Le rôle de la linguistique de corpus en traduction spécialisée : quelques notions de lexicologie pour l’enseignement de la notion de combinatoire aux apprentis traducteurs

DOI : 10.57086/cpe.234

Résumés

L’une des conditions indispensables pour la création d’une méthodologie de travail transmissible aux apprentis traducteurs est l’élaboration d’un assemblage cohérent entre les notions héritées de la linguistique générale (en l’occurrence, de la lexicologie) et les besoins et processus typiques de la traduction spécialisée ; autrement dit, il est essentiel de définir et de fixer un certain nombre de notions linguistiques fondamentales que l’enseignant sera amené à employer par la suite.
En l’occurrence, il nous semble qu’une définition adéquate de la notion de combinatoire lexicale doit faire partie du bagage des apprentis traducteurs, étant donné que, d’une part, l’étude effective de la combinatoire lexicale est de plus en plus fréquente dans le cadre des cursus universitaires de traduction technique et que, d’autre part, les informations en question — combinaisons, contextes, collocations, etc. — sont de plus en plus présentes dans les ouvrages de référence.
Or comment procéder pour atteindre un public d’apprentis traducteurs peu ou pas du tout familiarisé avec des notions linguistiques passablement abstraites et en même temps appliquer un modèle d’analyse cohérent avec la lexicologie classique et adaptable à la sémantique lexicale moderne ? Voici la question à laquelle nous allons essayer de répondre dans notre travail.

One indispensable condition to create a methodology that can be used by would-be translators consists in elaborating a coherent set of notions derived from general linguistics (namely lexicology) together with the needs and proper processes of specialised translation; in other words, it is essential to define and agree upon a number of fundamental linguistic notions that the teacher will be further using.
Such a case would be to provide an adequate definition of the notion of lexical combinatorial analysis that any would-be translator should know, considering on the one hand that studying the lexical combinatorial analysis is more and more taught within the frame of technical translation studies at university and on the other hand that the actual information i.e. combinations, contexts, collocations and so on, are more and more specified in the reference books.
The question now arising is this: how can would-be translator students who are fully or almost ignorant of fairly abstract linguistic notions be made aware of combinatorial analysis and at the same time how can one apply a model of analysis that will be coherent with classical lexicology and could be adapted to modern lexical semantics. The answer to that question has been studied in this article.

Index

Mots-clés

combinatoire, linguistique de corpus, traduction technique, unité phraséologique, sémantique lexicale

Keywords

combinatorial analysis, corpus linguistics, phraseological unit, technical translation, lexical semantics

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Introduction

Les méthodologies et, en général, les acquis de la linguistique appliquée moderne, semblent jouer un rôle de plus en plus important dans la formation des apprentis traducteurs. C’est l’une des conséquences de la réorientation linguistique que la traductologie connaît depuis quelques années, à mettre sans doute en relation avec son affranchissement par rapport à la traduction philologique.

En effet, on constate que la traduction spécialisée est en train de prendre dans la recherche universitaire la place qu’elle occupait déjà sur le marché et que, parallèlement, les chercheurs se tournent de plus en plus vers les méthodologies et les outils développés par la linguistique de corpus, la lexicologie spécialisée, etc. On est ainsi en train de développer un espace théorique de travail autonome, qui ne se réduit pas à la linguistique, aussi appliquée soit-elle, mais qui se base, sans complexes, sur elle1.

L’une des conditions pour la création d’une méthodologie transmissible aux apprentis traducteurs nous semble être la présentation d’un assemblage cohérent (et simple) entre les notions « héritées » de la linguistique générale ou appliquée, et les besoins et processus typiques de la traduction spécialisée à proprement parler : il est donc essentiel de définir et de fixer un certain nombre de notions linguistiques fondamentales que l’enseignant sera amené à employer par la suite.

