Les effets de la frontière sur les pratiques linguistiques dans le Rhin supérieur

DOI : 10.57086/cpe.971

Dans cet article nous présentons les objectifs, la méthodologie ainsi que quelques résultats obtenus dans le cadre du projet ANR/DFG « FLARS — Frontière linguistique au Rhin supérieur », dans lequel il s’agissait d’explorer l’émergence d’une nouvelle limite « linguistique », superposée à la frontière étatique, au sein de l’espace dialectal alémanique. Le travail a porté à la fois sur la production linguistique des locuteurs dialectophones de cet espace ainsi que sur leurs représentations sociolinguistiques de cet espace, des variétés linguistiques qui y sont parlées ainsi que de la frontière qui sépare l’Alsace du Pays de Bade. Les premiers résultats montrent effectivement que sur le plan linguistique, les phénomènes de divergence prennent le pas sur les phénomènes de convergence, en raison de la pression des standards nationaux sur les variétés d’alémanique parlées des deux côtés du Rhin. Sur le plan représentationnel, les phénomènes de distanciation et les marques d’altérité semblent également l’emporter sur le sentiment d’appartenance à un espace linguistique commun.

This contribution presents the approach, methodological issues, as well as some first results of the Franco-German basic research project « Effects of the national border on the linguistic situation in the Upper Rhine area (FLARS) », that was financially supported by the ANR and the DFG. The project investigates the emergence and the nature of this linguistic border and its interdependence with the political border. On both sides of the Rhine, about 300 informants were asked about the way they speak their Alemannic dialect and about what they think about it, about the people speaking it and about the border region they are living in. A first analysis shows that dialectal features are better preserved on the Alsatian side than of the Baden side. The analysis of the dialect speakers’ sociolinguistic representations reveals that the dialectal/linguistic proximity is not a sufficient condition for evoking a “transnational language” in this region, as other aspects of their lives, lifestyles and identities are considered as different.

In diesem Beitrag werden der Forschungsrahmen sowie einige Ergebnisse des von der DFG und der ANR ko-finanzierten Kooperationsprojekts « Auswirkungen der Staatsgrenze auf die Sprachsituation im Oberrheingebiet (FLARS) » vorgestellt. Im Projekt wird untersucht, ob und wie eine „sprachliche“ Grenze entsteht und wie sie mit der politischen Grenze zusammenhängt. Anhand der Varietäten des Alemannischen dies- und jenseits der Grenze wird geprüft, ob sich das historische Dialektkontinuum aufgelöst hat; ebenso werden die grenzbezogenen sprachlichen Ideologien, die Einstellungen zu den beteiligten Sprachformen (représentations sociolinguistiques) und die diesbezüglichen Vorstellungen analysiert. In diesem Zusammenhang wird festgestellt, dass die staatlich-nationale Grenze, mit den dazugehörenden Amtssprachen, die Vorstellungen stark prägt, sowie die Wahl der Wörter, die diese Vorstellungen verbalisieren, sodass die proximus alter-Stellung immer mehr zur alter-Stellung rückt.

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Actuellement, le Rhin est une frontière ouverte entre la France et l’Allemagne qui, dans l’Europe des régions et, plus particulièrement, dans le Rhin supérieur, conduit à de très nombreuses coopérations politiques, économiques, et culturelles. La question de la langue commune (ou non) dans cet espace pourrait donc être posée à plus d’un titre. Pourtant, les situations linguistiques de l’Alsace et du Bade-Wurtemberg limitrophe révèlent, non pas des convergences, mais des différences qui vont en s’accentuant. Malgré la proximité historique des dialectes alémaniques parlés de part et d’autre du Rhin, la frontière politique semble se transformer progressivement en frontière linguistique.

Ces réflexions ont donné naissance au projet binational « Les effets de la frontière politique sur la situation linguistique de la région du Rhin supérieur (Alsace/Bade-Wurtemberg) — FLARS (Frontière au Rhin supérieur) » — porté par Dominique Huck (Université de Strasbourg, France) et par Peter Auer (Albert-Ludwigs-Universität, Fribourg en Brisgau, Allemagne), et financé par l’ANR et la DFG. Cette contribution présente les origines et les objectifs de cette coopération bi-nationale, son cadre épistémologique et méthodologique, ainsi que quelques premiers résultats. Ces derniers confirment que sur le plan linguistique, les phénomènes de divergence prennent le pas sur les phénomènes de convergence, en raison de la pression des standards nationaux sur les variétés d’alémanique parlées des deux côtés du Rhin. Sur le plan représentationnel, les phénomènes de distanciation et les marques d’altérité semblent également l’emporter sur le sentiment d’appartenance à un espace linguistique commun.

