L’ouvrage dont il va être question s’est encore peu diffusé dans le monde universitaire, peut-être parce que son approche technique semble porter sur un sujet restreint, à la croisée de diverses disciplines ou sous-disciplines linguistiques, la médialité des sciences de la communication, la sémiotique publicitaire et la linguistique de l’espace, dont nous nous occuperons ici. La thèse d’habilitation de Mme Domke, publiée en 2014, porte sur la façon dont le passant, touriste, salarié ou acheteur pressé, traversant cet espace urbain prototypique de l’espace socialisé, perçoit, interprète et utilise les éléments textuels mis à sa disposition pour le localiser et l’orienter, ces éléments qui fondent « la relation entre le marcheur […] et la communication institutionnelle ou publique […] dans l’espace que le marcheur peut atteindre1 ». Ces éléments sont de nature visuelle (panneaux indicateurs, plaques de rues ou de bâtiments, affichage digital ou système de guidage), acoustique (annonces vocales dans les gares ou aéroports) et éventuellement tactiles comme dans le cas de pavés proéminents traçant un parcours historique et mémoriel que les pas peuvent percevoir physiquement et qu’on pourrait suivre les yeux fermés2. Hormis ce dernier cas, le médium technique se fait le véhicule d’éléments langagiers adressés à un/des observateur/s pour remplir une fonction pratique, et même empratique dans une inspiration bühlerienne. Les informations déictiques transportées ainsi accompagnent et soutiennent les actes des individus, même si leur importance n’est souvent consciemment perçue que dans le cas d’un ratage du trajet ou d’une erreur d’aboutissement à destination. À l’intérieur des différents lieux et temps de l’existence, l’auteure s’est concentrée sur ces situations complexes que sont les nœuds/carrefours de circulation et les espaces de centre-ville hyper-signifiants. Dans ces lieux publics, la communication s’adresse potentiellement à chacun, forme de dialogue entre une instance de parole de type institutionnel, et un seul individu, dont le besoin de s’informer spatialement se reproduirait à chaque nouvel observateur poursuivant le même but fonctionnel.
Un premier chapitre d’une quarantaine de pages (Einführung : 15-52) introduit, à l’aide de l’exemple de l’affichage multiple d’un quai de la gare d’Osnabrück (RFA), aux spécificités de cette méso-communication spatiale. Tout au long de l’ouvrage, de nombreuses photos soutiendront d’ailleurs cette analyse, autant qu’une impression iconographique en noir et blanc peut le faire dans une complexité visuelle qui finit par virer aux différentes nuances de gris.
Une deuxième partie intitulée Theorie (p. 53-183) expose diverses approches scientifiques de « langue et espace », en écartant progressivement la sociologie et les sciences culturelles pour se centrer finalement sur une approche communicative de la topographie, puisant aux sources d’inspiration de la géographie humaine. La méso-communication est définie ici par quatre traits (p. 175) comme une communication de masse, mais en face à face, asymétrique, mais reproductible à l’infini, sur support technique, mais s’adressant à la cognition de l’individu, et pourvoyeuse de renseignements déictiques non détachables de leur lieu d’affichage. Cette communication concerne essentiellement le lieu où l’on est et celui où l’on va, même si quelques développements de l’ouvrage s’intéressent à la publicité, omniprésente dans l’espace urbain, ou à des communications à mi-chemin entre le privé et le public, comme des affichettes sauvages annonçant un concert ou des graffiti des toilettes publiques, formes textuelles qui répondraient aussi à l’identification en méso-communication.
