Le terme allemand désignant les « foyers scolaires franco-allemands1 » de l’entre-deux-guerres en exprime bien l’originalité et le caractère expérimental sur le plan pédagogique. Alors que le calendrier des élèves est d’ordinaire rythmé par une alternance entre vacances et temps scolaire, ces Ferienschulen2, littéralement « écoles de vacances », imbriquent les deux notions. Ces séjours estivaux proposés aux élèves des deux pays les amènent à cohabiter plusieurs semaines dans des structures collectives en Allemagne ou en France pour apprendre la langue, la culture et le mode de vie du pays voisin. Ces foyers se déroulent en dehors des cadres familiaux pour permettre aux élèves de s’émanciper des représentations de leurs parents vis-à-vis de l’ancien ennemi, une dizaine d’année seulement après la fin de la Grande Guerre. Ceci les distingue de l’échange scolaire aux formes plus classiques, le Schüleraustausch3.
Sur le plan historiographique, la question des foyers scolaires franco-allemands a été explorée en 1989 par Dieter Tiemann, dans le cadre d’une étude plus large sur les relations entre les jeunesses française et allemande dans l’entre-deux-guerres4. Cette recherche a particulièrement mis en lumière les objectifs politiques croisés des principaux cadres de ce programme, au premier rang desquels figurent le professeur et administrateur berlinois Ernst Schwarz5, et le recteur de l’académie de Lille Albert Châtelet6. Le présent article vise à compléter cette approche en examinant ces séjours sous l’angle de la volonté de rénovation des méthodes d’apprentissage des langues vivantes dont ils témoignent7, tout en retraçant les modalités de sélection des élèves en France ainsi que les enjeux politiques de l’implication de municipalités françaises dans ce programme.
Nous chercherons à comprendre comment la hardiesse politique de ce projet pacifiste s’articule avec ses audaces pédagogiques. Peut-on considérer que ces deux volets de l’initiative se complètent pour rendre acceptable l’expérience, tant par les autorités de tutelle que par les municipalités qui financent l’entreprise dans les deux pays, ou encore par les familles, la presse, les anciens combattants et le monde enseignant lui-même ? À travers ces « foyers scolaires » estivaux, certains acteurs allemands et français cherchent-ils à tester et à promouvoir un modèle éducatif « alternatif », non seulement pour l’enseignement des langues mais aussi plus largement ? Quels écarts enfin cette expérience met-elle au jour entre les approches éducatives des deux pays ?
Les élèves impliqués sont au cœur de l’enquête, qui vise à en caractériser les profils, en termes d’âge et de statut scolaire, mais aussi du point de vue du genre et de leurs origines géographiques et sociales. Cette perspective s’appuie sur les travaux de Véronique Castagnet-Lars et Jean-François Condette8, appelant à une histoire « renouvelée » des élèves, acteurs longtemps négligés par la recherche en France9 comme dans l’espace germanophone10. Cette étude s’inscrit aussi dans l’historiographie en plein essor sur l’internationalisme éducatif et la dimension internationale de l’histoire de l’éducation11.
Les fonds des Archives départementales du Nord donnent accès aux négociations franco-allemandes liées à ce projet, mais aussi à des témoignages d’élèves et à des photographies d’époque12. La correspondance entre l’asso-ciation des professeurs de langue vivante (APLV) et le ministère français au tournant des années 1930, conservée aux Archives nationales, renseigne en outre sur le sens donné à ces foyers par des acteurs de l’enseignement secondaire français13. Le recours à des articles de presse aide enfin à évaluer la réception de ces expériences14.
Nous analyserons d’abord les raisons pour lesquelles une initiative berlinoise prise en 1928 est devenue ensuite un véritable projet franco-allemand, impliquant de nombreux élèves et encadrants des deux pays. Nous explorerons ensuite la dimension novatrice de ces séjours, tant du point de vue des méthodes d’apprentissage des langues que de la place accordée aux jeunes filles dans le programme. Nous verrons enfin comment ce programme, conçu dans le contexte du dialogue des années 1920 entre les ministres Aristide Briand et Gustav Stresemann15 et constamment développé dans une optique pacifiste, fut remis en cause dans ses buts comme dans son fonctionnement par l’arrivée au pouvoir des nazis en 193316.