1. Origines et objectifs : pourquoi un projet sur la frontière ?

1.1. Espace considéré par le projet

Quelques précisions d’ordre géolinguistique sont nécessaires quant à l’espace considéré par ce projet. Actuellement, dans le langage courant, l’ensemble de parlers dialectaux présents en Alsace est désigné par le terme « l’alsacien » / « Elsässisch » (cf. carte), mais les dialectologues repèrent deux grandes « familles » dont font partie ces dialectes, à savoir le francique et l’alémanique. Ces deux familles dialectales ne sont pas seulement présentes en Alsace mais font partie de continuums dialectaux présents bien au-delà des frontières nationales. Les parlers alémaniques sur lesquels porte le projet sont également présents en Allemagne et en Suisse au sein de l’allemand supérieur (Oberdeutsch). Ce que nous appelons aujourd’hui « alsacien » fait partie d’un ensemble géolinguistique bien plus large au sein duquel le Rhin ne joue, a priori, pas le rôle de frontière. Profitant du gel du Rhin, les Alamans s’installèrent en 406 après J.-C. de part et d’autre du fleuve, créant ainsi un espace linguistique commun où l’on parle aujourd’hui encore des dialectes alémaniques. Au sein de ce grand ensemble alémanique, la dialectologie dite « traditionnelle » repère des « limites » dialectales d’est en ouest, horizontales en quelque sorte, (« isophones »), issues notamment de la deuxième mutation consonantique et permettant de distinguer encore des sous-ensembles dialectaux.

Au nord, l’alémanique est séparé du francique par l’isophone p/pf [phʊnḍ/pfʊnḍ], séparant ce qu’on appelle l’Alsace Bossue et la Moselle du reste de l’espace alsacien. Au sud, la séparation entre le bas-alémanique et le haut-alémanique s’opère le long d’une ligne qui passe juste au nord de la Suisse, avec l’isophone k — /[x] — à l’initiale ([khInḍ]/ [xIŋ]), de sorte que seul l’extrême sud de l’Alsace est concerné par cette limite. À ces repères s’ajoutent des isophones et isoglosses permettant encore de distinguer des variétés au sein de ces sous-ensembles. Ces lignes de partage vont d’est en ouest, de sorte que des « limites horizontales » apparaissent entre les différentes variétés. En schématisant très grossièrement, on peut dire, a priori, que les parlers dialectaux pratiqués de part et d’autre du Rhin sont sensiblement les mêmes entre Haguenau, Rastatt et Baden-Baden, Strasbourg et Kehl, ou encore Colmar et Fribourg-en-Brisgau.

Espace dialectal allemand

Espace dialectal allemand

Réalisation : Anne Horrenberger

1.2. La question de la frontière

1.2.1. Le Rhin, une frontière ?

Poser la question du Rhin comme frontière, c’est confronter la limite objectivée, géographique, mais désormais aussi institutionnelle (frontières historiques, politiques, délimitant les États ou les régions) à des limites subjectives (indices et représentations divers du différent). Comme le rappelle Andrée Tabouret-Keller (2014 : 313), « un fleuve peut constituer une limite mais pas nécessairement : la bordure Est du Rhin entre la France et l’Allemagne se confond avec une limite d’État, donc de langues instituées par une constitution d’État (ce qui n’est pas le cas pour le même Rhin à sa traversée de la Suisse ou de la Hollande) ». Rappelons d’abord que le Rhin n’est devenu une frontière politique qu’avec la naissance des États modernes au 17e siècle, plus précisément suite au rattachement de la province alsacienne à la Couronne de France à partir de 1648.

1.2.2. État de la question

Concernant la recherche sur l’espace dialectal alémanique, plusieurs constats ont été à l’origine de ce projet.

En premier lieu, nous partions du constat que les seules études approfondies disponibles jusque-là portaient sur les dialectes de base (Grundmundarten) que parlaient des locuteurs nés du temps de l’Empire allemand, à la fin du 19e siècle. C’était Georg Wenker qui avait lancé à cette époque le projet du Deutscher Sprachatlas (DSA) et qui a d’ailleurs permis l’élaboration de la carte ci-dessus. L’étude de référence pour l’espace alémanique restait celle de Maurer en 1942, qui dresse l’état de la situation au début du 20e siècle — mais bien sûr cet ouvrage ne peut être détaché du contexte politique dans lequel il paraît. Maurer s’appuyait sur les données empiriques du Deutscher Sprachatlas (englobant l’ensemble des territoires qui ont fait partie de l’Empire allemand) pour poser l’unité de l’espace du Rhin supérieur et expliquer la succession d’isoglosses traversant l’espace rhénan (« éventail rhénan ») par l’existence de voies de communication (sur et le long du Rhin) et, partant, par des processus de contacts. Les travaux envisageant l’espace du Rhin supérieur comme continuum linguistique ont ainsi été menés à des époques où le Rhin ne constituait pas une frontière, puisque l’Alsace faisait alors partie de l’espace politique allemand.

Deuxième constat : les premiers travaux sur les espaces dialectaux autour de frontières politiques, notamment en Europe continentale (fin du 20e siècle et début du 21e siècle) tendent à montrer que les dynamiques « nationales » contribuent très fortement à une différenciation linguistique chez les locuteurs de ces espaces qui avaient été très longtemps transfrontaliers de fait, et traités ainsi par les dialectologues jusque dans les années 1980. Dès lors, on comprend bien que les tendances aux divergences linguistiques près des frontières étatiques en Europe ne peuvent plus être approchées avec les modèles linguistiques traditionnels ; elles indiquent, au contraire, que c’est dans la première moitié du 20e siècle que les standards nationaux vont agir sur les usages et les idéologies dans l’ensemble de l’espace national et avoir une influence sur les pratiques orales même dans les espaces périphériques, c’est-à-dire éloignés du « centre » porteur de la norme. Il s’ensuit que les identités frontalières vont progressivement se déconstruire au profit d’une identité nationale, plus conforme à la modernité que ne le sont les particularismes linguistiques locaux.

