Grandir

p. 174-178

Référence(s) :

Susan Neiman, Grandir – Éloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise, Trad. C. Dutheil de la Rochère, 2021, Premier Parallèle. [éd. originale (2014). Why Grow Up? Penguin].

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Susan Neiman est une philosophe américaine peu connue en France : Grandir est son premier ouvrage traduit en français. Actuellement directrice de l’Einstein Forum à Potsdam en Allemagne, elle a publié de nombreux ouvrages, dont Evil in Modern Thought (2002), Moral Clarity, A Guide for Grown-Up Idealists (2008) et Why Grow Up ? (2014), tous s’appuyant sur la pensée des Lumières et la resaisie de philosophes classiques, en particulier Kant et Rousseau. C’est dans cette lignée que se situe cet ouvrage (initialement publié en 2014 donc) qui s’ouvre sur les deux textes essentiels Qu’est-ce que les Lumières ? et Émile ou de l’éducation, tous deux consacrés à la question de la maturité et à l’idée de grandir.

Le ton général est celui de l’essai s’adressant au plus grand nombre. Pour cette raison, certaines pages paraîtront, selon la connaissance qu’a le lecteur ou la lectrice des œuvres étudiées, une présentation agréable des problématiques kantiennes ou à l’inverse des lignes un peu convenues. Initialement titré Pourquoi grandir ? puis Pourquoi grandir ? Pensées subversives pour un âge infantile (Why Grow Up? Subversive Thoughts for an Infantile Age), l’ouvrage vise à réhabiliter à la fois le verbe grandir et l’idée d’être adulte. Loin d’une seule dénonciation facile du jeunisme, l’ouvrage semble plutôt s’affirmer comme un plaidoyer pour l’actualité des philosophes – et là se situe sans nul doute l’efficacité de l’ouvrage. « Lire Rousseau est plus pertinent pour comprendre le monde que lire la plupart des ouvrages de sociologie. Ce n’est pas pour rien que ses classiques sont toujours là », affirme Susan Neiman (p. 177). Ce principe de culture vaut également pour l’éducation : la philosophe cite Stanley Cavell affirmant ainsi « que le plus important quand on enseigne [est] de se présenter devant ses élèves pour leur montrer qu’il y a encore des adultes qui lisent des vieux bouquins » (p. 178).

Le projet de l’ouvrage vise à traiter de front la question du grandir d’un point de vue éducatif et politique.

La part éducative s’articule autour d’un double constat : nous refusons de grandir et/en considérant que l’enfance est la meilleure partie de la vie ; et/donc que l’âge adulte n’est qu’une suite de renoncements et de résignations. Plus exactement, nous avons échoué à proposer un modèle de société dans lequel grandir serait un modèle et une aspiration vénérable : partant, nous posons un regard idéalisé sur une enfance et une jeunesse qui sont pourtant des périodes difficiles sur beaucoup de plans (tourments, incertitudes, incapacités diverses). Le cercle vicieux s’enclenche alors : les enfants, non inspirés pour grandir, refusent à leur tour de le faire une fois devenus adultes. Ceci a des conséquences politiques : « En interprétant la vie comme une longue chute, nous préparons les jeunes à en attendre – et à en revendiquer – très peu » (p. 31) écrit Susan Neiman.

C’est la part politique : si « grandir » n’est pas un modèle valorisé, alors l’infantilisation guette les sociétés : c’est le refus de la raison, de la liberté et la maturité – caractérisée, avec Kant, par l’audace de penser par soi-même – le refus de la conflictualité pour la paresse du confort et des distractions. Avec notre consentement et suivant des mécanismes de détournement, Susan Neiman décrit nos sociétés comme des entités nous maintenant dans des formes de puérilité qui, à la fois mettent en danger la démocratie et sont des caractéristiques de nos démocraties modernes (p. 16). Cette idée fondamentale encadre l’ouvrage, puisqu’elle énoncée dans l’introduction et à la fin du livre, avec Rousseau :

nous vivons dans des sociétés qui nous empêchent de grandir : elles nous inondent de jouets et nous abrutissent avec une telle quantité de produits triviaux que nous passons notre temps à faire des choix sans importance en oubliant que les choix d’adultes sont faits par d’autres.
(p. 213).