À ce propos, nous voudrions traiter ici de la notion de combinatoire lexicale. Une définition efficace de celle-ci doit à notre sens faire partie du bagage de l’apprenti traducteur, car elle est de plus en plus indispensable pour comprendre les nouvelles ressources lexicographiques, et notamment celles dérivées de la linguistique de corpus.

En effet, l’une des problématiques devenues — heureusement — « dominantes » aujourd’hui en lexicologie et en lexicographie est celle de la combinatoire et de la contextualisation, au sens large. Le contexte, après avoir été longtemps ignoré, et ensuite considéré dans sa valeur exclusive d’illustration d’appoint, est en train de prendre une place de plus en plus importante. Citons à titre d’exemple quelques ouvrages de référence récemment publiés (récemment en termes lexicographiques) pour les langues française et espagnole : le Dictionnaire combinatoire du français (Zinglé, 2003), le Dictionnaire des combinaisons de mots (Le Fur, 2007), le Lexique actif du français (Mel’čuk et Polguère, 2007) et Redes. Diccionario combinatorio del español contemporáneo (Bosque, 2004). Dans le domaine des langues spécialisées, on peut citer également le Dictionnaire d’apprentissage du français des affaires (Binon et al. : 2001)

Les explications de cette évolution lexicographique sont multiples, et nous ne pourrons pas les traiter ici de façon exhaustive. Disons simplement que, d’une part, une modification s’est produite dans les mentalités des lexicographes eux-mêmes, plus enclins que par le passé à considérer que le mot ne devait pas (ne pouvait pas) être traité de manière isolée, mais plutôt en contexte, c’est-à-dire inséré dans son environnement linguistique habituel. Sans être (loin s’en faut) l’explication unique du phénomène, l’influence de la linguistique de corpus moderne (cf. Baker, 1995 ; Meyer, 2002 ; Wynne, 2005) et de la lexicographie anglo-saxonne (notamment de l’École de Birmingham) sous-tend cette évolution.

D’autre part, une explication plus prosaïque, mais à notre sens également importante (ou peut-être davantage) serait que, comme l’explique Béjoint (2007 : 7), « la mise en œuvre de l’informatique dans toutes les phases du travail du lexicographe et dans l’acte de consultation de l’utilisateur est sans doute le point le plus important de l’évolution de la lexicographie au cours des dernières décennies ». Et plus concrètement, nous ne pouvons qu’être d’accord avec l’auteur lorsqu’il affirme que l’informatique a notamment permis d’« établir l’usage syntagmatique réel et non tel qu’il est supposé ou imaginé par le lexicographe » (2007 : 12).

Toujours est-il que, initialement conçus comme des outils de vérification pour des locuteurs natifs ou bien comme des aides à la rédaction pour des locuteurs de langue étrangère, ces ouvrages nouveaux ont été immédiatement adoptés par les traducteurs. Et cela pour la simple raison que les traducteurs, faut-il le rappeler, sont des demandeurs historiques et récurrents d’ouvrages de référence plutôt descriptifs que normatifs, renseignant sur l’information combinatoire et phraséologique, en langue dite générale et en langues spécialisées. Nous ne reviendrons pas ici sur l’inefficacité et les inexactitudes, devenues légendaires dans les facultés de traduction espagnoles et françaises, de certains dictionnaires bilingues français-espagnol fort connus. Ces critiques, bien que justifiées du point de vue des enseignants2, des traducteurs, et des apprentis traducteurs (surtout dans le feu de l’action), ne rendent sans doute pas totalement justice aux énormes difficultés du travail des lexicographes (notamment à cause des contraintes financières et de temps).

En tout cas, les conséquences du nouveau panorama lexicographique dépassent le cadre de la lexicographie et de la linguistique de corpus elles-mêmes, et débordent sur la pédagogie de la traduction. En effet, vu les nouvelles informations disponibles, il est inévitable de se questionner sur la meilleure façon de les présenter à un public d’apprentis traducteurs qui en aura besoin pour bien comprendre non seulement la linguistique de corpus mais aussi les nouveaux dictionnaires et qui, en même temps, est peu ou pas du tout familiarisé avec des notions linguistiques passablement abstraites.