Enfin, dernier constat : pour l’espace du Rhin supérieur, les études dialectales n’ont plus guère été menées de manière transfrontalière, mais bien de manière « nationale », d’une part, et d’autre part, avec des méthodologies ne tenant pas compte des évolutions sociohistoriques et notamment de l’irruption de la modernité puisqu’elles postulaient un monde et un habitus relativement statiques (y compris dans les usages linguistiques) : l’Atlas linguistique et ethnographique de l’Alsace (ALA) et le Südwestdeutscher Sprachatlas (SSA) en sont des exemples représentatifs.

 

Après 1945, à de rares exceptions près, comme l’étude de Beyer (1964) sur la palatalisation vocalique spontanée de l’alsacien et du badois, aucune collecte commune de données dialectales n’a plus été entreprise. En plus de cela, la situation, le long de la frontière franco-allemande (région du Rhin supérieur) présente des caractéristiques bien particulières : il n’existe pas, des deux côtés du Rhin, de langue-toit identique (comme entre la Bavière et l’Autriche, le Bade-Wurtemberg et la Suisse, la Bavière et la Thuringe), ni même de langue-toit structurellement proche (comme entre les Pays-Bas et l’espace bas-allemand, par exemple). En effet, ce qui fait fonction de variété haute (si l’on raisonne de manière diglossique) est représenté par le français en Alsace, par un standard régional en Allemagne du sud-ouest (Spiekermann, 2008).

En raison de ces différences fondamentales, les dialectes situés de part et d’autre du Rhin sont soumis à des influences différentes ;

  • côté alsacien, les interférences avec le français ne se traduisent pas seulement par des emprunts lexicaux, mais aussi par des évolutions structurelles (aux niveaux morpho-syntaxique, syntaxique [Bothorel-Witz et Huck, 2000], prosodiques [Gilles/Schrambke 2000]), et finalement par le code-mixing et l’alternance codique dans les pratiques (Gardner-Choros, 1991, 2009) ; « Mischung » (= mélange [Tabouret-Keller, 2014]) ;
  • du côté allemand, par contre, les parlers dialectaux locaux évoluent vers des formes dialectales régionales (Schmidt, 2010).

Or, ni les conséquences sur les caractéristiques structurelles de ces variétés, ni leurs soubassements idéologiques et attitudinaux n’avaient jusque-là fait l’objet d’une analyse approfondie. Pour pallier ces manques, nous avons, conjointement avec nos collègues dialectologues de l’université de Fribourg-en-Brisgau (Allemagne), répondu à l’appel à projets franco-allemands en sciences humaines et sociales (programme non thématique) lancé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) en 2011, pour proposer un projet de recherche ayant pour visée d’examiner l’émergence progressive d’une « frontière » linguistique matérialisée par le Rhin, séparant l’Alsace dialectale du Pays de Bade.

Partant du constat qu’actuellement, les situations linguistiques de l’Alsace et du Bade-Wurtemberg limitrophe révèlent, non pas des convergences, mais des différences qui vont en s’accentuant, nous nous sommes posé la question de savoir dans quelle mesure, malgré la proximité historique des dialectes alémaniques parlés de part et d’autre du Rhin, la frontière politique se transforme progressivement en frontière linguistique. En effet, si la limite géographique du Rhin n’a pas semblé constituer un obstacle pour la création et le maintien de ce continuum alémanique jusqu’à la période récente (19e‑20e siècle), il semblerait que la limite institutionnelle, politique, ait contribué à l’apparition d’une nouvelle limite, « verticale » (= nord/sud) cette fois-ci, qui serait en train de s’ajouter aux limites dialectales « horizontales » observées jusque-là.

Plus concrètement, nous nous sommes donc demandé si les Alsaciens dialectophones utilisent encore les mêmes parlers dialectaux que leurs voisins badois, s’il y a des différences qui sont apparues, si ces différences sont importantes ou non. Nous nous sommes également posé la question des représentations qui sous-tendent cette évolution : quel est l’impact de cette évolution sur la manière dont les locuteurs perçoivent et se représentent ce qui est parlé de l’autre côté de la frontière ? Quel est leur rapport à cette frontière et comment celui-ci se manifeste-t-il dans leur discours ?

1.2.3. Objectifs du projet

La question de l’émergence d’une « frontière » linguistique devait être abordée de trois points de vue complémentaires :

  • à partir de la mise en contraste des variétés dialectales alémaniques parlées de part et d’autre du Rhin et des points de rupture qui caractérisent de plus en plus le continuum linguistique historique,
  • à partir de la mise en œuvre des répertoires linguistiques, qui présentent des écarts de plus en plus significatifs, en raison du statut du français et de son influence sur les parlers alsaciens, mais aussi sous l’effet de la régionalisation grandissante des dialectes et de la formation de variétés régionales de l’allemand standard,
  • les divergences que révèlent les idéologies linguistiques et les perceptions des locuteurs (représentations sociolinguistiques) dans le discours, avec un intérêt particulier pour les constructions discursives autour de la thématique de la « frontière » (linguistique, culturelle, politique), de l’« ici » (« hüben ») et « là-bas » (« drüben »), en lien avec des questions d’altérité.

