Comme je sais, ô le meilleur des hommes, que par une industrie singulière tu t’es fort appliqué depuis longtemps à préserver de la destruction et à restaurer tous les monuments de tes prédécesseurs pour les étudier, je crois que pour te faire atteindre ce but, ma bonne volonté ne t’a pas fait défaut : plaise à Dieu que ce soit avec fruit. Il est trop vrai, et l’expérience nous l’apprend, que la vétusté consume tout et que la teigne de l’antiquité réduit toutes choses à rien ; c’est ce qu’il nous a été donné de voir par tant de manuscrits que le grand soin et le génie de nos pères avaient réunis dans le lieu très saint et très ancien qui t’est confié, témoin le volume que nous déroulâmes hier et qui promet tant d’écrits différents, mais où malheureusement le nombre des œuvres perdues dépasse celui des œuvres retrouvées. Et plût à Dieu que le peu de celles qui restent fussent parvenues entre tes mains dans leur intégrité et non maculées de crasse ! Mais aussi combien tes efforts te vaudront d’éloges auprès des hommes de notre temps et combien de récompenses de la part de Dieu, dispensateur de tous les biens1…
Ut investigares… « Pour les étudier ». Pour le savant bénédictin Sigismond Meisterlin, une des figures de l’humanisme naissant en Haute Allemagne, l’abbé Barthélemy d’Andlau est une sorte de médiateur entre les siècles. En restaurant le patrimoine de la prestigieuse abbaye de Murbach2, il ne se contente pas de transmettre l’héritage de ses prédécesseurs, mais s’inscrit dans un courant nouveau, né dans la première moitié du xve siècle. Sa mission a une valeur exemplaire.
Né au début du xve siècle, élu à la tête de son abbaye en 1447, mort dans sa résidence du Hugstein le 1er juillet 1476, Barthélemy d’Andlau est le contemporain de Gutenberg, de Pie II et de Charles le Téméraire, et le témoin d’une mutation culturelle aux dimensions de l’Europe. Il a pu, ou aurait pu connaître personnellement le premier, pendant son séjour à Strasbourg entre 1434 et 1444, pendant qu’il étudiait lui-même à Heidelberg, le deuxième, au cours du Concile de Bâle, dont il a suivi les travaux entre 1431 et 1448, le troisième, enfin, qu’il a pu rencontrer en Alsace en 1473, et qu’il a lui-même combattu en tant que prince d’Empire, dans la vallée du Rhin.
Qu’un abbatiat de près de trente ans lui ait permis de relever le temporel de son abbaye n’est rien d’extraordinaire en soi, rapporté à la durée d’un millénaire qui conduit de sa fondation, vers 728, à sa dissolution, au début de la Révolution française. La plupart des monastères du haut Moyen Âge ont traversé les siècles tant bien que mal, en subissant sans doute une certaine érosion dans leurs ressources comme dans leur substance spirituelle, mais ils ont survécu. Que Murbach ait pu se refonder, ou, du moins, retrouver une certaine vigueur intellectuelle, est à mettre à son crédit.
Les pages qui suivent cherchent à montrer en quoi ce personnage est un maillon essentiel dans la chaîne du temps, et, de ce fait, un des agents du renouveau des lettres dans la seconde moitié du xve siècle.
Un prélat énergique
À première vue, le profil de Barthélemy d’Andlau ne se distingue pas de celui de ses prédécesseurs ou des autres religieux de Murbach. Il est issu de la noblesse alsacienne, comme tous les autres moines depuis le xiie ou le xiiie siècle, et, par surcroît, succède facilement à son oncle Dietrich von Haus, sans les contestations ou les compromis qui émaillent les élections abbatiales. De fait, les religieux sont probablement peu nombreux, une demi-douzaine, bien que la mense capitulaire soit composée de dix prébendes. Les rares informations qui concernent les moines – qui ont d’ailleurs cessé de vivre en communauté – concernent l’attribution de revenus complémentaires, comme si leur chef considérait leur rôle comme secondaire.
Et de fait, si l’on fait abstraction de la règle bénédictine qui régit Murbach comme l’abbaye voisine de Munster, force est de reconnaître que la prestigieuse maison fondée par saint Pirmin et par le comte Eberhard, à la fin du premier tiers du viiie siècle, n’est guère qu’une sorte de « coopérative nobiliaire », qui accueille des cadets toujours moins nombreux pour des raisons démographiques3. Tout se passe comme si l’abbé cohabitait avec ses moines sans les associer à ses initiatives, et se considérait tout à la fois comme le dépositaire de la culture de ses prédécesseurs et comme le maître d’une petite principauté d’Église.
Au demeurant, c’est en tant que seigneur temporel que Barthélemy d’Andlau est entré dans l’histoire locale. Son avènement s’est fait dans un climat difficile : il a dû affronter la rébellion de sa petite capitale, la ville de Guebwiller, qui lui a refusé l’accès, et qu’il a dû reprendre, de force, à l’issue d’une confrontation de plus d’un an. Les motifs de la révolte ? La crainte d’une autorité plus rude que celle de ses devanciers – une réputation de rigueur dont il avait peut-être donné des signes avant-coureurs puisqu’il exerçait déjà les fonctions de doyen du chapitre abbatial, et, sans doute, une énergie sans rapport avec la pusillanimité de son oncle.
L’affaire avait fait grand bruit. Elle s’était traduite par la suspension des sept corporations guebwilleroises, puis par un retour à la lettre des franchises urbaines. Au début du xvie siècle, les bourgeois se souvenaient encore de ce coup de force où « toute leur liberté leur avait été confisquée4 » ; ils réclamaient la suppression de la poterne par laquelle leur seigneur avait fait passer les soudards qui les avaient ramenés à l’obéissance. Une légende consignée par le vigneron Hans Stoltz aux alentours de 1520 allait jusqu’à prétendre que l’abbé Barthélemy était mort dans des circonstances diaboliques, étranglé par un chat noir, et que sa dépouille s’était volatilisée quand on avait ouvert son cercueil, ramené à grand’peine à l’église abbatiale : un topos, à la mesure d’une mémoire malveillante5.