Dans ce travail, nous allons présenter une petite introduction aux notions de lexicologie essentielles à la bonne compréhension du concept de combinatoire lexicale, telle qu’elle se dégage à partir des nouvelles informations fournies par la linguistique de corpus.

1. Aspects lexicologiques généraux : la notion de lexie

Sans pouvoir développer ici cet argument, qui a fait l’objet de débats passionnés entre terminologues et lexicologues, la distinction saussurienne classique entre signifiant et signifié, formant le signe linguistique, nous semble un point de départ obligatoire. Néanmoins, nous ajouterons un nouvel élément ou une extension du signe saussurien, la combinatoire. Cet aspect a déjà été développé avec plus de précision du point de vue de la théorie lexicale par Alain Polguère :

Le signe linguistique peut être conceptualisé comme comportant une composante additionnelle : ses propriétés de combinatoire. Attention ! Cet aspect essentiel de la caractérisation du signe linguistique n’est pas présenté dans la plupart des textes d’introduction, mais c’est une extension du signe saussurien […] qui va nous permettre de rendre compte de façon « élégante » de nombreux phénomènes linguistiques (2003 : 37).

Les « objets du monde », au sens lexicologique du terme, vont correspondre ainsi dans la langue à des lexies, composées d’un signifiant, d’un signifié et d’une combinatoire. C’est exclusivement pour éviter des connotations indésirables et pour souligner la présence d’un troisième volet qui représente une extension du signe saussurien (l’aspect combinatoire) que nous utiliserons cette notion de lexie : la lexie comporte un signifiant ou désignation — formé par un seul signifiant lexical3 pour l’unité lexicale, et par plusieurs signifiants lexicaux pour l’unité phraséologique4 — un signifié et une combinatoire. Chaque lexie est donc soit une unité lexicale, soit une unité phraséologique.

La notion de combinatoire est ainsi placée en clé de voûte de l’analyse lexicale en linguistique de corpus, au même niveau que les notions de signifiant et de signifié, comme extension du signe saussurien. En pratique, cette approche permet de décrire avec une relative simplicité les trois faces de la lexie (signifiant, signifié et combinatoire) essentielles toutes les trois en traduction spécialisée et en linguistique de corpus (surtout pour les phases d’encodage, de rédaction) tandis que l’approche terminologique « classique » (notamment celle de l’École dite de Vienne, foncièrement normativiste et focalisée sur l’étude des termes isolés) tendait à oublier ou sous-estimer la combinatoire, et que l’approche lexicologique traditionnelle s’arrêtait à l’analyse du signifiant et du signifié.

Si nous prenons en considération la combinatoire, il sera, par exemple, possible d’expliquer qu’en langue spécialisée de l’économie, le signifié du terme « reprise » serait « retour de l’économie à l’expansion », son signifiant serait sa représentation matérielle, à l’oral ou à l’écrit, et sa combinatoire (la liste n’est pas exhaustive) « reprise certaine5 », « reprise cyclique6 », « reprise avortée7 », « reprise au ralenti8 », etc. pour ne donner que quelques exemples trouvés dans la presse.  

En outre, soulignons que les trois faces de la lexie sont indissociables, au point que la distinction citée entre unités simples et unités complexes ne peut être établie qu’en analysant simultanément signifiant, signifié et combinatoire, la variation de l’un de ces éléments générant une nouvelle lexie. Au niveau théorique, ceci implique que l’étude lexicologique et l’étude sémantique sont indissociables9. Au niveau de la représentation lexicographique, cela différencie le mot des dictionnaires classiques de la lexie : chaque lexie est une combinaison concrète d’un signifiant, d’un signifié et d’une combinatoire qu’il convient désormais d’analyser ensemble, dans la mesure du possible.

