De nos jours, les pratiques plurilingues ne sont guère exceptionnelles même dans les territoires qui sont officiellement monolingues. Si l’association entre langue et frontière a longtemps imposé une vision réductrice de la circulation des langues, on est aujourd’hui obligé de considérer que ce ne sont pas les nations qui font vivre et se diffuser les langues mais bien les locuteurs. De ce fait, les pratiques plurilingues se multiplient sur et autour des frontières communautaires (cf. les cas belge et suisse) ou étatiques.
Des personnes de langues et cultures diverses sont amenées à interagir en permanence et pour des raisons diverses. Tout individu a intérêt à optimiser ses interactions avec les autres. Toutes les langues et toutes les cultures — les nôtres et celles que nous connaissons de l’autre — peuvent être mises à contribution pour optimiser et réussir ces interactions. Partant de cet intérêt pour l’interaction avec l’autre, la reconnaissance mutuelle de la culture et la langue de l’autre s’impose. Il importe peu que les participants de ces échanges se trouvent dans le même espace physique ou qu’ils entrent en contact virtuellement par le biais du téléphone ou d’Internet. Optimiser les échanges, c’est avoir un terrain communicationnel partagé et c’est mettre en œuvre des compétences linguistiques efficaces qui permettront à l’individu d’être compris par son interlocuteur et de comprendre à son tour l’interlocuteur.
Interagir avec l’autre qui possède des langues et cultures différentes des nôtres présuppose qu’une appropriation ait eu lieu. Derrière ce terme générique d’appropriation — qui connait un regain en didactique des langues non premières depuis quelques décennies — se trouvent deux termes que certains chercheurs ont souhaité opposer dans les années 1980, à savoir apprentissage et acquisition (Krashen, 1981). Le choix de ce terme neutre nous évite d’entrer dans le débat sur l’adéquation de la distinction de Krashen entre apprentissage et acquisition et entre lieux ou contextes naturels et non naturels dans lesquels les processus s’effectuent. De plus, il nous épargne la tâche ardue de différencier la nature volontaire et involontaire de cette appropriation. Ce tandem appropriation/apprentissage est en tout cas le revers de la médaille de l’enseignement, processus qui englobe la transmission de savoirs, de savoir-faire, de savoir-être, mais aussi l’intégration de ces différents savoirs par le public cible.
À quoi sert l’enseignement d’une langue à un public dont la langue de socialisation en est une autre si ce n’est à développer chez ce public des compétences globales dans cette langue et à élargir son répertoire linguistique et culturel ? Si l’objectif final de tout enseignement d’une nouvelle langue est de développer le plurilinguisme chez l’apprenant, il ne s’agit nullement d’en faire un polyglotte exceptionnel mais un agent social doté des compétences variées dans les activités de communication langagières ordinaires : réception, interaction, production, médiation, pour reprendre la terminologie du CECRL (2001, 2018).
Partant du constat que des faits culturels sont véhiculés par la langue, l’enseignement d’une nouvelle langue doit également viser à aider l’apprenant à interpréter ces éléments socioculturels (Abdellah-Pretceille & Porcher, 1996) et à développer une conscience culturelle (Zarate, 1986). Apprendre une nouvelle langue implique alors une ouverture à ses locuteurs et à leurs pratiques culturelles, ainsi qu’un plurilinguisme/pluriculturalisme. Il convient, toutefois, d’admettre que l’individu plurilingue n’utilise pas une langue en faisant abstraction des autres idiomes qu’il possède. L’interaction des cultures et des langues s’opère aux niveaux cognitif, social et émotionnel. En outre, le plurilingue ne peut être défini comme un individu possédant autant d’identités que de langues (Busch, 2012). De même, le répertoire plurilingue et pluriculturel est composé d’un « capital coordonné d’expériences » impliquant l’interaction des langues de nature et de statuts différents pour l’individu (langues premières, secondes ou étrangères) et dans lesquelles les compétences peuvent être inégales (Moore, 2006).
Les contributions réunies dans ce volume sont principalement issues de la journée d’étude du 18 mai 2022 du même intitulé ; deux contributions invitées complètent ce volume. Elles interrogent toutes les notions de compétences langagières et culturelles plurielles dans le processus d’appropriation des langues non premières. Les compétences plurielles englobent nécessairement l’altérité : parler une langue, que ce soit celle qu’on a parlé dès sa naissance ou celle qu’on a apprise de manière formelle ou informelle après celles dans lesquelles on a été socialisé, nous met en relation et en interaction avec l’autre dans une diversité de contextes.
