Bref historique de la Wanderschaft
Dans les pays germanophones1, la Wanderschaft (ou Tour du compagnon) est jusqu’au milieu du xixe siècle un impératif compagnonnique tout autant qu’un phénomène public et social. Le fait que ce terme désignant le long et dur chemin à parcourir vers l’excellence professionnelle continue à être longtemps utilisé métaphoriquement dans un contexte théologique montre son profond ancrage dans le paysage socio-économique, de même que dans la conscience collective2. L’identité de groupe des compagnons et artisans est fondée sur une culture traditionnellement et profondément spécifique, dans laquelle marcher à pied (wandern) joue un rôle fondamental.
Les objectifs et les modalités de la Wanderschaft changeront peu entre le Moyen Âge et le xixe siècle, mise à part l’introduction du Wanderbuch3 (qui correspond en gros au livret d’ouvrier et s’en inspire) remplaçant la Kundschaft4, afin de surveiller les jeunes artisans et de lutter contre de nombreux abus5. Il s’agit d’un document officiel valable dans toute l’Allemagne et à l’étranger, où sont notés le signalement physique du compagnon, ainsi que les étapes de son itinéraire, les localités où il travaille et la durée de ce séjour, éventuellement une appréciation de son travail par le patron, ses obligations militaires (ou la dispense de celles-ci), toute mauvaise conduite ou toute activité politique – ce qui permet un contrôle efficace des déplacements de jeunes gens potentiellement dangereux ou essayant d’échapper soit à un patron, soit au service militaire6. Les autorités municipales et étatiques s’efforcent ainsi de saper l’autorité des corporations7 et la potentialité révolutionnaire du compa-gnonnage. En 1814, tous les anciens passeports, que les compagnons devaient posséder pour pouvoir franchir les frontières, sont remplacés par de nouveaux documents dont la validité est réduite. Cette réglementation limite considérablement la libre circulation des compagnons à travers l’Europe et la flexibilité de leur planification. À partir de 1835 viendront s’ajouter un certificat de santé obligatoire et un éventuel certificat de vaccination. Comme leurs attaches locales se font de plus en fragiles8, et compte tenu des échos politiques inquiétants qui arrivent par-delà les frontières de l’espace germanique, la mobilité des compagnons les rends suspects de propager des vues révolutionnaires, de sorte que des résolutions très restrictives sont prises par le Bundestag le 15 janvier 1835 pour réglementer leurs voyages.
Socialement, le statut de compagnon puis de maître artisan reste obligatoirement lié à la Wanderschaft. Seuls l’empire d’Autriche et la Prusse apportent des limitations aux déplacements des compagnons : ils n’ont le droit de sortir de ces territoires que s’ils prouvent que leur Tour leur apporte un avantage substantiel. En 1808, la Bavière interdit totalement aux compagnons de certains métiers de franchir les frontières du royaume, afin qu’ils ne trahissent pas les secrets de fabrication à l’étranger.
Sous l’Ancien Régime, l’artisanat est déjà en crise9, mais il résiste encore parce que corporations et compagnonnage élèvent des murs de protection. De leur côté, les autorités se demandent dès la fin du xviiie siècle s’il ne faudrait pas supprimer la Wanderschaft. Lorsque les troupes françaises révolutionnaires puis napoléoniennes occupent une partie des territoires du Saint-Empire, supprimant celui-ci, la nouvelle législation de la Confédération du Rhin (Rheinbund) abolit intégralement en 1806 les corporations et le Wanderzwang (obligation de faire son Tour), interdisant également le compagnonnage. Avec l’introduction de la liberté d’entreprendre et de la libre concurrence10 (Gewerbe-freiheit) dans les années 1810-1820, puis, aux environs de 1840, du libre-échange11 (Freihandel), le rôle économique des corporations est réduit au mini-mum. En outre, comme l’affiliation à une confrérie devient facultative, la Wanderschaft évolue en une tradition plus ou moins respectée ; toutefois, son obligation subsistera encore un certain temps12, en particulier si le compagnon veut accéder à la maîtrise et s’installer à son compte – ce qui est le cas en Bavière. En 1853, le Wanderzwang sera aboli dans toute l’Allemagne. Les fabriques – ou manufactures13 –, qui se sont multipliées à partir de 1770, commencent à faire une sérieuse concurrence aux artisans indépendants. Ceux qui ne peuvent plus être compétitifs, tout comme les jeunes qui ne trouvent plus de stage d’apprentissage, doivent aller travailler dans une usine et sont alors victimes d’un douloureux déclassement social, ainsi que d’un renversement complet de leur éthique traditionnelle du travail14. De plus, la formation profes-sionnelle classique, où la Wanderschaft tenait une place importante, va peu à peu être prise en mains par l’État, qui ouvre des écoles professionnelles publiques et gratuites (Polytechnische Schulen, ou Institute ; Gewerbeschulen, ou Handwerksschulen ; Höhere Gewerbeschulen15).
Jusque dans les années 1840, on trouve peu de traces de ce déclin passager de l’artisanat et de la Wanderschaft dans les journaux de voyage des compagnons qui font leur Tour. Le monde de l’artisanat traditionnel (das Alte Handwerk) et ses valeurs semblent immuables, alors qu’il est en train de se transformer radicalement16 ; le fait qu’il essaie progressivement de calquer la culture bourgeoise en est toutefois un indice.