L’ensemble théorique de toutes les lexies d’une langue naturelle déterminée configure le lexique de cette langue. Par analogie, le lexique d’une langue spécialisée serait défini comme l’ensemble théorique des lexies fonctionnant dans un discours thématique concret (communément appelé terminologie d’un domaine).

Cet ensemble n’est évidemment qu’une abstraction à finalités pratiques et personne ne peut entreprendre sérieusement son analyse complète. En d’autres termes, il serait impossible d’énumérer et d’étudier toutes les lexies d’une langue de façon systématique. D’autant que le lexique d’une langue spécialisée ne pourrait être étudié que par l’analyse de certaines lexies fonctionnant dans un échantillon des discours réels de cette thématique-là.

À cet égard, il est également intéressant et profitable de rappeler à l’apprenti traducteur une autre idée en provenance de la linguistique de corpus moderne, à savoir que le lexique d’une langue déterminée (spécialisée ou non) est un ensemble qui ne coïncide que partiellement avec la nomenclature du dictionnaire lambda (qui, elle, n’est pas un ensemble abstrait, mais bien mesurable, fixé et, surtout, conséquence d’un choix, d’une sélection opérée par le lexicographe10).

En tout état de cause, pour effectuer une étude lexicale adaptée aux besoins des traducteurs, il faudra respecter quelques principes dont certains ont déjà été énoncés dans le cadre de la théorie Sens-texte (Mel’čuk et al.,1995 : 33) et qui s’écartent relativement de ceux du modèle standard de la terminologie de l’école de Vienne.

Premièrement, l’analyse sera formelle, dans le sens où elle sera effectuée dans un métalangage préétabli et contrôlé : tous les concepts utilisés seront définis au préalable. En second lieu, l’analyse sera uniforme : elle traitera toutes les lexies — toutes les unités lexicales et toutes les unités phraséologiques — exactement de la même façon. Ensuite, l’analyse sera exhaustive : son objectif idéal serait de fournir tous les renseignements lexicaux nécessaires pour le codage et le décodage des lexies, ce qui, en pratique, comme dit plus haut, n’est pas toujours possible. En dernier lieu, l’analyse lexicale reposera sur le « principe de la primauté du locuteur » (Mel’čuk et al., 1995 : 49) : cela signifie que la description lexicale ne peut porter que sur les formes documentées dans la langue réelle, c’est-à-dire sur des formes attestées, au sens de la linguistique de corpus, et que les décisions d’acceptabilité ou de refus d’une lexie ne reviennent qu’à l’observation de l’usage réel.

2. Aspects combinatoires : les unités phraséologiques

Nous avons vu jusqu’ici comment la notion de lexie que nous proposons repose sur la notion saussurienne de signe linguistique (elle comporte un signifiant et un signifié, qui sont indissociables et qu’il faut analyser ensemble), mais la développe en introduisant un troisième volet ou extension, la combinatoire.

Nous allons maintenant nous pencher sur les aspects combinatoires de ce modèle d’analyse lexicale. Pour ce faire, nous allons partir de la distinction entre lexie simple (la forme simple de la linguistique de corpus) et lexie complexe (la forme complexe de la linguistique de corpus), « séquence plus ou moins figée » (Gaudin, 1993 : 78) que nous allons dénommer respectivement « unité lexicale » et « unité phraséologique ».

En dépit de leurs ressemblances, il convient de rappeler que, tandis que la distinction forme simple — forme complexe de la linguistique de corpus relève exclusivement du signifiant (repérage de suites de mots statistiquement cooccurrents, à partir donc d’algorithmes mathématiques), la distinction unité lexicale — unité phraséologique relève, à notre sens, simultanément du signifiant, du signifié et de la combinatoire.

Faute, à l’heure actuelle, de théorie linguistique capable de traiter de façon suffisante et exclusive les aspects sémantiques de la langue, les problèmes à ce niveau apparaissent dans toute leur complexité. En effet, il serait extrêmement difficile de travailler exclusivement sur le sémantisme et de déterminer ainsi précisément les informations de sens à associer à chaque lexie pour déterminer si elle constitue ou non une unité phraséologique.

