Introduction
Depuis de nombreuses années maintenant, la question de l’accueil des élèves allophones suscite l’intérêt des chercheurs en didactique des langues et des cultures mais aussi des enseignants qui accueillent les élèves allophones dans leur classe, qu’ils soient formés ou non pour le faire. La définition même de l’allophonie n’est pas toujours bien comprise par les acteurs de l’Éducation, qui manquent très souvent de connaissances sur ce sujet. Chez certains acteurs de l’enseignement qui ne connaissent pas le terme d’« allophonie », ce dernier peut sous-entendre qu’il s’agit d’un manque de savoirs ou d’analphabétisme lorsqu’ils accueillent des élèves qui ne savent pas encore lire notre alphabet mais qui savent très souvent lire dans le leur. Ainsi, les élèves allophones qui arrivent dans le système éducatif français ont aussi des compétences, des connaissances et des savoirs, parfois différents de ce que nous retrouvons dans le socle commun de compétences, de connaissances et de cultures et dans nos programmes scolaires. De plus, la culture scolaire n’est pas toujours la même d’un pays à l’autre. Les méthodologies et les approches didactiques peuvent diverger entre plusieurs pays. Néanmoins, cette diversité ne doit pas être perçue et vécue comme un obstacle dans l’apprentissage du français langue seconde, ni pour les élèves ni pour les enseignants. De ce fait, en se penchant sur leurs acquis, sur leur déjà-là, les enseignants peuvent redéfinir leurs conduites didactiques afin que ces savoirs conservent une place significative dans le parcours scolaire de chaque élève. Pour notre étude, nous avons ciblé les savoirs littéraires des élèves allophones et le contenu de leur culture littéraire plurielle et plurilingue.
1. Les élèves allophones dans le système éducatif français
L’accueil des élèves allophones dans le système éducatif français est une préoccupation qui n’est pas récente. Premièrement, il a semblé important pour les prescripteurs de définir ce public en utilisant un ou des termes qui résument leurs spécificités. Comment définir le fait qu’ils ne parlent pas notre langue, mais qu’ils en parlent d’autres ? Quels termes utilisés pour définir à la fois cette méconnaissance du français et des compétences linguistiques et culturelles autres que celles en lien avec le français ? Depuis de nombreuses années déjà, les prescripteurs ont essayé d’améliorer les conditions d’accueil des élèves allophones, en le présentant tout d’abord comme des élèves non francophones ou enfants de migrants en 1986, puis de nationalité étrangère ou des primo-arrivants dans la circulaire de 2002, pour arriver enfin à l’appellation d’allophones en 2012. Pour définir le terme d’« allophone », nous reprendrons celle de Goï (2013) :
Allophone est un néologisme récent, si peu usité en dehors des champs cités qu’on ne le trouve pas encore dans les dictionnaires de sens commun. Ce néologisme, comme tout néologisme, signe une nouvelle façon de penser et — réciproquement — induit une nouvelle façon de penser. Là où l’appellation « non-francophone » envisageait avec un préfixe privatif l’élève nouvellement arrivé sous l’angle de la lacune, du manque à combler voire du handicap, l’appellation « allophone » met en avant le préfixe « allo » qui se réfère à la notion d’alter. Il s’agit donc de considérer l’élève allophone comme celui (ou celle) qui parle une autre langue ou qui parle d’autres langues. (Goï, 2013, p. 3).
Ainsi, les élèves allophones prennent la dénomination d’EANA : Élèves Allophones Nouvellement Arrivés. Il faut à présent organiser leur scolarité. Nous commencerons par citer le Code de l’Éducation. Comme tous les élèves de notre système éducatif, le Code de l’Éducation régit leur accueil. « Le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté. »1 Tout comme leurs camarades, les élèves allophones seront évalués, auront à effectuer des vœux en vue de leur orientation en fin de troisième et passeront les examens comme le Diplôme National du Brevet ou le baccalauréat. Le Code de l’Éducation met également l’accent sur l’acquisition et la maitrise de la langue française : « L’école garantit à tous les élèves l’apprentissage et la maitrise de la langue française. » (Ibid.) Cet enjeu est d’autant plus important pour les élèves allophones qui ont besoin d’acquérir rapidement la langue française afin de poursuivre leur scolarité en France. Le Code de l’Éducation insiste aussi sur la notion de culture générale, dans laquelle nous pourrions inclure la culture littéraire qui nous intéresse. « L’acquisition d’une culture générale et d’une qualification reconnue est assurée à tous les jeunes, quelle que soit leur origine sociale, culturelle ou géographique. » (Ibid.) Le Code de l’Éducation souligne le fait que les notions d’origine sociale, culturelle ou géographique ne sont pas un frein au développement de la culture générale, sans préciser son caractère spécifique comme nous l’avons fait dans notre étude en ajoutant l’adjectif « plurilingue ». Néanmoins, le Code de l’Éducation rappelle que cette diversité linguistique et culturelle est réelle et est à prendre en considération dans les conduites d’apprentissages : « L’acquisition d’une culture générale et d’une qualification reconnue est assurée à tous les jeunes, quelle que soit leur origine sociale, culturelle ou géographique. » (Ibid.)
Afin de poursuivre notre réflexion autour de l’accueil des élèves, il nous a semblé nécessaire de nous tourner vers la circulaire no 2°21 141 du 02-10-2012, qui régit l’organisation de l’accueil des élèves allophones. Elle débute en rappelant le Code de l’Éducation : en tant qu’enseignant et garant des valeurs de la République, nous sommes tous concernés par l’accueil des élèves allophones, que nous soyons ou non formés à le faire : « La scolarisation des élèves allophones relève du droit commun et de l’obligation scolaire. Assurer les meilleures conditions de l’intégration des élèves allophones arrivant en France est un devoir de la République et de son École. […] »2 Il est donc nécessaire de leur proposer un parcours éducatif adapté à leurs besoins mais aussi adapté à leur déjà-là et c’est sous le terme « inclusion » que cette spécificité va s’opérer.
