La notion d’au-delà, c’est-à-dire d’un ou plusieurs lieux destinés à accueillir les défunts, est un trait commun à toutes les religions, qu’elles soient monothéistes ou polythéistes. L’une de ses caractéristiques principales est d’être invisible pour la plupart des mortels, desquels se démarquent les héros, prophètes, saints et autres visionnaires.
Ces personnages hors du commun vont ainsi parcourir ces lieux tantôt terrestres, tantôt cosmiques, seuls ou conduits par un ou plusieurs guides, in corpore ou in spiritu. C’est par ce biais que le monde des morts est révélé aux vivants, laissant même à la postérité de véritables récits de voyages, sortes de guides permettant de se préparer à cette « vie » future. On y trouve ainsi des descriptions, parfois très détaillées, des différents endroits qui composent ce monde, des créatures qui l’habitent, éventuellement du déroulement pénitentiel qui y a lieu, révélant par là les souffrances endurées par les âmes des trépassés. Mais si les lieux infernaux tiennent une place importante dans ces récits, des endroits paradisiaques sont également dépeints de bien des façons.
Depuis les catabases antiques jusqu’aux mystiques médiévales, les récits de visions se sont transmis et ont largement circulé, donnant naissance à un véritable genre littéraire, qui a eu ses « best-sellers ». Plusieurs centaines de récits sont ainsi parvenus jusqu’à nous, et certains comme la Vision de Tnugdal au Moyen Âge nous sont connus grâce à plus de trois cents manuscrits, dont la moitié consiste en des traductions en quinze langues différentes1. À titre de comparaison, la Chanson de Roland et le Nibelungenlied ne sont conservés respectivement que grâce à sept et trente-quatre manuscrits.
Ces nombreux textes revêtent un double intérêt pour la question qui nous concerne dans ce dossier : celui de la forme, et celui du fond. Le premier aspect que je me propose de traiter est celui de la transmission du genre littéraire qu’est le récit de vision. Nous verrons que la forme, ancienne, est passée des civilisations mésopotamiennes à l’Europe médiévale en transitant par le monde grec et hébraïque. Une transmission sur une période aussi longue n’a cependant pas pu se faire sans des adaptations et des ajustements permanents, faisant ainsi évoluer le genre. En me concentrant sur les aspects principaux de ces changements, je tenterai d’en donner un bref aperçu. Les phases ainsi établies me permettront ensuite de m’intéresser au contenu de ces textes. Il ne sera pas question de comparer les conceptions de l’au-delà, mais bien les connaissances transmises par ces textes qui, pour la plupart, ont un véritable but d’instruction.
Si les récits de visions ont eu un tel succès, c’est parce qu’ils permettent dans un premier temps de voir l’invisible, et c’est par ce biais qu’ils autorisent dans un second temps l’intégration d’un véritable programme éducatif. Je me concentrerai pour cette partie sur le corpus chrétien, qui représente la plus grande partie du genre. Le caractère indubitablement religieux de ces textes en fait ainsi un outil de la transmission de certains savoirs, notamment théologiques. On voit par exemple certains de ces récits être utilisés pour populariser de nouveaux concepts tels que le purgatoire, ou pour dynamiser certaines pratiques comme la confession. Mais en plus de cette recherche d’efficacité, on note le caractère éminemment « actuel » de plusieurs récits de visions, dans la mesure où ils témoignent de l’avancée des connaissances de leur temps. Ils contribuent ainsi à transmettre de nouveaux savoirs à un public plus large.
La transmission d’un genre
De toutes les questions métaphysiques que l’on puisse se poser, celle de la survivance de l’être semble avoir toujours été de première importance. En effet si l’énigme des origines revêt un caractère que l’on pourrait qualifier de purement spéculatif, celle du devenir est toute autre. Le devenir a la particularité non seulement d’être inévitable, mais aussi et surtout d’être très proche en comparaison du temps des origines, rendant sa compréhension presque urgente.