2. Mise en œuvre du projet – Aspects méthodologiques

Suite à la validation du projet par l’ANR et la DFG, ce dernier a démarré en janvier 2012 et a conduit, pour la première fois dans l’histoire des deux structures de recherche partenaires, à une collaboration institutionnalisée : elle s’est traduite concrètement par une collecte de données à partir d’un questionnaire élaboré en commun, par une élaboration commune des objectifs et finalement par l’analyse des données, pour laquelle chaque équipe disposait cette fois de son autonomie d’interprétation. De part et d’autre du Rhin, la coordination et la réalisation des enquêtes ont été confiées aux doctorants et/ou jeunes docteurs participant au projet. Ces enquêteurs devaient être originaires de l’un des deux espaces, alsacien ou badois, et obligatoirement parler le dialecte ou une variété d’allemand régional. Des enquêtes de terrain ont été menées dans 21 communes en Alsace (par moi-même) et dans 22 communes du côté badois (par deux enquêteurs de l’Université de Fribourg).

2.1. Choix des points d’enquête

Nous avions convenu que les enquêtes de terrain auraient lieu à la fois dans de petites localités, proches du Rhin, et dans des communes plus importantes dont les caractéristiques linguistiques sont susceptibles de se diffuser dans l’espace et, partant, de contribuer à une réduction de l’atomisation spatiale (tendances au nivellement au profit de variables « urbaines »). 42 localités ont été retenues du nord au sud pour les enquêtes ; les localités en gras correspondent à des centres urbains, celles en italiques avaient déjà été explorées en 2010 dans le cadre du projet Regionaldialekte im alemannischen Dreiländereck (REDI) de l’Université de Fribourg. Ces localités constituaient toutes déjà les points d’enquête de l’ALA vol. I (1969) et vol. II (1984) et du SSA, de sorte que des données étaient déjà disponibles pour ces localités et permettaient dès lors une comparaison diachronique.

Tableau 1 – Points d’enquête du projet ANR/DFG FLARS

France Allemagne
Scheibenhard Au am Rhein
Beinheim Plittersdorf
Haguenau Rastatt (Muggenstamm)
Stattmatten Hügelsheim
Rohrwiller Greffen
  Baden-Baden (Lichtental)
Hoerdt Freistett
La Wantzenau Auenheim
  Achern
Strasbourg Kork
Plobsheim Offenburg
Osthouse Meißenheim
Diebolsheim Kappel-Grafenhausen
Boesenblesen Herbolzheim
Marckolsheim Endingen
  Freiburg (Herdern)
Colmar Jechtingen
Volgelsheim Breisach
Munchhouse Staufen.
Ottmarsheim Neuenburg
Mulhouse  
Sierentz Holzen
Blotzheim Weil Am Rhein

2.2. Choix des informateurs

Le projet prévoyait de retenir six informateurs par localité. Les critères de choix sont indiqués dans le tableau ci-dessous :

Tableau 2 – Critères de sélection des informateurs du projet ANR/DFG FLARS

4 informateurs
de la tranche d’âge 60-70 ans
2 informateurs de la tranche d’âge 25-35 ans
2 informateurs 2 informateurs 2 informateurs
travaillant ou ayant travaillé dans le secteur artisanal/agricole actifs dans des milieux professionnels exigeant des compétences communicationnelles diverses travaillant dans le secteur artisanal/agricole
1 homme 1 femme 1 homme 1 femme 1 homme 1 femme

6 informateurs par localité

En ce qui concerne les types d’activités professionnelles des informateurs, l’hypothèse a été faite qu’ils renvoient à différents habitus (au sens où l’entend Bourdieu). A priori, on pourrait faire correspondre les deux catégories professionnelles retenues d’une part, à un habitus traditionnel, à une forme de loyauté envers la communauté et les modes de vie locaux, qui sont caractéristiques de sujets exerçants ou ayant exercé un métier manuel (dans le secteur artisanal ou agricole) (ortsfest), d’autre part, à un habitus ancré dans la modernité qui irait de pair avec une mobilité sociale, voire géographique, des activités impliquant des formes de communication variées, et un niveau d’études universitaire. Puisque nous pressentions que la collecte systématique de discours spontané en alsacien serait problématique chez les locuteurs de 25‑35 ans (compétence limitée à la compréhension, restriction de la compétence de production), les caractéristiques socio-professionnelles de ce groupe d’âge ont été étendues aux milieux professionnels exigeant des compétences communicationnelles diverses du côté alsacien.