La construction d’un projet franco-allemand d’éducation populaire
Les foyers scolaires franco-allemands sont issus d’une expérimentation pédagogique menée à Boulogne-sur-Mer à l’été 192817. Des lycéens berlinois, emmenés par Ernst Schwarz, sont alors accueillis et hébergés au collège Mariette pour y apprendre le français18. Trois groupes de jeunes élèves alle-mands s’y succèdent cet été-là, n’effectuant donc en France que d’assez brefs séjours, lors desquels ils partagent la vie quotidienne de « quelques élèves français19 » issus de lycées, de collèges et d’écoles primaires supérieures20 du Nord et du Pas-de-Calais, qui suivent eux des cours d’allemand en étant hébergés dans le même collège. L’objectif de « coéducation » internationale apparaît ainsi sous une forme embryonnaire, puisque les effectifs inégaux des élèves des deux pays ne permettent pas une complète immersion linguistique.
L’amplification franco-allemande d’une initiative berlinoise
L’initiative d’origine berlinoise, qui semble avoir été favorisée par l’accessibilité maritime de Boulogne-sur-Mer depuis Hambourg, avait alors une portée plutôt locale, sa réception ne concernant que quelques acteurs de l’académie de Lille. À partir de 1929, cette tentative est amplifiée et transformée en une véritable entreprise d’éducation populaire21. Le programme des « foyers scolaires franco-allemands » implique dès lors plus d’une vingtaine de municipalités des deux pays, ainsi que plusieurs centaines d’élèves et des dizaines de professionnels allemands et français chargés de les encadrer et de les former. Ces voyages pédagogiques visent à susciter, à partir de l’expérience des élèves et de l’audience donnée à celle-ci, une forme de « conciliation » entre les peuples des deux pays, en particulier à partir des lieux mêmes où le souvenir des exactions de l’occupant restait particulièrement vif. Ce programme concerne en effet en premier lieu l’académie de Lille, qui s’étendait alors non seulement aux départements du Nord et du Pas-de-Calais, mais aussi à ceux de l’Aisne, de la Somme et des Ardennes22, territoires ayant en grande partie connu l’occupation allemande pendant la Première Guerre mondiale23. À partir de 1929, le recteur de Dijon, Adolphe Terracher, implique également son académie dans le programme, ce qui explique qu’un foyer ait été ouvert à Avallon dans l’Yonne24 (fig. 1).
Fig. 1 : Les foyers scolaires franco-allemands organisés en France et en Allemagne entre 1929 et 1931. Source : Archives départementales du Nord (Lille), 2T759 : Albert Châtelet et Adolphe Terracher, « Les foyers de vacances franco-allemands (1928-1931) », Ensemble, n° 1, 1932, p. 5-6.
Comme il n’existe pas d’échelon éducatif similaire à l’académie dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, les discussions entre les promoteurs français et allemands de ces voyages ont reposé sur des échanges interpersonnels autant que sur des liens institutionnels. En France, le projet initial fut soutenu et adapté à des objectifs locaux, sous l’impulsion du recteur de l’académie de Lille, Albert Châtelet, et d’un professeur à la faculté des lettres de Lille, Charles Guerlin de Guer, directeur de l’Institut d’expansion universitaire lillois25. Ernst Schwarz travaillait lui pour l’administration de la capitale allemande, d’abord comme inspecteur des écoles de la ville de Berlin26 puis comme directeur des écoles de vacances de Berlin à l’étranger27. La construction d’un projet de coopération éducative franco-allemand autour de ces quelques personnalités semble avoir été facilitée par la dimension locale de leurs responsabilités.
Les initiateurs allemands et français du projet avaient en commun un fort engagement pacifiste. En témoigne l’hommage appuyé adressé par Charles Guerlin de Guer au proviseur du Koellnisches Gymnasium, « le pacifiste bien connu, Dr Siegfried Kawerau, conseiller municipal de Berlin28 », à l’arrivée des élèves allemands en France, le 14 juillet 1928. La mouvance pacifiste est alors influente en Allemagne, où la Société allemande pour la paix compte, en 1926, 30 000 adhérents, souvent proches de la social-démocratie29. Si le déroulement de certains foyers en Allemagne a pu donner lieu à des critiques en France, comme l’a montré Dieter Tiemann30, la volonté commune de promouvoir la paix par une forme d’éducation populaire internationale a contribué à ce que les protagonistes continuent à œuvrer ensemble.