Seigneur d’un petit territoire centré sur le massif du Grand Ballon – 270km2, les vallées de la Lauch et de la Thur, et quelques bourgades du vignoble –, l’abbé Barthélemy dispose de l’immédiateté d’Empire. On le considère comme prince – le mot n’est pas encore utilisé, mais il en a toutes les prérogatives, la souveraineté (Landeshoheit), et peut siéger à la diète impériale (qui commence à fonctionner régulièrement). De ce fait, il intervient dans le concert politique du Rhin supérieur, prend part à des coalitions contre le brigandage ou l’insécurité ambiante et apparaît comme un fidèle allié de la Maison d’Autriche, la puissance dominante en Haute-Alsace. L’abbaye tient son rang : dans la région vosgienne, elle est la seule à avoir conservé un statut d’indépendance véritable, quelques dizaines de vassaux, cinq mille sujets, des pouvoirs et des revenus conséquents. Entre 1447 et 1476, ce temporel fait l’objet d’une gestion plus serrée – on peut parler d’une politique de désendettement et de remise en ordre juridique. Il en va de même au plan spirituel, avec le règlement d’anciens contentieux, comme le transfert à Thann du chapitre de chanoines de Saint-Amarin ou l’émancipation du prieuré bénédictin de Lucerne, une filiale lointaine de l’abbaye de Murbach dont les liens sont, à présent, tranchés. Enfin, preuve d’un esprit novateur, l’abbé Barthélemy soutient la réforme dominicaine dans les deux couvents qui se trouvent sur ses terres, à Guebwiller, celui des religieuses d’Engelpforten et celui des frères prêcheurs, de retour à la stricte observance en 1460, avec le concours du prédicateur Jean Kreutzer. Son action vise aussi bien les ingérences de ses administrés que celles de ses voisins ou des autres pouvoirs : elle rappelle que son abbaye dépend directement – a nullo medio – du Saint-Siège et de l’Empire, et qu’en conséquence, elle ne saurait être importunée par l’ordinaire – l’évêque de Bâle – ou d’autres princes – le duc de Bourgogne, maître de la Haute-Alsace, entre 1469 et 1474.
Ces préoccupations réformatrices annoncent une personnalité peu encline au compromis, mais clairvoyante. L’impression se confirme à la lecture d’une notice biographique composée peu après sa mort par l’un de ses proches, à la suite d’un résumé de l’histoire de l’abbaye et de quelques passages relatifs aux abbatiats du xve siècle6.
Une bibliothèque exceptionnelle
« Ce dit révérend seigneur d’Andlau remit en état l’abbaye et l’église de Murbach, pour une dépense de 100 florins, […] et restaura la bibliothèque en l’ornant de livres précieux [insignis codicibus ornans] pour un montant de 300 florins du Rhin ». De même, poursuit-on, il réaménagea le château de Hugstein en le dotant de deux nouvelles tours.
Le fait de mentionner ces investissements mérite la plus grande attention. La somme de 300 florins équivaut au salaire mensuel d’une centaine d’artisans, mais cela n’a pas grande signification dans la mesure où ces frais correspondent à des achats matériels, indépendamment du travail de copiste assuré par des religieux rémunérés ou entretenus par d’autres moyens. Au demeurant, cela ne comprend pas, apparemment, les aménagements de locaux : sous Barthélemy d’Andlau, la bibliothèque et les archives de l’abbaye se trouvent au château du Hugstein dont il vient d’être question. C’est là que réside habituellement l’abbé, à moins d’une heure de marche en aval de Murbach.
La réfection – ou la constitution – de « librairies » est particulièrement actuelle en ce milieu du xve siècle. En 1444, par exemple, les chanoines de Saint-Dié passent contrat avec un maître d’œuvre pour « ériger trois voutes au cloitre, en la partie devers le mont et sur icelle faire une librairie7 ». Les fonds conservés dans celle-ci s’enrichissent à la suite de legs de religieux ou d’amis. En 1439, l’un d’eux avait spécifié que ses livres devraient être conservés in loco publico. En 1487, le doyen Jean Monachi, qui avait étudié à Louvain en 1465 puis exercé les fonctions d’official à Besançon lui lègue sa bibliothèque personnelle, forte de 20 manuscrits et de 140 incunables, en recommandant de les enchaîner, ce qui suggère une certaine fréquentation, et, incidemment, des lecteurs très motivés. On constate le même phénomène dans un grand nombre d’établissements religieux, même des églises paroissiales (à Sélestat, en 1462), l’exemple emblématique étant celui de la chartreuse de Bâle, qui possède l’intégrale des œuvres de Gerson et compte déjà mille titres en 1480, quand le prieur Jacob Louber en prend la direction.
Murbach se place dans un mouvement dont il n’est pas difficile de retrouver l’impulsion, à savoir le Concile de Bâle, qui joue le rôle de festival du livre manuscrit (en attendant l’invention de l’imprimerie, rêvée, voire développée, dans la métropole rhénane la plus proche, Strasbourg). À moins d’une lieue de Murbach, le précepteur de l’hôpital Saint-Antoine d’Isenheim, le Poitevin Jean Bertonneau (ou Bertonelli, à l’italienne), laisse, à sa mort, en 1459 une soixantaine d’ouvrages de tous genres, dont une dizaine de classiques latins, et, cela mérite d’être souligné ici, une bible imprimée, qui n’a pas encore été reliée, peut être un exemplaire de la fameuse « 39 lignes » de Gutenberg.
L’entreprise de Barthélemy d’Andlau est connue de tous les historiens du haut Moyen Âge à travers trois documents uniques à l’échelle de l’Europe. Les deux premiers sont les catalogues de la bibliothèque carolingienne de Murbach, le troisième, le manuscrit des Hymnes de Murbach, conservé à la Bodleian Library d’Oxford.
En évoquant d’entrée de jeu « le volume que nous déroulâmes hier et qui promet tant d’écrits différents, mais où malheureusement le nombre des œuvres perdues dépasse celui des œuvres retrouvées », frère Sigismond fait allusion au Rotulus codicum manuscriptorum bibliothecae Murbacensis probablement composé entre 840 et 850, et complété par l’abbé Isger par une seconde liste d’ouvrages vers 875. L’un et l’autre ont été transcrits en 1464, en compagnie des plus anciens diplômes de l’abbaye, comme s’il s’était agi de rassembler les « antiquités » de l’abbaye, mais contrairement à ceux-ci, conservés en original ou connus par des cartulaires, ils n’ont pas donné lieu à d’autres copies et les pièces authentiques sont irrémédiablement perdues.
Selon toute vraisemblance, c’est à Sigismond Meisterlin que revient le mérite de cette découverte, probablement dans les archives, et non parmi les livres, comme le suggère la forme du premier catalogue, un rouleau de parchemin, et le cahier dans lequel il a été enregistré, plutôt hâtivement, à en juger par le caractère fébrile de l’écriture8.