Au-delà de ces différences, tous les informateurs devaient être originaires du point d’enquête (lieu de naissance) ; leurs parents devaient, selon le cas, être originaires d’Alsace ou (en Allemagne) de l’espace dialectal alémanique. Dans les faits, cette recherche d’informateurs s’est avérée plus ardue et bien plus longue que prévu pour le côté alsacien, les profils de recherche retenus pour le projet ne correspondant souvent plus à la réalité formée par le « terrain » des dialectophones alsaciens du début du 21e siècle. En effet, quelle que soit la tranche d’âge retenue, leurs profils sont aujourd’hui nettement plus diversifiés que ceux des informateurs interrogés lors des enquêtes dialectologiques ayant servi à la constitution d’atlas dans les années 1950‑1960 ou les années 1980, en raison des changements sociétaux importants opérés en un demi-siècle. Pour le choix des informateurs alsaciens retenus pour l’analyse, les critères ont ainsi souvent dû faire l’objet d’une adaptation pratique. Il a fallu par ailleurs renoncer à trouver certains informateurs qui, avec de tels critères, étaient devenus introuvables.

2.3. Questionnaire d’enquête

Au début du projet, nous avons élaboré un guide d’entretien commun, qui avait pour base le questionnaire utilisé et éprouvé par l’équipe de Fribourg dans le cadre du projet REDI (cf. supra) et notamment 40 phrases à transposer en dialecte. Ces phrases étaient construites en intégrant des sons ou des formes dont nous cherchions à savoir s’ils ont changé (et, éventuellement, comment) par rapport à ce que les enquêtes faites quarante ou cinquante années auparavant avaient fourni. Cette partie linguistique du questionnaire a été complétée par une série de questions sur la thématique de l’espace du Rhin Supérieur et du rapport à la frontière. À partir de ce guide d’entretien, ce sont à peu près les mêmes questions qui ont été posées aux informateurs de part et d’autre du Rhin. Ces questions portaient sur :

  • quelques éléments biographiques (enfance, scolarité, famille, profession, loisirs, habitudes de vie, etc.) et sur les langues que les informateurs ont apprises, qu’ils utilisent, avec qui et dans quelles circonstances, etc. ;
  • l’espace de vie et la manière dont ils le délimitent et le nomment ;
  • ce qu’ils pensent et disent des langues, en particulier de l’alsacien, et de leur usage, sur l’état du dialecte, de la manière dont on le parle, sur son utilité, son importance ;
  • ce qu’ils pensent et disent à propos de la manière dont parlent les habitants de l’autre rive, ce qui les différencie éventuellement, et leur positionnement par rapport à cela.

L’ensemble de l’entretien a été enregistré avec l’accord explicite de la personne volontaire. Assez rapidement s’est posée la question de la langue dans laquelle devait se dérouler l’entretien du côté alsacien : s’il était évident que la partie « discours spontané » – réponse aux questions de l’entretien semi-directif devait se dérouler principalement en dialecte (mais il était impossible d’exclure l’alternance de code, souvent inconsciente et/ou involontaire avec le français), il était beaucoup moins évident de décider en quelle variété seraient énoncés les items à transposer en dialecte puisqu’il s’agissait aussi d’évaluer la compétence dialectale des informateurs. Nous avons décidé d’indiquer les phrases-type en français. Précisons enfin que quelques entretiens ont été menés en commun de part et d’autre du Rhin, par les trois enquêteurs, afin d’éprouver le questionnaire et de s’assurer de la similarité des enquêtes qui seraient menées des deux côtés de la frontière.

2.4. Exploitation des données

Les données disponibles (même si les entretiens prévus n’ont pas tous pu être réalisés du côté alsacien) ont été annotées par des étudiants vacataires et intégrées à la banque de données MOCA (Multimodal Online Corpus Administration1), qui a été développée à Fribourg, selon le protocole retenu. Sont intégrés dans MOCA, par l’équipe fribourgeoise :

  • l’ensemble des résultats des transpositions en dialecte (40 items) de tous les informateurs (alignement son/texte) ;
  • environ 15 minutes de discours « libre » (Spontansprache) de tous les informateurs, choisies essentiellement parmi les énoncés enchaînés assez longs, transposés en allemand standard pour permettre une recherche à propos d’un lexème sur l’ensemble de la base de données (alignement son/texte).

Ces données n’ont pu être intégrées qu’après un traitement manuel effectué avec le logiciel PRAAT2, traitement fixé selon un protocole particulier défini par l’équipe de recherche pour unifier les données et les rendre compatibles avec celles qui figurent déjà dans MOCA. À ces données numérisées s’ajoutent deux douzaines de transcriptions complètes d’entretiens, effectuées par des vacataires, en vue de l’analyse des représentations sociales à l’œuvre dans les discours recueillis.

3. Premiers résultats

L’ensemble des enregistrements est toujours en cours d’exploitation, de sorte que les éléments présentés ici constituent plus des tendances que des résultats définitifs. L’analyse comprend deux grandes parties :

  • une analyse structurelle des processus de convergences et de divergences dialectales (et linguistiques, en général), prise en charge pour l’essentiel par l’équipe fribourgeoise ; le corpus recueilli est par ailleurs utilisé pour chercher à comprendre comment les parlers dialectaux « évoluent », changent, du moins dans la pratique des locuteurs, côté alsacien (cf. Koehler, 2017) ;
  • une analyse des représentations linguistiques (avec un intérêt particulier pour les relations langue(s) standard(s)/ parlers dialectaux, d’une part, et pour le rapport à la frontière, d’autre part) prise en charge pour l’essentiel par l’équipe strasbourgeoise.

