Notre présentation porte moins sur la norme de l’allemand que sur les regards jetés sur elle par le discours historiolinguiste depuis un siècle et demi, discours qui peut se résumer en trois phases. La phase la plus longue voit la langue allemande en marche vers une « bonne langue », la Hochsprache ou standard. Cette vision téléologique a marqué l’historiolinguistique scientifique depuis le milieu du 19e siècle jusqu’aux années 1960, et est souvent la seule connue du grand public. Une phase plus brève résulte de la prise de conscience du facteur historique par la discipline. Elle correspond à une politisation du discours sur la norme de l’allemand, résultant du nouvel ancrage des sciences humaines dans la société entre 1960 et 1990. La position théorique la plus récente se développe à partir des années 1990 en découvrant les locuteurs et locutrices sous la langue. Elle se pose la question de ce qui les amène à parler et écrire de façon de plus en plus, ou de moins en moins, normée suivant les siècles.
Si le propos semble durcir les distinctions entre ces positions théoriques, cela relève de deux raisons : d’une part, elles sont rarement explicitées comme positions théoriques, ce qui conduit la description à en forcer les conséquences argumentatives pour faire ressortir le côté idéologique. D’autre part, tout changement de paradigme recherchant plus d’acceptation sociale à l’intérieur de sa discipline, les partisans du discours traditionnel sur la norme rajeunissent volontiers leur propos d’un peu de pragmatique, politique ou sociolinguistique, tandis que les partisans d’une approche innovante veillent à intégrer les apports philologiques de leurs devanciers. La position normative de l’auteur n’est ainsi pas toujours formulée de la même façon au cours de ses publications, comme c’est le cas de Klaus J. Mattheier lui-même qui, bien que développant en 2000 une histoire innovante de la norme de l’allemand (Mattheier 2000), relevant donc de la troisième approche sur la norme, revient à une quasi-synthèse des trois positions dans sa contribution « German » de 2003.
1. L’approche traditionnelle de la norme de l’allemand
1.1 Histoire de la norme de l’allemand
Ici, le discours sur la norme de l’allemand laisse de côté la protohistoire avant le 11e siècle, période au cours de laquelle des scripteurs isolés fixaient un texte intéressant (un document officiel ou un poème) dans leur variété germanique locale. Le peu qui s’est conservé ne renseigne la postérité que sur l’idiolecte gotique de Wulfila (300 pages de Bible traduites à la fin du 4e siècle) ou sur le vieux-haut allemand d’Isidor, évêque ayant écrit à la fin du 8e siècle un traité en francique rhénan.
Le 12e siècle, époque des troubadours et des épopées, permet d’identifier une première variété privilégiée, celle dans laquelle ont écrit les Minnesänger, une variété d’allemand du sud associée à l’empire des Staufer. Cette langue appelée « moyen haut-allemand » est déjà une variété « normalisée », une « Kunstsprache1 » ou langue artificielle de la littérature de l’époque. Sous l’impulsion de Karl Lachmann, philologue ayant homogénéisé l’allemand moyenâgeux pour l’édition, la deuxième moitié du 19e siècle réécrit les textes de cette période en « Lachmann », le justifiant par l’interprétation de certains énoncés « normatifs », comme lorsque le Tristan de Gottfried von Straßburg dit du ménestrel, qui chante en variété littéraire (v. 4626-28) :
« wie lûter und wie reine
sine kristallînen wortelîn
beide sint und iemer müezen sîn! »2
Les historiolinguistes interprètent ces vers comme affichant la variété littéraire comme variété de « bonne » langue, compréhensible et belle, norme idéale des textes.
Mais le sud de l’Allemagne voit au cours des siècles suivants sa domination culturelle s’effacer, la variété des troubadours meurt sans postérité et un discours de norme ne renaît pas avant le 16e siècle. Le Moyen-Âge s’intéressait en effet d’autant moins à la norme et à son évolution que sa vision du monde était statique : Dieu ayant créé le monde comme il est, et la langue comme elle se donnait, il était donc impie d’envisager qu’elle dût être autre que ce qu’elle était (Schneider-Mizony 2008a : 87-88). L’histoire de la norme évolue grâce à Luther (1483-1546), grand homme aidé par d’autres grands hommes, les éditeurs humanistes, et surtout par les auteurs d’œuvres polémiques de la Réforme, tracts et écrits religieux et révolutionnaires, les « Flugschriften » : ces scripteurs ont à cœur de diffuser la bonne parole religieuse et réalisent dans leurs écrits une sorte de péréquation nationale ou « nivellement par le haut ». Leur recherche d’intercompréhension langagière régionale crée une variété suprarégionale de l’allemand qui, dans l’imaginaire linguistique de cette version de l’histoire de la langue, se dégagerait peu à peu de la gangue des variétés régionales de l’allemand. Morphologie et lexique s’homogénéisent, puisque les auteurs sont censés avoir choisi à chaque fois la terminaison ou le mot de plus grande extension géographique.