Des séjours rendus attractifs par leur coût minime pour les élèves allemands et français
L’attractivité de ces projets auprès des élèves s’est affirmée progres-sivement. En 1928, malgré l’appui d’une partie des élites locales de Boulogne31, le recteur Châtelet indique à son ministre avoir rencontré quelques « résistances » expliquant que « le nombre des Français qui se sont inscrits n’a[it] pas répondu [à son] attente32 ». Ces séjours pédagogiques associant de jeunes Allemands et des élèves français n’allaient pas sans poser des difficultés dans l’opinion, particulièrement à Boulogne-sur-Mer, où parmi les 8 000 mobilisés durant la Grande Guerre, 1 642 étaient morts ou portés disparus33. Surtout, en 1928, les élèves français n’étaient pas invités à voyager, ce qui change dès 1929.
Année du foyer | Lieu | Garçons français | Filles françaises | Garçons allemands | Filles allemandes |
1929 | Birkenwerder (près de Berlin) | 32 | 31 | ||
1929 | Saint-Omer (Pas-de-Calais) | 25 | 25 | ||
1929 | Avallon (Yonne) | 15 | 15 | ||
1930 | Stiege (Harz) | 20 | 20 | ||
1930 | Gernrode (Harz) | 20 | 20 | ||
1930 | Francfort-sur-l’Oder | 15 | 15 | ||
1930 | Schloss-Daber | 20 | 20 | ||
1930 | Sens (Yonne) | 20 | 20 | ||
1930 | Charleville (Ardennes) | 18 | 20 | ||
1930 | Saint-Pol-sur-Ternoise (Pas-de-Calais) | 15 | 15 | ||
1930 | Troyes (Aube) | 20 | 20 | ||
1931 | Hermsdorf (près de Berlin) | 21 | 21 | ||
1931 | Hermsdorf (près de Berlin) | 22 | 22 | ||
1931 | Hohenlychen (Uckermark) | 22 | 22 | ||
1931 | Amiens (Somme) | 21 | 22 | ||
1931 | Nevers (Nièvre) | 23 | 22 | ||
1931 | Cambrai (Nord) | 20 | 22 | ||
Total | 267 | 82 | 268 | 84 |
Tab. 1 : Les élèves participant aux foyers scolaires franco-allemands entre 1929 et 1931. Source : Archives départementales du Nord, 2T759 : Albert Châtelet et Adolphe Terracher, « Les foyers de vacances franco-allemands (1928-1931) », Ensemble, n° 1, 1932, p. 5-6.
Les modalités sont ensuite restées stables jusqu’en 1932, l’initiative s’élargissant à des foyers de jeunes filles à partir de 193034. Chaque foyer comportait un nombre égal de jeunes Allemands et de jeunes Français de 15 à 17 ans, « élèves d’enseignement moyen et presque à la fin de leurs études35 ». L’encadrement de chaque foyer était assuré par un directeur, un professeur et un surveillant de chaque nationalité36. Le séjour commence autour du 14 juillet et dure environ cinq semaines, dont quatre de vie en commun et une de visite des capitales par les seuls élèves étrangers au pays37. Des soutiens financiers multiples permirent aux élèves de n’avoir à supporter qu’une « très modique indemnité forfaitaire38 ». En Allemagne, à partir de 1929, les foyers étaient à la charge des villes de Berlin et Francfort-sur-l’Oder39. Ceux qui étaient installés dans le ressort de l’académie de Lille étaient financés par l’université, et bénéficiaient en outre de subventions de municipalités et de l’État. Les élèves provenaient d’établissements scolaires des villes finançant des séjours, comme Amiens ou Tourcoing, au prorata de la subvention de chaque ville. En France, les élèves des deux pays étaient accueillis dans les mêmes « dortoirs40 » dans des lycées ou des collèges, pour promouvoir un apprentissage des langues reposant sur une socialisation continue des élèves. Alors que le niveau scolaire et la maîtrise de l’allemand par les élèves étaient initialement le critère premier de sélection, d’autres s’y ajoutent au fil du projet. Au début des années 1930, les chefs d’établissement sont invités à désigner des élèves
ayant le goût des sports, doués d’aptitudes physiques et d’une taille conforme à leur âge. […] Il n’est pas nécessaire que les élèves soient les plus brillants de la classe, mais il convient de ne choisir que des jeunes gens dont le caractère et l’esprit sont adaptés à la vie en commun et qui donnent une impression exacte de notre jeunesse française qu’ils doivent représenter auprès de leurs camarades étrangers41.