La première partie de l’ouvrage (fondements historiques) s’appuie sur une défense de la philosophie des Lumières en raison de sa confrontation essentielle à la question de la « maturité », de la raison (Kant) et des conditions de son éducation (Rousseau). L’autrice puise dans cette tradition pour réfléchir à la spécificité de nos modèles politiques contemporains, qui, de manière différente mais analogue, encouragent des « méthodes infantilisantes », notamment en détournant les prises de décisions importantes par une multiplicité de prises de décisions dérisoires. Les pages consacrées à Kant visent à rappeler le cœur de son entreprise – « La révolution la plus importante de l’homme et la sortie de la minorité dont il est lui-même responsable » (p. 55). Les pages consacrées à L’Émile affirment, à rebours de Rousseau lui-même, mais à partir de sa proposition, que grandir se fait par la confrontation au réel de la souffrance, du déclin et de la mort ; sans céder au désespoir ni à l’aigreur, la réaction à cette aliénation qui nous est commune est au contraire vue comme le « prélude nécessaire à une vie engagée » (p. 99). La philosophe termine ce premier volet historique par cette question : « Comment former un enfant à vivre dans un monde qui n’est pas ce qu’il devrait être ? » (p. 100).

La deuxième partie de l’ouvrage (Petite enfance, enfance, adolescence) constitue une promenade philosophique parmi Leibniz, Arendt, Platon, Hume, et de nouveau Rousseau et Kant. C’est sans doute la partie la plus réussie du livre. Elle s’ouvre sur l’idée de « natalité », « catégorie centrale de la pensée politique » chez Arendt (p. 105), réaffirmant que « grandir est fondamental ». Partant du bébé et de son émerveillement – et surtout, de la nécessité de sa confiance dans le monde – la philosophe décrit la brisure que constitue la découverte du fossé existant entre ce qui est et ce qui devrait être, passant par exemple par l’expérience de l’injustice. C’est la figure de Thrasymaque qui est alors convoquée, lui qui jette à la face de Socrate son indignation adolescente, dénonçant que toute morale n’est qu’un masque du pouvoir et de la domination. Susan Neiman rappelle que cette expérience de l’indignation, de la rage et de la colère est indispensable, mais n’est qu’une étape. Celui qui ne fait que s’indigner « est persuadé d’avoir tout compris. Il faut être adulte pour savoir que justement, il n’a pas tout compris » (p. 123).

Elle oppose alors deux philosophes, Rousseau et Hume : si le premier, face à l’urgence de réenchanter le monde, choisit l’idéalisme comme réponse à l’absence de ce qui devrait être, le second prend l’option du scepticisme. L’idéalisme ne tient pas face au réel, et pose problème en termes éducatifs ; le scepticisme, pour sa part, ne tient pas sur le plan politique, puisque l’impuissance de la raison est la porte ouverte à la résignation, ne mène jamais à la défiance de l’ordre établi (p. 134). Ainsi « le besoin de démystifier est nécessaire, mais pas suffisant, pour changer le monde », ce qui amène la philosophe à revenir une fois de plus à Kant :

il a fallu attendre Kant pour comprendre que le est et le devrait être sont aussi importants – si nous voulons atteindre l’âge adulte, nous devons non seulement accepter ce fait, mais le revendiquer activement comme le nôtre.
(p. 135).

C’est donc une fois de plus par Kant que se dénoue cette deuxième partie : loin des stoïciens assimilant vertu et bonheur et transformation intérieure, Kant est convoqué pour son appel à la raison devant mener à « travailler sur le monde » (p. 152). La raison est donc aussi l’appel à la philosophie, qui « joue un rôle crucial dans l’art de devenir adulte ». Il s’agit alors d’avoir le « courage » de voir le fossé entre ce qui est et ce qui devrait être « sans jamais abandonner ni l’un ni l’autre », sans céder à une dialectique facile. Le « courage » est dans l’affirmation de ces deux éléments opposés, et grandir est précisément une affaire de courage. Ce courage est philosophique ou même épistémique : il faut pour Susan Neiman admettre « l’impossibilité d’unir la nature et la raison », vérité que nous n’avons pas « envie d’entendre ». C’est sur cette affirmation que se termine ce deuxième volet, plus philosophique.