Cette interrogation sur la vie après la mort a certes obtenu des réponses diverses, certaines étant même radicalement opposées aux autres, nous le verrons, mais toutes placent cette « vie future » dans un ou plusieurs lieux constituant un « au-delà ». En tant que lieu invisible, ou du moins inaccessible, sa connaissance ne peut être établie que grâce à des êtres extraordinaires qui réussissent non seulement à y aller, mais aussi et surtout à en revenir. Dans chaque cas, le témoignage d’une telle vision mérite d’être conservé pour l’édification et l’instruction de tous, donnant ainsi naissance à un véritable genre littéraire.
Nous avons ainsi hérité des premières civilisations de l’écrit plusieurs descriptions de l’au-delà, parmi lesquelles des visions. L’épopée de Gilgamesh, célèbre œuvre littéraire parmi les plus anciennes puisque nous en possédons plusieurs vestiges datés des xviiie et xviie siècles avant notre ère, contient un tel témoignage2. Il s’agit du récit des exploits de Gilgamesh, roi de la ville d’Uruk, et d’Enkidu, personnage créé par la déesse de la ville pour remettre le roi dans le droit chemin. Après qu’ils sont devenus amis à la suite d’un duel, Enkidu est puni par les Dieux pour avoir commis des actions contraires à sa mission initiale et se retrouve alité sous le poids de la maladie. Durant son sommeil, il apprend qu’il va mourir et parcourt l’au-delà ; à son réveil, il en fait la description à Gilgamesh3.
La Vision de Kummâ4, rédigée en Assyrie au milieu du viie siècle av. J.-C., relate quant à elle la volonté du prince Kummâ de voir le Pays des morts, contrôlé par Ereshkigal et son époux Nergal. Ce souhait lui est accordé, puisque son âme est ravie lors d’un rêve. Le héros, après avoir pu parcourir ce monde souterrain, finit par rencontrer Nergal, lequel manque de le tuer avant de le renvoyer avec pour mission de répandre la gloire de son nom.
Plusieurs autres textes mésopotamiens ont également leur place dans cette étude. Il s’agit des relations de la descente dans l’au-delà de plusieurs divinités, généralement dans le cadre d’une lutte de pouvoir à propos du trône de ce royaume souterrain. Nous avons ainsi affaire à des voyages physiques, et non oniriques ou extatiques, qui posent les premiers jalons d’un type spécifique de vision de l’au-delà : la catabase. Ce terme désigne une vision in corpore, c’est-à-dire que le héros descend lui-même dans le monde des morts dans un but bien précis, et qu’il parvient à en revenir. Dans la littérature mésopotamienne,
La descente d’Inanna aux Enfers5, La descente d’Ishtar aux Enfers6 ou encore Baal et le Royaume souterrain7 sont les représentants principaux de cette catégorie, au même titre qu’un ajout tardif à L’épopée de Gilgamesh évoquée plus haut8. Dans ce dernier texte, le héros éponyme envoie Enkidu dans le monde souterrain afin d’y retrouver ses attributs de pouvoir. Enkidu n’ayant pas suivi les recommandations du roi pour ne pas se faire repérer, il se retrouve prisonnier de la « terre sans retour », mais un dieu intervient à la demande de Gilgamesh en permettant à l’âme du visionnaire de remonter à la surface. C’est grâce à cette intervention qu’Enkidu peut décrire les Enfers à son ami et répondre à ses questions concernant l’au-delà. Ce dernier texte est important car il met en scène la descente dans le Monde des morts d’un homme, et non d’un dieu.
Cette littérature mésopotamienne s’est largement répandue dans tout le Proche-Orient, en suivant notamment l’expansion de l’empire babylonien puis assyrien, comme en témoignent les vestiges retrouvés à de nombreux endroits. De fait, des contacts et des échanges ont lieu avec le monde grec émergeant dès le viiie siècle, ainsi qu’avec la culture hébraïque. Dans chaque cas, des influences se font nettement sentir.