Dans le contexte scolaire, les ressources présentées par les publics plurilingues dans les classes doivent être optimisées. C’est ce que soulignent l’ensemble des contributions. L’enseignement doit aider à inciter l’apprenant à valoriser son bagage langagier et à mobiliser les savoirs et connaissances acquis dans toutes les langues qui constituent son répertoire verbal, que ces systèmes linguistiques soient ou non apparentés ou reconnus dans l’espace où se déroule l’apprentissage. C’est ce qui ressort de plusieurs contributions. Tout d’abord, la synthèse de Mariella Causa se concentre sur les discours formatifs et la complémentarité entre les rôles des enseignants et des apprenants. Plus précisément, elle étudie le rôle joué par l’enseignant dans le développement de la compétence plurilingue et pluriculturelle et comment la formation le prépare à adopter une approche circulaire visant à mieux accompagner l’apprenant dans son apprentissage de la langue et des faits culturels qui favoriseront son intégration sociale. Bien Dobui prône une réflexivité de la pratique pédagogique en vue d’optimiser les répertoires pluriels des élèves en Picardie. L’étude présente le compte-rendu d’un projet qui invite les enseignants en formation à dresser des portraits langagiers et à s’interroger sur les langues qui les entourent. Ce faisant, ces enseignants découvrent et réfléchissent au multilinguisme du territoire picard. La contribution d’Uma Damodar Sridhar revient sur l’intérêt de donner à l’apprenant la possibilité d’utiliser sa langue d’héritage dans la classe de français au même titre que ce dernier, quitte à naviguer avec fluidité entre des systèmes linguistiques autonomes. L’approche translinguistique déclarée par des enseignants est perçue comme bénéfique à l’acceptation du soi plurilingue.
Le lien inextricable entre langue et culture est mis en évidence dans les études de Sabine Ehrhart et Paula Prescod qui interrogent également les notions de frontières réelles, territoriales, linguistiques et culturelles pour la première et celle de la frontière insaisissable qu’est l’espace numérique où les frontières linguistiques et culturelles sont brouillées, mais, où les faits culturels circulent librement en association avec les utilisateurs de ces langues ainsi que les représentants des cultures. Les individus franchissent allègrement ces frontières en permanence, justement parce qu’ils doivent négocier leur rapport avec les langues et les cultures de l’autre. Dans les deux cas, les contributions soulignent la nature poreuse de la frontière entre les langues familiales ou scolaires et les cultures véhiculées par ces langues et leurs locuteurs.
Plus que jamais, on reconnait que l’école française est le lieu où le plurilinguisme foisonne, le lieu de la rencontre et du contact entre une multiplicité de langues. Les compétences pour agir et interagir sont complexes et composites, comme nous l’avaient déjà rappelé Coste et al. (1997, p. 12). Elles concernent non seulement des savoirs et des savoir-faire, mais aussi des savoir-être : quelles postures adopter avec l’autre dans sa langue ou dans une langue qui n’est la langue de socialisation d’aucun des interlocuteurs ? Les questions de l’interdépendance des acteurs et de la dynamique des interactions entre eux dans l’apprentissage en contexte plurilingue sont de première importance. L’agir et l’interagir à l’école sont au cœur des contributions d’Anne-Laure Biales et de Naraina de Melo Martins Kuyumjian. La contribution d’Anne-Laure Biales s’intéresse aux interactions plurilingues en classe entre les élèves allophones en UPE2A, notamment en vue d’améliorer leur culture littéraire en langue première comme en langue cible. Celle de Naraina de Melo Martins Kuyumjian préconise des approches permettant aux élèves de reconnaitre et d’accepter la diversité lexicale de leurs pairs dès l’école maternelle.
Ce projet de publication a bénéficié de l’aide de plusieurs spécialistes des domaines abordés qui ont contribué à sa réussite depuis son lancement en 2022. Nous tenons à remercier vivement Nathalie Auger, Philippe Blanchet, Cécile Bullock, Emmanuelle Egginton, Xavier Martin, Véronique Miguel Addisu, Danièle Moore, Jean-Charles Rafoni et Jean-Michel Robert. Le soutien de l’UR 4283 – CERCLL est également apprécié.