Cette normalisation centripète et diatopique est suivie au 17e par une normation socio-intellectuelle : d’autres hommes de langue ou de lettres, comme Opitz, auteur d’une célèbre poétique (1624), ou des grammairiens comme Schottel, proposent des modèles linguistiques, essentiellement lexicologiques ou morphosyntaxiques, qui répondraient aux exigences de rationalité, naturel, pureté, clarté, compréhensibilité, brièveté et beauté, qui sont les canons de la beauté linguistique de l’époque (Schottelius 1663). Les célèbres sociétés de langage de l’époque baroque, les « Sprachgesellschaften », le purisme des 17e et 18e siècles et sa lutte contre les emprunts au français accompagnent cette activité de toilettage, dont l’idée sous-jacente est que la langue n’a besoin que d’être débarrassée de quelques scories ponctuelles gênant sa pleine révélation historique.
Le 19e siècle est celui de la diffusion de l’instruction populaire, dans une forme de langue nationale stabilisée : les écrivains3, de Goethe et Schiller au début du siècle à Fontane ou Keller à sa fin, écrivent une « bonne » langue, que l’instruction publique va transformer en bagage scolaire. Pour ce siècle, l’historiolinguiste traditionnel voit cette bonne langue se répandre dans la société et être enregistrée dans des grammaires et dictionnaires (Schneider-Mizony 2008b : 401). Les grands hommes de l’époque sont les grammairiens de la fin du 19e siècle et des acteurs sociaux comme Konrad Duden, qui a mis de l’ordre dans un ensemble graphique illogique résultant d’interventions historiques divergentes par la réforme de l’orthographe de 1901, dite « de Duden ».
Au 20e siècle, cette langue normée serait devenue la langue maternelle d’un tiers de la population germanophone, les autres l’acquérant à l’école; tout serait pour le mieux pour l’allemand dit standard si l’esprit de rébellion des jeunes générations ne les amenaient à se positionner « contre » par leur variété langagière (langue dite « des jeunes », Jugendprache) et si les journalistes ne négligeaient pas leur expression écrite. Mais en dehors de ces catégories de locuteurs-scripteurs visées régulièrement par la critique du langage et les billets d’humeur de la presse écrite4, l’historiolinguiste tenant de cette position considère que la norme de l’allemand contemporain correspond à la majeure partie du système, et qu’on peut plus ou moins étudier l’une pour l’autre en synchronie actuelle.
1.2 Système et structuralisme
Cette conception saussurienne considère que le système de la langue, sous-jacent à toutes les variétés germanophones, s’affermit et progresse vers une fonctionnalité idéale. Dans cette conception largement partagée dans les années 1960, la langue normée est une émanation du système de l’allemand, les divergences entre les deux s’expliquant par le fait que la norme relève de la communauté sociale, alors que le système, fonctionnel, comporte plus de possibilités que celles retenues par la norme. Sans résoudre la difficulté inhérente au structuralisme à rendre compatible l’évolution des langues et la théorie d’un système synchronique équilibré, les travaux sur l’histoire de la langue allemande relevant de ce paradigme peignent l’inutilité de l’intervention des normateurs sur un processus qui ne dépend pas d’eux ou ne leur voit guère qu’un rôle de révélateur, quasi au sens chimique du terme, d’une évolution inhérente au système, comme lorsque Werner Besch décrit le rôle de Luther en ces termes :
Luther ist also nicht Uranfang, noch geht die Entwicklung an ihm vorbei; er steht mitten in ihr, zunächst noch in stark landschaftlicher Bindung, dann aber wird er kraft der historischen Ereignisse zu einer Art Katalysator […], der die gemeinsprachliche Bewegung jäh vorantreibt und schließlich in einem bestimmten Entwicklungsstand fixiert5. (Besch, 1968 : 426)
Sous la modernité des métaphores (catalyseur, accélérateur, fixateur) transparaît la conviction structuraliste que le système recèle en son sein les meilleures formes, qui n’attendent que l’occasion favorable pour se manifester. La question de la norme embarrasse logiquement des linguistes qui s’intéressent essentiellement à l’histoire « interne », celle des faits langagiers, qui se distingue alors d’une histoire « externe », qui ferait une place à la norme dans la dialectique entre le système et l’extérieur. Coseriu a beau proposer une compréhension des termes « système », « langue », « parole », « norme » qui permette l’explication du changement langagier, qui se constate au niveau de la norme (Dupuy-Engelhardt, 2009 : 8-9), cela ne permet pas d’en expliquer l’évolution même, car la motivation du changement chez des locuteurs idéalisées reste mystérieuse.