AD Haut-Rhin, 9 G cartulaires, n° 1, p. 96 et 97. Le manuscrit a été restauré et la foliotation remplacée par une pagination continue. Ici, p.96 : les auteurs païens, à commencer par les dix livres des Histoires de Tite Live, puis les poètes, etc., au total une soixantaine de titres « classiques » ; à droite, Brevarium de l’abbé Isger.
Pour les historiens du livre qui ont analysé les deux catalogues, Murbach fait figure d’abbaye de Thélème car elle aspire à posséder l’ensemble de ce que doit, ou que peut avoir un monastère bénédictin de l’époque. 335 ouvrages sont mentionnés dans le rotulus – les « fiches » donnent les noms des auteurs ou des œuvres, voire des deux, mais il y a une marge d’incertitude –, tandis que le relevé de l’abbé Isger en indique 54, dont 45 qui n’étaient pas présents auparavant. On considère que la bibliothèque renfermait donc près de 400 livres, mais qu’elle n’était pas encore complète puisque les moines cherchaient à s’en procurer 76 autres, comme le suggère la première des deux listes. Soixante de ces ouvrages n’existaient pas ailleurs, au moins au nord des Alpes ou des Pyrénées9. Mieux : à côté des traités théologiques et de tout ce qui constitue le vademecum d’une communauté monastique, l’abbaye disposait d’un fonds exceptionnel d’auteurs païens : le répertoire classique, poètes, orateurs, historiens, le seul manuscrit de Lucain, Vitruve, là encore, une soixantaine de titres. Au total, trente-neuf des manuscrits recensés au ixe siècle sont parvenus jusqu’à nous, ce qui donne la mesure de l’œuvre de sauvegarde de Barthélemy d’Andlau, et projette une vive lumière sur la renaissance carolingienne, telle qu’elle s’est épanouie dans les Vosges.
Repérées par Jacob Grimm en 1830 – dans un fonds rassemblé au xviie siècle par le savant Franz Junius –, les Hymnes ont été édités par E. Sievers dès 187410 : leur valeur ne tient pas seulement à la nature des vingt-sept pièces latines du recueil, mais aussi, et surtout, aux gloses interlinéaires en haut allemand, qui en font un véritable dictionnaire bilingue, et, partant, l’un des plus fameux monuments de la philologie germanique. Comme d’habitude, le manuscrit de 195 folios juxtapose d’autres textes – la rhétorique d’Alcuin, par exemple, mais c’est évidemment la quinzaine de feuilles qui en forme le cœur qui retient l’attention (fol. 108 r° à 129 r°. Au fol. 103 v°, on lit la mention suivante : « Que les lecteurs de ce livre prient pour le révérend seigneur Barthélemy d’Andlau par le zèle duquel a été rénové ce qui avait presque disparu, l’an 1461 ».
Une étude codicologique des manuscrits cités dans les catalogues du ixe siècle montrerait en quoi consistent les soins qu’ils ont reçus lors de cette campagne de valorisation. Elle est rendue difficile par des restaurations ultérieures et par un demi-millénaire de manipulations. Les collaborateurs de Barthélemy d’Andlau ont remplacé ou consolidé les reliures (mais on ne trouve pas de traces de cotes ou d’un système de classement), ou même repris des lignes et des mots illisibles.
Le récolement effectué par Sigismond Meisterlin permet de se faire une idée de l’état de conservation des livres présents au xve siècle, et, en négatif, de ce qui a été perdu au fil du temps. Son diagnostic est parfois sévère. Les mots defectus est hic notabilis sanctionnent la disparition de deux cahiers de parchemin dans un recueil des œuvres de saint Jérôme copiées, dans la troisième année du règne de Childéric (lequel ?), par un certain Ainricus : manuscrit précieux entre tous, signalé par Dom Ruinart et Dom Calmet, avant de se retrouver à Moyenmoutier en 1717, puis d’échoir à la Bibliothèque d’Épinal.
La dernière page des Opera varia de saint Jérôme (fol. 134 v°) et le contre plat afférent, un fragment des offices de Saint-Gall, datant peut-être du xie siècle, avec une notation musicale de neumes. Ce manuscrit du ixe siècle, qui fait vraisemblablement partie des ouvrages cités dans le catalogue carolingien de la Bibliothèque de Murbach a été restauré sur l’ordre de Barthélémy d’Andlau. L’inscription de la main de Sigismond Meisterlin (ORATE PRO D[OMI]NO BAR / TOLOMEO ABBATE MORBACEN[SI]) se retrouve en miroir sur le parchemin utilisé par le relieur. Cette « inversion typographique » montre que le bibliothécaire n’a pas attendu que l’encre soit sèche pour refermer le livre et le remettre sur les rayons. Bibliothèque Municipale de Colmar, ms. 41. Quelques passages du texte originel ont été rafraîchis au moment de la restauration.
Cette mention est, à proprement parler, la marque de fabrique de l’œuvre accomplie par l’abbé de Murbach. On la retrouve à plusieurs dizaines de reprises, avec des variantes et des dates différentes. Ainsi le « Saint Jérôme » d’Épinal indique-t-il Anno gratie MCCCCLXIIII reverendus dominus Bartolemeus de Andolo hunc librum renovavit. Orate pro eo11, tandis que le Bède de Genève reprend le Legentes orent pro Bartolomeo de Andolo abbate Morbacenis, en ajoutant qui hunc & alios plures comparavit & renovavit12. La chronologie et le modus operandi peuvent être précisés à partir d’une demi-douzaine de manuscrits conservés par l’abbaye jusqu’à la saisie révolutionnaire qui les a donnés à la Bibliothèque de Colmar. L’un des premiers en date est une anthologie de textes relatifs aux Conciles de Constance et de Bâle partiellement transcrits par l’abbé lui-même en 145213.
D’autres sont des acquisitions revendiquées avec fierté : les Institutions divines de Lactance, achetées en 146714, qui avaient vraisemblablement disparu depuis longtemps, et, mieux encore, de véritables inédits, tel le Scutinium Scripturarum de Paul de Burgos. Ce dernier a été copié par Jean Bühler en 1456, sous la forme d’un manuscrit de 270 folios de papier. Si le copiste, qu’on retrouvera bientôt, a pris soin d’indiquer que « la substance de ce livre a été apportée par les Espagnols au saint Concile de Bâle15 », c’est pour en affirmer la nouveauté. Archevêque de Burgos, Paul de Sainte-Marie (1351-1435) était né sous le nom de Salomon Ha-lévi et avait reçu le baptême en 1391. C’était un juif converti, comme plus du tiers des délégués de la Péninsule à l’assemblée générale de l’Église. Le fait de signaler ce « transfert culturel » prend une signification d’autant plus forte que Barthélemy d’Andlau et ses proches sont particulièrement attentifs à de tels échanges : ce n’est pas par hasard qu’un autre manuscrit réalisé pour Barthélemy d’Andlau signale que le Tractatus de pomo et morte d’Aristote a été traduit d’arabe en latin par le roi Manfred de Sicile16.