Les modalités de la Wanderschaft
Le compagnon est, comme ses concitoyens, inséré dans un étroit réseau socio-professionnel, à une place bien précise dans la pyramide sociale qu’il gardera jusqu’à sa mort, s’il en respecte les règles.
La durée de l’apprentissage avant d’être reçu au rang de compagnon variait entre deux et six ans ; plus la famille était pauvre, plus l’adolescent entrait tôt en apprentissage17 (Lehre). À la fin de son stage, il devient compagnon lors de la cérémonie de réception qui témoigne symboliquement de la fin de l’apprentissage et qui l’initie aux rites et aux valeurs traditionnelles de l’artisanat. Le nouveau compagnon18 (Junggeselle) reçoit alors un diplôme (Lehrbrief), ainsi qu’une attestation (Gesellenschein), qui pourra être exigée lors de son Tour.
Au cours de sa Wanderschaft, le jeune homme est constamment contrôlé par toutes sortes d’instances : corporation, patrons, pères-aubergistes, police, douaniers. Il ne peut pas changer d’itinéraire sans en informer les autorités, et il est contraint de se plier aux règles et aux rites compagnonniques. Le compagnon doit aussi s’efforcer de trouver du travail dans un laps de temps prescrit et faire viser ses papiers régulièrement pour ne pas être pris pour un vagabond ou un mendiant professionnel. Le réseau des artisans allemands à travers l’Europe lui assure soutien, travail et hébergement, car il maintient vivante la tradition compagnonnique19.
Après sa Wanderschaft, il doit non seulement présenter un chef-d’œuvre (Meisterstück), mais aussi obtenir l’accord de sa corporation et payer une importante somme d’argent pour pouvoir s’établir maître artisan (Meister) dans une agglomération donnée20, ou, alternativement, épouser la veuve ou la fille d’un maître artisan. Il est ainsi passé par les trois états (Grade) prévus (Lehrling, Geselle, Meister), et peut enfin se marier et réintégrer sa communauté.
Toutefois, plus on avance dans le xixe siècle, plus on sent une divergence entre la réalité de la vie économique en pleine évolution et la tradition du Altes Handwerk. Les rites compagnonniques semblent avoir été pervertis ou sont considérés comme contraignants et obsolètes, les signes de reconnaissance ne sont plus compris, le code de conduite morale se transforme ou disparaît.
Le décret impérial de 1731 ne donnait aucune indication sur la durée du voyage. Dans les États où les corporations sont solidement établies21, la loi limite la Wanderschaft à trois ou quatre ans22, afin que le jeune artisan soit à nouveau rapidement disponible sur le marché du travail. Toutefois, il existe des variations suivant les métiers et les états. Cette restriction est d’ailleurs souvent enfreinte, car certains compagnons font un second et troisième Tour qui n’a plus rien à voir avec la Wanderschaft, mais qui est synonyme de recherche désespérée de travail ou de vagabondage. En effet, au début du xixe siècle, l’avenir des compagnons semble se boucher : les corporations exigent des chefs-d’œuvre de plus en plus coûteux ; les fêtes de réception deviennent plus onéreuses, de même que les droits à payer pour entrer en apprentissage et ceux pour acquérir la maîtrise. De plus, les conditions de travail des apprentis et des compagnons se dégradent, essentiellement pour des raisons économiques23 qui conduisent les patrons à faire des économies au détriment de leurs employés ; la hausse du prix des denrées alimentaires de base n’est pas compensée par une augmentation de salaire. En outre, la disparition progressive d’un corset socio-corporatif depuis l’interdiction en 1840-1841 des Gesellenverbindungen (ou Gesellenbruderschaften), confréries professionnelles jouant un rôle de protection et de soutien, laisse les jeunes compagnons sans défense. Le chômage les met dans une situation difficile : impossibilité de fonder une famille ou éloignement prolongé de celle-ci, risque de déclassement social24, prédilection accrue pour le vagabondage. Donc, soit le compagnon doit prolonger sa Wanderschaft au-delà des délais prévus25, soit il repart pour un deuxième ou troisième voyage, comme c’est le cas pour Neubrand. Au mieux, il trouve un travail stable et devient Altgeselle dans un atelier. Peu après 1800, le nombre des compagnons partant en Wanderschaft chute26. Entre 1833-1835 et 1843-1847, grèves et révoltes sont fréquentes27, et sont souvent accompagnées d’une répression brutale. Le man-que de travail pour les compagnons, les faillites des Alleinmeister28 et la misère qui s’ensuit amèneront la déchéance sociale et morale d’une partie de l’artisanat.
Les objectifs de la Wanderschaft
« Apprendre pour la vie » est une des expressions les plus fréquemment employées par les diaristes. D’une part, elle indique que les compagnons sont conscients que, dans leur vie, la Wanderschaft représente un tournant important, et l’unique période où ils sont (relativement) libres de leurs mouvements et de leurs décisions. D’autre part, elle signifie que le Tour est considéré par les corporations comme une école de la vie. C’est pourquoi le compagnon ne doit pas partir avant d’avoir atteint la maturité nécessaire29.