La troisième partie, avec son titre tout aussi général Empirie (p. 185-331), analyse un corpus d’environ 2000 photos et 30 enregistrements pour en faire ressortir les spécificités linguistiques et médiales qui relient les individus à l’espace environnant. Dans un contexte empratique fonctionnel, qui ne valorise pas particulièrement les lieux culturels, qui ne sont objets de savoir et de mémoire que pour un nombre restreint de passants, une indication topographique aussi prosaïque qu’un panneau indicateur routier se retrouve sur le même plan qu’une plaque indiquant le siège historique de la compagnie de la Hanse à Lübeck, et l’affichage dans une église des temps et lieux de service religieux remplit les mêmes fonctions – désacralisées – d’orientation qu’un hall d’aéroport : ce sont des messages mesurés au même étalon, celui de l’efficacité communicationnelle envers un lecteur ou auditeur qui a des besoins de mobilité dans l’espace public, messages qui passent par les canaux de la vue, de l’ouïe et, dans une moindre mesure, du toucher.
Une conclusion d’une dizaine de pages (Abschluss : 333-341), fait converger les résultats de l’analyse et dessine des pistes ultérieures de recherche. Dans la mesure où ces conclusions s’égayent dans différentes directions comme l’évolution médiale du monde contemporain vers l’instantanéité ou vers l’omniprésence publicitaire dans l’espace urbain, ce compte rendu se limitera à ce qui concerne les relations entre espace et langue, espace compris au sens de la géographie humaine, non métaphorique donc, et langue en son sens large comprenant aussi la sémiotique des signes.
L’auteure part de la thèse (p. 20) que l’espace public – urbain, rappelons-le, la « campagne » étant absente du corpus – se textualise de plus en plus à l’époque contemporaine (comprise de façon européo-centrée) parce que, étant un lieu où passent de plus en plus de gens n’ayant pas une connaissance intime de leur environnement, il doit répondre à un besoin de plus en plus impérieux de guidage rapide. La communication par pictogrammes, de la flèche au petit personnage en passant par le symbolisme du dessin pour point de rendez-vous, répondrait certes à la nécessité d’un décodage immédiat et implicite, mais ne peut plus prendre en charge des indications qui articulent plusieurs consignes en une suite aussi bien énumérative, en relation parataxique donc – va là, puis là, et tu arriveras là – qu’hypotaxique, parce que comprenant des niveaux de décision. Quand cette forme de géo-sémiotique s’avère insuffisante, seul le mariage entre le visuel et le textuel permet d’élaborer au fur et à mesure de la marche3 une carte mentale (la fameuse mental map) qui dirige le marcheur et son trajet dans l’espace.
L’espace n’existe en effet pas comme un en soi préalablement à sa saisie, il appartient de façon constitutive à toute communication : l’acte de parole « demander son chemin » et le type textuel « renseigner sur un chemin » que la pragmalinguistique des années 1970 découvrait comme type de texte fonctionnel, n’est pas un cas particulier, mais prototypique pour la constitution de l’espace par la langue. Le tournant spatial (spatial turn) d’un certain nombre de sciences humaines au cours de ces dernières années est pour l’auteure la réparation d’un oubli funeste qui privait de réalité des réflexions sur des objets sociaux hors sol. Ce compte rendu ne suivra pas forcément l’auteure sur ces reproches heuristiques adressés (p. 99‑100) aux disciplines concernées (histoire, sciences culturelles, littératures), parce que d’autres explications semblent tout aussi pertinentes pour son travail : arguer que l’individu contemporain, perdu dans un entrecroisement de multiples systèmes (Luhmann, 1997), « se refait un environnement », comme on dit « se refaire une beauté », serait une réponse épistémologique à la question du spatial turn aussi bien qu’à la sémiotisation de cet espace urbain de plus en plus chargé visuellement. Peut-être l’auteure n’est-elle pas totalement elle-même exempte de ce reproche de redécouverte lorsqu’elle insiste ou s’émerveille sur l’ancrage spatial – un leitmotiv de son travail est le terme Ortsgebundenheit voulant dire littéralement « liaison au lieu » – de communications anonymes comme l’annonce du lieu et horaire du dernier cours magistral (Abschiedsvorlesung) du professeur X (p. 168‑169).