Du fait de la dispersion de la Bibliothèque de Murbach bien avant la Révolution française, il n’est pas possible de connaître sa consistance réelle, et encore moins d’esquisser la typologie des ouvrages qu’elle renferme. On pourra cependant s’interroger sur sa modernité et sur la capacité de l’enrichir. L’apparition du livre imprimé lui a-t-elle apporté une impulsion nouvelle ? Un volume de Varia réalisé pour Barthélemy d’Andlau en 1469 incorpore une édition incunable de saint Jérôme entre deux sections manuscrites, l’une de 110 feuillets, l’autre, d’une trentaine – la description de la Terre sainte par Guillaume de Boldensele17 ; au même moment, le chapelain Johannes Knebel insère la Doctrina christiana de saint Augustin publiée par Mentelin en 1465 au milieu de sa propre copie des œuvres de l’évêque d’Hippone18. Mieux : au cours de son travail, le collaborateur de Barthélemy d’Andlau a systématiquement indiqué ses arrêts de fin des chapitres, ce qui permet d’établir le tableau suivant (et d’évaluer ses performances de scribe).
folio | date de l’explicit | nbre de folios | nbre de pages | nbre de jours | moy. (par jour) | ||
Divers | fol. 1 v° | ||||||
fol. 48 v° | 12 avril 1469 | [48] | [95] | ? | ? | ||
Commentaire |
Livre 1 | fol. 65 v° | 3 mai 1469 | 16 | 32 | 21 | 1,52 |
Livre 2 | fol. 82 v° | 12 mai 1469 | 17 | 34 | 9 | 3,77 | |
Livre 3 | fol. 100 v° | 22 mai 1469 | 18 | 36 | 10 | 3,60 | |
Livre 4 | fol. 113 v° | 3 juin 1469 | 13 | 26 | 12 | 2,16 | |
Livre 5 | fol. 169 v° | 19 juin 1469 | 55 | 110 | 16 | 6,81 | |
Total | 120 | 119 | 238 | 68 | 3,5 |
Comme on le voit, six explicit sont datés, le premier, par ordre chronologique, marquant la fin d’un texte dont on ne connaît pas la date de départ. On peut voir que le rythme n’est pas régulier, ce qui s’explique par d’autres activités, liturgiques notamment – avec des « pointes » de près de sept pages par jour. Evidemment, d’autres facteurs interfèrent, l’âge par exemple, bien que le même Knebel, âgé de 56 ans en 1469, ait eu les mêmes performances vingt-cinq ans plus tôt, si l’on en juge par un autre manuscrit.
En extrapolant cet exemple (qui n’est peut-être pas significatif), on peut admettre qu’un copiste produit 600 folios de format « A4 » bon an mal an, et donc, pour en revenir au brave chapelain bâlois, 15.000 folios ou 30.000 pages au cours d’un quart de siècle. Reste à savoir quelle est la part d’ouvrages produits sur place, à Murbach même ou au sein de l’équipe réunie par l’abbé, ou achetés sur le marché. La génération de Gutenberg est celle des moulins à papier – à Bâle, dans les années 1440, à Vieux Thann, aux portes de la principauté abbatiale, en 1465 –, et celle de libraires spécialisés dans les manuscrits : on connaît 80 manuscrits illustrés sortis des ateliers de Diebold Lauber, à Haguenau, entre 1427 et 146719. Par ailleurs, quid des reliures ? Sontelles réalisées sur place, en recyclant des vieux parchemins de l’abbaye (ce qui est le cas, en effet, pour des couvertures de registres ou pour des contre plats), ou sous traités chez des spécialistes. On connaît un exemplaire de l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth du xiie siècle qui porte l’indication reformatus est iste liber in ligatura per fratrem Kaspar N, sacerdotem, professum in Marpach, sub venerabili patre nostro Frederico Kempis, primo priore, AD 147220. La collégiale de Marbach où se trouve ce religieux expérimenté est distante d’une quinzaine de kilomètres, et son prieur est un parent, ou un compatriote de Thomas a Kempis (1381-1471) ; elle a été réformée par la congrégation de Windesheim, dans l’esprit de la devotio moderna, qui recommande tout spécialement la lecture et l’étude.
Une équipe, un laboratoire ?
Le renouveau de la bibliothèque de Murbach procède, à l’évidence, de cet engouement pour l’écrit et pour les activités intellectuelles. Inutile de rappeler le rôle des Conciles de Constance et de Bâle, et, le blanc manteau d’écoles et d’universités qui en découle – Heidelberg, Louvain, Dole, Fribourg, Bâle (qualifiée par Pierre d’Andlau comme almae filia Bononiae), Tübingen, pour citer les plus proches.
Le parcours de Barthélemy d’Andlau illustre parfaitement la chose : immatriculé à Heidelberg en 1430, il obtient le grade de Baccalaureatus Artium en 1432, puis celui de Magister deux ans plus tard21. Rien ne permet de dire s’il poursuit ses études ailleurs, mais on serait tenté de croire qu’il bénéficie du réseau de son oncle Georges d’Andlau (v. 1390-1466), chanoine (1416-1466), écolâtre, doyen puis prévôt du chapitre cathédral de Bâle, prieur de Lautenbach en 1442, qui sera le premier recteur de l’Université fondée par une bulle de Pie II en 1460. La mouvance du Concile de Bâle, dont il a été l’un des acteurs locaux, se précise. Le milieu familial de Barthélemy lui donne accès à tout ce qui compte dans la région : par son père, il appartient à une race prestigieuse, qu’on tient pour un des « quatre lignages de chevaliers héréditaires » de l’Empire ; par sa mère, il se rattache à d’anciens vassaux de Murbach, les Haus : un mariage qui ouvre de nouveaux horizons aux Andlau, désormais enracinés en Haute Alsace, à Wittenheim (à une quinzaine de kilomètres de Murbach) et dans la plaine du Rhin, au nord de Bâle22. Un de ses frères, Lazare, qui siège au conseil d’Ensisheim, est une figure de proue de la noblesse alsacienne, et l’un des23protagonistes de la révolte contre la Bourgogne en 1474.