Cette inclusion passe par la socialisation, par l’apprentissage du français comme langue seconde dont la maitrise doit être acquise le plus rapidement possible, par la prise en compte par l’école des compétences acquises dans les autres domaines d’enseignement dans le système scolaire français ou celui d’autres pays, en français ou dans d’autres langues. (Ibid.)
Quand ils s’inscrivent dans un établissement scolaire français, les EANA ont un emploi du temps adapté. Ils oscillent entre prise en charge par un enseignant spécialisé en UPE2A (unité pédagogique pour élèves allophones arrivants) et leur classe d’origine ou appelée aussi classe ordinaire. L’UPE2A n’est pas une classe fermée mais un dispositif. L’enseignant spécialisé propose un emploi du temps personnalisé pour chaque EANA du dispositif, un emploi du temps qui évolue au fil de l’année, en fonction des progrès des élèves. Les EANA au collège ont 12 heures de français langue seconde (FLS) mais ce nombre d’heures peut évoluer au cours de l’année. Si l’accueil des EANA au sein de l’UPE2A ne dépasse pas une année scolaire, certains établissements proposent une deuxième année de FLS, toujours dispensées par l’enseignant(e) de l’UPE2A. Cette deuxième année permet de consolider les acquis des EANA et de les accompagner encore quelque temps. Bien entendu, le nombre d’heures de FLS est fortement réduit étant donné que l’inclusion totale dans la classe ordinaire est l’objectif ultime. La circulaire insiste sur le caractère bref du passage des EANA en UPE2A. L’objectif étant qu’ils puissent quitter le dispositif rapidement et être inclus à plein temps dans leur classe d’origine, comme le rappelle la circulaire :
Sauf situation particulière, la durée de scolarité d’un élève dans un tel regroupement pédagogique ne doit pas excéder l’équivalent d’une année scolaire. L’objectif est qu’il puisse au plus vite suivre l’intégralité des enseignements dans une classe du cursus ordinaire avec, le cas échéant, un dispositif plus souple d’accompagnement. (Ibid.)
Il est certain qu’au bout d’un an au sein d’une UPE2A, les acquis restent encore fragiles et l’accompagnement ne peut donc s’arrêter et ainsi peut se poursuivre dans la classe appelée classe ordinaire :
Outre l’accompagnement par l’enseignant de l’UPE2A, si la maitrise de la langue de scolarisation de l’élève notamment en compréhension et en production écrite reste insuffisante, l’élève doit pouvoir bénéficier de mesures d’aide et de ressources adaptées à ses besoins pour progresser et atteindre un niveau suffisant, compatible avec les exigences des enseignements délivrés dans la classe ordinaire. Des dispositifs d’aide ou d’accompagnement personnalisé et l’accompagnement éducatif sont des leviers pour aider ces élèves à acquérir une autonomie linguistique. (Ibid.)
Comme tous leurs camarades, chaque élève allophone a un professeur principal et est suivi par les enseignants de sa classe, même si certains ne l’ont jamais dans leur cours. Son emploi du temps est davantage rythmé par ses cours de FLS en UPE2A. Toutefois, il fait partie d’une classe, qui n’est pas l’UPE2A. Dans sa classe ordinaire, l’EANA suit quelques enseignements, notamment l’EPS (Éducation Physique et Sportive), l’éducation musique et artistique ou encore les mathématiques : « Un emploi du temps individualisé doit leur permettre de suivre, le plus souvent possible, l’enseignement proposé en classe ordinaire. Au total, l’horaire scolaire doit être identique à celui des autres élèves inscrits dans les mêmes niveaux » (Ibid.) Il est certain que des enseignements, comme les matières scientifiques, peuvent poser quelques problèmes du fait qu’ils n’aient pas encore la maitrise de la langue française pour les suivre. Car il est important de faire la différence entre maitrise de la langue et maitrise des contenus. En effet, il ne faut pas oublier que ce sont des élèves qui ont été, dans une grande majorité, scolarisés antérieurement, qu’ils ont suivi un cursus certes différent du nôtre, mais qu’ils ont des compétences et des connaissances qu’il ne faut surtout pas négliger, comme le rappelle Auger (2010, p. 72) :
Pourquoi inciter à l’enseignement-apprentissage des langues vivantes en classe ordinaire d’un côté et ignorer les langues des ENA déjà présentes de l’autre ? Inclure l’altérité linguistique permet de résoudre ce paradoxe. Le développement de pratiques plurilingues, c’est-à-dire de pratiques qui font appel à l’ensemble des compétences langagières des élèves (le dialogue, la polyphonie, le relationnel, la comparaison, le métalinguistique, etc.) développe une représentation plus positive des apports du bilinguisme à l’apprentissage.