Luhmannienne aussi serait la constatation que, mis à part les cas de communication publicitaire et semi-privée, l’espace public est le lieu où communiquent de façon asymétrique les organisations et institutions. En des lieux précis de cette communication, l’individu ne peut au mieux que percevoir et comprendre, et non répondre : il n’y a pas d’interaction. Celle-ci ne fera interagir de vraies personnes que lors d’une panne de la méso-communication, lorsqu’une grève des chemins de fer par exemple fait que le voyageur désemparé se voit indiquer par un personnel de la société des chemins de fer à l’entrée du quai de son train habituel pour la ville de X de prendre aujourd’hui le train pour la ville de Y, qui s’arrêtera aujourd’hui exceptionnellement à X. À l’inverse, l’absence de toute communication rendrait inutilisables tous ces lieux précis. Cette caractéristique suggère au lecteur une déterritorialisation fondamentale de cet espace urbain. Mais C. Dohmke ne discute pas cette forme de déterritorialisation de sujets qu’elle ne voit que nomades à travers l’espace moderne, circulation de salariés, acheteurs ou touristes, tous gens « occupés », remplaçant le déplacement (choisi ?) d’individus.
On s’étonnera qu’un travail qui revendique avec une forme d’exclusive une approche concentrée sur la technique, la médialité et la fonction locative/directive retombe dans une expression telle que le panneau indicateur comme « pratique culturelle » (p. 252) ; non que le compte rendu mette en cause cette observation qu’on se perd en proportion de l’altérité d’un lieu et de sa langue, voire peut-être de sa culture, mais l’auteure qui a évacué d’entrée tous les éléments relevant de la mémoire culturelle, semble y revenir à cette occasion. Une contradiction bée entre l’ancrage totalement allemand fédéral des documents de son corpus, interprétés au moyen d’une méso-communication aux règles apparemment universelles et le transfert non problématisé de ses conclusions à d’autres villes, gares ou aéroports du monde.
Une dernière sous-partie empirique (p. 321‑330) aborde de façon convenue le marquage publicitaire de l’espace urbain. Quelques réflexions accentuent les traits méso-communicatifs de l’affichage publicitaire : la transformation de couloirs souterrains obligatoirement empruntés par les voyageurs en tapisseries publicitaires, oblige les passants à une réception qui viole donc leur perception, distendant encore plus l’asymétrie de leurs positions. Mais au lieu d’en revenir un peu platement à la séduction publicitaire, il aurait été judicieux, en cette fin de travail, de souligner combien depuis un siècle, le flâneur de Walter Benjamin se voit soumis à un déterminisme de plus en plus fort de mobilité et de réceptivité obligée dans l’espace urbain : Christine Domke décrit fort bien la médialisation de nos lieux quotidiens (Mediatisierung unserer Alltagsorte : 339), mais néglige de rapporter les avantages mobilitaires aux difficultés (pas un mot sur le brouhaha incompréhensible d’annonces vocales d’une gare ou aéroport…) et conséquences négatives (surcharge perceptive) de cette communication.
Et surtout, son travail présente un angle mort : comment se fait-il que tous ces individus circulant dans la ville, parmi lesquels beaucoup se rendent à et reviennent de leur travail tous les jours, ne construisent ou reconstruisent pas un lien personnel avec ces lieux traversés ? Même si ce sont des « non-lieux » (Augé, 1992), endroits sans identité ni histoire, la nécessité de s’y orienter aurait logiquement dû diminuer en proportion de l’habitualisation des déplacements. Mais l’intelligence de l’espace est absente de cette étude, dans laquelle un individu, par essence aussi bien désorienté que pressé, répond à une injonction à la circulation et à l’accélération qui l’entraîne dans son flux (Kreissl, 2004). Il y avait pourtant matière à concevoir cette méso-communication, qui réduit au maximum le temps, la distance et les incertitudes qui sont potentiellement liées à l’atteinte de la cible spatiale, comme un instrument essentiel de la modernité, et non comme une simple circonstance.