La mythologie grecque, à l’instar de la mythologie mésopotamienne, a produit un grand nombre d’histoires concernant les héros mais aussi les dieux et leurs rapports souvent tumultueux, aussi bien entre eux qu’avec les hommes. Nous avons en effet affaire à des récits d’aventures lointaines, vécues par des héros surhumains qui rencontrent des dieux et qui terrassent des monstres9. Parmi ces récits, plusieurs reprennent le motif de la catabase, dont certains figurent au nombre des classiques de la littérature occidentale. Ulysse au chant XI de l’Odyssée, Orphée secourant Eurydice, Héraclès remontant de l’Hadès avec Thésée, sont autant de figures héroïques qui rappellent Gilgamesh et Enkidu par plusieurs aspects.
Reprenant nombre de récits grecs à leur compte, les Romains ont par conséquent développé les mêmes motifs visionnaires. Pour l’Énéide, qui raconte l’histoire du Troyen Énée, ancêtre mythique du peuple romain, Virgile s’est largement inspiré de l’Iliade et de l’Odyssée : outre les grandes lignes du récit, on retrouve l’épisode de la descente aux Enfers (chant VI), qui est certainement le plus connu de cette épopée. Ce motif se retrouvera même dans la Bible, dans laquelle est évoquée la descente du Christ aux Enfers durant les trois jours qui séparent sa crucifixion de sa résurrection. Il en ressort avec tous les justes morts avant lui10. Le caractère initiatique de ces catabases, lié aux images infernales qu’elles véhiculent, sont sans aucun doute à l’origine de ce succès.
Outre les récits mythologiques, d’autres récits doivent être pris en compte ici ; trois d’entre eux sont particulièrement intéressants. Le premier est dû à Platon, dans le chapitre X de la République11, tandis que les deux autres sont de Plutarque, dans le chapitre sur Les délais de la justice divine et dans celui sur Le démon de Socrate, insérés respectivement aux tomes VII et VIII de ses Œuvres morales12. Socrate, dans la bouche de qui Platon place le récit, nous raconte l’expérience visionnaire vécue par Er, laissé pour mort sur un champ de bataille et qui finit par revenir à la vie alors que ses proches le plaçaient sur le bûcher. Il leur raconte alors son voyage dans les lieux de l’après-vie, en suivant les recommandations des juges des âmes qui lui ont assigné le rôle de « messager de l’au-delà ». Le premier récit de Plutarque reprend le même schéma que celui présenté par Platon. Il relate la vision qu’a eue Thespésios suite à une chute sur la nuque qui le fit tomber en léthargie. Après trois jours, lorsque ses proches voulurent l’ensevelir, il rouvrit les yeux et leur fit le même type de révélation qu’Er. La particularité du texte de Plutarque est qu’après sa vision, Thespésios change radicalement de vie, ajoutant par là une dimension ontologique importante pour la suite de l’évolution du genre. Enfin, dans Le démon de Socrate13, Plutarque nous relate l’expérience vécue par Timarque lorsqu’il est allé consulter l’oracle de Trophonios. Après les rites purificateurs, Timarque descend dans l’antre oraculaire : c’est lors de ce rituel, appelé l’incubation, pendant lequel le demandeur se retrouve seul dans la demeure du dieu, que la vision intervient. Dans les trois récits évoqués ici, les visionnaires assurent que leur âme est sortie de leur corps14, nous plaçant ainsi en présence évidente de visions in spiritu.
Parallèlement à son développement dans la civilisation gréco-romaine, la littérature de vision a connu un essor semblable dans la culture juive. Nous savons les rapports qui lient les Hébreux à Babylone, ainsi que l’origine sumérienne d’Abraham15. En dehors des multiples emprunts identifiés, comme l’épisode du Déluge issu notamment de L’épopée de Gilgamesh, la culture juive a donné naissance à la littérature apocalyptique, composée d’exposés cosmologiques et eschatologiques16. Je retiendrai ici deux exemples majeurs de ces apocalypses17 : la première est contenue dans le Livre d’Henoch, et la seconde dans le Quatrième livre d’Esdras.
