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DOI : 10.57086/sources.436

p. 7-11

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Formés à l’étude de l’épistémologie comme simple déclinaison de la philosophie des sciences, où le champ était disputé entre les althussériens et les bachelardiens1, nombre d’entre nous ont assisté avec une satisfaction non dissimulée à l’éclatement de ce domaine de recherche, dont l’ordre et la stabilité reflétaient jusque-là assez fidèlement celui des « disciplines » traditionnelles se partageant les facultés de la vieille Sorbonne. Deux facteurs ont joué. D’un côté, la philosophie foucaldienne du savoir, dont le terrain avait été préparé, au moins pour ce qui concerne les approches de la biologie et de ses paradigmes, par l’œuvre de Georges Canguilhem et par l’approche d’un franc-tireur qui vient tout juste de disparaître, François Jacob2 : ses conséquences furent immenses. De l’autre le développement, à petits pas discrets mais réels, d’un segment des recherches historiques centré sur les sciences et techniques : le CNRS, le Muséum national d’Histoire naturelle, l’Écoles des Hautes Études en Sciences Sociales, chacune de ces institutions contribua à ces développements, au fil des années 1980 et 1990, tandis que grandissait l’influence de revues telles que Techniques et Culture, ou Technology and Culture et qu’en apparaissaient de nouvelles comme la Revue d’Histoire des Sciences Humaines. L’Université suivit, ou plutôt elle fut gagnée, ce qui était l’illustration d’une visibilité et d’une lisibilité nouvelles de ce segment des recherches, impossible à situer clairement entre l’histoire des idées, l’histoire des institutions et l’histoire culturelle. Ce fut le cas pour la médecine et les savoirs de la maladie, bien sûr, dans le sillon ouvert par Foucault, mais également de bien d’autres domaines de la connaissance jusqu’à l’ingénierie des travaux publics et des chemins de fer, la paléontologie ou les sciences de la terre qui suscitèrent des questionnements et trouvèrent des vocations d’historiens, y compris pour leurs périodes pionnières ou peu explorées. L’apport des courants issus du monde anglophone ne fut pas négligeable, notamment pour la sociologie des sciences qui avait droit de cité aux États-Unis et en Grande-Bretagne depuis déjà plusieurs décennies. Dans les années 2000 vinrent s’ajouter les questionnements liés à la rencontre des Occidentaux avec les peuples d’outre-mer : ainsi vit-on paraître les premiers travaux sur les conditions de développement d’une science « impériale », depuis l’ethnologie jusqu’à cette géographie tropicale qui fit la fierté de certains départements de nos universités, à Bordeaux par exemple, et qui eut évidemment ses déclinaisons dans l’agronomie, avec dans les deux cas un impact non négligeable sur les pistes offertes au « développement » des pays décolonisés3

C’est donc une histoire des savoirs qui s’est développée, de leurs conditions de production, de circulation, d’appropriation, des savoirs non plus désincarnés mais rendus à leur contexte social et institutionnel, à leur environnement humain. Elle a même profondément affecté les interrogations sur la littérature et les beaux-arts, où la manière dont les connaissances –anciennes ou pionnières – sur la nature et sur l’être humain irriguent les œuvres et s’y stratifient suscite désormais de vastes projets collectifs4. Il était quoi qu’il en soit tout à fait naturel que l’équipe Arche se saisisse de pareils objets, dans la mesure même où leur déplacement avait constitué un des enjeux importants du débat récent au sein des sciences historiques, et compte tenu de la position institutionnelle qui est la sienne : au contact étroit de l’histoire des pratiques culturelles et savantes, au point de rencontre entre France et Allemagne (les deux programmes de recherche présentés, dans la troisième section de ce numéro, par Anne-Marie Châtelet pour l’architecture strasbourgeoise, et par Alexandre Sumpf et Christian Bonah pour le cinéma rhénan, en témoignent d’une façon remarquable), notre équipe a vocation à intervenir sur les questions touchant aux transferts des paradigmes et des cultures savants. Et quoique l’histoire des sciences et des techniques ait opéré une percée remarquable, ces trente dernières années, en France, il est loin d’être dit qu’elle ait gagné la partie, comme c’est le cas d’ailleurs pour d’autres directions de recherche audacieuses et innovantes telles que l’histoire des femmes et du genre. Accéder à une meilleure visibilité et à une reconnaissance plus étendue, ce n’est pas encore forcément s’imposer partout et à tous, et cela peut se restreindre à défendre quelques niches dont le prestige n’a d’égal que la fragilité. Le fait que nous relayions la progression de l’audience de cette histoire des savoirs dans notre deuxième numéro est donc à la fois un constat d’inventaire et un pari sur les directions de recherche de demain.