Tous les guides préconisent qu’avant son départ, le compagnon planifie soigneusement son itinéraire s’il veut tirer le meilleur profit de sa Wanderschaft. Il peut reprendre le même que son père, demander des conseils à son patron ou à un Ancien, ou bien s’en remettre à l’un des innombrables guides30 qui, outre des conseils pratiques et moraux, contiennent une liste des villes-étapes indispensables pour chaque métier, ainsi que celle des curiosités – qu’il connaissait jusqu’alors uniquement par la littérature de voyage et qui contribuent à parfaire son éducation –, et qui indiquent les distances qui les séparent, tout comme des propositions d’itinéraires31. Étant donné que le calcul des distances, des mesures et des monnaies diffère selon les pays, des tables de conversion y sont jointes.
Les auteurs des Wander-Tagebücher (journaux de voyage) donnent automatiquement comme motifs de leur départ les deux objectifs compagnonniques traditionnels : perfectionnement professionnel et perfection-nement moral. L’envie de voir du pays est souvent passée sous silence, car elle est considérée comme préjudiciable.
Le perfectionnement professionnel
Le compagnon nouvellement reçu a le devoir de se perfectionner dans son métier en s’exerçant à d’autres modes de fabrication et d’autres manières de travailler, parfois même en découvrant d’autres matériaux, ainsi qu’en apprenant à mieux connaître les professions liées à la sienne dans la chaîne de production. Cet objectif premier est d’ailleurs inscrit dans la plupart des Wanderbücher. Pour celui qui a comme ambition de faire prospérer son futur commerce, ce voyage est incontournable, car c’est ainsi qu’il peut se mettre au courant des dernières innovations techniques, des outils modernes et des nouvelles inventions32 ; en outre, il est à même de s’initier à divers tours de main qui lui permettent de produire plus rapidement des objets plus raffinés. Tout comme de nos jours, partir chercher du travail in der Fremde (au loin) peut signifier faire fortune, ou du moins trouver un travail plus rémunérateur, ou encore une possibilité de s’établir patron à moindres frais33. Certes, ce n’est pas l’objectif prôné par les corporations, puisque la Wanderschaft doit ramener le compagnon à son point de départ et le réintégrer dans la structure socio-professionnelle pré-existante. Cependant, il peut arriver que cette réintégration entre en conflit avec l’expérience acquise au cours du Tour : par exemple, il se surqualifie et a ensuite du mal à accepter les contraintes artisanales traditionnelles, ou bien il a pris goût à la liberté et ne supporte plus la vie sédentaire.
L’éducation morale et civique
Les règlements corporatifs, que le compagnon a dû apprendre pour la cérémonie de réception et qui sont affichés dans les auberges compagnonniques, exigent des compagnons une haute moralité : respect de soi et des autres, honnêteté, solidarité, persévérance, loyauté, franchise, un comportement correct, ainsi que la maîtrise de soi. Des sanctions, jusqu’à l’exclusion de sa corporation, sont prévues en cas d’infraction. La Wanderschaft comprend donc une mise à l’épreuve des principes que parents et ecclésiastiques ont inculqués au jeune homme. La marche à pied apporte sa contribution pédagogique : mens sana in corpore sano34. Objectif ou résultat, marcher est considéré comme étant plus sain, moralement comme physiquement, que parcourir le monde en voiture hippomobile ou à cheval35. D’ailleurs, cette fierté du compagnon allant à pied s’exprime aussi dans des dictons, tel « Ein Handwerker zu Fuß ist größer als ein Edelmann zu Pferde36 ». La Wanderschaft est en même temps un rite de passage à l’âge adulte hors du giron familial ; elle apprend au jeune homme à affronter la réalité et forme son caractère.
Le compagnon doit également s’exercer à gérer son budget et à faire des économies. En effet, les diaristes sont unanimes à constater qu’ils n’ont pas plus d’argent en rentrant qu’au moment de leur départ, quand ils n’en ont pas beaucoup moins. Il semblerait que mettre l’accent sur la possibilité de qualification plutôt que sur le salaire soit une règle implicite de la Wanderschaft.
L’apprentissage éthique est étroitement lié à l’éducation civique. Tout en satisfaisant ses besoins d’évasion et de liberté, le compagnon doit se préparer à ses futures responsabilités de père de famille, ainsi que de bon citoyen qui doit avoir à cœur de se rendre utile et de faire son devoir au sein de son pays, et pour celui-ci.
Voir du pays
L’envie de voir du pays est compréhensible chez des adolescents qui vivent en général dans de petites villes de province et n’en sont jamais sortis. De plus, s’affranchir enfin de sa famille est une aspiration fréquente à cet âge. Entre la période où ils devaient obéir inconditionnellement à leurs parents, puis à leur premier patron en tant qu’apprenti, et le moment où (théoriquement) ils s’établiront en devenant maîtres artisans et en se mariant, la période de la Wanderschaft leur offre le seul moyen de parcourir le monde et de connaître des gens de diverses origines dans un cadre reconnu par la société.
Sur le plan pratique, des guides écrits spécialement pour rendre service aux jeunes compagnons et s’appuyant sur l’ancienne tradition des guides pour marchands et pèlerins font leur apparition dès 1778. Ils ont tous un format de poche et une épaisseur raisonnable, ce qui permet un prix abordable et offre la possibilité de les emporter dans les bagages. Ils se veulent une aide fonctionnelle, pédagogique et morale37.