3.1. Aspects linguistiques

Dans cette partie du projet, l’intérêt portait sur la « compétence » linguistique des locuteurs, c’est-à-dire la compétence dialectale à partir de l’exercice de transposition de phrases proposées dans l’enquête. Cette première analyse montre que les caractéristiques dialectales sont tendanciellement plus présentes côté alsacien que côté badois : les contacts avec le français « perturbent » beaucoup moins, en particulier sur le plan phonétique et phonologique, la production des formes dialectales que l’allemand oral ne peut le faire (surtout pour les générations les plus jeunes).

Le premier exemple que nous commenterons porte sur une caractéristique commune des dialectes alémaniques alsaciens et badois repérée par la dialectologie « traditionnelle » (Beyer, 1964) : la palatisation vocalique spontanée de mha « û », que l’on retrouve dans l’exemple du mot « souris » présent dans la phrase test « j’ai vu une souris dans la cave », qui donne en alémanique : « Ich hàb e Müs im Kaller gsahn ». Nos travaux montrent un maintien régulier de cette palatalisation (« d Müs ») du côté alsacien, même chez les locuteurs les plus jeunes, alors que du côté badois, elle est de moins en moins fréquente : les locuteurs ont de plus en plus tendance à utiliser la diphtongue « Maus », probablement sous la pression du standard (Auer, Breuninger, Huck, Pfeiffer, 2015). Cela semble valider l’hypothèse selon laquelle c’est surtout en Allemagne que les traits saillants des dialectes traditionnels (représentés dans les atlas ALA/SSA) ont été touchés par les changements et que les variables ou les formes locales ont été remplacées par des variables régionales. Dans ce sens, la frontière politique deviendrait une limite linguistique dialectale produite par les fonctionnements intra-nationaux.

Dans la mesure où les informateurs badois étaient invités à transposer dans leur dialecte des énoncés donnés en allemand standard, alors que les informateurs alsaciens devaient procéder à une traduction de l’énoncé donné en français, les comparaisons entre les productions dialectales des deux côtés du Rhin ne peuvent s’opérer qu’au niveau phonétique et/ou phonologique. Or le corpus recueilli par le biais de ces transpostions/traductions révèle des phénomènes intéressants sur d’autres plans, mais propres au côté alsacien.

Sur le plan morphosyntaxique, par exemple, l’expression de la finalité ne s’opère pas de la même manière des deux côtés du Rhin. Côté badois, les informateurs sont invités à transposer dans leur dialecte la phrase test proposée en allemand standard (« Zum Händewaschen braucht man Seife »/ « pour se laver les mains, il faut du savon »). En revanche, du côté alsacien, les informateurs doivent traduire dans leur dialecte la phrase test qui leur est proposée en français, ce qui les conduit à opérer une construction morphosyntaxique qui peut varier d’un informateur à l’autre. Pour la traduction de cette phrase test, les dialectes alsaciens prévoient en effet l’emploi de la structure infinitive « fer…ze » (« fer sich d Hand ze wasche brücht mr Seif »). Il est intéressant d’observer que, si la préposition « fer » reste utilisée dans la très grande majorité des énoncés produits, l’intégrateur « ze » a tendance à disparaître. En effet, il n’y a guère que dans la commune de Mothern que tous les informateurs utilisent la structure complète « fer…ze », dans toutes les autres localités alsaciennes, au moins un informateur n’utilise pas l’intégrateur « ze » (voire tous les informateurs dans les communes de Boesenbiesen, Hoerdt, Sierentz et Volgelsheim). L’hypothèse peut être faite qu’il s’agit là d’un calque du français « pour », confirmant alors la logique intra-nationale qui présiderait à ce fonctionnement. Seuls deux informateurs, dans la tranche d’âge 25‑35 ans, opèrent un calque de la structure « um…zu » prévue par le standard allemand, ce qui indique que ce dernier n’a que peu d’effets sur la production en dialecte en Alsace. Un seul informateur alsacien dans la tranche d’âge 25‑35 ans formule d’ailleurs l’énoncé de la même manière que ses voisins badois : « zuem Handwasche brücht mr Seif ». Ces trois derniers cas montrent que, si la pression du standard allemand est minime, elle porte surtout sur la production des jeunes dialectophones alsaciens et peut probablement s’expliquer par un apprentissage scolaire de l’allemand.

Toujours du côté alsacien, nous avons pu remarquer que c’est finalement l’analyse du matériau linguistique « spontané » qui témoigne d’un changement dialectal qui semble être en cours, et qui en montre toute son ampleur ainsi que sa complexité. En effet, les manifestations linguistiques du contact avec le français qui sont, traditionnellement, attribuées au champ lexical (emprunts) sont certes toujours présentes, mais de nombreux entretiens montrent également des phénomènes de calques réguliers ou idiolectaux à partir du français, ce qui confirme des hypothèses de transfert. Parmi les exemples que l’on peut citer, l’emploi du verbe-outil « faire » en français se retrouve désormais également en dialecte, avec l’emploi de plus en plus courant de son équivalent « màche », dans une fonction de clé verbale universelle, à faible sémantisme (ex : « mini frau màcht àlli üsstellunge », fr. « ma femme fait toutes les expositions »). La régularité de l’usage, déjà attesté au début du 20e siècle dans la littérature dialectale, de ce qu’on pourrait appeler « mots de la communication », plus nombreux à présent (bon, enfin, voilà, quoi, hein…) constitue une autre illustration de ce phénomène.