1.3 Typologie et téléologie
La description structuraliste de l’allemand ne méconnaît évidemment pas que la langue a changé depuis l’époque d’Isidor et de Gottfried : elle décrit l’affaiblissement du système des cas en allemand (Desportes, 1984), le développement de structures hypotaxiques formalisées par de nouvelles conjonctions de subordination (Admoni, 1990) ou la naissance du futur verbal en « werden + infinitif du verbe » (Oubouzar 1974). Mais elle cherche plus la rémanence des formes que leur changement, faisant par exemple de l’allemand contemporain une langue à verbe final, alors que la plupart des propositions produites à l’heure actuelle par des locuteurs dans un cadre informel, phrases simples, dépendantes en dialecte, ou complétives d’oral, présentent le verbe en seconde position. Des grammaires françaises de l’allemand s’inscrivant dans cette tradition de pensée (Fourquet 1970, Schanen/Confais 1986) posent comme ordre dit « de base » de l’allemand celui de « la linéarisation continue » qui est un ordre récurrent – « mein Brief rechtzeitig ankommen » – et serait l’ordre originel de l’allemand.
Le changement intervient quand un état fonctionnel du système change pour un nouvel équilibre : le type linguistique s’affirme ou s’altère au cours de l’histoire, ce qu’on appelle un drift, c’est-à-dire une dérive, comme ces glissements de plaques continentales, infiniment lents à l’échelle humaine, mais qui ont éloigné les uns des autres les morceaux du Gondwana originel. La typologie explique alors les évolutions sous la forme : l’allemand est une langue qui va du type synthétique vers l’analytique, expliquant l’affaiblissement des cas par leur remplacement graduel à l’aide de prépositions prenant en charge le sémantisme originel (Wolf, l978 : 43).
L’explication typologique cohabite avec des principes psychologiques d’(apparent) bon sens qui font changer la langue de façon téléologique : elle évolue vers la simplification phonologique parce que le locuteur, naturellement paresseux, tendrait à l’économie articulatoire ; ou au contraire, le progrès de l’histoire vers une pensée et une expression de plus en plus complexe expliquerait la complexification de la syntaxe, la naissance de nouveaux outils grammaticaux, conjonctions de subordination ou temps verbaux.
Dans ce paradigme, parler de la norme est « hors-sujet » et le terme est relativement peu présent dans les écrits : la norme y est alors un élément plutôt perturbateur, tantôt empêchant l’expression complète du type typologique (place du verbe), tantôt garde-fou ramenant à l’intérieur du système les locuteurs dont la parole vagabonde (conjugaison des verbes forts de l’allemand).
2. L’approche par l’histoire externe
À la fin des années 1960, des approches plus politisées définissent la norme comme le résultat d’une lutte entre des groupes sociaux pour faire accéder leur variété au pouvoir. L’allemand langue de référence, l’allemand dit « standard » serait, à chaque époque historique, le sociolecte des privilégiés du moment, qui l’utilisent pour stabiliser leur position politique en le constituant code du gouvernement et de la culture. Les éclairages donnés en première partie sur la standardisation de l’allemand reçoivent dorénavant une lecture très engagée.
2.1 L’histoire de la norme vue par l’historiolinguistique politique
La première variété de référence est ainsi le Ritterdeutsch du 12e siècle, l’allemand des chevaliers, classe dominante de l’époque féodale qui s’affaiblira à la fin du Moyen-Âge concomitamment à la perte d’influence de la noblesse combattante. À l’époque agitée de l’humanisme et des guerres de religion se fait jour une nouvelle variété de référence : une première phase d’émancipation écarte le latin (langue des traités entre princes et du haut clergé) du sommet de l’état et fait accéder le sociolecte des imprimeurs-éditeurs du 16e siècle au rang de nouveau modèle linguistique. Mais l’impulsion éducative des artisans et petits lettrés est vite dominée par la concurrence puissante entre la chancellerie de Saxe des princes Wettiner, de l’usage de laquelle Luther participe, et la chancellerie impériale de Prague et son gemeine Teutsch ou « allemand commun ». La victoire symbolique de la langue des princes germaniques sur la langue du milieu impérial peut être lue comme un rapport de forces favorable aux puissances régionales, donc à leurs variétés.