Continuer à s’instruire
S’instruire grâce à la Wanderschaft signifie pour les jeunes compagnons se procurer, par une expérience personnelle « sur le terrain », le savoir et la compétence qu’ils n’ont pas acquis ou pu acquérir dans les livres, ni à l’école, ni non plus chez le patron où ils ont fait leur apprentissage38. En effet, l’école élémentaire39 est souvent de mauvaise qualité, car jusqu’au début du xixe siècle, il n’existait pas de véritable formation des enseignants. En Bavière, elle était confessionnelle et assez négligée ; en 1784, le gouvernement de ce qui était alors l’électorat de Bavière décide de se charger désormais du contrôle de l’enseignement et impose la Normalschule primaire avec des méthodes modernes et des instituteurs mieux formés. En 1803 est introduite la Sonntagsschule : paysans, apprentis et compagnons, qui parfois n’ont pas eu une scolarité complète, y ont la possibilité de continuer à s’instruire gratuitement en dehors des heures de travail. La nouvelle génération (ou une partie d’entre elle) fait également son éducation en autodidacte.
Par ailleurs, beaucoup de patrons manquent à leur devoir, qui est de transmettre des compétences, un savoir-faire spécifique et une éthique du travail, car ils ne sont pas forcément au fait des nouvelles techniques et utilisent souvent les apprentis comme domestiques. La Wanderschaft va alors permettre au compagnon d’acquérir à la fois des savoir-faire, de l’entregent et une ouverture d’esprit qui l’élèvera au-dessus de sa condition. S’il estime qu’il ne peut plus rien apprendre dans un atelier, il est libre de partir, comme le fait souvent Neubrand, ainsi qu’il l’explique lui-même lorsqu’il quitte Buchloe pour Munich.
La rédaction quotidienne du Wander-Tagebuch fait également partie de cette « éducation permanente ». Elle n’est pas obligatoire, mais recommandée : le compagnon doit noter tout ce qu’il a vu et vécu, tout ce qu’il y a de nouveau et d’intéressant pour son métier, et si possible ses dépenses. Ce journal lui permet de constituer un aide-mémoire professionnel, d’accumuler des souvenirs utiles et irremplaçables pour plus tard, et présentera matière à narration dans le cercle familial ou en société. De son côté, Leopold C. R. Langner affirme qu’avec la rédaction raisonnée de ces notes, le compagnon apprend à encore mieux comprendre son travail40.
Tous les guides écrits spécialement pour les compagnons donnent entre autres des conseils sur la façon d’écrire des lettres, des factures ; des chapitres entiers sont consacrés à la grammaire et à la syntaxe de l’allemand (savoir écrire sa langue maternelle et articuler ses pensées étant indispensable pour rédiger le Wander-Tagebuch et éventuellement des documents administratifs), mais aussi à la géographie, à la Constitution, à l’astronomie et aux sciences de la nature.
Établir ou cultiver des contacts personnels
Un des objectifs de la Wanderschaft attendu par les parents tout comme par les corporations est que le jeune artisan perfectionne ses connaissances humaines (c’est-à-dire psychologiques) grâce aux contacts personnels. Il apprend également à tolérer et à respecter de parfaits étrangers et à jauger son prochain, ce qui lui servira ultérieurement dans son métier41. De plus, le jeune homme noue des relations qui lui serviront peut-être quand il sera établi, et sûrement quand, plus tard, il emploiera lui-même des compagnons ou enverra son fils faire sa Wanderschaft.
Les espaces de la Wanderschaft
L’espace que le compagnon parcourt à pied est composé à la fois d’un espace ouvert et illimité et d’une succession d’espaces clos aux diverses formes. Ces deux types d’espaces entretiennent une relation dialectique et dynamique. En outre, le compagnon recourt à un espace-temps virtuel, celui de l’écriture, dont la dimension lui est rendue perceptible par la reconstruction de l’expérience vécue.
L’espace ouvert
En analysant divers Wander-Tagebücher, on peut constater que la Wanderschaft draine la majorité des jeunes compagnons germanophones dans un périmètre constitué par le Saint-Empire (plus tard, le Deutscher Bund ou Confédération germanique), la Prusse et l’immense empire d’Autriche. L’itinéraire le plus populaire passe par la Hongrie occidentale, la Bohême et la Moravie, car c’est là que se trouvent le plus d’artisans parlant allemand42 et aussi que les coutumes compagnonniques se sont conservées le plus longtemps. D’autres pays européens attirent également les compagnons : la France (Paris recèle une large colonie d’artisans allemands, qui sont autant de contacts utiles pour leurs compatriotes43), la Suisse, les Provinces-Unies, le Danemark, la Suède et les territoires polonais annexés par la Russie. L’Italie du Nord ne fait qu’être traversée, avec les arrêts obligatoires à Venise, Vérone ou Vicence, mais le reste de la péninsule est ignoré. Enfin, Ernst Christoph Döbel et Gottfried Büttner iront jusqu’en Asie Mineure et au Proche-Orient44. Steube, qui se rend d’abord jusqu’au Banat, s’embarquera pour Malacca, dans les Indes orientales, ne nous laissant toutefois que des informations très succinctes45.