Notre parcours commencera avec le Moyen Âge, et avec deux approches complémentaires du débat sur la connaissance à l’âge médiéval, l’une sous la plume de Cédric Lotz portant sur le statut d’un corpus de savoirs bien spécifiques, les visions de l’au-delà, depuis l’Antiquité païenne jusqu’au Moyen Âge chrétien, et l’autre que nous devons à Georges Bischoff, consacrée à la sauvegarde et à la valorisation d’un important patrimoine intellectuel issu de l’Antiquité et de l’époque carolingienne, par la bibliothèque de l’abbaye alsacienne de Murbach lorsqu’elle fut « relevée » par Barthélemy d’Andlau, seigneur ecclésiastique de l’Empire du xve siècle, avec l’aide de son réseau monastique et l’apport d’un petit « milieu » intellectuel bâlois dont il était proche. On apercevra, dans les deux cas, que les savoirs ne sont pas neutres et que leur portée s’éclaire par les usages et les appropriations qui en sont faits – que l’on soit à la frontière de l’oraculaire et de l’apocalyptique, comme pour les récits de vision, dont l’étude de Cédric Lotz montre très bien les conditions heurtées ou favorables de diffusion, et l’étonnante dimension intertextuelle, ou qu’il s’agisse d’une entreprise méthodique de préservation, non imperméable d’ailleurs aux intérêts politiques d’un prince d’Église, telle que nous l’évoque Georges Bischoff. Nous passons ensuite à la fin du xviiie siècle. Un des jalons importants du processus de relance de l’histoire des sciences des deux dernières décennies aura été la parution, en 1997, des Éléments d’histoire des sciences, sous la direction du philosophe Michel Serres. D’une plume enflammée qu’on ne lui connaissait pas forcément jusqu’alors, celui-ci s’était réservé de dresser un tableau, peut-être excessif mais qui est à juste titre resté célèbre, de cette exceptionnelle conjonction offerte par la capitale de l’Europe napoléonienne entre un modèle politique et un modèle scientifique, tous deux conquérants5. Nombre d’études ont précisé jusqu’à quel point cette reconnaissance exceptionnelle accordée aux savants dans le Paris consulaire et impérial devait au mouvement des Lumières et à sa marche intellectuelle, ou bien au contraire à une œuvre de distinction et d’encouragement entamée par la monarchie administrative. Les recherches n’ont d’ailleurs pas manqué de faire apparaître les points de comparaison possible avec l’essor des sciences camérales en Allemagne, dont seule la statistique d’État attirait vraiment l’attention jusqu’à une époque encore récente6. Mesurer, décompter, administrer : à l’évidence, le moment révolutionnaire et impérial a fait franchir, via l’impératif de mobiliser les ressources, de répondre aux défis de la guerre, de dégager et de valoriser des compétences nouvelles, une sorte de palier à ces pratiques. Quelquefois, il a également renouvelé les institutions qui fabriquaient la consécration des savoirs et des hommes de sciences, ou qui en assuraient la transmission, pour les premiers, et le rayonnement pour les seconds7. L’article qu’Isabelle Laboulais consacre ici à la minéralogie, ses savoirs et ses réseaux entre Ancien Régime et Restauration, autour de la question des collections, et la correspondance inédite qu’elle publie entre un maître à penser allemand de cette discipline et un de ses disciples français (qui instrumentalise cette filiation pour s’ouvrir les portes du prestigieux corps des Mines) donne un aperçu passionnant des enjeux de la vie scientifique de ce temps. Derrière les calculs de Jean-François d’Aubuisson, l’ancien Émigré impatient de se « placer », et le jeux des rivalités entre diverses figures de la chimie, de la géologie et de la minéralogie, depuis l’Institut jusqu’au Collège de France et jusque dans les bureaux du ministre Chaptal, lui-même chimiste de renom, se déroule l’acclimatation à la France des théories du savant allemand Abraham Gottlob Werner, elles-mêmes déjà disputées et en voie d’affaiblissement. Nos contemporains y reconnaîtront certainement, presqu’inchangées, quelques-unes des logiques de ces luttes d’influence qui sont le charme discret, et néanmoins la face cachée, de la vie scientifique. La « wernerisation de la France », pour reprendre le mot de d’Aubuisson, est aussi un visage de la circulation des idées et des théories d’une rive du Rhin à l’autre, dans une atmosphère d’émulation qui, bien que stimulée par l’essor des nationalismes, n’en était pas moins une expression élevée des idéaux cosmopolitiques. Car c’était aussi l’époque où les savants, qui avaient cessé de travailler pour Dieu comme c’était le cas au moins jusqu’à Newton, œuvraient pour l’amour de l’humanité, et poursuivaient le vœu du mouvement des Lumières tel que l’évoquait Cassirer : installer l’homme dans le monde. La belle étude que Guillaume Ducœur consacre à la carrière du grand savant allemand du xixe siècle Max Müller et à son grand œuvre, le déchiffrement du Rig Veda, auquel concoururent de manière exemplaire des orientalistes français tels que Burnouf, mais aussi des institutions académiques et des figures savantes dispersées sur tout le continent, de Londres à Saint-Pétersbourg, en montre un autre visage : la connaissance des religions de l’Inde ancienne, entre Oxford, Strasbourg, et Paris, mobilisait les énergies d’une véritable communauté d’intelligences, dont les rivalités n’éteignaient pas le sentiment d’identité et de fierté collective. L’investissement consenti par l’Allemagne bismarckienne puis wilhelmienne dans la création d’une Université de grand renom à Strasbourg, dont témoigne la brève nomination d’un grand esprit tel que le sanskritiste Max Müller à la Kaiser-Wilhelms-Universität, n’est évidemment pas qu’une affaire de prestige dans le cadre de la querelle des deux nations enflammée par la guerre de 1870 et par ses suites : il est, d’abord, le fruit du respect que l’on accordait aux savoirs scientifiques, et plus généralement au savoir lui-même, à la fin du xixe siècle, au cœur du continent européen (et en ce sens il est d’ailleurs dans l’exacte continuité des efforts du milieu intellectuel qui secondait l’abbé de Murbach au xve siècle). La disparition de la chaire de Max Müller, en 2009, nous dit assez que ce temps n’est plus. Renaîtra-t-il ?