Ces textes sont qualifiés d’apocalypses, c’est-à-dire de révélations, car Dieu parle directement ou par un intermédiaire angélique à un être particulier, le prophète. Il faut comprendre par là que vision et audition forment un tout, la parole étant toujours utilisée pour commenter ce qui est vu. La notion d’explication, voire d’interprétation, est ici essentielle, faisant véritablement de la vision un outil de la révélation. Le Livre d’Henoch constitue la plus ancienne apocalypse judéo-chrétienne, rédigée probablement au iiie siècle avant notre ère18. Henoch est un patriarche antédiluvien qui est le premier à bénéficier de l’enseignement des anges et à en faire profiter les hommes. À ce titre, il est l’exégète des écrits célestes. Dans la première partie du récit, Henoch est conduit physiquement devant Dieu et les anges, qui lui font visiter les lieux célestes et infernaux19. Le genre apocalyptique se développera ensuite dans un contexte de crise pour les tenants du judaïsme, confrontés à la domination romaine.
C’est probablement vers la fin du ier siècle après J.-C. que le Quatrième livre d’Esdras a été rédigé20. Esdras, un scribe, reçoit plusieurs fois la visite d’un ange, Uriel, qui répond à ses questions. S’il s’agit ici d’apparitions, l’ange faisant des révélations au prophète, et non pas de visions au sens strict, ce texte revêt néanmoins une grande importance pour l’évolution future de la littérature visionnaire. Le personnage d’Esdras a en effet été réutilisé dans plusieurs autres versions, plus tardives21. La plus ancienne, la Vision du bienheureux Esdras, nous relate le voyage, physique encore une fois, du scribe en enfer, accompagné de sept anges. Il y accède en descendant un escalier et est amené à voir les peines réservées à différentes catégories de pécheurs. Enfin, Esdras est conduit au paradis où il est amené à converser avec Dieu.
Pour compléter le tableau des apocalypses judéo-chrétiennes, je mentionnerai deux autres textes qui ont eu un succès considérable par la suite. Tout comme la Vision d’Esdras, l’Apocalypse de Pierre et l’Apocalypse de Paul ont eu une influence majeure, malgré les condamnations de certains théologiens. L’Apocalypse de Pierre, le plus ancien de ces trois textes puisqu’il est daté du iie siècle après J.-C., a ainsi d’abord fait partie des ouvrages canoniques adoptés par l’Église avant d’en être exclu par le concile de Carthage, en 397. Sa description de l’enfer a inspiré celle de l’Apocalypse de Paul, ou Vision de saint Paul, texte qui a été beaucoup plus décrié, voire condamné, et qui a connu pourtant une postérité considérable. La condamnation la plus vive a été celle de saint Augustin qui, de façon générale, exprimait son aversion pour les récits apocalyptiques et leur conception eschatologique22. Ce texte a connu plusieurs versions, la première datant probablement du iiie siècle après J.-C., ainsi que de nombreuses traductions23. À la version la plus longue, antérieure au vie siècle, ont succédé des versions courtes à partir du ixe siècle. La plus répandue, la rédaction IV, nous est parvenue dans trente-sept manuscrits. Saint Paul est conduit à travers un au-delà vaste en suivant un schéma cosmique, c’est-à-dire un cheminement vertical. La nature de cette vision demeure cependant incertaine, comme il est dit dans la deuxième épître de Paul aux Corinthiens qui sert de point de départ à sa vision24. Toutefois, dans les trois textes évoqués dans ce paragraphe, nous avons affaire aux premières mentions, dans le genre visionnaire, d’un enfer véritablement suppliciant.
L’Apocalypse de Paul a servi de prototype à toutes les visions médiévales de l’au-delà, qui représentent un corpus conséquent formé de plusieurs dizaines, voire d’une centaine de récits différents25. Leur apparition peut être datée de la deuxième moitié du vie siècle, lorsque ce type de récit va véritablement trouver grâce auprès des autorités ecclésiastiques. On retrouve ainsi de multiples récits de visions de l’au-delà dans les œuvres de Grégoire de Tours et de Grégoire le Grand.