Ce mouvement de fond se voit confirmé à l’envi par l’aristocratisation de la norme au cours du 17e siècle : les sociétés de langage baroques, auxquelles appartenaient des nobles ainsi que quelques bourgeois, s’attachent à compliquer la langue. L’écrit modèle de l’époque se déroule en phrases longues, avec structure hypotaxique complexe, des composés et dérivés de plus en plus longs, tandis que les grammaires entament un travail de fine distinction entre les formes. Quand la grammaire de Schottel, Ausführliche Arbeit Von der Teutschen HauptSprache atteint 1200 pages de description en 1663, elle réserve la possession des subtilités lexicales et morphosyntaxiques à un petit cercle de personnes, en général les hommes membres des sociétés savantes. En retour, ces ouvrages promettent d’informer leurs lecteurs sur le modèle à parler avec les Grands et à la Cour. Kaspar Stieler, auteur d’une Teutsche Sekretariatskunst, écrit dans la préface à propos de la langue soutenue, « die hocherhabene Sprache », le “sie” sujet des lignes suivantes :
Sie wird gebraucht gegen vornehme / Hochgelahrte und erleuchte Leute / Fürsten und Herren / auch in Trauerspielen / öffentlichen Reden / Ehrensachen / Lobsprüchen / prächtigen Vorträgen / Annehmungen und Beehrungen großer Herren und deren Gesandten / berreichung derer Geschenke / Bedankungen / und dergleichen wichtigen Begebenheiten. (Stieler, 1673, X)6
Cette citation se retrouve fréquemment dans les ouvrages de références (par ex. Polenz, 1994 : 309) parce qu’elle prouverait que le langage normé n’est, à cette époque, plus exclusivement du domaine de l’écrit, mais que sa contrainte a déjà pénétré le domaine de l’oral formel (cf. öffentliche Reden ou Vorträge de la citation). Il n’est pas jusqu’à l’usage du français dans l’aristocratie allemande des 17e et 18e siècles qui ne soit lu comme un élitisme langagier : le français, appris à grand frais dans la noblesse, distingue ses locuteurs et locutrices du petit peuple ou rustaud campagnard qui n’a pas les moyens de l’acquérir. Célèbres sont les propos de Voltaire écrivant de la cour de Frédéric II à propos de l’usage du français et de l’allemand dans ce milieu : « Je me trouve ici en France. On ne parle que notre langue, l’allemand est pour les soldats et pour les chevaux ; il n’est nécessaire que pour la route. » (lettre de Potsdam, 1750, citée par Polenz (1994 : 66). Formulé de façon paradoxale, le français serait la variété élégante de l’allemand du dix-septième siècle. Le paradoxe est cependant moins fort qu’il ne le serait à l’époque moderne dans la mesure où, avant l’avènement de l’Etat-nation, l’aristocrate est européen par nature, entretenant des liens de sang et d’alliance avec des familles de son rang dans d’autres pays ; il ne ressent donc pas de difficulté particulière à converser dans une autre variété que le vernaculaire de son territoire.
La bourgeoisie se rapproche du pouvoir culturel et politique lors de la révolution industrielle, au 19e siècle : l’instruction généralisée qui alphabétise le travailleur, comme la multiplication des écrits administratifs, financiers et commerciaux, nécessitent une variété de complexité raisonnable. Elle doit être expurgée de ses dialectismes, dont on craint qu’ils ne nuisent à la mobilité des personnes et des biens. Ce nouvel allemand normé s’acquiert dans des couches sociales plus nombreuses qu’à l’époque baroque et représente bien un progrès démocratique. Mais le souci de distinction sociale veille à conserver quelques schibboleth à la fin du 19e et au 20e siècle : les règles orthographiques codifiées longuement, l’orthoépie dérégionalisée, le maniement sûr des variantes grammaticales sont les nouveaux instruments du pouvoir linguistique, car ils ne sont pas dans toutes les mains. Ils continueront à distinguer le bourgeois d’origine, à l’aise dans le code, du parvenu obligé de consulter un manuel répertoriant ces finesses, comme le célèbre Antibarbarus de Keller (1886), au titre significatif, ou au 20e siècle, ce volume de « cas douteux », les Zweifelsfälle, qui a fait la fortune de la maison d’édition Duden.