Cette note témoigne bien d’une ambition : organiser, par des voyages éducatifs, une sorte de diplomatie de la jeunesse, dans une logique davantage centrée sur des aptitudes sociales que sur des compétences scolaires. Au vu de cette source, le programme ne semble pas se donner pour but de choisir les élèves en fonction de leurs milieux sociaux d’origine. Toutefois, une large partie des élèves choisis, dans les deux pays, étaient de condition modeste. Du côté allemand, Ernst Schwarz y insiste en soulignant que le système d’hébergement dans des structures collectives, articulé avec les bourses permettant de le financer, est une œuvre de « justice sociale42 » car il rend possible des séjours pour des élèves dont les familles n’auraient pas eu les ressources suffisantes pour accueillir chez elles un élève étranger dans le cadre d’un échange scolaire classique.
Entre 1929 et 1931, période pour laquelle des chiffres détaillés ont pu être obtenus, on compte 535 séjours de garçons et 166 séjours de filles, certains élèves ayant participé à deux foyers (tab. 1). Les élèves français participant à un camp en France avaient ainsi la « priorité43 » pour aller l’année suivante au camp d’Allemagne.
La stricte parité des effectifs d’élèves des deux pays, recrutés en nombre égal dans chacun des foyers, s’explique non seulement par le projet d’immersion linguistique, mais aussi par des facteurs financiers, les foyers reposant « sur le principe de la réciprocité des frais44 ». Le coût des foyers doit être équivalent pour les organisateurs des deux pays, ce qui implique un même nombre d’élèves. L’existence de foyers de jeunes filles à partir de 1930 contribue, dans le contexte de l’époque, à l’originalité de ce programme, qui peut de ce point de vue, comme sous d’autres angles, se rattacher au fort écho que rencontrent en Europe les idées nouvelles en matière d'éducation
Un programme fondé sur des conceptions éducatives novatrices
À travers le recours, pour l’enseignement des langues, à des méthodes actives, ludiques et ouvertes sur le monde, comme dans le choix d’ouvrir des foyers aux filles, le programme témoigne de conceptions éducatives innovantes.
Des méthodes d’apprentissage des langues pour lesquelles le travail en classe n’est pas central
L’emploi du temps d’une journée type comporte quatre séquences de 45 minutes, lors desquelles se succèdent des temps d’exercice de langue, de chant, de gymnastique et de « causeries45 ». Ces conférences, données tour à tour en allemand ou en français, étaient suivies d’une discussion des élèves. Les après-midis sont consacrés aux sports, à des jeux et promenades. Ces voyages pédagogiques ne réservent ainsi qu’une place modeste aux exercices de langue proprement dits et privilégient plutôt le bain linguistique par la vie en commun.
Les classes d’allemand sont données aux élèves français par le personnel allemand du foyer et inversement46. Ceci représente une relative exception dans le paysage français, où les professeurs de langues sont, en règle générale, dans les lycées, des agrégés47. Les organisateurs soulignent que les élèves, entraînés à s’exprimer en langue étrangère « devant des maîtres étrangers », ont ainsi « la satisfaction d’être compris malgré leurs hésitations et leurs incorrections, aussi repartent-ils avec plus de confiance en eux-mêmes48 ». Le statut de la faute de langue semble ainsi d’une importance moindre que dans le contexte scolaire ordinaire en France, où les objectifs d’évaluation confèrent une place essentielle à l’exactitude de la langue. Les interrogations que le projet a pu susciter parmi les professeurs français extérieurs au programme, qui pouvaient se sentir concurrencés par celui-ci, transparaissent dans un rapport destiné à valoriser l’expérience :
[les élèves ont] pu vérifier près de leurs professeurs étrangers les connaissances acquises pendant leur scolarité, tant au point de vue de la langue qu’au point de vue de la civilisation, et leur confiance en leurs professeurs « nationaux » en est augmentée d’autant49.
Cette insistance sur la complémentarité des deux types d’enseignement suggère sans doute qu’elle n’allait pas de soi.
La place réservée au chant – pratiqué dans les deux langues – renvoie à une insistance sur la dimension orale de la familiarisation avec la langue étrangère. Elle s’accompagne également de la pratique du théâtre, comme en témoigne une photographie d’élèves français costumés lors d’une répétition de la farce de Hans Sachs, Das Kälberbrüten, en 1932, pour la fête de clôture du foyer de Brandenbourg, les élèves allemands interprétant eux une pièce en français de Louis Forest50.