Dans son Histoire des Francs, Grégoire de Tours relate deux visions de l’au-delà qu’il affirme tenir des visionnaires eux-mêmes26 ; de la même manière, le pape Grégoire ier utilise dans le quatrième livre de ses Dialogues des récits de visions afin d’illustrer ses propos théologiques27. Au viiie siècle, deux œuvres apportent une dernière pierre de fondation à l’édifice de la littérature visionnaire médiévale. Bède le Vénérable tout d’abord, avec son Histoire ecclésiastique du peuple anglais en relatant la Vision de Fursy (III, 19) ainsi que la Vision de Drythelm (V, 12). La Vision de Barontus enfin, datant du début du siècle, est un récit indépendant censé avoir été mis par écrit par le visionnaire lui-même28.
Sur cette base solide vont se greffer durant tout le Moyen Âge de nombreux autres récits relatant des voyages dans l’au-delà, en prenant généralement soin de mentionner saint Grégoire, Bède ou un autre visionnaire reconnu en guise de légitimation. Le genre se développe véritablement, donnant naissance à un grand nombre de textes, lesquels ne connaîtront cependant pas tous le même succès. La renommée de l’auteur ou du compilateur, en effet, est à ce titre primordiale. Outre les grands noms cités précédemment, nous pouvons ajouter ceux de saint Boniface, Walafrid Strabon, Hincmar de Reims, Hugues de Flavigny, Pierre Damien, Guibert de Nogent ou encore Pierre de Cornouailles29.
Le xiie siècle est une période charnière dans bien des domaines. Pour ce qui est de la littérature visionnaire, cette dernière suit l’élan général en tentant d’apporter des réponses aux nouvelles interrogations. Pour ce faire, certains se sont attachés à des moyens pour ainsi dire classiques en voulant se réclamer d’une continuité indiscutable. D’autres se sont quant à eux lancés dans une voie nouvelle, empreinte de cette spiritualité qui se développe considérablement depuis le début du siècle.
Le tournant marqué au xiie siècle est double : apogée de la production visionnaire, et émergence d’un scepticisme tournant parfois à l’opposition à ce genre30. On dénombre six visions caractéristiques d’une recherche de continuité, produites en une centaine d’années, entre 1115 et 1215 : la Vision d’Albéric, la Vision de Tnugdal31, le Purgatoire de saint Patrick, la Vision de Gottschalk32, la Vision du moine d’Eynsham33 et enfin la Vision de Thurkill34. Tous ces textes sont longs, voire très longs pour certains (environ 7000 mots pour Albéric, 95000 pour Gottschalk), et par conséquent développent avec précision les événements et les lieux traversés par les visionnaires. Le détail avec lequel sont décrits l’état physique du visionnaire et les lieux de l’au-delà se heurte en effet avec la réflexion de certains penseurs, héritiers notamment de saint Augustin, sur la corporéité de ces lieux, de l’âme et des châtiments qui peuvent lui être infligés35. Certains auteurs se sont donc essayés à une nouvelle façon de présenter l’au-delà, mais sans pour autant en changer les caractéristiques intrinsèques36. L’effort était par conséquent voué à l’échec, signant le coup d’arrêt d’un genre à bout de souffle. L’auteur de la Vision de Thurkill, le dernier texte du genre que l’on peut qualifier de traditionnel pour le Moyen Âge, affirme dans sa préface être tout à fait conscient de ce mouvement d’incrédulité face aux voyages de l’âme dans l’au-delà. Ainsi, en plus de citer des récits similaires au sien, il nous rapporte que chaque expérience de ce type est mise en doute par certains, si elle n’est pas carrément jugée futile et sans valeur37.
Ce type de visions va continuer à circuler, mais très peu de nouveaux textes vont venir alimenter ce corpus. En dehors des visions qui circulent au sein d’ouvrages historiographiques, comme la Vision de Thurkill ou la Vision de Gunthelm, la majorité va être compilée, sous forme abrégée, dans des recueils d’exempla que l’on doit généralement aux Cisterciens. D’autres encore vont bénéficier de l’essor de la littérature en langues vernaculaires et faire l’objet de traductions. Le Purgatoire de saint Patrick et la Vision de Tnugdal nous sont ainsi parvenus dans plusieurs versions38. Enfin, je ne peux évidemment pas évoquer la littérature vernaculaire sur l’au-delà sans évoquer la Divine comédie de Dante Alighieri, composée dans le premier quart du xive siècle. L’auteur y évoque explicitement l’Énéide (il est d’ailleurs guidé en enfer par Virgile) ainsi que la Vision de saint Paul39, desquels il s’est sans nul doute inspiré afin de décrire son voyage en enfer, au purgatoire et au paradis.