Le lien avec la classe ordinaire est essentiel. L’interdisciplinarité prônée dans les programmes depuis de nombreuses années lie aussi les différents dispositifs. Les UPE2A sont inclus dans les projets d’établissements et dans les projets de classes. Faire le lien avec les classes ordinaires est essentiel pour le suivi des élèves et leur place au sein de l’établissement. C’est ce lien que nous avons cherché à renforcer en proposant cette étude aux enseignants de lettres qui n’ont pas tous eu de formation sur l’enseignement du FLE/FLS. Les enseignants d’UPE2A et les enseignants de la classe ordinaire réalisent un travail complémentaire. Le français langue seconde est transversal à toutes les disciplines :
Dans l’ensemble des dispositifs d’accueil des ENA, un lien fort avec les classes dites « ordinaires » est nécessaire — voire une immersion avec un dispositif adapté d’enseignement du FLS — et efficient en termes d’apprentissage des langues, non seulement pour les ENA, mais aussi pour les autres élèves, allophones ou monolingues francophones car la présence d’ENA, lorsqu’elle est didactisée favorise la réflexion sur les langues et le langage en général par le développement des compétences métalinguistiques et métaculturelles (Auger et al., 2013, p. 139).
De ce fait, la scolarisation des élèves allophones est le fait de toute la communauté éducative.
L’accueil des élèves allophones fait aussi partie des préoccupations européennes. Dans le guide pour le développement et la mise en œuvre de curriculums pour une éducation plurilingue et interculturelle, le déjà-là des élèves allophones est fortement mis en avant, tout comme celui des publics dits plurilingues, tels que nous l’avons considéré au cours de notre étude :
L’école a tout intérêt à considérer les ressources des répertoires des élèves allophones comme des atouts, sur lesquels il est possible de prendre appui en vue des autres apprentissages langagiers et culturels : les avantages du bi-/plurilinguisme sont, en effet, réels et toujours à portée de main si l’école se donne les moyens didactiques pour les exploiter. (Beacco et al., 2016, p. 175).
Les compétences plurilingues et pluriculturelles que possèdent les élèves allophones sont considérées comme un atout par les enseignants qu’ils rencontrent au cours de leur scolarité :
Pour que cela puisse se réaliser, il importe : […] que des activités didactiques spécifiques soient pensées pour que les élèves allophones puissent utiliser leur langue première et leurs connaissances et expériences préalables pour aborder les tâches scolaires et les accomplir avec succès dans la langue de scolarisation. (Beacco et al., p. 176).
Ainsi, l’accueil des élèves allophones est une préoccupation française et européenne. Mais si le terme d’allophonie possède enfin une définition claire, il peut être complémentaire avec ceux de plurilinguisme et de pluriculturalisme.
2. Les apports de l’éducation plurilingue
Une de nos hypothèses de travail consiste à considérer tous nos élèves comme des individus plurilingues. En effet, qu’ils soient catégorisés comme étant allophones en opposition, à tort, avec les élèves francophones (sous-entendu monolingues), nous nous sommes interrogés sur l’identité plurilingue des élèves. D’ailleurs, la dénomination allophone n’exclut pas le fait que les élèves francophones n’aient pas eux aussi un répertoire langagier qui, dans leur cas, ne se limite pas qu’au français. Les langues familiales ne sont pas toujours prises en compte par les enseignants parce qu’ils ne savent pas que leurs élèves ont ce répertoire langagier. De plus, dans le système éducatif français, les langues vivantes proposées aux élèves se limitent très souvent à l’anglais et parfois à l’allemand au primaire ; l’espagnol et parfois l’italien sont proposées au secondaire. Ainsi, même si idéalement, il serait préférable que les langues parlées par les élèves soient présentes dans les programmes, et de ce fait, valorisées par l’École, ce n’est malheureusement pas le cas. Les élèves scolarisés dans le système scolaire français depuis la maternelle ont tous reçu l’enseignement d’une autre langue que le français. À la maternelle, l’apprentissage de comptines en langues étrangères est très fréquent. Les enseignants proposent des activités d’ouvertures linguistiques et culturelles. En CP (cours préparatoire), cet enseignement se formalise avec la conception de programmes et de compétences à valider. De ce fait, le répertoire langagier des élèves ne peut se limiter à une seule langue. Ces nouvelles approches et conceptions des langues et des cultures prennent la dénomination d’« éducation plurilingue ». Le Conseil de l’Europe utilise également ce terme dans le sens d’une éducation à la diversité et la pluralité des langues/cultures et par la diversité et la pluralité des langues/cultures présentent sur les territoires.
L’éducation plurilingue repose sur le principe que chacun est capable de s’approprier les langues dont il a besoin pour sa vie personnelle, professionnelle ou esthétique culturelle, au moment où il le souhaite. Le rôle de l’École consiste à développer le portefeuille langagier dont chacun dispose, comme elle s’emploie à développer les capacités cognitives créatives ou physiques son rôle est de faire aimer les langues, toutes les langues pour que les individuels cherchent à en apprendre tout au cours de leur vie. (Beacco, 2009).3
L’éducation plurilingue a une vision holistique des langues et refuse toute hiérarchie entre elles. Ces transferts de connaissances entre les langues et les cultures en contact dans une classe renforcent l’acquisition de connaissances et de compétences qui dépassent l’unique enseignement des langues étrangères, comme nous l’avons démontré en utilisant la culture littéraire des élèves allophones dans un cours de français en classe ordinaire. Toutefois, ces nouvelles pratiques peuvent bouleverser les pratiques traditionnelles : « Mais on peut comprendre la réticence de l’institution face à la proposition de telles pratiques qui bouleversent les représentations de la culture d’enseignement/apprentissage de la langue, qui fait craindre qu’une didactique du plurilinguisme entraine une perte du cadre républicain » (Auger, Duverger & Goï, 2013, p. 146). Or, les bienfaits de l’éducation plurilingue ne sont plus à démontrer. Elle favorise l’esprit critique de chaque élève et de chaque enseignant qui s’engage dans cette approche. L’éducation plurilingue conduit ses acteurs dans une démarche réflexive sur leurs rapports aux langues et aux cultures, sur les usages sociaux qui en découlent et également sur les usages sociaux que cette diversité langagière et culturelle engendre. « Ces formes d’enseignement favorisent une meilleure prise en compte de la variété des répertoires et l’évolution des représentations à la fois vis-à-vis des langues et des cultures, vis-à-vis de leurs locuteurs et vis-à-vis de l’enseignement et de l’apprentissage des langues » (Auger, Duverger & Goï, 2013, p. 152). Enfin, l’éducation plurilingue contribue à l’accueil de cette diversité et permet aux langues et aux cultures présentent dans le cercle familial de faire leur entrée à l’École. Ainsi, les élèves allophones qui rentrent dans notre système scolaire bénéficient de toute l’attention nécessaire afin qu’ils réussissent cette transition entre leur pays d’origine et leur pays d’accueil. De plus, inciter les élèves allophones à participer aux échanges avec leurs camarades ouvre la classe aux principes de l’éducation plurilingue : les langues en contact dans la classe sont mises en avant et reconnues comme ressources pour les enseignants de ces mêmes classes.