Autrement dit, la réalisation d’un modèle de travail reposant uniquement sur le signifié demeure un problème redoutable pour les chercheurs, et a fortiori pour un système d’analyse automatisée : aucun système automatisé d’exploitation de corpus n’a pu décrire efficacement les jeux de signification que l’énonciation du discours anime. Quelles que soient les précautions accordées à la description sémantique des contextes, il faudra également réaliser une exploration simultanée des autres aspects discursifs, ce qui ne se laisse pas facilement réduire à une formulation.

En effet, si nous nous demandons ce qui déclenche chez le récepteur la reconnaissance d’une série de signifiants lexicaux comme appartenant à un ensemble solidaire, la réponse aura forcément deux volets : d’une part, il y aura sans doute des aspects discursifs superficiels, notamment la cooccurrence répétitive. D’autre part, il sera question des aspects discursifs plus profonds, à savoir sémantiques (perception d’un sens différent) et syntaxiques (perception d’une restriction combinatoire).

Or, seul le premier niveau peut être confié aux analyses automatisées que les spécialistes en linguistique de corpus connaissent bien et maîtrisent. Pour trouver et classer les unités complexes, il faudra analyser non seulement la structure superficielle du discours, mais aussi sa structure profonde.

La dénomination « structure superficielle du discours » fait référence pour nous à la zone physique d’un texte — forme orthographique, ponctuation, fréquence des éléments — où se trouvent certaines marques externes, automatiquement repérables et exploitables de façon efficace grâce aux outils développés par l’ingénierie linguistique11, par exemple, les logiciels de dépouillement de corpus, les concordanciers, etc.

À ce niveau peut s’appliquer une analyse formelle qui sert à produire une discrimination très importante : celle qui sépare les formes simples des formes complexes. L’avantage majeur d’une analyse formelle bien appliquée est son objectivité et son automatisation aisée. Le degré de fréquence statistique pure d’une lexie et de ses composants fournit beaucoup d’information utile et exploitable pour les traducteurs, mais seulement en ce qui concerne un discours déterminé, c’est-à-dire un corpus bien délimité12.

L’analyse formelle nous fournit donc une partie des informations dont nous aurons besoin, mais pas la totalité de ces informations. En effet, une analyse plus approfondie, au demeurant non réalisable par des outils mécaniques de dépouillement de corpus, s’avère indispensable pour compléter les informations. Concrètement, nous appelons « niveau de structure profonde du discours » ce qui n’est pas analysable statistiquement par les outils informatiques d’analyse morphologique : les niveaux syntaxique, sémantique et pragmatique. Dans les deux premiers, nous irons puiser les informations relatives à la combinatoire et au signifié des lexies ; dans le troisième, nous découvrirons le fonctionnement des lexies dans un discours thématique précis.

3. Mise en perspective traductologique et conclusions actuelles

En résumé, nous considérons que, du point de vue traductologique, une lexie, simple ou complexe, est un triplet formé par :

  1. Une forme ou signifiant ;
  2. Un sens ou signifié ;
  3. Une combinatoire.

Une mise en rapport des trois volets est indispensable pour bien cerner et décrire une lexie. Il est donc essentiel de bien cerner ces trois ancrages de la lexie pour obtenir une classification complète du phénomène lexical : d’abord, l’analyse formelle pour le signifiant, appliquée surtout dans le domaine de l’ingénierie linguistique et de la modélisation des langues naturelles (cf. Zinglé, 1999) ; ensuite, l’analyse sémantique pour le signifié, développée avec plus de précision dans les travaux de la théorie Sens-texte (cf. Mel’čuk, 1995 ; Mel’čuk et Polguère, 2007) ; finalement, l’analyse combinatoire, développée par la linguistique de corpus et ses applications lexicographiques (cf. Meyer, 2002 ; Sinclair, 1987).