Sur le plan des contenus et des supports, chaque groupe apporte vingt exemplaires d’un recueil de textes d’auteurs contemporains et d’un recueil de chants de son pays. Un abonnement est pris pour chaque foyer à au moins cinq journaux français et allemands51, ce qui témoigne d’un effort pour ancrer les discussions dans le temps présent. Ce droit de cité des questions d’actualité tranche avec une tradition française de séparation entre l’univers scolaire et les débats de la vie publique. Les foyers sont aussi innovants par le recours à « un cinéma », c’est-à-dire un appareil de projection, et à « un poste de T.S.F », chaque groupe apportant « des films de son pays52 ». Cette initiation à la culture du pays dont on apprend la langue par son patrimoine cinématographique n’est alors pas très répandue dans les classes françaises53. Ce modèle s’oppose aux approches écrites et grammaticales qui ont durablement prévalu en France, en raison des difficultés du développement de la méthode directe54.
Sur le plan pédagogique, les innovations sont ainsi légions par comparaison avec le modèle scolaire dominant français, comme en témoignent ces précisions données sur les prodromes de l’expérience en 1928 :
Tous les exercices du camp (lecture, récitation et diction, conversation, gymnastique rythmique, jeux dirigés, chant scolaire), auront lieu dans le parc du collège, chaque fois que le temps le permettra55.
L’insistance sur un processus éducatif se déroulant autant que possible en plein air et sous une forme ludique, à travers les jeux dirigés, peut renvoyer dans une certaine mesure à l’influence diffuse du mouvement de l’Éducation nouvelle au sein des milieux éducatifs européens. Comme le note Béatrice Haenggeli-Jenni, la dimension internationale de ce mouvement pédagogique s’affirma au cours des années 192056. Ce courant éducatif, qui prône un apprentissage « par l’expérience, par l’activité et la coopération », à travers une éducation « naturelle, proche de la vie » et « préparant les élèves à leur vie sociale57 », semble trouver un écho dans les pratiques des foyers.
En plus de ces pratiques éducatives d’inspiration très contemporaine, les foyers innovent par la place qu’ils accordent aux foyers de jeunes filles. En revanche, les sources n’envisagent pas de foyers mixtes, ce qui tranche avec l’objectif d’une « coéducation » des élèves des deux sexes, souvent prônée par les représentants de l’Éducation nouvelle.
Les foyers de filles, révélateurs des différences entre les modèles éducatifs féminins des deux pays
Les deux premiers foyers féminins ouvrent à partir de 1930 à Schloss-Daber, en Allemagne, et à Troyes. Ils comportent chacun vingt élèves françaises et autant d’allemandes. Les responsables des foyers féminins sont, durant toute la période, exclusivement des femmes, alors que seuls des hommes encadrent les foyers de garçons58. L’ouverture aux filles reste certes modeste, puisqu’on compte toujours plus de foyers de garçons que de filles : il en existe six pour les garçons en 1930 contre deux pour les filles59. Mais, dans le contexte de la France de l’entre-deux-guerres, où l’inégalité entre les sexes restait structurelle dans le paysage éducatif, le choix d’ouvrir des foyers féminins s’inscrit dans le sillage du décret Bérard de 1924 permettant aux filles de préparer le baccalauréat dans les mêmes conditions que les garçons.
Le témoignage de la directrice du lycée de Saint-Quentin, Mlle Roby60, qui a encadré les foyers féminins de Schloss-Daber en 1930 puis de Cambrai en 1931, montre que ces séjours ont soulevé des questions relatives aux normes sociales, aux coutumes des deux pays et à l’enjeu de l’inégale maîtrise de la langue étrangère. Comparant les foyers féminins aux foyers masculins, elle évoque des difficultés « venues de la différence d’éducation entre l’Allemagne et la France, plus grande pour les jeunes filles que pour les jeunes gens61 ». Ces séjours ont été l’occasion d’éprouver, à partir d’un échantillon d’élèves des deux pays, des différences d’attitudes et d’aptitudes :
Nos Françaises ont dû s’adapter à la vie en commun, familière aux jeunes Allemandes. Le manque d’entraînement sportif les défavorisait vis-à-vis des Berlinoises, exubérantes, qui savaient d’ailleurs mieux le français que nos élèves ne connaissaient l’allemand. En revanche, les Allemandes, dans la vaste et confortable maison de Troyes, écrivaient qu’elles étaient trop bridées par les quelques mesures obligatoires de discipline d’internat62.