3. Méthodologie de recherche
Notre recherche s’est déroulée en milieu scolaire, dans des collèges de l’Académie de Montpellier. Nous avons choisi l’approche ethnographique pour mener notre recherche sur la culture littéraire plurielle et plurilingue des élèves, tout en ayant conscience que la description ethnographique ne vaut que sur un groupe d’individus observés. Ayant un corpus très diversifié, avec neuf enseignantes ayant eu une formation différente, des élèves aux profils différents, des contextes différents dans lesquels se trouvent les établissements scolaires (contextes sociolinguistiques, socioculturels et socio-économiques), il était inconcevable pour nous de généraliser nos résultats. Néanmoins, nous avons mis l’accent sur les retombées pédagogiques et didactiques que notre étude pouvait apporter et sur la réflexion qu’elle pouvait susciter chez les enseignantes de notre corpus. Notre méthodologie de recherche s’est déroulée en deux temps : nous nous sommes tout d’abord entretenue avec les neuf enseignantes de notre corpus. Nous avons mené des entretiens semi-directifs afin de connaitre leurs opinions sur la culture littéraire que possèderaient leurs élèves. Nous avons aussi recueilli leurs définitions de « plurilinguisme », « pluriculturalisme », de « culture littéraire plurielle et plurilingue ». Ces entretiens nous ont permis de soulever le problème du manque de formation. En effet, seules les enseignantes en charge d’une UPE2A, c’est-à-dire trois enseignantes, ont pu nous donner des définitions claires avec des retours d’expériences à l’appui. Dans un deuxième temps, nous avons recueilli des données auprès des élèves de notre corpus via des questionnaires sur les langues qu’ils parlaient et leurs habitudes de lecteur ainsi que via la rédaction de leur biographie de lecteur. Ces deux temps étaient nécessaires afin d’introduire, par la suite, notre dispositif pédagogique.
Les élèves
Les élèves de notre corpus sont scolarisés de la 6e à la 3e. Un total de 229 élèves que nous avons identifiés comme étant plurilingues ont participé à notre étude. Parmi eux, nous avons comptabilisé une quarantaine d’élèves allophones. La fluctuation du nombre vient du fait que, comme nous l’avons précédemment énoncé, les EANA ont des emplois du temps qui varient et qui évoluent au fil de l’année. Cela vient aussi du fait que certains ont soit quitté l’UPE2A en cours d’année, soit quitté l’établissement. Ce sont des élèves d’origine marocaine, algérienne, espagnole, italienne, syrienne, turque, chinoise, arménienne et péruvienne. Dès leur arrivée dans l’Académie de Montpellier, ils sont testés dans leur(s) langue(s) et en mathématiques et également en langue française. Tous les élèves de notre corpus ont le niveau A1.2 voire A2 en français. Ils ont tous été scolarisés antérieurement. Leurs enseignantes évoquent néanmoins la difficulté d’établir une réelle correspondance entre les programmes français et ceux d’un autre pays. De plus, ces évaluations diagnostiques sont certes très importantes pour construire une programmation mais elles restent très lacunaires. Les trois enseignantes en charge de l’UPE2A de leurs établissements sont habituées aux programmes et aux fonctionnements de certains pays comme l’Italie, l’Espagne, le Maroc ou encore l’Algérie et doivent mener quelques investigations quand les EANA proviennent d’autres pays afin de comprendre aussi leur culture scolaire.
Les enseignantes
Sur les deux années de recherche doctorale, neuf enseignantes ont participé à notre étude. Ce sont des enseignantes de lettres modernes qui ont entre cinq et quinze ans d’expérience. Elles ont toutes déjà travaillé dans des établissements situés dans une REP ou REP+ (Réseau d’Éducation Prioritaire). Trois des neuf enseignantes sont en charge de l’UPE2A de leur établissement et, par conséquent, elles ont reçu une formation en didactique du FLE et langue seconde. Ces trois enseignantes ont obtenu la certification complémentaire de français langue seconde. Une des enseignantes a travaillé longtemps dans un lycée à Paris. Trois enseignantes caractérisent leur établissement scolaire comme sans caractéristique spécifique et deux autres qualifient le leur comme rural.