Parallèlement à ces grandes visions, on assiste à l’émergence d’une voie nouvelle qui va permettre au genre de perdurer un certain temps. Ce renouvellement suit des changements profonds de la société, dans laquelle ni le visionnaire ni la vision en elle-même n’ont plus la même fonction. On voit en effet apparaître des inadéquations entre le visionnaire et sa tâche. Or apparaît dans le même temps un autre type de visionnaire dans la région rhénane qui témoigne de l’évolution du genre, et dont la renommée ne s’est pas fait attendre.
Si le genre de la littérature visionnaire a perduré tout au long du Moyen Âge, le but recherché n’a pas toujours été le même. En effet les visions de l’- ont en cela suivi l’évolution des conceptions théologiques et des préoccupations de l’Église. Ainsi durant le Haut Moyen Âge, les textes relatant ce type d’expériences devaient montrer à tous l’existence d’un lien entre le monde des vivants et le monde des morts. Par la suite le développement croissant de la justice, aussi bien laïque qu’ecclésiastique, a donné lieu à des récits promouvant la « comptabilité » pénitentielle et jusque-là, dans l’un et l’autre cas, le but était de montrer à chacun ce qui l’attend après sa mort. Pour cela, l’accent avait été mis sur la géographie de l’au-delà. Or à partir du xiie siècle, une fois cette représentation de l’au-delà ancrée dans l’imaginaire collectif grâce aux textes et au concours des bas-reliefs et de l’iconographie, il a fallu donner un rôle à cet au-delà non plus pour les morts, mais pour les vivants.
Cette volonté a ainsi donné lieu à deux perspectives différentes. La première consiste à dresser un tableau accusateur de la société, notamment ecclésiastique, et à donner des exemples de vies à suivre pour bénéficier d’un temps de purgatoire réduit40. Les visions d’Hildegarde de Bingen (v. 1098-1179) sont, elles aussi, destinées à servir aux vivants, mais la méthode est totalement différente. Hildegarde a été une visionnaire toute sa vie durant, expérimentant ainsi non pas une, mais plusieurs dizaines de visions, à l’instar des prophètes de l’Ancien Testament auxquels elle se compare parfois. Dans ses trois ouvrages, Hildegarde relate ce que Dieu lui montre, et à chaque fois tout ou partie de l’au-delà y est évoqué41. Elle décrit donc ce qu’elle voit, mais l’explication de ces choses vues émane directement de Dieu, dont c’est donc la voix qui est mise par écrit. Ainsi, du visionnaire-témoin du Haut Moyen Âge et du Moyen Âge central, le genre du récit de visions de l’au-delà se retrouve porté, à partir du xiie siècle, par un visionnaire-prophète transmettant directement la parole divine.
C’est d’ailleurs là un autre point d’importance. Il apparaît qu’en règle générale, jusqu’aux xiie-xiiie siècles, le visionnaire et le rédacteur sont deux personnes distinctes, que le premier soit lettré ou non. On recense aussi bien des laïcs que des clercs visionnaires (les paysans Thurkill et Gottschalk, les chevaliers Tnugdal et Oweyn, les moines Gunthelm et Edmund), mais le rédacteur est en revanche toujours un clerc, qui traduit le récit du visionnaire en latin et le met par écrit. Plusieurs intermédiaires peuvent toutefois s’intercaler entre visionnaire et rédacteur42. Le cas de la Vision d’Albéric est en cela remarquable. La vision de ce garçon de dix ans a été mise par écrit au Mont-Cassin, où il entra plus tard en tant que moine. Après avoir appris à lire et à écrire, la transcription de sa vision arrive entre ses mains. Étonné, il accuse le rédacteur de création, de mensonges et de modifications non autorisées43. La mystique a réglé le problème de cette source de suspicions en introduisant une écriture directe, ou en tout cas contrôlée. Hildegarde de Bingen a précisément décrit ce processus, lors duquel elle écrit ce qu’elle voit directement sur des tablettes de cire, lesquelles sont reprises ensuite par son assistant. Connaissant le latin, elle est donc à même de contrôler le résultat final44.