L’insistance sur les habitudes sportives des jeunes filles allemandes renvoie bien au fort développement du sport féminin dans l’Allemagne de Weimar. Comme le souligne Gertrud Pfister, dans les années 1920, alors que les femmes ont obtenu des droits politiques, « désormais le sport et la féminité ne sont plus perçus comme contradictoires63 ». Plus d’un million de femmes prati-quent alors le sport sous une forme organisée, en particulier la danse et la gymnastique64. Les lignes citées suggèrent aussi que ces séjours éducatifs mixtes du point de vue national ne sauraient se résumer à un mouvement de fraternisation de la jeunesse des deux peuples. L’idée de comparaison, voire de compétition entre les deux nations affleure dans ce compte rendu. Du point de vue de l’histoire du genre, tout se passe comme si l’observatrice avait été frappée par le peu de réserve des élèves allemandes. Cette observation semble témoigner d’un écart entre un certain horizon d’attente de l’institution éducative française vis-à-vis des élèves filles et celui prévalant dans l’Allemagne de Weimar. Mlle Roby assure toutefois que l’année suivante, les Allemandes séjournant à Cambrai, heureuses de retrouver des visages connus, étaient « disposées à accepter les entraves imposées par les mœurs françaises65 ». Ces séjours semblent ainsi avoir été l’occasion d’une rencontre entre deux modèles d’éducation des jeunes filles, l’un, allemand, plus libéral, et l’autre, français, plus encadrant et laissant moins de place au sport. Il est intéressant de noter, enfin, que la dimension politique des séjours était présente pour les foyers féminins comme pour les foyers masculins, à travers « les rappels communs des souvenirs tragiques, qui abondent dans le Cambrésis66 ».
Un projet de rapprochement des peuples par l’apprentissage des langues étrangères remis en cause par l’arrivée au pouvoir des nazis
Fondés sur des pratiques pédagogiques innovantes, inspirés par des idéaux sociaux affirmés, ces foyers possèdent aussi une constante dimension politique, liée au pacifisme d’après-guerre et affirmée sous différentes formes jusqu’en 1933.
Des commémorations croisées de la Grande Guerre
Si les motivations des élèves participant à ces séjours éducatifs franco-allemands n’étaient pas forcément politiques, ces derniers ont été étroitement associés aux intentions pacifistes de ces foyers. À cet égard, les hommages aux morts de la Grande Guerre constituent un aspect crucial des séjours. Le foyer de Charleville, dirigé en été 1930 par un enseignant d’allemand, blessé de guerre et pacifiste, en témoigne par les hommages commémoratifs croisés qui y furent organisés67. Une photographie montre ainsi les élèves français et allemands recueillis devant des tombes à Verdun68 (fig. 2). Des documents conservés aux Archives nationales éclairent cette image : le 30 juillet 1930, les élèves du foyer se rendent à l’ossuaire de Douaumont avant de s’arrêter au cimetière français du Faubourg Pavé pour le « dépôt d’une palme par un élève allemand dont le père a été tué69 ». Le groupe se rend ensuite au cimetière allemand de Consenvoye, où est déposée « une palme identique par un jeune Français, pupille de la nation70 ». L’élève allemand témoigna plus tard :
Ce ne fut certes pour moi pas un spectacle agréable, cette visite de cimetières militaires ; j’étais bien obligé de penser à mon père qui repose loin des siens dans un cimetière semblable71.
Pour autant, il estime que ce voyage, parce qu’il permet de reconnaître « quelle sottise est la guerre », devrait être accompli par les « hurleurs » qui croient que celle-ci est « une bonne chose72 ». Rétrospectivement d’ailleurs, l’image de ce dépôt de palme frappe l’observateur, tant ce moment de recueillement franco-allemand devant des tombes à Verdun, en 1930, peut évoquer la cérémonie durant laquelle, plus de cinquante ans plus tard, le 22 septembre 1984, les deux dirigeants allemand et français, Helmut Kohl et François Mitterrand, se tinrent la main à Douaumont pour se recueillir ensemble.
Si une diplomatie éducative est organisée à travers les élèves, cette ambition n’est pas nécessairement toujours la leur. En témoigne leur réaction, rapportée par un élève français, à l’annonce d’une visite au foyer de Brandebourg de l’ambassadeur de France en Allemagne, André François-Poncet, en 1932 :
La nouvelle est accueillie, comme on le pense, sans aucun enthousiasme. Nous jouissons pleinement de notre quiétude et tout ce qui menace de la troubler nous est de fait antipathique. Afin de donner à notre visiteur une impression favorable, nous répétons consciencieusement ce que nous aurons à dire l’heure venue. Aussi tout s’est-il bien passé73.