À la fin du 20e siècle, l’évolution de la norme accompagne les changements politiques transnationaux : la variété de l’Allemagne fédérale, allemand de référence pour les autres pays germanophones que sont la Suisse et l’Autriche, devient en 1990 également la variété centrale de l’Allemagne réunifiée. Sa norme a évolué vers plus de complexité sous l’influence des facteurs économiques : la technocratie des années 1960 et le miracle économique réclament une croissance et une complication lexicographiques parallèles à la multiplication des désignations scientifiques et publicitaires. Cette variété idéale se parsème d’un anglais qui joue dans la modernité le rôle de distinction sociale que jouait le français trois siècles auparavant. Mais les Global Players n’ont pas plus de scrupule à parler anglais que les nobles baroques le français, ne ressentant pas d’attachement patriotique particulier pour l’endroit où ils font de l’argent …
2.2 La norme, produit de la politique
Dans ce cadre théorique, ce sont des influences externes qui établissent la norme, qu’il s’agisse des lettrés au service des princes et de la cour du prince-électeur de Saxe au 17e siècle (Josten, 1976) ou des grands blocs politiques à des époques plus récentes, la Prusse au 19e siècle, l’Allemagne fédérale après 1945. Ces forces s’originent du sommet de l’État, mais sont médiatisées par les circonstances culturelles à un moment donné de la société.
L’irruption de ce type d’analyse dans les années 1970 n’est pas une pure conséquence des mouvements sociaux des années 1968 ; cette historiolinguistique est une forme de Vergangenheitsbewältigung, un traitement mental du passé récent. Après l’apolitisme stérilisant, la réflexion scientifique des deux décennies d’après-guerre, la discipline s’ouvre à la diversité des pratiques en s’appuyant sur des modèles ethnographiques, et passe rapidement de la reconnaissance de l’hétérogénéité langagière à l’examen critique de ce principe homogénéisant qu’est la norme. Celle-ci serait établie par les couches sociales supérieures, occupant leurs loisirs à ces passe-temps, et diffusant les pratiques privilégiées du haut vers le bas : l’Histoire produit donc tour à tour des normes aristocratiques, savantes, bourgeoises, ou technocrates. Cette historiolinguistique politique découpe la société en normateurs (ceux d’en haut) et normés (ceux d’en bas).
Les codificateurs de la norme se voient refuser le statut d’émancipateurs progressistes par certains auteurs, comme Utz Maas, un des porte-paroles les plus connus de l’historiolinguistique politique. Il juge que ceux qui édictent la norme créent un instrument de domination aux mains de leur classe bien plus qu’un outil d’émancipation des classes inférieures, et que ceux qui la transmettent ou veillent à son application épargnent à l’élite sociale la peine de l’acquérir vraiment ou de s’en occuper. Il décrit le rôle des normateurs ainsi :
Ihre ambivalente Rolle als professionell unverzichtbare Schicht für die gesellschaftliche Geschäftsführung, die subjektiven Aufstiegs- bzw. Partizipationsambitionen an der Machtausübung und entsprechend privilegierter Lebensweise, das Demarkationsgebaren nach „unten“ mit gleichzeitig mehr oder weniger aufklärerisch inszeniertem Führungsanspruch, all das ist noch zu wenig untersucht. (Maas, 1987 : 93)7
2.3 Epistémologie de l’approche politique
Cette nouvelle historiolinguistique se veut inspirée par la sociologie critique des années 1960-1970, et notamment par Habermas : elle pose la norme comme une « décentration » (Dezentrierung) de l’individu, qui serait beaucoup plus complète à l’époque moderne qu’aux époques précédentes. Sous cette décentration, il faut comprendre une forme d’aliénation « centrifuge » et individuelle qui fait quitter la variété familiale quand celle-ci n’est pas identique à la variété normée. Son apprentissage demandera d’autant plus de temps et d’étapes qu’elle sera élaborée, ce qui expliquerait la croissance et la conduite de plus en plus autoritaire des appareils éducatifs modernes par l’État : l’instruction a grossi à proportion de la multiplicité des domaines que la norme couvre maintenant, écrit et oral formel, mais aussi écrit privé et même partiellement oral privé. La décentration est également géographique, régionale comme nationale, et sociale, puisqu’on est invité à ne plus parler la langue du groupe social dont on est issu quand celui-ci n’est pas la norme. Ce n’est pas le caractère surplombant de la norme qui est remis en question par cette approche, mais sa justification par les besoins de la communication. L’argument d’un standard stable nécessaire à la communication suprarégionale est considéré comme un topos destiné à servir les intérêts du groupe politico-culturel au pouvoir au moment considéré : on pourrait se comprendre en langage non-normé, mais la norme permet le contrôle et la dévalorisation de ce qui est dit par les dominés.
Cette historiolinguistique externe renoue avec des tendances antérieures ou parallèles au structuralisme qu’on trouve chez Vossler (1872-1949) ou Weisgerber (1899-1985), qui s’ouvraient à des problématiques culturelles : la distinction entre oralité et variété écrite, entre langue individuelle et sociale, l’étude des formes d’adresse et de politesse, la sociolinguistique avec le concept des variétés nationales ou des sociolectes liés à des domaines géographiques plus restreints – Stadtsprachen ou sociolectes de villes –, ou à des domaines sociaux comme la langue de l’entreprise ou la linguistique féministe. Les champs de la discipline ayant le plus d’affinité pour cette vision de la norme sont la pragmatique et la sociolinguistique.