En étudiant le signifiant des lexies, nous pourrons accéder à l’information grammaticale, à la prononciation, aux différentes formes de représentation graphique possible et à leur fréquence statistique relative dans le corpus étudié.

Concernant les unités phraséologiques, en étudiant leur signifiant, nous pourrons les classer en continues (unités phraséologiques continues) et discontinues (unités phraséologiques discontinues). Les unités phraséologiques continues sont celles dont les composants présentent une continuité physique à l’intérieur d’une même proposition, c’est-à-dire que ces composants sont seulement séparés par des blancs. Les unités phraséologiques discontinues sont celles dont les composants n’ont pas de continuité physique à l’intérieur d’une même proposition. Leurs composants sont séparés par d’autres signifiants lexicaux. Les concordanciers actuels13 sont techniquement tout à fait capables de discerner les unes et les autres.  

En étudiant le signifié des lexies, nous pourrons les délimiter du point de vue sémantique. Cette délimitation du signifié de la lexie sera basée sur l’étude attentive de ses contextes d’occurrence, ce qui pourra donner lieu à des définitions alternatives14, notamment descriptives, selon le modèle du Collins Cobuild English Dictionary (Sinclair, 1995) pour la langue anglaise.

En étudiant la combinatoire des lexies, c’est-à-dire les contraintes propres à un signe linguistique qui limitent sa capacité à se combiner avec d’autres signes linguistiques, nous pourrons classer chaque lexie trouvée dans le corpus en fonction de son environnement et de ses possibilités de cooccurrence avec d’autres lexies : leur régime prépositionnel, les cooccurrences ou formes associées les plus fréquentes, etc.

Disons pour conclure que cette description de la notion de lexie véhicule de manière satisfaisante et relativement simple la différence entre unité lexicale et unité phraséologique, essentielle pour les applications de la linguistique de corpus, et permet de la préciser de façon « élégante », pour reprendre l’expression d’Alain Polguère (2003 : 37), en situation d’apprentissage pour la formation des traducteurs.

L’unité lexicale sera ainsi définie comme la lexie comportant un signifiant lexical unique, correspondant au mot graphique de la grammaire classique ou à la forme simple de la linguistique de corpus (sans caractères séparateurs comme des blancs) et fonctionnant dans un discours déterminé dans une seule acception déterminée en s’associant aléatoirement avec d’autres lexies.

Elle s’opposera à l’unité phraséologique, définie comme une lexie contenant plusieurs signifiants lexicaux séparés par des blancs ou par d’autres signifiants lexicaux. Les signifiants lexicaux de l’unité phraséologique sont syntaxiquement et sémantiquement associés, co-occurrents avec une fréquence supérieure à celle des combinaisons libres de ces composants et fonctionnant dans une seule acception déterminée dans un discours. En fonction du degré de figement des éléments qui les formeront et de (passons sur ce terme barbare) la « décomposabilité » du signifié résultant (s’il est équivalent à l’addition des signifiés des éléments inclus), on pourra par la suite attribuer des désignations pertinentes et adéquates aux différents types d’unités phraséologiques.

Concernant son adaptabilité à la lexicologie classique et standard, l’approche énoncée est fonctionnelle puisqu’elle s’inscrit comme une extension (nous voudrions insister sur ce point) dans la lignée des théories saussuriennes, ainsi que de la sémantique lexicale moderne et de la théorie Sens-texte (cf. Polguère, 2003 ; Mel’čuk et Polguère, 2007).

Pour conclure, du point de vue pédagogique — c’est-à-dire de l’adaptabilité de ce programme à un contexte d’enseignement typiquement traductologique (notamment pour des cours de terminologie, traduction spécialisée ou langues de spécialité, entre autres) — l’approche présentée ci-dessus a aussi commencé à faire ses preuves dans le cadre de nos propres cours et de nos recherches appliquées à la pédagogie des langues de spécialité.