Aucune loi ni aucun règlement corporatiste ne contraint le compagnon à un itinéraire prédéterminé. Il doit explicitement travailler à une distance convenable du foyer familial46. C’est pourquoi les corporations imposent un voyage de trois à six mois entre deux emplois dans la même ville, mais limitent à huit semaines la durée de la pérégrination entre deux embauches, car sinon les autorités renvoient le compagnon chez lui. Les historiens constatent que certains itinéraires s’imposent par routine (celui du père ou de collègues, de relations familiales ou professionnelles établies dans certaines régions). La Wanderschaft se déroule d’une ville à une autre, si possible des localités réputées et prospères, où les chances de qualification sont plus élevées que dans les petites villes de province47. Ainsi, le choix du parcours est en grande partie fonction de la profession, mais l’appartenance religieuse joue aussi un rôle dans la mesure où les compagnons évitent autant que possible de travailler dans les régions où domine une autre confession que la leur.
Ils sont astreints à suivre le trajet qu’ils ont choisi, car ils doivent faire agréer à l’avance chaque étape. Toutefois, pour diverses raisons, le circuit planifié ne peut pas toujours être respecté :
- la guerre fait obstacle, tout comme les troubles politiques ; c’est certainement la raison pour laquelle Neubrand renonce à aller en Italie du Nord, sous domination autrichienne, car il pouvait craindre d’être pris pour un révolutionnaire et arrêté48 ;
- des problèmes administratifs ou douaniers incitent à un changement d’itinéraire49 ;
- le chômage, dû à la guerre, aux intempéries ou à la pauvreté de certaines régions, contraint le compagnon à chercher du travail dans d’autres directions ;
- une offre inespérée de travail oblige l’artisan à revoir ses projets.
Il est difficile d’évaluer la distance totale parcourue par les compagnons au cours de leur Wanderschaft, tout comme celle parcourue uniquement à pied. Une carte routière moderne ne montre pas les chemins sinueux qu’ils prenaient en général et qui subsistent aujourd’hui seulement dans les cartes pour randonneurs ou des cartes d’état-major. Neubrand nous livre à plusieurs reprises des indications précieuses : il fait en une journée le trajet entre Markt Wald et Göggingen (45 km)50, celui de Weitzen (Vác) à Ofen (40 km) en une nuit, ou celui de Brünn (Brno) à Prague (206 km) en cinq jours (41,2 km/jour)51. Cette allure moyenne de 3,5 à 4 km/h et de 35 à 45 km/jour se retrouve chez d’autres compagnons ; elle correspondait d’ailleurs à la vitesse normale d’une voiture hippomobile.
Les doléances les plus fréquentes concernent le mauvais état des chemins, des routes et même des chaussées. Selon le temps qu’il fait, ou bien le compagnon avale des quantités de poussière, ou bien il enfonce jusqu’au mollet dans la boue. C’est pourquoi il apprécie les quelques nouvelles chaussées, pavées et toutes droites, qui sont plus agréables pour les piétons, bien que parfois plus longues que les chemins habituels. Les panneaux indicateurs restent encore extrêmement rares.
Le nombre élevé de maladies et d’accidents survenant sur le parcours n’est pas surprenant au vu de l’inexpérience et de la fragilité des jeunes compagnons. Il est étonnant que la plupart survivent à un périple pédestre de plusieurs années et de centaines de kilomètres, où ils sont souvent confrontés à des situations dramatiques et dangereuses, à des conditions d’hygiène très médiocres, n’ayant souvent aucun habillement adéquat en hiver, absorbant irrégulièrement une nourriture souvent chiche et peu variée (donc, selon nos critères modernes, peu adaptée à des adolescents en pleine formation), dormant plus d’une fois sur des couches de fortune, et travaillant plus de douze heures par jour dans des conditions extrêmement pénibles. Aux dangers physiques de l’environnement, de la profession et des routes, s’ajoutent les dangers psychiques et moraux dont un jeune homme en pleine vigueur, sans garde-fou familial ou amical, peut vite devenir victime52 ; il était en effet de règle que le compagnon partant faire son Tour reste célibataire jusqu’au bout53.
Les saisons préférées des compagnons pour faire de longs trajets sont le printemps et le début de l’automne, car le temps est agréable, mais c’est au printemps que le compagnon peut compter sur le maximum d’offres de travail et qu’il ressent la plus forte envie de voyager. L’hiver amène la neige, un grand danger pour les piétons, ainsi qu’un net recul de l’embauche, et l’été la chaleur rend la marche pénible : Neubrand en fait l’expérience en novembre au Tyrol, et en été sur les rives du Danube en se rendant à Presbourg.
Les contrôles policiers et douaniers sont constamment un frein à la Wanderschaft. La façon grossière et humiliante dont les autorités se comportent avec les compagnons est un des points qui suscitent chez tous les diaristes indignation ou résignation. Les compagnons doivent constamment montrer non seulement leur Wanderbuch dûment visé, mais aussi leur passeport muni du visa requis ; en outre, ils doivent pouvoir justifier qu’ils possèdent une certaine somme d’argent, sous peine d’être emprisonnés ou expulsés comme vagabonds54.