Le dispositif pédagogique
Afin que les élèves prennent conscience du large éventail d’œuvres qui compose leur culture littéraire définie comme plurielle et plurilingue, nous avons mis en place un recueil de données autour de plusieurs questionnaires qui avaient pour thèmes leur rapport à la littérature et aux langues. Nous avons également proposé aux élèves de rédiger leur biographie de lecteur. Cet écrit plus intime et plus impliquant que les questionnaires a permis d’engager les élèves dans un début de démarche réflexive. La biographie de lecteur ou l’autobiographie de lecteur pour reprendre les termes de Ledur et Decroix (2005) est le récit de l’histoire de chaque lecteur. Au cours de cette rédaction, les élèves ont dû se remémorer les expériences littéraires qu’ils ont vécues depuis leur découverte du monde du livre et de la lecture à l’école maternelle. Ils devaient respecter certaines consignes que nous leur avions données : suivre la chronologie des évènements qu’ils rapportaient, rester authentiques et passer des lecteurs qu’ils étaient aux lecteurs qu’ils sont devenus aujourd’hui. Ils étaient invités à écrire les noms des auteurs ou les titres des livres qui les avaient marqués. Dans ses travaux, Rouxel (2004, p. 137) explique qu’une telle démarche didactique « ouvre la réflexion sur la part que peut prendre la littérature dans la formation d’un individu, sur la multiplicité des modes d’appropriation des textes, sur la place de la subjectivité chez le sujet qui construit du sens ». Cet écrit réflexif nécessite donc de prendre du recul sur ses diverses expériences, ce qui nous a semblé être un exercice intéressant pour des collégiens.
Dans un second temps, nous avons proposé aux élèves de concevoir leur carnet de lecteur plurilingue. C’est un des dispositifs pédagogiques proposés dans les programmes de 2015. « L’objectif du carnet de lecture est à la fois de donner envie de lire, de stimuler la lecture et de donner des repères dans l’avancée des lectures en invitant la subjectivité du lecteur à s’exprimer : réactions à vif, interrogations, identifications ».4 Ce carnet a évolué tout au long de l’année. À chaque thème proposé par leurs enseignantes de français, les élèves devaient faire correspondre un texte en français avec celui dans une autre langue, libres à eux de choisir cette autre langue : leur langue familiale, une langue en cours d’apprentissage au collège ou, comme nous l’avons remarqué dans l’analyse des questionnaires, une langue en cours d’apprentissage de manière autonome et hors cadre scolaire. Les élèves allophones ont suivi les mêmes consignes pour la constitution de leur carnet de lecteur plurilingue, avec l’aide de leur enseignante d’UPE2A. Ils ont demandé s’il était possible pour eux de choisir des textes dans leur(s) langue(s) d’origine et les enseignantes, soucieuses de valoriser ces compétences qui ne le sont pas toujours, ont accepté.
Le deuxième objectif de cette activité, au-delà du développement de cette culture littéraire plurielle et plurilingue qui nous a intéressée tout au long de notre recherche, est le partage de ces savoirs littéraires, savoirs qu’ils ont choisis en fonction de leurs profils de lecteurs et d’individus plurilingues et pluriculturels. Ce support était essentiel pour qu’ils participent par la suite à une séance de débat interprétatif littéraire. Nous avons choisi cette activité qui est proposée au cycle 3 depuis 2002 et mobilise de nombreuses compétences, qui dépasse les seules compétences littéraires. Selon Crocé-Spinelli (2009, p. 1), le débat interprétatif littéraire : « se situe en rupture avec la conception sous-tendue par l’enseignement traditionnel des textes littéraires, qui planifie par avance le questionnement propice à diriger la maitrise du contenu textuel ou la découverte de la “bonne” interprétation du texte ». Ainsi défini, le débat interprétatif littéraire pouvait, selon nous, donner l’occasion à tous les élèves de proposer leur propre interprétation du texte, interprétation construite en fonction de leurs connaissances littéraires mais aussi en fonction de leur culture en général. Les élèves allophones et/ou plurilingues ont tous participé à un débat interprétatif littéraire, avec leur carnet de lecteur plurilingue comme aide-mémoire et les groupements de textes qu’ils étudiaient. En effet, même si le débat interprétatif littéraire est inscrit depuis longtemps maintenant dans les programmes du cycle 3 et du cycle 4, le mener, pour ce qui est de l’enseignant, et y participer, pour ce qui est des élèves, restent toujours complexes : peu d’élèves participent aux échanges et l’enseignant doit sans cesse relancer le débat. Lors des entretiens semi-directifs que nous avons menés au début de notre étude, les enseignantes en ont fait le constat. Avec le carnet de lecteur plurilingue comme support, nous avons émis l’hypothèse que les élèves pouvaient participer aux séquences de débat interprétatif littéraire plus spontanément. Ainsi, comme le rappelle Rouxel : « Le carnet de lecture permet en effet de mutualiser ou de débattre sur des impressions ou des opinions subjectives : il peut servir de point de départ pour des échanges dans la classe » (Ibid., p. 137). Tous les élèves ont rempli leur carnet de lecteurs avec des textes de divers genres et de diverses langues et ils ont pu ainsi participer aux séances de débat interprétatif littéraire proposées par leurs enseignantes en classe ordinaire. Le fait que les élèves allophones aient demandé à leur enseignante de lettres modernes s’ils pouvaient prendre des textes rédigés dans leur langue a donné l’idée à leurs camarades, identifiés pourtant comme uniquement francophones, de faire de même.
4. Principaux résultats
Au cours de notre recherche doctorale, 22 séances de débat interprétatif littéraire ont été enregistrées. Les thèmes étudiés en cours de français sont divers et changent d’un niveau à un autre. N’étant pas contraints à choisir un seul genre, les élèves ont mis des poèmes, des extraits de romans, de mangas, de BD et des nouvelles dans leur carnet de lecteur plurilingue. Lors des séances de débats interprétatifs littéraires, les élèves avaient la possibilité d’utiliser leur carnet comme aide-mémoire pour que leurs recherches ne restent pas sur le papier mais qu’elles se transforment en connaissances à partager. Nous étions conscients que ce dispositif pédagogique n’était pas encore pris en mains ni par les enseignantes ni par les élèves et qu’il faudrait quelques années de pratique pour leur donner l’habitude de l’utiliser.