Les deux principales critiques faites à ce positionnement sont d’une part son inspiration politique marxiste, qui a rencontré des résistances dans un milieu universitaire issu majoritairement de la petite bourgeoisie lettrée. Cet affichage marxiste correspondait peut-être aussi à une ouverture vers la linguistique de la RDA à une époque où personne n’imaginait la réunification, mais l’a partiellement déconsidérée comme gauchiste aux yeux d’un monde scientifique se dépolitisant rapidement depuis 1990. D’autre part, le rôle joué par l’histoire externe a été tel qu’il lui a attiré le reproche de n’être plus qu’une variante d’études culturelles, prenant la langue comme prétexte en ne parlant finalement que de la société. Il est indéniable que les formes linguistiques elles-mêmes ne sont plus l’objet central de cette approche, qui s’est dotée cependant de nouveaux champs d’étude comme celui des politiques linguistiques.
3. La nouvelle historiolinguistique et la norme
3.1 Verticalisation et main invisible
Le troisième paradigme explicatif de la norme de l’allemand est en germe dans un article de Reichmann de 1990, qui propose que ce soient les locuteurs eux-mêmes qui « verticalisent » la langue par souci de prestige. Il part du principe que la langue n’agit pas toute seule (structuralisme…), ni n’est agie (historiolinguistique engagée), mais que les locuteurs agissent en langue en direction de ce qui va devenir une norme. Une variété-guide, Leitvarietät, émerge à une époque donnée, par exemple au 16e siècle, parce que l’imprimerie, l’apprentissage de la lecture et la vernacularisation de la communication publique suscitent une multiplication des discours sur la langue, traversés d’attributions subjectives de qualité telles que : « oui, l’allemand commun est aussi bien ou mieux que le latin » et de stigmatisations, par ex. : « on ne peut pas écrire en bas-allemand, ce n’est pas compréhensible ». Ce sont ces attitudes qui fournissent les formes langagières de la variété-guide et en éliminent les formes minorées. La stigmatisation de formes langagières n’est pas la conséquence de la naissance de la norme, mais sa cause, et elle n’est pas l’œuvre de savants et d’experts habilités à parler au nom de la norme nationale, mais la résultante d’un discours diffus à la folk grammarians, qui édictent la bonne façon de parler sans que l’on puisse définir s’ils ont un statut de rédacteur de normes (grammairiens), de légitimeurs (autorités), de diffuseurs (enseignants) ou de surveillants de la norme (censeurs ou stylistes). Cette distinction issue de Klaus Gloy (1984, 282-284) entre les « Normverfasser » (créateurs), « Normsetzer » (législateurs), « Normvermittler » (transmetteurs) et « Normüberwacher » (surveillants), satisfaisante pour la logique, n’est pas toujours pertinente pour les siècles anciens dans la mesure où le manquement à la norme linguistique n’y était pas un délit, et les auteurs normatifs sont donc tout à la fois mi-experts, mi-grand public jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. L’historiolinguistique française les appelle d’ailleurs « remarqueurs », du nom usuel des ouvrages produits, comme le bien connu Remarques sur la langue française de Vaugelas (1647).
Ce cadre réclame une théorie des changements linguistiques radicalement différente, qui a été donnée à la recherche germanophone par les diverses publications de Rudi Keller entre 1980 et 1990. Contrairement à la conviction des structuralistes pour qui la langue change (légèrement) toute seule, la thèse centrale de cet auteur prévoit que ce sont les locuteurs qui font évoluer la langue dans telle ou telle direction en fonction de leurs choix socio-communicatifs. Ce modèle du changement langagier est souvent décrit par la formule de « la main invisible » et les métaphores sont celles de la congestion automobile sur autoroute ou de la création d’un sentier d’herbe râpée en diagonale d’une pelouse (Trampelpfad). Dans ces deux cas, le résultat est la conséquence de la multiplication de micro-actions qui n’avaient pas cet effet pour intention : l’automobiliste ne freine pas pour créer un ralentissement, mais pour éviter la collision avec la voiture de devant qui vient de freiner, l’étudiant ou enseignant ne désire pas abîmer la pelouse, mais couper au plus rapide pour se rendre au restaurant universitaire. De même les locuteurs, agissant dans le sens de maximes conversationnelles telles que « Parle de façon à être compris » (maxime 1) ou « Parle de façon à te distinguer en bien de ton voisin » (maxime 2), utilisent préférentiellement une forme particulière pour remplir cet objectif. Ce faisant, ils ne sont pas conscients que la plus grande fréquence de la forme à l’échelle de la société, résultant de leur petite utilisation individuelle, diffuse telle variante et raréfie telle autre. Leurs motifs individuels, motif fonctionnel (maxime 1) ou recherche de prestige (maxime 2) ont pour conséquence non intentionnelle le changement linguistique, survenu donc par une « main invisible ».