Ce tropisme régional invite à reconstituer une mouvance, et c’est là que se dessine un des plus proches familiers, pour ne pas dire l’inspirateur, de l’abbé Barthélemy d’Andlau, son homonyme Pierre d’Andlau, dans lequel on se plait à voir un cousin bâtard24. Étudiant à Heidelberg (1439) puis à Pavie, dont il revient avec un doctorat dans les deux droits (1443), il vit auprès de Georges – son père, son oncle ? –, à Bâle et à Lautenbach, succède à celui-ci en tant que prieur, et devient l’une des vedettes de l’Université bâloise en 1460. Féru de littérature classique, en contact direct avec Eneas Silvius Piccolomini dès avant son accession à la Papauté, il est notamment l’auteur du Libellus de Cesarea monarchia (publié au début du xviie siècle), écrit en 1460 et somme toute plus favorable au pouvoir spirituel qu’à l’Empire, ainsi que d’un Tractatus de canonica clericorum secularium rita, composé dix ans plus tard. Présents aux côtés de Barthélemy d’Andlau entre 1460 et sa mort – c’est même lui qui préside à l’élection de son successeur, il est peut-être aussi l’introducteur de Meisterlin à Murbach – on sait qu’ils sont en contact en 1461, avant que celui-ci ne s’installe à Murbach où il réside entre 1463 et 1464.
Pour ce savant originaire de Souabe, moine de Saint-Ulrich et Saint-Afre d’Augsbourg, étudiant à Padoue en 1457-1458, la filière passe par des affinités personnelles autant que par des motivations scientifiques. En 1459, à la demande du grand marchand d’Augsbourg Sigismond Gossembrot, il a écrit l’histoire de sa ville natale, et, naturellement, de ses évêques parmi lesquels il relève notamment Simbert, qu’il identifie avec l’abbé de Murbach du même nom25. Avant d’arriver en Alsace, il a fait étape à Saint-Gall, où il a exercé les fonctions d’écolâtre (1461), puis après Murbach, semble s’être établi au prieuré Saint-Valentin de Rouffach, avant de gagner la Franconie. L’historiographie alsacienne le désigne sous l’étiquette de bibliothécaire de Murbachet lui attribue l’ensemble des « invocations à la prière » pour Barthélemy d’Andlau, mais c’est loin d’être sûr. Sa présence auprès de celui-ci est, cependant, celle d’un expert.
Dans la durée, on peut admettre que l’abbé a bénéficié de l’aide de plusieurs autres lettrés. On sait qu’il a auprès de lui un secrétaire, schriber, et on connaît déjà le rôle du chapelain Johannes Knebel, qui fait partie des proches de son oncle Georges – il a vécu à Lautenbach en 1443 et il en reste chanoine.
D’une manière assez étrange, aucun moine d’origine noble ne semble avoir participé à la rénovation de la bibliothèque ou aux études afférentes. Les quelques religieux de Murbach contemporains de l’abbé exercent leurs ambitions dans le domaine temporel, comme Jean Stoer, qui s’impose à l’abbaye de Lure, ou Hugues de Laubgassen, qui finit abbé de Munster. On ne sait rien sur les élèves des écoles dont le recteur est un certain Jean Buhler, dont on connaît déjà le manuscrit de Paul de Burgos, en 1466, conservé avec quatre autres manuscrits dont l’inévitable Alexandre de Villedieu, indispensable à son métier de grammairien26. S’il n’est pas moine, il est peut-être chanoine de la collégiale Sainte-Marie, une toute petite maison, forte de quatre prébendes, qui flanque la grande abbaye de Murbach et sert en quelque sorte d’interface avec le public qui vient en procession sur le site de l’abbaye (comme c’est le cas en 1465). Vers 1470, son prévôt est un certain Johannes Welker de Bruxelles, qui reste à identifier : on serait tenté d’y voir un lettré, dont la bibliothèque personnelle comprend aussi bien un pseudo-Isidore du viiie siècle qu’une Légende dorée du xive.
Quel est l’horizon de cette petite équipe ? Par Georges et Pierre d’Andlau, c’est le milieu bâlois et les intellectuels qui s’y retrouvent : Heynlin von Steyn (1430-1496), initié à l’imprimerie entre 1464 et 1466 avant de l’introduire à Paris en compagnie de son collègue Guillaume Fichet en 1470, Jacob Louber, Sébastien Brant. Par Meisterlin, le patricien d’Augsbourg Sigismond Gossenbrot, qui se fixe dans la maison des chevaliers de Saint-Jean de l’Île verte, à Strasbourg entre 1470 et sa mort, en 1493, et qui correspond, entre autres, avec le fondateur de l’école latine de Sélestat, Louis Dringenberg, en 1466. Cette rencontre anticipée est loin d’être fortuite : Gossenbrot, qui a étudié à Vienne en 1433, est lui-même le détenteur d’une belle bibliothèque ; s’il a rejoint les « amis de Dieu » de Strasbourg, et si sa fille Agathe a pris le voile chez les dominicaines d’Unterlinden, à Colmar, cela peut fort bien s’expliquer par des appétits intellectuels difficiles à assouvir dans sa ville natale27. On ajoutera à cela d’autres connexions, locales – il y a une constellation de beaux esprits dans un rayon de 15 km autour de Murbach, le dominicain Johannes Kreutzer à Guebwiller, les précepteurs antonins d’Issenheim Bertonneau (+1459) qui a vécu à Ferrare, puis Jean d’Orlier, lié au duc de Savoie, l’ancien évêque de Strasbourg Conrad de Bussnang, à Rouffach, etc. – et des accointances plus lointaines.
En 1460, peut-être par l’intermédiaire de Pierre d’Andlau, l’abbé Barthélemy entre en contact avec Jean Bessarion, alors légat pontifical en Allemagne28 : l’objectif est de rétablir la règle bénédictine à Murbach, et donc, de renouer avec sa mission de prière et d’études. La dimension institutionnelle n’aboutit pas, mais les résultats intellectuels sont au rendez-vous : l’arrivée de Meisterlin en témoigne et, plus encore, celle d’un certain Jacques de Hongrie, chargé par l’abbé de Murbach d’animer une école latine à proximité immédiate de ses terres.