Le but déclaré de la Wanderschaft est le retour du compagnon au pays (Heimat) et non son établissement à l’étranger. Heimat désigne, depuis son enfance, un espace familier et familial, une communauté religieuse et professionnelle, qui lui semblent aller de soi et être immuables. C’est lorsqu’il va être confronté à un univers nouveau, inconnu et parfois déroutant (die Fremde) que la prise de conscience aura lieu et qu’une réflexion s’engagera sur ces notions de Heimat et de Vaterland, généralement accompagnée du mal du pays (Sehnsucht ou Heimweh). Face à des « étrangers », le compagnon prend conscience de faire partie d’une vaste communauté de langue allemande, dont l’implication est plus émotionnelle que politique55. Il se découvre soudain un attachement latent à sa « patrie » (Vaterland), c’est-à-dire à l’espace qui dépasse les limites de la ville ou du village natal et qui est gouverné par un souverain.
Par ailleurs, à côté du terme der Fremde, qui est tiré de la Bible et signifie que l’homme n’est qu’un étranger sur terre, un pérégrin, on trouve die Fremde, une forme substantivale employée principalement dans le contexte professionnel de la Wanderschaft : « in die Fremde gehen » est synonyme de « auf die Wanderschaft gehen » (faire son Tour)56. Die Fremde implique l’expérience psycho-logique de se sentir soi-même fremd partout où l’on passe, même si l’entourage parle la même langue, et donc de prendre ainsi conscience de ce qui vous appartient en propre57. Die Fremde est un vaste territoire, théoriquement sans limites58, qui est devant soi et que l’on conquiert à pied, qui appartient à tous les compagnons, sans distinction d’origine ou de religion, mais qui en même temps génère l’angoisse. C’est aussi un espace intérieur où le compagnon avance en trébuchant à la découverte de lui-même.
Les espaces clos
Les espaces clos se trouvent dans les villes, qui ont encore à la fin du xviiie siècle un aspect médiéval59 : une enceinte fortifiée avec une petite porte pour les piétons fermant et ouvrant à des horaires fixes ; si le compagnon ne veut pas payer d’amende pour entrer, ou bien passer la nuit dans les champs, il doit arriver avant sa fermeture. Il est également obligé de présenter des papiers en règle aux gardes, qui les visent, avant de pouvoir pénétrer dans la cité (einwandern). Quand il veut en repartir (auswandern), il doit subir les mêmes procédures administratives fastidieuses. Chaque étape de l’itinéraire prévu est donc généralement calculée en fonction d’un gîte accessible en fin de journée avant la fermeture des portes piétonnes. Le compagnon a le choix entre faire une halte dans une auberge privée60 – ce qui reste l’exception – ou, en ville, dans une auberge compagnonnique (Herberge). Pour des raisons de sécurité et d’hygiène, il évite autant que possible de dormir à la belle étoile, dans une auberge isolée dans la forêt, ou encore dans la grange ou l’étable d’un paysan. Dès qu’il est embauché, il habite généralement chez son patron ; mais au début du xixe siècle, il semblerait que les compagnons aient dû plus souvent loger à l’extérieur, ce qui grevait leur budget.
Dans certaines villes, il est obligatoire que le compagnon se rende immédiatement à l’auberge de son métier. Ces maisons offrent le gîte et le couvert, parfois un viatique61, et servent de consigne aux bagages des compa-gnons62. Elles renferment également un coffre (Zunft-Lade) où sont remisés nombre de documents officiels, la caisse de la société et les papiers du compagnon lorsqu’il y séjourne pour trouver du travail, ou même s’il en trouve dans la localité63. En outre, elles sont utilisées comme local pour les assemblées régulières des métiers. Bien que réservées aux artisans – en général64 – d’un seul métier, elles présentent cependant les mêmes avantages et les mêmes inconvénients que les auberges privées : les réflexions amères sur les Pères-aubergistes (Herbergsväter) grossiers et arnaqueurs ne sont pas rares65, les col-lègues ne se conduisent pas toujours comme la morale compagnonnique l’exige, jeux et beuveries y sont fréquents, les vols également, confort et propreté laissent à désirer66. Conformément à la tradition compagnonnique, ces auberges devraient être un havre pour les jeunes artisans loin de chez eux, mais c’est rarement le cas, et souvent ceux-ci s’y font humilier ou duper par les plus âgés. D’un autre côté, ces auberges exercent des fonctions autres qu’une auberge privée : elles servent de bourse du travail, de lieu d’échanges d’informations sur les patrons et les ateliers, locaux ou non ; elles sont un point de rendez-vous pour leurs amis et compatriotes faisant comme eux leur Wanderschaft, et représentent éventuellement une adresse fixe où recevoir du courrier.
Les étapes où les compagnons s’attardent le plus longtemps (mais pour des durées très différentes) sont représentées par les ateliers et les commerces (éventuellement des fabriques) – la finalité première de leur Wanderschaft. Leurs journaux nous livrent divers détails sur le contexte professionnel, mais il est flagrant que la qualité et le nombre des données purement techniques restent proportionnellement bien en deçà de ce que les guides recommandent de noter ; on peut donc se demander si les compagnons ont eu des difficultés à décrire ces spécificités, ou bien si les preuves de leur perfectionnement professionnel se trouvent ailleurs, ou encore s’ils les ont « omises » (peut-être forcés par les corporations tenant à conserver certains secrets de métier). Lorsqu’il y a plein emploi, les horaires de travail sont très lourds : en moyenne 14 à 18 heures par jour, avec deux pauses pour se restaurer. Il n’existe alors aucune organisation qui puisse contrôler la durée de la journée de travail, ni même la sécurité et la salubrité des locaux (ou plutôt leur absence).