À travers les transcriptions que nous en avons faites, nous avons soulevé plusieurs points. Tout d’abord, aucun élève allophone n’a voulu prendre la parole au cours des débats interprétatifs littéraires. L’enseignante devait toujours les interroger et leur demander de prendre la parole. Entre manque de vocabulaire (ils avaient tous un niveau qui oscillait entre le A1.2 et le A2) et timidité, les EANA pouvaient se sentir mal à l’aise de prendre la parole devant les autres. Au cours de ce débat, l’enseignante a dû insister auprès de KEN afin qu’il participe aux échanges : KEN est un élève allophone. Il avait une prise en charge de cinq heures en UPE2A. Il était donc très souvent en classe ordinaire. Mais, KEN ne prenait jamais la parole en classe, il était très isolé et souvent assis tout seul en classe. Lors d’un débat interprétatif littéraire autour des contes, l’enseignante lui demande s’il avait lu le petit chaperon rouge en espagnol. SAM écoute avec attention :
E1 : d’accord très bien d’autres choses/ est-ce que vous connaissez d’autres choses KEN/ est-ce que tu connais-toi/ toi tu parles espagnol
KEN : oui
E1 : est-ce que tu as lu des contes en espagnol/
KEN : oui
E1 : le petit chaperon rouge/
SAM : ah
E1 : chouette et est-ce qu’il y a des différences/ tu l’as lu en français aussi/
KEN : non
E1 : ah tu l’as pas lu en français je vais te le chercher comme ça tu le liras et tu nous diras si il y a des différences entre le conte en espagnol et le conte en français est-ce que vous pensez qu’il y a de grosses différences/ (…) est-ce que le petit chaperon rouge se fait manger par le loup ou est-ce qu’il se faire manger par le loup avec la grand-mère/
KEN : non
E1 : donc tout se finit bien toi-même en espagnol tu as une version pour les enfants/
Par la suite, les élèves de la classe ordinaire lui ont posé des questions sur d’autres contes qu’ils pouvaient avoir en commun. KEN a enfin pris la parole. Il a discuté avec ses camarades ; il a partagé sa culture littéraire avec eux qui ont remarqué, avec étonnement, qu’ils avaient la même que lui, mais pas dans la même langue.
E1 : MOH est-ce que toi tu connais des contes en arabe est-ce que tu as lu le petit chaperon rouge KEN comment tu dis petit chaperon rouge je ne m’en souviens plus KEN/
KEN : capiceta roja (…)
E1 : tu as lu quoi aussi/
MOH : les trois cochons
RYA : ça fait bizarre
E1 : les trois petits cochons en arabe en espagnol/
RYA : ça se fait aussi en arabe/
JIH c’est drôle moi aussi je l’ai lu en arabe.
Ils se sont donc découvert une culture commune et cette intervention de KEN a permis aux autres de partager leurs savoirs plurilingues également. À la suite de cette séance, l’enseignante a continué d’interroger KEN pour lui donner le rôle d’expert en littérature hispanique, rôle qu’il a partagé avec d’autres élèves qui se sont révélés être eux aussi d’origines hispaniques. KEN s’est moins isolé dans la classe. Il a commencé à discuter avec les autres et a participé aux travaux en groupe. Les autres élèves se sont davantage intéressés à lui, lui qui finalement n’était pas différent d’eux. Comme le rappelle Auger (2014, p. 170) :
Articuler les langues est un phénomène d’opérationnalisation didactique qui ne fait que rendre compte d’un processus interne d’apprentissage des langues. Cette pratique mériterait d’être plus présente dans les programmes d’enseignement, dans les cultures d’établissement et dans les cours eux-mêmes pour le bénéfice de tous les élèves, non seulement du point de vue linguistique mais aussi culturel, pour renforcer le développement des relations à l’altérité.
De leur côté, certains de ses camarades ont eu envie de partager leur culture et leurs connaissances, qui dépassaient le cadre du cours de français. Les élèves allophones peuvent donc partager leur rôle d’expert avec certains élèves et ainsi mettre en avant la diversité linguistique et culturelle en contact dans la classe.
Dans cette séance, l’enseignante demande aux élèves :
E4 : est-ce que vous connaissez des histoires de sirènes/
Il s’ensuit une conversation entre les élèves. Ils répondent à la question de l’enseignante et il s’avère qu’ils parlent tous de la même histoire, mais lue dans diverses langues :
FAT [ariel]
E [d’autres histoires de sirènes]
FAT : ariel de disney channel
E4 : alors ariel de disney channel
FAT : c’est classique
E4 : mais dans vos langues maternelles est-ce que vous avez déjà lu des histoires de sirènes/ (…)
E4 : NADA est-ce qu’au Maroc tu as déjà lu des histoires de sirènes/
NADA : oui
E4 : laquelle/
NADA : j’ai oublié le nom c’est l’histoire qu’il a racontée c’est comme ça c’est une sirène elle parle avec beaucoup des hommes et des filles comme ça elle a dit je sais tu me acceptes comme ça ou non parce que c’est pas comme les autres
E4 : d’accord donc quand tu parles de ce que pense la sirène c’est en référence à une histoire que tu as déjà lue NADA/
NADA : oui
HAL : avec monsieur CHA cuando estaba aqui il nous avons lu un film de petite sirène car il elle a marié avec un cavalier (..)