Dans un recueil de théologie morale copié par ce personnage, on en apprend un peu plus sur le programme qui est le sien. Expliciunt sententie secundum intentationem Aristotelis super omnes libros decem ethicorum cum certis notabilibus superadditis. Reportata sunt hec in famosa civitate Bolwir ubi viget studium latinorum et judeorum per manus fratris Jacobi de Ungaria ad instantiam reverendi patris domini Bartholomei de Andolo, abbatis Morbacensis. Commenter l’éthique d’Aristote n’est pas une mince affaire, qui plus est dans une école bilingue, latine et hébraïque. On s’interrogera d’abord sur la pertinence du lieu : Bollwiller, un bourg avorté, à la rencontre des domaines des Habsbourg, de l’évêque de Strasbourg et de l’abbaye de Murbach, choix étrange à moins de le considérer comme un campus microscopique, facilement accessible depuis les environs. Un choix peut-être plus opportun du fait de son seigneur, le baron de Bollwiller, qui fait fonction de juge provincial (landrichter) et, de ce fait, de protecteur des juifs du landgraviat de Haute-Alsace. On imaginerait alors une initiative de Barthélemy d’Andlau, profitant de la présence d’une communauté juive – une synagogue est une école –, pour développer un tel échange. Plus loin, Jacques de Hongrie fait état d’un cours sur les vertus cardinales qu’il a recueilli, à Venise, en italien, et qu’il dispense dans son petit établissement. Et d’ajouter la formule stupéfiante : Dixi autem scola latina, quia in Bolwir floret etiam scola et studium judeorum, sed, proh dolor ! deficit scola grecorum et saracenorum, quia si hec adessent, tunc omnes secte pueriles mundi ibi adessent29. Et de regretter l’absence de la langue grecque et de la langue arabe, qui viendraient compléter cette offre et feraient d’un modeste village une sorte d’Athènes miniature. Aristote et Platon à Bollwiller !
Il semble que la tentative de Jacques de Hongrie soit restée un vœu pieux, ou qu’elle n’ait connu qu’une existence très brève : il n’empêche qu’on y retrouve des idées vivantes au moment du Concile, notamment autour de Jean de Ségovie et d’Eneas Silvius, des idées en phase avec les débats des théologiens et des humanistes, des idées dont témoignent plusieurs recueils réalisés par Barthélemy d’Andlau, à la croisée de l’actualité et de l’histoire30.
Au cœur de l’histoire
La démarche patrimoniale de l’abbé de Murbach répond à des nécessités pratiques – conserver, valoriser – autant qu’à une vision prospective, préparer l’avenir de son abbaye en reprenant ses fondations. A-t-elle été stimulée par la curiosité de Sigismond Meisterlin, qui a réellement l’étoffe d’un chercheur ? Sans doute, et l’on en veut pour preuve sa Lettre sur les antiques tapisseries du monastère de Murbach, présentée par son auteur comme un divertissement, un remède à l’ennui qui empoisonne le rat de bibliothèque.
J’examinai, en effet, ces antiques tapisseries, comme tu l’as fait toi-même fort souvent à ma connaissance, et bientôt je me demandai s’il n’y aurait pas moyen de les dépeindre pour les transmettre à nos successeurs, de peur qu’elles ne soient perdues pour eux, l’étant déjà presque pour nous, car en cela brillent le zèle, l’application de l’amour et la sollicitude diligente pour ce lieu de ceux qui ont voulu exposer aux yeux des hommes, tissés dans cette étoffe, les bienfaiteurs de l’abbaye pour en inspirer le respect aux mous et aux pervers, et pour servir d’aiguillon aux excellents et aux zélés. Quoique tu connaisses ces tentures mieux que moi, je n’en ai pas moins voulu les décrire, pour que celui qui souffre des yeux ou du cou, en s’aidant de ce papier, puisse lire malgré la hauteur où elles sont suspendues.
Donc les pères voulant transmettre avec ordre la suite exacte de la fondation et de l’accroissement de ton monastère, résolurent de faire dépeindre les princes accordant leurs bienfaits et leurs privilèges, et les pères dont les mérites les obtinrent.
En lisant cette description, qui se trouve dans le même registre que les deux catalogues de livres carolingiens31, on comprend qu’il s’agit de deux longues broderies suspendues le long des murs de la nef de l’église abbatiale, à la manière de la « tapisserie » de Bayeux. Meisterlin mentionne le nom des deux brodeurs, Ulricus et Bertholdus, et procède à la lecture séquentielle qui convient : en effet, l’ensemble brodé se décompose en quinze scènes successives, mais très similaires, qui mettent en présence un bienfaiteur de l’abbaye et l’abbé qui reçoit ce bienfait. Les interlocuteurs échangent des paroles, sans doute sous forme de phylactères et accomplissent les gestes correspondant à la remise d’un diplôme.
Auteur | Destinataire | Objet | Charte | Date |
ce duc illustre, notre fondateur |
le très-saint martyr et éminent patron de ce lieu, Léger | « Le peu que je donne, puissant et saint prélat, fais qu’il se multiplie, et fais de cet asile une maison digne de toi. » | original | 731 |
le roi Thierry |
le très-saint Pirmin | « Il nous a plu de placer ton monastère sous notre défense et celle de nos successeurs, et tout ce que le fisc pouvait détacher de ses cours ou de son territoire, nous l’accordons à ton église. » | copie contemporaine | 728 |
Pépin, empereur auguste | l’abbé Baldebert | « Qu’aucun juge ne prétende se mêler des affaires de ton église, ni pour entendre les causes, ou exiger le fredum ou recevoir les cautions, ni pour saisir les habitants libres ou serfs, pour quelque motif que ce soit. » | copie cartulaire xve |
751762 |
Charles, empereur auguste, | Sintpert, évêque et abbé | « Que le bienfait confirmé à cette église par l’autorité de nos prédécesseurs, subsiste dorénavant intact. » | diplôme perdu | 789791 |
Louis, empereur auguste | l’abbé Gontram |
« Que nul ne prétende par autorité judiciaire inquiéter les hommes tenant les terres de ton abbaye ou porter plainte contre eux ou les poursuivre. » | ou confusion avec l’original de 816 sur exemptions de péages ? | 811816 |
Charles, empereur auguste | l’abbé Frédéric | « Qu’il soit permis aux tenanciers de ton église de jouir en paix de leurs biens et je leur concède tout ce que je pouvais en droit tirer de notre fisc. » | original | 877 |
le roi Conrad |
l’abbé Nantpert |
« En vertu de notre autorité royale nous te confirmons la basilique de Saint-Didier et de Sainte- Susanne, ainsi que Delle, avec tout ce qui en dépend. » |