Par ailleurs, les phénomènes d’alternance de code sont d’une telle fréquence qu’en eux-mêmes, ils demandent une réflexion spécifique. Enfin, on relève également la récurrence des « bricolages » linguistiques, dont les cohérences sont généralement linguistiquement retraçables, qui restent souvent idiolectaux dans la production, mais qui sont communs à un nombre important de locuteurs comme stratégie de production. En d’autres termes : la centaine d’entretiens effectués en Alsace présente un matériau linguistique qui ouvre bien d’autres questionnements, pour cette partie de l’espace du Rhin Supérieur, que ceux qui étaient originellement prévus dans le cadre de ce projet, et, par conséquent, des traitements nouveaux et plus longs que cela avait été pensé initialement.

De manière générale, les données recueillies tendent à montrer que, d’une part, le contact avec la modernité et son acceptation par les informateurs accélèrent les divergences linguistiques de part et d’autre du Rhin et que, d’autre part, mécaniquement, la génération des 25-35 ans des deux côtés du Rhin semble, tendanciellement, plus touchée par les effets de ces logiques intra-nationales.

3.2. Aspects représentationnels

Le discours recueilli3 au sujet de la frontière a également été examiné. En effet, les pratiques et les réalisations linguistiques effectives des informateurs ne peuvent pas être isolées de leurs représentations sociolinguistiques : elles se construisent dans le discours, et la mise en mots est l’une des interfaces entre la pratique linguistique et les représentations.

Lorsqu’ils sont interrogés sur les liens qui existent entre les dialectes de part et d’autre du Rhin, la plupart des informateurs de la tranche d’âge 60‑70 ans perçoivent la proximité et disent parler « à peu près la même chose » (exemple 1).

Exemple 1 : Femme, secteur agricole/artisanal, La Wantzenau
E : mh un ihr hàn gsait uf de ànder sit rede se ungfahr salwe wie do (…)
I : ja es muess àlleweij àà bissel euh euh s isch e ditsch / euh s isch nit ditsch / es isch nit hochdeutsch
I : es isch e bissel aa wie mir aa elsässisch redde (…) s isch s isch fàscht selwe

(Notre traduction :
I : oui ça doit sûrement être un peu euh euh c’est de l’allemand / euh ce n’est pas de l’allemand / ce n’est pas de l’allemand standard
I : c’est un peu comme l’alsacien que nous parlons (…) c’est presque pareil)

S’ils perçoivent des différences, ils soulignent généralement l’intercompréhension et procèdent parfois à des comparaisons, comme dans l’exemple 2 :

Exemple 2 : Homme, secteur agricole/artisanal, 68 ans, Meissenheim/Pays de Bade (Allemagne)
I : des isch desselbe, im gegenteil des isch noch a bissl breiter so, noch a wenig usgeprägter des elsässisch

(Notre traduction :
I : c’est la même chose, au contraire, c’est un peu plus étiré, encore un peu plus marqué, l’alsacien)

La frontière n’est donc pas linguistique, elle est dans les représentations que les informateurs se font de l’autre, du voisin, qui est souvent perçu comme autre — sans pour autant que cette altérité soit perçue comme trop grande — avec un caractère différent : « sie nemme’s annerscht auf » (exemple 3). Des deux côtés du Rhin, les informateurs ont ainsi tendance à opposer « sie »/ « eux » à « mir »/ « nous ».

Exemple 3 : Homme, secteur agricole/artisanal, 68 ans, Scheibenhard
E : hàn se e àndere chàràkter uf de ànder sitt / ja
I : ja
E : wàrum saawe n r dis?
I : ei / waj s eso isch… sie nëmme s ewwe annerscht uf / hein / s isch nit bees / awwer s isch so

(Notre traduction :
E : ils ont un caractère différent de l’autre côté/ oui
I : oui
E : pourquoi dites-vous cela
I : mais/ parce que c’est comme ça… ils prennent les choses autrement / hein / c’est pas méchant / mais c’est comme ça)

Chez les locuteurs les plus jeunes, la proximité entre les dialectes des deux côtés du Rhin est moins souvent perçue, et la différence de caractère avec les voisins encore plus affirmée, de sorte que ce qui était pour les générations les plus âgées un « alter de proximité » devient pour cette nouvelle génération un « alter » tout court. En effet, même s’ils reconnaissent généralement tous une forme de proximité linguistique (caractérisée différemment selon les informateurs), cette dernière est toujours largement relativisée : pour les informateurs badois, la présence du français maintient fortement à distance l’espace alsacien, tandis que pour les informateurs alsaciens la catégorisation « Schwowe »/ « Allemands » maintient à distance l’espace badois.