À la fin de leur séjour dans l’atelier, les compagnons récupèrent leur Wanderbuch visé et signé par le patron ou une autorité67, et, en outre, un certi-ficat d’exercice (Zeugnis, Bescheinigung) qui est en fait une recommandation.
La teneur du journal
Les Wander-Tagebücher68, placés aujourd’hui dans la catégorie des écrits du for privé, nous livrent une foule de détails sur la vie ordinaire du compagnon et sur l’aspect professionnel et corporatif de la Wanderschaft. Les diaristes notent les rites compagnonniques, la préparation pratique du Tour, tout comme ils dépeignent l’espace dans lequel ils se déplacent, qu’il soit ouvert ou clos. Ils décrivent aussi les obstacles, les dangers et les maux qu’ils doivent surmonter. Parmi les dangers qui les guettent, on distingue ceux inhérents à la route et à son environnement (marais, montagnes, mer, fleuves, attaques de bandits en forêt69, neige, brouillard, foudre, morsures de chiens et de serpents), ceux qui touchent leur intégrité physique (maladies, accidents, mauvais traitements de la part des patrons), les dangers psychiques et moraux, et enfin le danger permanent de se faire enrôler de force ou par surprise dans une armée70.
Les compagnons n’hésitent pas à consigner émotions, réflexions diverses (politiques71, religieuses, économiques…), prières, réactions devant les maladies et les accidents, flirts, de même que dépenses et revenus, nourriture et boissons, intérêts culturels, etc. Le conflit entre leur vie intérieure et leur expérience quotidienne se manifeste dans leur journal plus qu’on ne serait tenté de le croire. Parmi ces sentiments contradictoires, le sentiment de solitude, souvent (mais pas forcément) lié au mal du pays72, le dispute à la joie de la découverte et de la liberté. Le second sentiment prépondérant est la peur, omniprésente : elle envahit les compagnons lorsqu’ils se retrouvent seuls face à une situation dangereuse à laquelle ils ne sont pas préparés, ou lorsqu’ils sont gravement malades, en présence d’étrangers dont ils ne comprennent pas la langue ou les intentions, et aussi lorsqu’ils ont affaire aux autorités, dont ils connaissent l’arbitraire. Pour surmonter cette peur, ils se raccrochent à leur conviction que la Providence, veille sur eux73.
On trouve aussi des descriptions plus ou moins longues, avec un lexique parfois réduit et stylisé, de villes, de monuments, de paysages et de collections, quelquefois d’une authenticité problématique74. Le compagnon pose un autre regard sur la nature que le voyageur pédestre issu de l’élite cultivée : les remarques restent très concrètes et personnelles, sa peinture de la nature très laconique et énumérative, se contentant souvent d’adjectifs stéréotypés, ainsi que de substantifs récurrents. Par ailleurs, la Wanderschaft procure aux compagnons une ouverture culturelle ; du reste, leur entourage attend d’eux qu’ils occupent ainsi utilement leurs loisirs75.
Ces journaux aident les lecteurs potentiels à replacer les savoir-faire traditionnels dans leur contexte humain, historique et économique, leur réattribuant ainsi leur place dans le développement de l’humanité, comme ce fut d’ailleurs l’intention des auteurs de l’Encyclopédie.
Si le compagnon fixe par écrit sur sa Schreibtafel un moment précis, inscrit dans une chaîne de réflexions ou d’observations située dans le présent, il existe cependant un intervalle entre le moment de l’expérience vécue et celui de l’écriture, ce qui introduit une possibilité d’erreur ou de distorsion, ainsi que de sélection des faits ou des sentiments. Mais l’authenticité de ce que consigne le diariste n’est pas discutable (ce qui ne signifie pas qu’il ne peut pas y avoir d’oublis ou d’omissions). En revanche, si le journal est rédigé bien après le retour au pays, le passé en est automatiquement modifié, puisqu’un épisode ancien n’est pas vu sous le même angle au moment où il est noté, et plusieurs mois, voire plusieurs années plus tard. Même si la mémoire des artisans, originaires d’un milieu où l’oralité domine, est notoirement très développée et reste longtemps active76, se souvenir, ou faire revivre le passé, est un acte créateur et un processus dynamique, où auteur et texte s’influencent mutuellement77. Raconter rétrospectivement une expérience, même proche, ne correspond pas intégralement à l’expérience elle-même : à mesure que le diariste se remémore les faits s’accomplit une distorsion, voire une stylisation, ou peut-être même une autocensure.
La narration a posteriori de la Wanderschaft telle que la pratiquent Neubrand et d’autres compagnons est aussi le symbole d’un statut social : celui de l’artisan établi racontant son devenir. Elle représente la preuve indiscutable que le compagnon a bien suivi les règles compagnonniques. Toutefois, peu de maîtres artisans ont le temps de rédiger leurs mémoires lorsqu’ils sont en activité. Au surplus, la plupart sont confrontés à la difficulté d’exprimer exactement ou « littérairement » par écrit ce qu’ils ont ressenti, ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont trouvé beau (ou non), et se réfugient alors dans des clichés. Ils conçoivent l’écriture comme une tâche laborieuse78.