original | |
Hugues, archevêque de Besançon | l’abbé Eberhard |
« Nous te concédons, à toi et à tes successeurs, la faculté de consacrer les autels que saint Léger possède dans notre diocèse. » | copie cartulaire contenu moins précis |
1041 ? |
IIe partie | ||||
Othon, empereur auguste | l’abbé Landelohepset | « Nous confirmons à ton église tout ce qui lui a été concédé du temps d’Eberhard, ou ce dont elle s’est enrichie dans la suite, ou ce | ||
qui lui a été ravi injustement. » | ||||
Othon II, empereur auguste | l’abbé Béringer | « Conformément aux décrets de nos prédécesseurs, nous ordonnons sous notre sanction que nul comte ou juge, ou toute autre personne de grande puissance ne prétende avoir un gîte dans les domaines de ton église, ou n’en exige ses frais de tournée. » | faux du xiie | 977 |
Othon III, roi trèsglorieux | l’abbé Helmeric |
« Nous concédons à l’église de Murbach et à ses religieux le droit d’élire librement un abbé qui ait puissance de présider aux domaines et au gouvernement des frères, autant qu’il est nécessaire. » | 988 | |
Henri, empereur auguste | l’abbé Deginhard |
« Conformément aux concessions de nos prédécesseurs, qu’aucun péage ne soit exigé des vôtres par toute l’étendue des frontières de notre royaume, ni dans la ville , ni sur la route, ni aux ponts, ni à aucune autre construction. » | original | 1023 |
Conrad, roi par la grâce de Dieu |
l’abbé Deginhard |
« Nous ordonnons sous notre sanction que nul comte ou juge ou toute autre personne de grande puissance ne prétende à un gîte dans les domaines de ton église ou n’en exige ses frais de tournée. » | original | 1025 |
Henri, empereur auguste | l’abbé Wolferad |
« Tous les domaines qu’Eberhard et Luitfrid, fondateurs de ton monastère, ont concédés pour l’usage des religieux, nous les confirmons en vertu de notre autorité impériale. » | original | 1049 |
Henri auguste | à l’abbé Eylolfe | « Nous te confirmons, en vertu de notre autorité royale, tous les domaines qu’après la construction de ton monastère nos prédécesseurs ont concédés pour l’usage des frères. » | copie ? | 1113-1122 |
Comme on le voit, cette « bande dessinée textile » sert à légitimer les droits et les terres que possède l’abbaye. Elle a probablement été réalisée dans le deuxième quart du xiie siècle, à l’issue de la Querelle des Investitures, l’abbé Bertolfus, dernier cité, ayant été l’un des protagonistes du concordat de Worms, en 1122. C’est au cours de son étude que Meisterlin reconnaît l’évêque Simbert, qui a été évoqué plus haut : sa lecture des textes brodés s’avère plutôt correcte, même s’il commet un contresens à propos de l’abbé Landeloh, qu’il appelle Landelohepstet en oubliant de détacher l’abréviation eps, pour episcopus, et la conjonction et : il aurait fallu déchiffrer le nom Landeloh en lui donnant son titre episcopus et abbas, évêque et abbé.
La disparition des tapisseries originelles a dû intervenir au moment de la Guerre de Trente ans. On peut noter que personne n’a pris soin de copier cette œuvre d’exception, pas plus, d’ailleurs, que d’autres trésors artistiques de l’abbaye. Parfois qualifié de mécène, Barthélemy d’Andlau n’a apparemment pas investi dans le domaine des arts : pas d’enluminures, de vitraux, de retables, pas de sculptures, pas de monuments funéraires – Murbach étant particulièrement pauvre en reliques, et n’ayant même pas de nécrologe.
Tout se passe comme si la mémoire de cette maison plus illustre que les autres se trouvait presqu’exclusivement dans ses archives. Le texte, succinct, des Annales Murbacenses, attribué à Pierre d’Andlau, et pratiquement clos à la mort de Barthélemy d’Andlau peut-il être considéré comme l’esquisse de cette histoire jamais écrite ? En mettant en relation le cartulaire dans lequel Sigismond Meisterlin transcrit les deux catalogues et la description des broderies, et d’autres recueils de documents d’archives réalisés au même moment, on constate que le prince-abbé poursuit un seul et même dessein : garantir la pérennité de ses archives. Quelques semaines avant la mort de Barthélemy, Pierre d’Andlau fait collationner les principaux diplômes de l’abbaye par les notaires de l’officialité de Bâle et en obtient un vidimus. Et comme une seule copie ne suffit pas, on en fera exécuter trois autres32. L’enjeu de ces démonstrations doit être cherché dans le contexte politique : en 1474, pour dénoncer les manœuvres annexionnistes du duc de Bourgogne, Barthélemy d’Andlau avait délibérément choisi ses arguments dans le champ juridique, et, très probablement, fait rédiger son manifeste par son cousin professeur de droit3334.
De fait, c’est bien l’articulation du présent et du passé qui donne le leitmotiv de cet abbatiat restaurateur. L’un des manuscrits les plus étonnants réalisés sous sa direction, le ms 45 de la Bibliothèque municipale de Colmar33, peut être interprété comme une série de pièces justificatives en attente d’histoire. Il s’agit d’un recueil catalogué, faute de mieux, sous le titre « Affaires de l’Empire, des pays antérieurs de l’Autriche, des Cantons suisses, du duché de Bourgogne : chroniques et relations historiques, copies de bulles et de missives impériales, de déclarations, etc. », un ensemble à peu près classé par ordre chronologique – avec un point fort autour de 1462 – et, pour l’essentiel, compilé par Johannes Knebel et Sigismond Meisterlin.
Le point commun de ces 83 documents est leur rapport à l’événement conçu comme une rupture de l’ordre des choses. En effet, ce sont des « nouvelles » ou des informations de première main, rassemblées à travers un réseau de correspondants identifiables. Ainsi, des récits de guerres ou d’invasions – la liste des gentilshommes accompagnant le roi Frédéric III en Italie pour son couronnement impérial (1454) –, des « textes choisis » – une bulle de Pie II pour Einsiedeln en 1461 –, des « curiosa » – une affaire de sorcellerie à Habsheim recueillie par l’abbé lui-même, etc. La collection tire sa valeur de la rareté des pièces qui la composent : on y trouve des lettres adressées à Barthélemy d’Andlau ou ses proches – ainsi, de Gossenbrot à Meisterlin, sur la situation dans sa région d’origine, de Pierre d’Andlau, sur la diète de Francfort, en 1460, du chanoine de Bussnang ou de Jean Bertonneau. Autrement dit, des membres du réseau.