La troisième et dernière partie du livre (Devenir adulte) est davantage programmatique. Elle se veut « utile », dans la mesure où « le but ultime de la philosophie est pratique » (p. 218). Elle se fonde sur des conseils individuels, selon l’idée que la résistance individuelle, si elle n’est pas suffisante, peut être considérée comme un « point de départ ». Se promenant parmi Kant, Illich, Arendt, mais également Cavell et Simone de Beauvoir ou Cicéron, Susan Neiman examine le devenir adulte par quatre entrées : l’éducation, les voyages, le travail et la question d’envoi de l’ouvrage, « pourquoi grandir ? ».

Les propositions de la philosophe sont sans doute moins stimulantes dans cette dernière partie. Les considérations autour de l’éducation plaident pour une école qui ne brise pas l’envie naturelle d’explorer le monde, qui donne aux enfants la possibilité d’explorer la liberté et d’exercer leur indépendance d’esprit et de choix. Susan Neiman plaide pour la stimulation intellectuelle, l’importance de la culture et du passé sans passéisme ; pour une éducation intéressée par la discipline, au sens profond du terme (« Les enfants n’ont aucune idée du plaisir qu’ils éprouveront plus tard : il faut le leur dire, et plus d’une fois » p. 163). Une idée intéressante surgit pourtant, elle de définir l’école comme « la première institution où se joue le conflit entre les idéaux tels qu’on le leur enseigne et l’expérience telle qu’ils la vivent » (p. 174). Cette proposition mériterait sans doute une explicitation d’ordre pratique, peut-être en l’explorant à partir du seul pédagogue mentionné dans l’ouvrage, Johann Bernhard Basedow, pédagogue allemand fondant en 1774 le « philanthropinum » sur les principes de Rousseau. Les considérations sur le voyage, le travail sont de facture similaire, valorisant la véritable découverte, la marche et l’immersion dans la langue et le pays, la notion d’« œuvre » et la critique du travail inutile ou vide. L’ouvrage se termine par une discussion de Cicéron et Simone de Beauvoir autour de la vieillesse et les conditions de possibilité de sa fécondité.

Le lecteur ou la lectrice seront sans doute déçus des pages hétéroclites de la troisième partie traitant, pêle-mêle, d’Internet, de la critique de l’ultra-libéralisme, de l’obsolescence programmée, du marketing, en passant par un éloge de la déconnexion. Ils resteront également sans doute sur leur faim en matière d’analyse politique : les quelques considérations discrètement conservatrices peinent ainsi à aller plus loin que la seule dénonciation de vagues « structures sociales » ou de « forces qui façonnent notre monde » (p. 236) qui nous infantilisent.

Mais l’ouvrage possède un intérêt certain, résidant finalement principalement dans sa thèse telle qu’elle est énoncée dans l’introduction : il est subversif aujourd’hui d’affirmer l’importance de grandir dans un monde valorisant à la fois l’enfance, la jeunesse et une forme de puérilisme en politique. Si l’ouvrage échappe au seul discours de dénonciation du jeunisme, c’est qu’il s’articule à l’héritage des Lumières, Kant en particulier, qui constitue le fil rouge du livre. L’ensemble de ces pages devient alors un plaidoyer pour que nos sociétés contemporaines se ressaisissent de la question que posaient les Lumières : comment penser par soi-même, sachant que c’est une des choses les plus difficiles à faire ? Comment valoriser l’idée de grandir – sachant qu’il s’agit là d’un problème philosophique, éducatif et politique essentiel – sans tomber dans « vision sinistre de la maturité » ? Comment oser penser par soi-même sans rester dans le piège de l’indignation adolescente ? Comment engager un rapport « adulte » à notre propre culture ? Toutes ces questions sont profondément philosophiques, et s’adressent à notre maturité individuelle et collective, défi dont nous pourrions nous saisir collectivement.

Bibliographie

Neiman, S. (2021). Grandir – Éloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise. (Trad. C. Dutheil de la Rochère). Premier Parallèle. [éd. originale (2014). Why Grow Up? Penguin].

Citer cet article

Référence papier

Bérengère Kolly, « Grandir », La Pensée d’Ailleurs, 3 | 2021, 174-178.

Référence électronique

Bérengère Kolly, « Grandir », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=182

Auteur

Bérengère Kolly

MCF, université Paris-Est Créteil, Inspé de Créteil, LIS.

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