Ainsi, nous avons eu l’occasion de constater que ce programme permet une compréhension et une description suffisamment simples de la réalité lexicale en général et des formes lexicales complexes en particulier dans le cadre de notre participation à un projet15 de recherche mené à l’université de Salamanque (Espagne), impliquant des chercheurs français, belges et espagnols.

Ce projet, intitulé Traducción y Marketing : exportar los productos o servicios de nuestras tierras (diseño de un bloque didáctico ECTS), publié aussi sous forme de livre (Dubroca, 2009) vise, entre autres, à une étude intégrale du lexique concernant le secteur de l’agroalimentaire16 qui a généré ces dernières décennies un nombre important de dénominations répondant à des produits nouveaux17.

Dans une perspective avant tout didactique, l’accent est mis sur le repérage des lexies à partir de corpus réels, puisque la commercialisation de ces produits dans d’autres langues implique non seulement leur reconnaissance dans les langues source et leur extraction pour l’élaboration de glossaires de traduction, mais aussi leur exacte combinaison pour la rédaction de textes commerciaux crédibles.

Ces études terminologiques intégrales (signifiant-signifié-combinatoire) limitées pour le moment à quelques domaines bien spécifiques, paraissent toutefois encourageantes : il nous semble qu’elles pourront être utiles pour améliorer la qualité des prestations des étudiants (essentiellement des apprentis traducteurs) en rédaction technique.

Bien évidemment, une analyse plus approfondie de la question sera abordée lors de publications ultérieures qui traiteront plus spécifiquement de l’étude statistique des erreurs de traduction produites par les étudiants concernés. En attendant, ces applications didactiques se sont déjà révélées particulièrement utiles pour faciliter une sensibilisation à la combinatoire des apprentis traducteurs.

1 À titre d’exemple, voir les travaux consacrés aux rapports entre linguistique de corpus et traduction, comme le numéro XLIII, 4, 1998 de la revue

2 Pour une critique plus générale des ouvrages de référence du point de vue des besoins des traducteurs, voir Newmark (1988 : 174-183).

3 Nous avons décidé d’employer le signifiant lexical de la théorie Sens-texte pour faire référence au mot graphique de la grammaire traditionnelle ou

4 Avec « unité phraséologique », nous avons choisi d’utiliser une dénomination très fréquemment employée, bien que dans des sens légèrement différents

5 Les Échos, 18 juillet 2003.

6 Les Échos, 13 mai 2002.

7 Les Échos, 15 novembre 2004.

8 Les Échos, 24 mars 2005.

9 Par exemple, dans le cadre de la théorie sens-texte, on renonce explicitement à les aborder de façon séparée. À ce propos, Alain Polguère (2003, p. 

10 Nous insistons tout particulièrement sur cet aspect dans le cadre de nos cours d’Initiation à la traduction, dès la première année de licence LEA.

11 Bien entendu, les étudiants concernés par le projet de notre groupe de recherche (voir plus loin) aussi bien en France qu’en Espagne (au niveau du

12 Précisons que, comme le signale Mortureux (1997 : 97), « en langue, la fréquence d’un mot ou d’un type de mots est indéfinissable. C’est dans un

13 Cf. ZTEXT, un concordancier développé par Henri Zinglé à l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Une description technique de ce logiciel peut être

14 D’autres modèles alternatifs de définitions ont été proposés par Wierzbicka (Cf. 1996: 144), même s’ils ne sont pas directement applicables dans la

15 Cofinancé par le Programme FEDER (Fonds européen de développement régional) de la Commission européenne et le Conseil régional de Castille et Léon.

16 En particulier le chocolat belge, les légumes secs, le foie gras et les charcuteries ibériques.

17 Par exemple : « cerdo ibérico » , « ibérico de bellota », « ibérico de recebo », « pata negra », « secretos », « bola », « lagarto », « de vela »

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Notes

1 À titre d’exemple, voir les travaux consacrés aux rapports entre linguistique de corpus et traduction, comme le numéro XLIII, 4, 1998 de la revue META, ou aux rapports entre linguistique de corpus et terminologie, notamment L’Homme (2004)

2 Pour une critique plus générale des ouvrages de référence du point de vue des besoins des traducteurs, voir Newmark (1988 : 174-183).