Le témoignage pointe un écart entre les buts des cadres du programme et ceux des jeunes élèves. Dans un geste qui répond en partie à la cérémonie de Verdun, l’élève rapporte enfin avoir déposé, avec ses camarades, au monument aux morts de Brandebourg, une gerbe aux couleurs allemandes et françaises, en un geste qui aurait été très apprécié par la population locale74.
Fig. 2 : Les élèves allemands et français du foyer de Charleville lors d’un dépôt de palme au cimetière français du Faubourg Pavé, à Verdun, en été 1930. Source : « Cahier de photographies » élaboré par G. Gobert pour le recteur Châtelet, Archives départementales du Nord (Lille), 2T756/8.
Dans l’ensemble, au début des années 1930, les polémiques initiales semblent diminuer au profit d’appels à étendre les foyers franco-allemands. Alors qu’en 1930, le recteur Châtelet était accusé par le journal La Croix du Nord d’être « antipatriote75 », l’année suivante, l’abbé Roffat appelle à l’inverse l’en-seignement libre catholique à s’inspirer du foyer franco-allemand féminin de Hohenlychen76. De plus, en 1932, est créée à Lille une association des foyers de vacances franco-étrangers ayant vocation à se structurer en associations régionales77. Cette association vise aussi à créer un cursus scolaire franco-allemand d’enseignement secondaire complet se développant sur plusieurs années. Ernst Schwarz en expose l’architecture78. Ces projets en expansion sont frappés de plein fouet par l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933.
Un modèle en crise en 1933
Deux mois après l’accession des nazis au pouvoir, Ernst Schwarz est relevé de ses fonctions de directeur des écoles de vacances à l’étranger de la ville de Berlin79. Il est remplacé par Mme Kausler, qui présente sa nomination comme une conséquence de la « réorganisation politique de l’Allemagne80 », ajoutant qu’elle souhaite poursuivre les foyers franco-allemands pour 1933 sur une base élargie. Cette assertion peut être comprise dans le contexte des efforts du pouvoir nazi pour apparaître ouvert sur l’étranger. Le recteur Châtelet propose au contraire au ministre de se retirer du programme81. Il souligne que les quinze municipalités du Nord et les trois départements de l’académie de Dijon qui subventionnaient jusqu’ici des bourses qui couvraient environ la moitié de la dépense pour les élèves participants allaient y être désormais très réticents82. Il l’explique par le fait que « dans tous les milieux de la région du Nord règne une certaine inquiétude à la suite des mesures prises par les nouvelles administrations du Reich », prenant pour preuve un « meeting contre l’antisémitisme » ayant réuni à Lille des représentants de tous les partis politiques s’opposant à « la politique allemande83 ». Il estime qu’il serait dès lors difficile de trouver des municipalités acceptant de prêter des établissements pour l’organisation des foyers.
Consulté par Jean Marx84, directeur du Service des œuvres françaises à l’étranger, l’ambassadeur de France à Berlin, André François-Poncet, estime quant à lui qu’il importe de « sauver des œuvres françaises en Allemagne tout ce qui peut être sauvé85 » et de veiller à laisser au nouveau pouvoir allemand la responsabilité d’une éventuelle interruption des échanges scolaires. Il conseille de diminuer le nombre d’élèves impliqués en se limitant à un seul foyer dans les deux pays. La réponse du recteur, entièrement réécrite par Jean Marx86, débouche sur un foyer unique, réservé aux garçons, se déroulant successivement à Boulogne-sur-Mer et non loin de Berlin, à Hohenlychen (Brandebourg). Progressivement, du côté français, les acteurs diplomatiques prennent ainsi le pas sur l’administrateur du monde éducatif Albert Châtelet. Une convention, préparée sous l’égide de la Maison académique française87 à Berlin par Henri Jourdan, stipule que les élèves comme les professeurs des deux pays doivent s’abstenir « de toutes discussions et manifestations politiques » et qu’ils ne « porteront ostensiblement aucun insigne ni aucun drapeau de nature à provoquer des incidents dans la population civile88 ». Ces règles encadrant les échanges tranchent avec les causeries et discussions sur les partis politiques qui étaient centrales auparavant89. La confiance entre les deux parties est manifes-tement abîmée dès le printemps 1933, ce qui obère le projet éducatif initial, fondé sur la libre discussion entre élèves.
L’impossible apolitisme des foyers de Hohenlychen et Boulogne-sur-Mer en 1933
Le foyer scolaire franco-allemand de l’été 1933 rassemble un groupe de trente élèves allemands et trente élèves français qui séjournent d’abord ensemble à Hohenlychen à partir du 15 juillet avant de visiter Berlin puis de rejoindre ensemble Boulogne-sur-Mer par la mer depuis Brême pour y séjourner du 1er au 15 août. Après ce séjour à Boulogne se déroule une visite de quarante-huit heures à Paris, d’où s’opère la « dislocation90 » du foyer estival.