La tension entre ces deux maximes expliquerait les mouvements quasi-pendulaires de la codification de l’allemand : tandis que la recherche de distinction aristocratique des époques baroque et classique contribue à la formation d’une langue nationale très élaborée, appelée en allemand Ausbausprache (Bossong 2008 : 25-28), sa diffusion générale au 20e siècle expliquerait la tendance des locuteurs à décrocher de cette norme depuis la fin des années 1990. En effet, ne pouvant plus se distinguer de leur voisin par la maîtrise de cette norme de prestige, que tous possèdent peu ou prou, ils en reviennent à la maxime de compréhensibilité, qui leur assure un ethos de naturel et de simplicité pour un moindre effort d’apprentissage. La dé-standardisation formulée par Mattheier (2000), la re-régionalisation de la prononciation de l’allemand observée par Helmut Spiekermann (2006) seraient les signes langagiers de ce que l’envie d’individualisation ré-hétérogénéise le standard.
3.2 De la norme à sa disparition ?
Cette vision de l’histoire de l’allemand converge avantageusement avec les évolutions contemporaines de la langue ordinaire, en proposant une conception différente de la norme : les locuteurs ne lui obéissent pas plus qu’ils ne s’y soumettent, puisque ce sont eux qui la font. Quand la presse, le grand public et une critique langagière qui fait le lien entre les deux comme Bastian Sick, nationalement connu en Allemagne, se plaignent que la norme se dissout (Sick 2015), cela signifierait que les exigences normatives des membres de la communauté linguistique s’amenuisent suffisamment (quantité d’individus les exigeant, degré de difficulté des normes) pour qu’un nombre croissant de membres de cette communauté linguistique se rendent confusément compte qu’ils seront compris immédiatement (maxime 1), voire qu’ils engrangeront un succès d’estime de non-conformisme, s’ils parlent sans contrainte. Le succès de la norme à un moment T de l’histoire serait le garant de son infraction au moment T+1. L’apogée démographique de la norme de l’allemand dans la première moitié du 20e siècle serait la source des problèmes d’acception qu’elle rencontre depuis la fin du 20e siècle.
L’histoire de l’allemand se voit également délestée d’un nécessaire cheminement vers le progrès de la langue par le biais de la norme. Ici, les objectifs de distinction en fonction desquels les locuteurs choisissent telle variante plutôt que telle autre peuvent très bien favoriser une forme plus longue (adieu l’économie linguistique chère aux structuralistes), plus complexe, moins iconique de la pensée et donc non démocratique. L’évolution de la norme ne répond pas à une logique à long terme, mais aux aléas de l’histoire, en accordant une plus grande part aux faits de mentalités qu’aux faits politiques, politique culturelle comprise : l’histoire de la norme peut alors contrecarrer, ou sembler contrecarrer certains traits typologiques de la langue, comme l’objet discuté en 1.3, le statut de l’allemand comme langue SOV ou SVO. Le congrès de l’Institut der Deutschen Sprache à Mannheim (IDS) en 2004 avait conclu que l’allemand écrit normé était une langue SOV, tandis que la variété orale non-standard serait une langue SVO. Certains linguistes y interprétaient les dépendantes introduites par « wobei » ou par « obwohl » et présentant le verbe en deuxième position (SVO) au lieu d’une position finale en allemand standard comme le point de basculement actuel vers une nouvelle norme de distinction, que serait le souci du parler authentique, un parler en cours de constitution visible au moment où s’exprime le locuteur, comme dans la réaction au jugement comme quoi la bière qui a été servie au groupe de quatre personnes est la meilleure possible, où la réponse formule : « hhm, obwohl es gibt schon bessere8 » (Günthner, 2005 : 47).