1 Pour s’en convaincre, on lira Dominique Lecourt, Pour une critique de l’épistémologie (Bachelard, Canguilhem, Foucault), Paris, Maspero, 1972. Pour

2 On se souvient que Foucault avait rendu hommage à sa synthèse sur l’histoire de la biologie: François Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l

3 Citons notamment Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique? La construction des savoirs africanistes en France, 1878-1930, Paris

Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en France sous la iiie République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.

4 Voir ainsi Gisèle Séginger (dir.), La mise en texte des savoirs, Strasbourg, PUS, 2010, et Le Vivant (Romantisme, n° 154, 2001). Le séminaire « 

5 Michel Serres, « Paris 1800 », dans ID. (dir.), Éléments d’histoire des sciences, Paris, Larousse, 1997, p. 503-539.

6 C’est évidemment un des objets de l’activité d’un programme ANR comme Euroscientia, auquel l’EA Arche est partie prenante par l’intermédiaire d’

7 Dans le mémoire d’habilitation qu’elle a consacré à l’École des mines de Paris, Isabelle Laboulais a donné une étude exemplaire du recrutement et du

Notes

1 Pour s’en convaincre, on lira Dominique Lecourt, Pour une critique de l’épistémologie (Bachelard, Canguilhem, Foucault), Paris, Maspero, 1972. Pour l’évolution récente, voir : « Histoire et sociologie des sciences. Approches critiques », Annales HSS, 50, 1995, n°3 ; Dominique Pestre, « Science des philosophes, sciences des historiens », Le Débat, 102, novembre-décembre 1998, p. 99-106 ; David N. Livingstone, Putting Science in its Place: Geographies of Scientific Knowledge, Chicago, University of Chicago Press, 2003.

2 On se souvient que Foucault avait rendu hommage à sa synthèse sur l’histoire de la biologie: François Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970.

3 Citons notamment Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique? La construction des savoirs africanistes en France, 1878-1930, Paris, Éditions de l’EHESS, 2002, et Pierre Singaravélou,

Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en France sous la iiie République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.

4 Voir ainsi Gisèle Séginger (dir.), La mise en texte des savoirs, Strasbourg, PUS, 2010, et Le Vivant (Romantisme, n° 154, 2001). Le séminaire « Représenter la nature » de notre équipe en est une autre illustration.

5 Michel Serres, « Paris 1800 », dans ID. (dir.), Éléments d’histoire des sciences, Paris, Larousse, 1997, p. 503-539.

6 C’est évidemment un des objets de l’activité d’un programme ANR comme Euroscientia, auquel l’EA Arche est partie prenante par l’intermédiaire d’Isabelle Laboulais et d’une ancienne collègue, à présent dans le groupe Modernités & Révolutions de l’Université de Paris 1, Christine Lebeau.

7 Dans le mémoire d’habilitation qu’elle a consacré à l’École des mines de Paris, Isabelle Laboulais a donné une étude exemplaire du recrutement et du fonctionnement de l’une de ces dernières, associée de près qui plus est à la naissance d’une tradition typiquement française, celle des « grands corps » (Isabelle Laboulais, La Maison des mines. La genèse révolutionnaire d’un corps d’ingénieurs civils (1794-1814), Rennes, PUR, 2012).

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Référence papier

Nicolas Bourguinat, « Présentation », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 2 | 2013, 7-11.

Référence électronique

Nicolas Bourguinat, « Présentation », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [En ligne], 2 | 2013, mis en ligne le 20 octobre 2022, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=436

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Nicolas Bourguinat

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