Tandis que l’accompagnateur des élèves français rend compte du séjour en se félicitant qu’il n’y ait eu « aucun incident91 », une photographie originale archivée sous le titre « Le salut hitlérien à la Marseillaise à Hohenlychen92 » témoigne de la difficulté à éviter toute dimension politique lors d’un séjour pédagogique dans l’Allemagne nazie (voir fig. 3).
Sur cette photographie prise en juillet 1933 lors d’une cérémonie organisée pour les élèves du foyer, on voit des adultes mais aussi de jeunes garçons effectuer le salut hitlérien, tandis que d’autres jeunes gens, probablement des élèves français, se tiennent au premier rang, les mains dans le dos ou les bras raides le long du corps. À l’arrière-plan figure un drapeau portant la croix gammée. Ainsi, sans être arboré par des élèves ou des professeurs du foyer franco-allemand, le drapeau nazi est bien présent, ce qui contourne l’esprit sinon la lettre de la convention d’organisation.
Fig. 3 : Photographie légendée « Le salut hitlérien à la Marseillaise à Hohenlychen », juillet 1933. Source : Archives départementales du Nord (Lille), 2T760/89.
Il est également significatif que l’on puisse identifier un écart entre la perception des enjeux de ce voyage pédagogique en Allemagne nazie par le recteur de Lille, qui n’y participe pas, et celle du proviseur du lycée de Saint-Quentin, qui conduit les élèves. Son rapport au recteur témoigne d’une certaine satisfaction devant la présence aux réceptions organisées en l’honneur des élèves de représentants du ministre de la Propagande du Reich et du ministre du Travail93. À cet égard, l’entreprise de séduction des visiteurs étrangers orga-nisée par les nazis semble avoir en partie fonctionné.
Conclusion
En conclusion, les dimensions pédagogiques et politiques du programme des « foyers scolaires franco-allemands » apparaissent bien indissolublement liées, ce qui en explique la crise d’ensemble dès lors que les é4lèves des deux pays n’ont plus pu échanger librement entre eux. La singularité de ces séjours éducatifs tient largement à la façon dont ils ont pris appui sur un obstacle à la communication – la barrière de la langue séparant les élèves des deux pays – pour en faire un instrument essentiel de dialogue et de rapprochement entre les jeunesses allemande et française94. Les jeunes filles et les jeunes garçons ayant participé à ce projet ont été engagés à réfléchir activement à leur rapport personnel et familial au conflit ayant opposé la France et l’Allemagne en 1914-1918, tout en recevant simultanément et comme en miroir les impressions de leurs camarades étrangers. Une convergence se fait ainsi jour entre le recours à des méthodes « actives » sur le plan de l’enseignement des langues et l’effort qui visait à amener les élèves à chercher à comprendre le système de représentation et les formes d’appartenance culturelle et nationale de leurs camarades étrangers. Le jeu de rôle pédagogique qui consiste à tenter de parler la langue de l’autre comme si l’on en était soi-même un locuteur natif est prolongé par les commémorations croisées, lors desquelles des élèves des deux pays ont été invités à s’associer à la douleur provoquée par le conflit chez les ennemis d’hier, en se mettant à la place les uns des autres, intellectuellement mais aussi presque affectivement, à travers les échanges et discussions organisés entre les élèves autour de ces événements et prolongés parfois par des échanges épistolaires.
Un tel programme n’est certes pas exempt d’écueils ni d’échecs. À l’échelle locale, des tensions ont pu survenir au sein de certains foyers pour des raisons politiques, malgré les efforts des organisateurs pour les éviter au maximum, comme y insiste Dieter Tiemann95. Cette expérience a surtout été d’autant plus oubliée qu’elle peut sembler n’avoir nullement porté ses fruits, les deux peuples s’affrontant bientôt à nouveau dans la Deuxième Guerre mondiale. Toutefois, on pourra considérer que cet entreprise visant à amener des centaines d’élèves allemands et français à vivre et à échanger nuit et jour durant un mois en de multiples lieux des deux pays témoigne d’un effort, sinon toujours efficace, du moins digne d’intérêt, pour éduquer à la paix par les langues des générations ayant grandi, des deux côtés du Rhin, « à l’ombre de héros morts96 ».