3 Nous avons décidé d’employer le signifiant lexical de la théorie Sens-texte pour faire référence au mot graphique de la grammaire traditionnelle ou à la forme simple de la linguistique de corpus – sans caractères séparateurs comme des blancs – parce qu’il nous semble plus descriptif et moins connoté. Voir, par exemple, Mel’čuk et al. (1995).

4 Avec « unité phraséologique », nous avons choisi d’utiliser une dénomination très fréquemment employée, bien que dans des sens légèrement différents, dans les études d’ingénierie linguistique (cf. Zinglé, 1999) et dans la Théorie Sens-texte d’Igor Mel’čuk (1993 et 1995) entre autres.

5 Les Échos, 18 juillet 2003.

6 Les Échos, 13 mai 2002.

7 Les Échos, 15 novembre 2004.

8 Les Échos, 24 mars 2005.

9 Par exemple, dans le cadre de la théorie sens-texte, on renonce explicitement à les aborder de façon séparée. À ce propos, Alain Polguère (2003, p. 22) fait la remarque suivante : « il existe un lien privilégié entre l’étude sémantique des langues et l’étude de leur lexique : la lexicologie. C’est la raison pour laquelle ce livre présente simultanément les notions fondamentales de ces deux sous-disciplines de la linguistique. »

10 Nous insistons tout particulièrement sur cet aspect dans le cadre de nos cours d’Initiation à la traduction, dès la première année de licence LEA.

11 Bien entendu, les étudiants concernés par le projet de notre groupe de recherche (voir plus loin) aussi bien en France qu’en Espagne (au niveau du master 1 et du doctorat, respectivement) sont progressivement formés aux outils de la linguistique de corpus, dans le cadre de différents cours de terminologie et de traduction spécialisée.

12 Précisons que, comme le signale Mortureux (1997 : 97), « en langue, la fréquence d’un mot ou d’un type de mots est indéfinissable. C’est dans un corpus que l’on peut compter les occurrences d’un mot […] »

13 Cf. ZTEXT, un concordancier développé par Henri Zinglé à l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Une description technique de ce logiciel peut être trouvée dans Zinglé (1998).

14 D’autres modèles alternatifs de définitions ont été proposés par Wierzbicka (Cf. 1996: 144), même s’ils ne sont pas directement applicables dans la perspective développée par notre travail.

15 Cofinancé par le Programme FEDER (Fonds européen de développement régional) de la Commission européenne et le Conseil régional de Castille et Léon. Sous la direction de Danielle Dubroca (Université de Salamanque, Facultad de Traducción e Interpretación).

16 En particulier le chocolat belge, les légumes secs, le foie gras et les charcuteries ibériques.

17 Par exemple : « cerdo ibérico » , « ibérico de bellota », « ibérico de recebo », « pata negra », « secretos », « bola », « lagarto », « de vela », « de herradura », etc.

Citer cet article

Référence électronique

Christian Vicente, « Le rôle de la linguistique de corpus en traduction spécialisée : quelques notions de lexicologie pour l’enseignement de la notion de combinatoire aux apprentis traducteurs », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 2 | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2010, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=234

Auteur

Christian Vicente

Maître de conférences à l’université de Haute-Alsace, faculté de sciences économiques, sociales et juridiques (FSESJ), département langues et affaires. Responsable de la licence LEA Traduction scientifique et technique. Membre du Centre interdisciplinaire Récits, cultures, langues et sociétés (CIRCPLES –EA 3159) de l’université de Nice-Sophia Antipolis. Domaines de recherche : linguistique générale et appliquée (linguistique de corpus, lexicologie, terminologie, lexicographie), traduction spécialisée et traductologie, espagnol et français sur objectifs spécifiques (économie et affaires). Membre de la Société française de terminologie (SFT).

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