E4 : mais vous ne vous rappelez pas du titre/
HAL : non c’était la sirène porque nos explicamos la historia no hacia preguntas <(( en espagnol))> era una chica (…)
E4 : c’est la sirène de Walt Disney celle qu’on a dit tout à l’heure en Espagne
ADEL/ En espagne FAT/
L’histoire de la petite sirène était donc connue de tous. Sans le savoir, ils discutaient de la même histoire sans penser un seul moment que, dans leur classe, des camarades pouvaient l’avoir lue aussi, quelle que soit la langue. L’enseignante a joué un rôle essentiel dans cet échange. Elle a guidé les élèves vers cette histoire commune.
Dans cet autre exemple, une élève raconte un conte kabyle qui donne l’occasion à l’enseignante de rebondir sur la culture littéraire des élèves.
E3 : alors autre remarque/ non pas plus/ est-ce que quelqu’un a fait des recherches sur des contes étrangers/
HERM : c’est un conte kabyle
E3 : ah génial raconte-nous
HERM : c’est l’histoire des sept filles de l’ogresse
E3 : oui
HERM : donc il y a en a plein d’histoires mais moi j’ai choisi celle que je connais (…)
E3 : donc en fait on peut voir que même avec un conte étranger un conte kabyle on a des choses qui ressemblent à des contes français à des contes qu’on connait en tout cas à votre avis pourquoi on a ces ressemblances/ pourquoi on a ces ressemblances entre des contes de pays différents/
Le carnet de lecteur plurilingue a donné aux élèves dont la culture littéraire plurilingue n’avait jamais été sollicitée l’occasion de l’utiliser enfin en classe, à l’École, dans un devoir où ils seront au final évalués. Quand HERM, élève arabophone, dit qu’elle a « choisi », cela montre l’étendu de sa culture littéraire plurilingue et laisse entendre à l’enseignante et à ses camarades qu’elle en connait d’autres. Plus tard dans le débat :
NATH : c’est Hansel et Gretel
E3 : voilà alors il y a des grosses ressemblances avec Hansel et Gretel avec quoi comme autre conte/
ELISA : il y a une ressemblance avec le petit poucet
E3 : avec le petit poucet à quel niveau une ressemblance avec le petit poucet/
ELISA : ils sont perdus dans la forêt
E3 : et ils sont combien de frères/
ELISA : sept E3 : donc en fait on peut voir que même avec un conte étranger un conte kabyle on a des choses qui ressemblent à des contes français à des contes qu’on connait en tout cas à votre avis pourquoi on a ses ressemblances/ pourquoi on a ces ressemblances entre des contes de pays différents/
HERM : parce que les contes ça se fait de bouche-à-oreille
E3 : oui ça se fait de bouche-à-oreille et/
HERM : et je sais pas
JUST : il change de pays en pays ça change enfin ils font leur histoire à eux
E3 : ils font leur histoire à eux est-ce qu’ils changent vraiment/
JUST : non ils prennent une racine d’un autre pays et il la transforme E3 : et il l’a transformé qu’est-ce qui ne change pas de pays en pays/
THOM : pourquoi on a changé au fur et à mesure qu’ils l’ont racontée chacun modifie un peu l’histoire
E3 : chacun modifie un peu l’histoire oui tout à fait mais qu’est-ce qu’il reste d’histoire en histoire/ (…)
JUST : la fin c’est les les les morales qui ne changent pas beaucoup
Au cours de cet échange, les élèves se rendent compte que dans tous les contes qu’ils ont lus, la morale est toujours présente. Ils parviennent donc à dresser un parallèle entre les contes lus en français et ceux qu’ils ont lus étant enfants dans leur pays d’origine. Cela rassure les élèves allophones. Avoir une culture littéraire commune alors que la langue ne l’est pas encore permet aux élèves allophones de prendre confiance en eux et de se sentir en sécurité dans une classe ordinaire où, en définitive, ils ne sont pas les seuls à connaitre Hansel et Gretel, par exemple. Nous notons également que si les élèves allophones sont perçus comme ceux qui ne parlent pas encore la langue française et donc n’ont pas encore lu d’ouvrages en français, ils ont une culture littéraire riche qu’ils sont prêts à partager et à enrichir s’ils sont sollicités à le faire. Or, quand nous avons analysé les questionnaires sur le contenu de leur culture littéraire, les élèves allophones ont tous évoqué les livres lus dans leur(s) langue(s) familiale(s), mais ont aussi tous évoqué la difficulté de s’en souvenir : « Ça fait longtemps Madame et puis j’habite plus en Espagne ». « Depuis que je suis partie, j’ai l’impression d’avoir tout oublié ». De plus, les lecteurs allophones de notre corpus regrettent de ne pas avoir accès à des livres dans leurs langues en France : « Moi je lis en espagnol quand je retourne en Espagne. Il n’y a pas de livres espagnols ici ». « Lire en russe en France, ce n’est pas possible. C’est dommage. J’adore lire ». « Je me souviens plus d’un poème en russe et puis j’ai pas internet alors je vais pas le trouver ». « C’est nul il y a pas de livres en portugais au collège je trouverai jamais des textes Madame. Je m’en souviens plus des titres ben ben non faut que je trouve ». « Depuis que je suis ici madame je lis plus trop en arabe ». La culture littéraire des élèves allophones rencontre cette difficulté : son accès en France. Comment peuvent-ils l’enrichir et l’entretenir s’ils n’y ont plus accès ?
Les confinements que nous avons vécus entre 2020 et 2021, associés aux difficultés de voyager dans leur pays par la suite ont rendu l’accès aux livres écrits dans leur langue très compliqué.