Du point de vue des rapports entre l’historiolinguistique et la norme, il s’agit alors de la norme dite d’usage et non du canon idéal. La norme idéale semble d’autant plus s’estomper que l’efficacité des grammairiens-normateurs et de leur discours est conditionnée par le discours social. Ils ne sont efficaces que si leur discours rencontre celui de la société, ce qui est une autre façon de dire qu’au mieux, ils courent derrière l’usage, et au pire que leur discours s’évapore sans effet (Davies/ Langer, 2006 : 72). Cette remise en cause de l’utilité des grammairiens linguistes bouscule la conviction sociale suivant laquelle la langue standard serait une obligation qualitative, alors qu’elle est une construction aléatoire (Davies/ Langer 2006 : 31), une variété artificielle. Cette insistance sur le côté artificiel de la norme en tant que Kunstsprache méconnaît cependant la gravité potentielle des décisions linguistiques institutionnelles. Lorsque sont prises des décisions d’introduction ou de refus d’une norme X pour l’école ou pour une administration, elles contraignent la vie langagière des locuteurs plus que cette position ne veut bien l’admettre : les remous consécutifs à la réforme de l’orthographe allemande entre 1996 et 2006 sont là pour le rappeler.
Cette troisième théorie présente quelques exemples d’évolutions langagières historiques qui manifesteraient la main invisible « normant » à sa façon : des éléments d’histoire lexico-sémantique, comme l’exemple de Keller (1990 : 129-131) du mot englisch, qui portait jusqu’au début du 19e siècle aussi bien la signification « angélique » qu’« anglais », et qui a vu son sens restreint à l’adjectif de nationalité par la révolution industrielle et la concurrence commerciale avec l’Angleterre, tandis qu’était créé le mot engelhaft pour qualifier les anges, des histoires de mots grammaticaux (le relatif welch ), des changements syntaxico-stylistiques (la diffusion, puis l’archaïsation des paires synonymiques [Schneider-Mizony 2017]). Mais contrairement aux grandes histoires systémiques narrées par les structuralistes, la théorie de la main invisible peine à donner sens aux changements langagiers passés, tant il faudrait connaître l’imaginaire linguistique des locuteurs disparus pour formuler des hypothèses vraisemblables les ayant motivés à préférer telle variante pour telle raison symbolique. Le processus pyscho-social est évidemment mieux observable en contemporanéité, comme le suggère l’étude de Christa Dürscheid (2000) sur les évolutions orthographiques spontanées consécutives aux remous de la réforme allemande.
Conclusion
Des trois points de vue présentés, c’est l’historiolinguistique engagée (partie 2) qui possède le plus d’affinités avec LANORME, comme Derrida parlait de LALANGUE. Dictée d’en haut, justifiée politiquement, la norme dans cette théorie contraint extérieurement ou intérieurement les locuteurs à agir en fonction d’elle. La présentation chronologique de ces trois attitudes que l’on pourrait résumer en :
1. La norme est subsumée dans le système et quasi-absente des historiographies de la langue.
2. La norme est dictée par le pouvoir en place à un moment T en fonction de ses intérêts.
3. Aucune norme ne tient contre l’évolution artefactuelle que les locuteurs font subir à la langue et n’aboutit pas à une victoire historique de la troisième théorie, qui n’a pas encore réécrit l’évolution de l’allemand depuis le haut Moyen-âge jusqu’à nos jours. Mais elle redonne de la vigueur à la discussion sur les normes du langage qui marque la linguistique allemande depuis les années 1960 : elle rompt avec l’hypostase de la langue de la première position, et l’hypostase de l’influence par le pouvoir de la seconde. Elle suggère que la norme existe surtout dans le codex et le cerveau des locuteurs qui la parlent (Maas 2012), ou croient la parler, et elle prend en compte deux faits sociaux-culturels majeurs, les modes de communication et les discours publics situés, qui évoluent tous deux fortement au cours de l’histoire. Là où, au 19e siècle, époque-reine de l’établissement et de l’imposition de la norme en allemand, le locuteur se trouvait dans le face à face entre la communauté dialectale à laquelle il appartenait et le modèle délivré frontalement par l’instituteur ou le pasteur, le 21e siècle présente des locuteurs appartenant à de multiples sous-ensembles linguistiques qui vont du groupe de tchat à la langue de l’école, du travail, en passant par celle de la télévision, groupes dont les usages et représentations de langue sont fort différents, ce qui nécessite une approche plus ouverte de la norme. Enfin, dans une société allemande9 qui se voit accueillante, inclusive, respectueuse de toutes les particularités individuelles comme langagières (Gautherot 2017), la norme grammaticale finit par être considérée comme un processus jacobin (le terme utilisé est republikanisch, Maas 2012), tandis que le pluralisme acceptant le mixage avec l’anglais ou les langues migrantes (Roelcke, 2018 : 117) fait table rase d’un patriotisme langagier vu comme politiquement dangereux. Au moins dans les rêveries linguisticographiques allemandes, l’arc-en-ciel langagier a remplacé la baguette du maître d’école.