La copie d’une chronique de Colmar et un fragment sur les origines de Guebwiller sortent du cadre chronologique et spatial du recueil, mais on peut y voir des matériaux pour une histoire au long cours, et l’on peut s’interroger sur la pertinence d’une relation du tremblement de terre de Naples (1456) ou des exploits du voïvode Dracula dans la lointaine Transylvanie. Ce passage qui se développe sur une demi-douzaine de pages est, cependant, un bon exemple de ce qu’ont voulu faire les auteurs du manuscrit : il s’inscrit dans l’actualité la plus fraîche puisque Vlad l’Empaleur est toujours vivant aux alentours de 1463, et fonctionne dans le registre du sensationnel. Le texte, bien connu par ailleurs, et rapidement propagé par l’imprimerie naissante, se retrouve notamment à Saint Gall, dans le sillage de Meisterlin. Pie II en a donné une version latine35.
Les centres d’intérêt du manuscrit relèvent de l’histoire contemporaine, de l’histoire générale. On peut distinguer six grands thèmes. Le plus important (33% des textes) se rapporte à la situation intérieure de l’Empire, plus spécialement aux conflits qui opposent le comte palatin Frédéric le Victorieux à d’autres princes, dans les régions du Rhin moyen, ainsi qu’entre Main et Danube. La correspondance de Gossenbrot et de Meisterlin est, sur ce point, particulièrement précieuse puisqu’elle ne se trouve pas ailleurs36.
Un deuxième axe a trait à l’Europe centrale, particulièrement à l’avance des Turcs en Hongrie – c’est à ce propos qu’intervient Dracula : en filigrane, la solidarité de l’Europe chrétienne contre l’envahisseur musulman. La troisième section concerne les relations tendues entre les Confédérés suisses et les Habsbourg, et – corrélativement – les difficultés de ces derniers, également confrontés, par leur chef, Frédéric III, aux questions intérieures de l’Empire. Une typologie simplifiée ne rend pas compte des interférences entre les sujets, la menace ottomane n’étant pas sans conséquences des interventions pontificales ou impériales dans d’autres domaines. Ainsi, l’intérêt suscité par la Guerre du Bien public (1465) et la Bourgogne est difficilement dissociable de ce qui se passe à l’est du royaume de France, et des événements à venir.
On remarquera qu’il n’est pratiquement jamais question d’événements dans lesquels l’abbaye de Murbach est directement impliquée. On ne trouve rien sur les nombreuses opérations de lutte contre les chevaliers brigands, sur la Guerre des six deniers, qui défraye la chronique en Alsace, en 1466-1467, sur la Guerre de Mulhouse, au cours de laquelle les Confédérés déferlent dans le Sundgau (1468), et attaquent les possessions de Murbach, rien sur la domination bourguignonne avant 1474.
Ces absences s’expliquent par l’existence, très probable, d’un fond d’archives spécifiques, de comptes, ou d’un Missivenbuch comme en possèdent les villes ou les territoires bien organisés. Elles confirment aussi la destination de ce manuscrit, qui rassemble les matériaux d’une histoire à écrire. Faut-il y voir les préparatifs d’une histoire universelle dont Pierre d’Andlau aurait pu être le maître d’œuvre37 ? Au même moment, son ami Johannes Knebel travaillait à une chronique de son temps, dont on a perdu le premier volume, ouvert aux alentours de 1462, et dont subsistent les deux suivants, de 1473 à 1479, réalisés à grand renfort de documents souvent repris in-extenso : publiés sous le titre trompeur de Diarium, ils constituent l’une des meilleures sources sur cette période. On peut même imaginer que le ms 45, réalisé par Meisterlin et Knebel, a servi aussi bien à ce dernier qu’à Pierre d’Andlau, mais leurs manuscrits n’ont pas été conservés.
Un héritage
Un pointage des manuscrits de Murbach qui ont été conservés permet d’évaluer leur nombre autour de 9038. Sur ce total, on en recense 45 qui peuvent avoir été présents avant l’an mille, dont 24 sont indéniablement carolingiens. Sans leur restauration par Barthélemy d’Andlau, ils n’auraient probablement pas survécu jusqu’à nous. Par ailleurs, une dizaine de recueils composés sous les ordres de l’abbé entre 1447 et 1476 ont également traversé les siècles, sans qu’on sache ce qui a été perdu. La bibliothèque a été malmenée au cours du xviie siècle, et en partie dispersée par les religieux après leur sécularisation en chapitre de chanoines en 1764. Ce qui subsiste fait évidemment regretter ce qui a disparu : une génération après la mort de son restaurateur, la bibliothèque et les archives de Murbach étaient considérées comme un gisement littéraire de tout premier plan. On en veut pour preuve la découverte du seul manuscrit connu de l’historien romain Velleius Paterculus, retrouvé par Beatus Rhénanus en 1515, publié en édition princeps par Albrecht Burer, et repris par Boniface Amerbach l’année suivante. Son récit de la bataille de Teutobourg arrive à point pour conforter le patriotisme allemand à la veille de la Réforme39. Ou bien, la réédition de l’Histoire naturelle de Pline, par Érasme, parue chez Froben en 1526, à partir d’une meilleure leçon de ce grand classique, découverte sur les rayons de l’abbaye vosgienne40. Ou encore, plus tard, les explorations des mauristes, telles que les présente Dom Ruinart dans son voyage littéraire. En 1699, Jean Martianay emprunte aux moines de Murbach quatre de leurs manuscrits de saint Jérôme pour mettre au point sa propre édition de ses œuvres. Deux d’entre eux, les plus précieux, vont rester à Moyenmoutier41.
En 1489, le prieur des chartreux de Bâle, Louber, fait à la gloire de sa bibliothèque le couplet que voici :
Monasterium sine libris est sicut
Civitas sine opibus
Castrum sine muro,
Coquina sine suppellectili,
Mensa sine cibis,
Hortus sine herbis,
Pratum sine floribus, Arbor sine foliis
« Un monastère sans livres est comparable à une ville sans richesses, à un château sans mur, à une cuisine sans ustensiles, à un repas sans nourriture, à un jardin sans herbe, à une prairie sans fleurs, à un arbre sans feuilles ».
Comme on le voit, c’est le cœur d’une maison religieuse, et c’est sa raison d’être. En s’efforçant de rétablir la mission intellectuelle de l’abbaye de Murbach, Barthélemy d’Andlau s’inscrit dans un courant stimulé par le Concile de Bâle et la fondation d’institutions d’enseignement nouvelles. Il participe à ce printemps de l’humanisme dont le Rhin est l’un des grands foyers, et ce faisant, retrouve la vocation première de la maison qu’il dirige. Au xie siècle, un moine de celle-ci l’avait décrite, par métaphore, comme une « vallée fleurie », florigeram vallem. « Un monastère sans livres est comparable à une vallée sans fleurs ».