scolaire de socialisation de l’enfance n’est pas démocratique, et l’hétérotopie École Freinet est un espace où l’on s’efforce de rendre possibles des pratiques singulières d’émancipation soutenues par des techniques coopératives. Je dirais qu’il n’y a, somme toute, pas grand-chose à penser concernant le système d’enseignement passé et actuel, une fois que l’on a décrit son caractère radicalement inégalitaire. La phraséologie de « l’école juste » me paraît dérisoire dans une tradition qui ne cesse de travailler à sa propre reproduction, où l’on fait des enfants des élèves aliénés à une institution totale.

On connaît la fameuse boutade de Lacan « Faites comme moi, ne m’imitez pas ». Donneriez-vous un conseil aux jeunes qui se destinent à l’enseignement ?

J’ai exercé quelques années comme formateur à l’IUFM, et j’étais censé « préparer » les professeurs des écoles stagiaires à leur futur métier d’enseignant. À l’université, en licence, nous accueillons de nombreux étudiants qui ont pour projet d’entrer à l’INSPE pour préparer le concours de professeur d’école. Je me suis adressé et je m’adresse toujours à ces étudiants depuis mon expérience du métier de professeur, et je suis convaincu qu’il est assez vain de former à un métier que l’on n’a pas soi-même exercé. Le modèle qui me paraît le plus pertinent est celui des « cliniques de l’éducation », proposé par Gérard Sensevy (2011) et dont Frédérique Marie Prot (2018) a donné un exemple exemplaire. Qu’est-ce qui me semble essentiel dans un tel modèle ? C’est que l’effectivité de la formation ne dépend pas du système institutionnel comme tel, mais des personnes concrètes qui exercent dans le système, et de leurs pratiques coopératives. Par la qualité de son engagement dans la profession, chacun est légitime à penser avec les autres les problèmes rencontrés. C’est d’ailleurs pourquoi Lacan provoque à la débrouillardise : l’analyste c’est celui qui sait y faire, mais cela ne s’apprend pas dans les manuels. La condition sine qua non d’un « bon » professeur, c’est qu’il ne faut pas céder sur son désir, c’est-à-dire – en employant un concept didactique – sur son intention d’enseigner. Si mon travail a toujours entretenu un lien étroit avec les pratiques pédagogiques de l’École Freinet, qui est mon terrain d’enquête, c’est que je n’ai pas eu le choix de faire autrement car en réalité, mes recherches ont commencé lorsque je n’étais pas chercheur, mais instituteur. C’est comme instituteur du rang que je suis allé fouiner à Vence, que j’ai été reçu chez Madeleine Freinet, que j’ai séjourné à l’École Freinet, que j’ai résisté aux dérives conformistes du Mouvement Freinet, que j’ai cherché à comprendre la pensée par les pratiques, etc. Lorsque je suis devenu universitaire, autrement dit un supposé chercheur, j’ai simplement continué à faire ce que je faisais déjà depuis longtemps. Je n’ai pas adopté la panoplie du sachant qui scrute le terrain depuis Sirius. Je ne conçois pas d’autre manière d’enquêter que par approche ethnographique et ascendante. C’est un travail de longue durée, qui demande beaucoup d’humilité, de rigueur, et de prudence dans l’action coopérative. Si je devais donner un avis aux professeurs stagiaires ou novices, je leur dirais de se demander d’abord pourquoi ils veulent faire ce métier. Je posais d’ailleurs cette question aux stagiaires de l’IUFM en début d’année, et l’un d’eux m’a répondu, croyant faire un trait d’esprit : « pour ne pas être CRS ». C’est évidemment une réponse valable, mais un peu courte. Je conseillerais donc aux jeunes d’examiner, dans leur for intérieur, leur rapport à la culture : ont-ils pour eux-mêmes le goût du savoir ? Vont-ils le transmettre à leurs élèves ? Ou bien se contenteront-ils, pendant toute leur ennuyeuse carrière, à abandonner leurs élèves devant des fiches captées sur Internet ?

« Il n’y a pas de pensées dangereuses. C’est la pensée qui est une activité dangereuse. Mais ne pas penser est plus dangereux encore »3 a pu dire Arendt. Quand un sondage annonce que 40 % des français seraient prêts à accepter un pouvoir autoritaire en France, que peut signifier penser dans la crise politique actuelle ?