AIS : je peux plus aller en Libye et c’est ma grand-mère qui nous achetait les livres là-bas
DIO : c’est longtemps madame la maison au Portugal je sais plus parler Portugal
E1 : vous allez bientôt y retourner tu verras
DIO ché pas
E1 : mais si tu parles portugais avec maman à la maison/
DIO oui un peu mais pas les livres
E1 tu ne lis pas en portugais/
DIO j’ai fini les livres y a pas au CDI c’est au Portugal
Ce ressenti, qui est une réalité, peut entraver l’enrichissement de leur culture littéraire, non seulement dans le contenu mais aussi dans la motivation à le faire. Les références littéraires citées par les élèves dépassent parfois celles présentes dans leurs carnets de lecteurs plurilingues, toujours grâce à l’impulsion de l’enseignante :
E1 : est-ce que vous connaissez d’autres textes qui parlent de l’esclavage que ce soit des textes en français ou dans d’autres langues que vous parlez ou pas / est-ce que vous connaissez des textes comme ça qui dénoncent l’esclavagisme (.) sur ce thème-là ou sur la liberté de l’Afrique
RYA : j’en ai des textes mais je les ai chez moi
Qu’ils soient allophones et ou plurilingues, ce manque de mémoire littéraire pose question. En effet, dans tous les débats interprétatifs que nous avons analysés, peu d’élèves ont pu mobiliser des connaissances littéraires en citant avec précision les titres et/ou les auteurs.
Demander aux élèves allophones d’aller chercher dans leurs souvenirs, c’est faire le lien avec leur scolarité dans leur pays d’origine et leur pays d’accueil. C’est donc éviter une rupture dans leur parcours scolaire, même s’ils ont changé de pays, de système éducatif et de programmes scolaires. Cette continuité assurée par les enseignants de l’UPE2A mais aussi ceux de la classe ordinaire va donner aux élèves le sentiment que ces années de scolarité antérieures, même si elles se sont déroulées dans un autre pays, ont de la valeur aux yeux de leurs nouveaux enseignants mais aussi aux yeux de leurs nouveaux camarades. Demander aux élèves allophones ce qu’ils ont étudié en littérature dans leur pays d’origine, c’est leur montrer que ce travail n’est pas vain et qu’il a de la valeur aussi en France. Ainsi, lors d’un débat interprétatif littéraire, une élève a dit à E1 qu’elle ne se souvenait plus du titre du livre qu’elle avait lu sur le thème du voyage quand elle était en Italie. Et lors du cours suivant, l’élève s’est empressée de venir voir son enseignante, avec le titre de ce fameux livre qu’elle avait fait l’effort de chercher. Dans cette démarche, le rôle de l’enseignant est essentiel dans la valorisation de la culture des élèves allophones. Lors d’entretiens semi-directifs que nous avons menés avec les enseignantes de notre corpus, nous avons pu nous rendre compte du manque de formation dans le domaine du plurilinguisme. La culture littéraire des élèves allophones effraie car les enseignantes ne la partagent pas :
E7 : non j’avoue très peu je prenais pas ça en considération et c’est dommage je pense que dans l’enseignement du français on doit se dire ou j’ai dû me dire en tout cas que j’étais enseignante de langue française avant tout aussi on peut dire que nos programmes sont aussi alors un tout petit peu moins maintenant sont aussi centrés sur la littérature française à la limite francophone mais pas autre donc c’est vrai je pense que les élèves n’en parlent pas d’eux-mêmes ils inhibent justement parce qu’il n’y a pas trop de place pour ça dans la classe c’est comme c’est relégué dans la sphère privée intime familiale tu vois et ce qui serait de l’ordre de l’individu et c’est vrai qu’au lieu de percevoir ça comme une richesse peut-être que eux ils se disent que c’est une différence et quelque chose qui les discriminerait dans le regard des autres
La culture littéraire des élèves allophones ne peut trouver sa place en classe ordinaire que si les enseignants le permettent et s’ils sont conscients de son existence. À la fin de notre recherche, nous avons demandé aux enseignantes de dresser un bilan avec nous. Elles se sont toutes accordées à dire que valoriser la culture littéraire des élèves allophones dans leur cours joue un rôle essentiel dans l’inclusion des élèves allophones dans leur cours de français et que cela permet à tous les élèves d’affirmer davantage leur identité plurilingue et pluriculturelle.
Conclusion
Notre recherche a montré l’importance de prendre en compte les connaissances et les compétences des élèves allophones acquises dans leur pays d’origine, dans les pratiques pédagogiques. La culture littéraire des élèves allophones doit être un des piliers sur lesquels doivent se reposer les enseignants de classe ordinaire. En valorisant ces connaissances plurilingues, non seulement les élèves allophones se sentent reconnus comme experts de leur langue et de leur culture, mais ils permettent également à leurs nouveaux camarades d’exposer la leur. Ces langues et ces cultures en contact dans une classe peuvent, à la grande surprise de tous, se recouper et donner lieu à des échanges culturels plurilingues.
Si nous souhaitons conserver et enrichir la culture littéraire des élèves allophones, il faut, par le biais de pratiques pédagogiques qui incluent des pratiques plurilingues, qu’elle soit reconnue par l’École et sollicitée en UPE2A mais aussi en classe ordinaire. Les conduites d’apprentissage mises en place par les enseignants qui favorisent une éducation plurilingue, ont des répercussions sur l’ensemble de leurs élèves, qu’ils soient allophones et/ou plurilingues. Au-delà de l’acquisition du français langue seconde, c’est la place même de chaque EANA au sein de l’établissement qui est jeu.