Exemple 4 : Homme, secteur commercial, 35 ans, Hoerdt
I : ich weiß nit pff euh s het àls euh aa / mir seht schun e bissel dàss es euh : dàss es euh / dàss mir bàll bi de schwowe sinn

(Notre traduction :
I : je ne sais pas pff euh c’est euh aa / ça se voit déjà un peu que euh : que euh / qu’on est presque chez les Allemands)

Dans les faits, les Alsaciens interrogés ne perçoivent plus la frontière physique : ils la traversent parfois quotidiennement pour travailler, faire les courses, aller manger au restaurant, aller à la piscine, mais toujours pour faire quelque chose de précis et rentrer « chez eux » après. Le dernier exemple de cette jeune femme originaire de Plobsheim est particulièrement révélateur de ce paradoxe : elle passe beaucoup de temps en Allemagne, mais ne pourrait pas imaginer y vivre. Elle invoque une différence de caractère, tout en reconnaissant une forme de proximité, ce qu’elle exprime d’une manière pour le moins originale :

Exemple 5 : Femme, secteur commercial, 32 ans, Plobsheim
I : / ben / euh / je pense que nous les Alsaciens on a pris un ptit peu de des Allemands / mais les Allemands ils sont vraiment caractérisés par ordnùng quoi / c’est pas / c’est pas un scoop hein / et puis ils sont un peu / imbus de leur personne euh / euh / jtrouve les Alsaciens on a réussi à prendre le bon de l’Allemand /

De manière générale, et assez surprenante, nous avons remarqué que la question de ces différences entre les deux côtés du Rhin laissait nos informateurs assez perplexes et que les réponses fournies étaient rarement très développées. Autrement dit, ils disent « oui, les voisins sont différents », mais ont du mal à expliquer en quoi…

En fait, c’est le plus fréquemment la question proposée par l’enquêteur qui amène l’informateur à produire un discours sur la frontière ou l’espace transfrontalier qu’il n’aurait ni produit ni nécessairement explicitement pensé sans cette intervention extérieure. Finalement, quelles que soient les proximités linguistiques ressenties, pensées et mises en discours, elles ne conduisent que très rarement à une proximité transfrontalière qui écarte, vraiment, la frontière politique, et ce en général plutôt chez les informateurs de la tranche d’âge 60‑70 ans. Autrement dit : selon l’angle par lequel la question est abordée, l’informateur peut toujours faire intervenir, de fait, l’aspect stato-national. Dans ce sens, l’altérité prêtée à ceux qui habitent de l’autre côté (dans leurs habitudes de vie au quotidien) et/ou dans le comportement qu’ils ont lorsqu’ils se trouvent sur l’autre rive du Rhin semble l’emporter largement sur les proximités linguistiques. L’effet « eux »/ « nous » semble l’emporter très fréquemment aussi, avec des intensités plus ou moins fortes, selon les biographies des informateurs. Dans ce sens, la frontière étatique, nationale produit une altérité que la proximité linguistique ne parvient pas à déconstruire.

Conclusion

Un an après la fin du projet et après un premier retour réflexif sur la méthodologie mise en œuvre, il semblerait que cette collecte, qui aura été la première collecte transfrontalière au 21e siècle, soit aussi probablement la dernière enquête dialectale au sens géolinguistique, dont la comparabilité est encore possible avec les données des enquêtes et collectes plus anciennes. En effet, les habitus des habitants de l’espace concerné ont changé sous les effets de la modernité, de sorte que les critères traditionnellement appliqués aux enquêtes géolinguistiques, qui s’intéressent essentiellement à la variation dans l’espace, ne sont plus applicables. De nouvelles méthodes devront donc être développées pour l’étude d’un « terrain » de recherche qui semble avoir beaucoup changé (Huck/Erhart, à paraître 2018).

Concernant les résultats en tant que tels, ils pourraient être résumés de la manière suivante : si un certain nombre d’indices révèle effectivement des évolutions divergentes dans les variétés dialectales parlées des deux côtés de la frontière, validant ainsi notre hypothèse de départ, c’est bien plus dans le contenu du discours de nos informateurs, sur eux-mêmes et sur les autres, qu’apparaît une nouvelle frontière. Reste encore à caractériser celle-ci : il y aurait un espace situé sur la rive droite du Rhin et séparant les Badois, voisins immédiats, du reste de l’Allemagne. Dans cet « entre-deux », les voisins Badois seraient alors différents des Alsaciens, sans pour autant leur être tout à fait étrangers.

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Notes

1 http://moca.phil2.uni-freiburg.de/moca_auer/moca/ Return to text

2 http://www.fon.hum.uva.nl/praat/ Return to text

3 Conventions de transcription adoptées : I= Informateur, E= Enquêteur Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Pascale Erhart, « Les effets de la frontière sur les pratiques linguistiques dans le Rhin supérieur », Cahiers du plurilinguisme européen [Online], 9 | 2017, Online since 01 janvier 2017, connection on 09 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=971

Author

Pascale Erhart

Maître de conférences en dialectologie alsacienne et mosellane et en sociolinguistique à l’université de Strasbourg. Ses travaux portent sur les représentations sociolinguistiques des locuteurs dialectophones alsaciens, et plus particulièrement celles véhiculées par les médias régionaux. Plus généralement, ses travaux s’ancrent dans le champ des contacts de langues et des politiques linguistiques.

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