Je ne sais pas quelle légitimité particulière je peux avoir pour répondre à une telle question, sinon par ma propre tentative de penser. Est-ce que « tout le monde » pense ou bien est-ce que certaines personnes ne « pensent » pas ? Je dirais d’abord avec Descartes, bien sûr, et avec Gramsci que tous les hommes pensent. Mais la question est de savoir quelle signification l’on donne à ce verbe. Est-ce que l’on pense « plus ou moins » ? Qu’est-ce que « bien » penser ? Est-ce que cela dépend d’une « bonne » méthode d’éducation à l’activité de penser ? Ou de facteurs sociaux, culturels, et économiques éventuellement ? Aux hasards de la vie et des rencontres ? On peut continuer à déplier les questions. Lorsque Arendt parle de « la pensée » comme activité dangereuse, elle l’entend au sens philosophique seulement, car il y a de multiples formes et domaines de pensée – penser n’est pas la propriété des philosophes. Que penser puisse être, en tant que tel, dangereux, c’est pour moi une formule littéraire, je ne vois pas ce que cela signifie dans la réalité. Je ne suis pas vraiment d’accord avec ce que dit Arendt dans la mesure où son approche me paraît beaucoup trop abstraite car beaucoup trop générale. En reprenant le traditionnel hiatus entre opinion et pensée, on pourrait dire avec Sartre qu’une idée antisémite n’est pas une pensée mais une opinion, or c’est bien autre chose, ajoute Sartre, c’est une passion. Et il précise qu’une telle passion est « un choix libre et total de soi-même » ; l’antisémite est en cela tout à fait imperméable. Ce qui intéresse Arendt, c’est surtout de dire qu’il est dangereux de ne pas penser, et elle se réfère à un dirigeant politique comme Eichmann dont elle fait l’incarnation d’un refus de penser. On pourrait admettre cette thèse au sens où Sartre dit de l’antisémite qu’il se choisit imperméable, et j’ajouterais au sens où il refuse de pratiquer une critique de sa manière de critiquer. Alors faut-il dire que les personnes prêtes à accepter un pouvoir autoritaire refusent de penser ? D’abord j’aurais tendance à étirer la notion de « crise » politique : il n’y a pas spécialement de crise actuelle, nous vivons dans une situation de crise depuis déjà longtemps, et cette crise succède à une autre forme de crise qui lui était antérieure – les crises se suivent, avec des caractéristiques différentes selon les conjonctures. On parle beaucoup aujourd’hui de crise de la démocratie, mais il faut l’entendre comme un rapt de la démocratie par les pratiques managériales qui organisent, depuis une cinquantaine d’années, un nouvel ordre social. Cette mise en ordre a bien sûr à voir avec un autoritarisme d’État. Le sondage me paraît ou bien naïf ou bien démagogique, car le pouvoir autoritaire est déjà en place en France, et dans toute l’Europe d’ailleurs. Alors oui, que des personnes envisagent la possibilité à venir d’un pouvoir autoritaire, cela signifie qu’elles ne voient pas ce qui est sous leurs yeux. Il est certain, à ce compte, qu’elles ne pensent pas la situation, ou du moins qu’elles la pensent assez mal. Mais c’est probablement aussi que pour beaucoup de gens, l’existence d’un pouvoir autoritaire ne les dérange pas tant que cela, comme le signalait Freud. Des décennies d’abrutissement institutionnel par l’école et par la sphère médiatico-politique n’arrangent rien.

1 Louis Chauvel, dit “Frère Antoine” (1923-2021).

2 Carmen Montès et Brigitte Konecny.

3 Entretien de 1973 diffusé en 1974 (Archive INA).

Bibliographie

Barré, M. (1995/1996). Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps. Mouans-Sartoux : PEMF. Texte complet disponible sur le site : http://www.amisdefreinet.org/barre/

Go, H.L., Riondet, X. (2020). À côté de Freinet, I, II. PUN-Édulor.

Prot, F. M. (2018). Pour des « cliniques de l’éducation ». Former les professeurs à la bienveillance : l’exemple des pratiques d’écriture à l’École Freinet. Enquête sur un programme « LéA » de l’IFÉ. Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, soutenue le 29/11/2018 à Nancy, université de Lorraine.

Sensevy, G. (2011). Le sens du savoir. De Boeck.

Notes

1 Louis Chauvel, dit “Frère Antoine” (1923-2021).

2 Carmen Montès et Brigitte Konecny.

3 Entretien de 1973 diffusé en 1974 (Archive INA).

Citer cet article

Référence papier

La Pensée d’Ailleurs et Henri Louis Go, « Un parcours en lieues de chien », La Pensée d’Ailleurs, 3 | 2021, 189-190.

Référence électronique

La Pensée d’Ailleurs et Henri Louis Go, « Un parcours en lieues de chien », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=187

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La Pensée d’Ailleurs

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