La majorité des diaristes construisent leurs récits en se conformant à la structure du Wander-Tagebuch et du Wanderbuch, c’est-à-dire à la chronologie linéaire des événements fournie par les dates et les lieux – titres ou découpage en chapitres étant généralement inconnus79. Chez beaucoup, comme Neubrand, la ponctuation et l’emploi des majuscules restent aléatoires. Les problèmes d’expression sont aggravés pour certains par une mauvaise maîtrise du Hochdeutsch (orthographe, syntaxe, vocabulaire), peu utilisé par rapport à une langue maternelle dialectale : dans le cas de Neubrand, la graphie est parfois influencée par la prononciation souabe des mots, en particulier en ce qui concerne les termes d’origine étrangère et les noms propres peu familiers ; ses phrases sont courtes et souvent coordonnées par und ou aber, les propositions subordonnées sont rares. Il essaie de dynamiser le récit en introduisant des dialogues, ce qui révèle une certaine culture livresque (confirmée par l’emploi de titres pour les diverses phases des voyages), mais témoigne aussi, dans la forme, de l’influence du récit oral.
Qui est Joseph Anton Neubrand80 ?
Joseph Anton Neubrand naît le 19 mai 1820 à Wald81, petit bourg dans la partie souabe du royaume de Bavière. Son père, Johann Ulrich Neubrand, de religion catholique, est maître poêlier (Hafner82). Avec sa femme Genovefa, il a huit enfants (quatre garçons, quatre filles), dont Johann Ulrich, né le 8 mai 181583, qui reprend l’atelier de son père à la mort de celui-ci en 1834, et Joseph Anton. D’après le signalement de son Wanderbuch, celui-dernier avait les yeux gris, le menton ovale, les cheveux brun foncé, et mesurait approximativement 1,64m84. Nous savons peu de choses sur son éducation, mais comme en Bavière l’école élémentaire était alors obligatoire jusqu’à 12 ans, il a dû faire ensuite son apprentissage auprès de son père. Entre 14 ans (au décès de ce dernier)85 et 18 ans (âge de son départ pour la première Wanderschaft), il a certainement continué son stage, soit auprès de son frère, soit dans un atelier de la région ; les documents à ce sujet font défaut. Il a peut-être aussi suivi les cours de la Sonntagsschule. Au printemps 1838, il part faire une première Wanderschaft de 15 mois au sein de la Bavière. Puis, dispensé de service militaire, il reprend la route en juillet 1839, pour deux ans, afin d’apprendre dans deux ateliers de la région. Entre la fin juin 1841 et l’automne 1843, il travaille avec son frère, puis repart, cette fois-ci décidé à voir du pays. Ce périple dure deux ans et huit mois et le mène à travers la Bavière, la partie occidentale de l’empire d’Autriche (Tyrol, Carinthie, Styrie, Basse-Autriche, Hongrie, Moravie, Bohême), le royaume de Saxe86, la Prusse87, le duché d’Anhalt88, la Ville libre de Hambourg, le royaume de Hanovre89, le duché de Brunswick, le grand-duché de Saxe-Weimar-Eisenach, la Ville libre de Francfort, le grand-duché de Hesse90, le grand-duché de Bade91, et enfin le royaume de Bavière92. Il rentre à Wald début mai 1846. Il y séjourne cinq ans, certainement chez son frère, où il a dû élaborer son chef-d’œuvre93, puis repart en 1851 pour la ville de Landsberg am Lech94, où il travaille de mai à décembre. Le 4 juillet 1853, à l’âge de 33 ans, il épouse Maria Josepha Holzmann95, fille d’un maître tisserand de Wald, et demande l’autorisation de s’installer à Gundelfingen96, ce qui lui est accordé97, en même temps que l’accès à la citoyenneté de cette ville. Il ne semble d’ailleurs pas que la profession de poêlier ait été répandue dans cette agglomération, car sur les registres de commerçants, un seul est mentionné en 1834 et aucun en 185098. Alois Gutbrod, probablement un ancien compagnon, débutera en 1869 la fabrication semi-industrielle de poêles en faïence.
À Gundelfingen, Neubrand change d’adresse en 1858, pour fixer son domicile à l’actuel Schaberlache 1299. Il aura trois enfants, dont seule une fille survivra, Maria Ursula, née le 28 juin 1859100. En 1863, il devient membre d’une association gymnique nouvellement fondée, le Turnverein Gundelfingen, où il lie connaissance avec Karl Hinterstößer101 et d’autres commerçants de la ville. Le 4 avril 1872, il décède, comme son père, d’une maladie pulmonaire102. Sa femme ira vivre chez sa fille, qui a épousé le 25 novembre 1885 le fils d’une riche famille de meuniers de Gundelfingen, Wilhelm Sailer, et s’est installée peu après avec lui dans un grand moulin multifonctionnel à Mühlhagen, près de Murnau (Haute Bavière)103. Josepha y décède en 1894. Maria aura trois enfants et mourra en 1913 à Munich des suites d’une opération. Le journal de Joseph Anton Neubrand sera transmis par sa fille Maria à son fils Heinrich, qui le remet à sa fille Marianne ; la sœur de celle-ci l’a donné à son neveu Ralf Dörsam. De même, le Wanderbuch de Neubrand a été par miracle légué de génération en génération ; sa dernière détentrice, Barbara Hartmann, l’a remis en 2020 à Ralf Dörsam. Aucun public extérieur au cercle familial de Neubrand et de ses descendants n’aura donc pu y avoir accès avant le début du xxie siècle.