Ce nouveau type de visionnaire, pour reprendre la terminologie employée par Max Weber, acquiert un type d’autorité religieuse par souci de légitimation du message45. On passe ainsi du quidam, simple paysan, chevalier ou moine dont les expériences uniques sont rédigées par autrui, à un personnage charismatique contrôlant la rédaction. Cette autorité peut ou non être reconnue par l’Église, en fonction du fait qu’elle soit de type prêtre, c’est-à-dire attestataire, ou de type secte, c’est à dire contestataire. Mais ce changement d’attitude amène la littérature visionnaire vers la mystique, l’éloignant ainsi de la visée utilitaire développée à l’extrême par la Vision de Thurkill.
Ce changement dénote une influence flagrante des récits apocalyptiques des débuts de l’ère chrétienne. En effet, tout comme les apocalypses dont ils s’inspirent, ces textes relatent des expériences cosmiques dans lesquelles l’âme du visionnaire s’élève à travers les cieux. Ensuite, toujours à l’instar des récits judéo-chrétiens, les visions des mystiques du bas Moyen Âge interviennent dans une période de crise. On le voit déjà chez Hildegarde de Bingen. L’abbesse écrit à la période où les mouvements hérétiques cathares sont très actifs en Rhénanie46, Frédéric ier Barberousse lutte contre le pape pendant plus de dix ans… Ainsi Hildegarde prend publiquement la parole contre les Cathares de même que pour exiger une réforme de la morale, et fait usage d’une surprenante liberté de parole, semblable à celle des prophètes de l’Ancien Testament, dans deux lettres qu’elle envoie à l’empereur en 1168, dans lesquelles elle finit par se montrer menaçante47. De la révélation de l’invisible dans les visions traditionnelles du Moyen Âge, nous revenons à la révélation des mystères divins, de la volonté de Dieu, et du temps. La dimension temporelle du contenu des visions y remplace en effet la dimension spatiale. La succession des périodes de l’histoire du monde et la place de chacun dans le temps eschatologique en deviennent alors deux des principaux centres d’intérêts.
Toutefois, peu de mystiques médiévaux dont nous ont été transmises les expériences ont écrit sur l’au-delà, beaucoup se concentrant plutôt sur leur rapport direct avec Dieu. On pourra tout de même en relever certains, comme la vision du paradis que Marguerite d’Oingt (v. 1240-1310) a insérée dans son autobiographie spirituelle. On distingue également l’au-delà à plusieurs endroits du Dialogue de Catherine de Sienne (1347-1380), représentante célèbre de la spiritualité féminine. Il ressort cependant de ces exemples un point, qui est que les femmes visionnaires ne semblent pas s’intéresser, ou en tout cas beaucoup moins, à l’enfer. L’enfer a auparavant été largement plus décrit que le paradis dans les visions de l’au-delà, de même que le purgatoire. Dans les visions masculines, le paradis a en effet bien souvent l’air inaccessible. Ces silences volontaires, associés à la prééminence des hommes dans les lieux sacrés, y compris dans les établissements de moniales, ajoutent à l’impression de contrôle que les hommes d’église exercent sur l’accès au sacré dans toute l’Europe médiévale. D’où la recrudescence de femmes visionnaires et de récits de visions extatiques, qui communient avec le divin48.
On observe une continuité par rapport à la littérature apocalyptique juive puis judéo-chrétienne, notamment dans l’équivalence sémantique entre les deux mots latins revelatio et visio49. Ce dernier sert en effet à caractériser la majorité des récits médiévaux du genre. Il est même possible de remonter plus loin, tant la structure des visions antiques, puis judéo-chrétiennes et enfin médiévales demeure semblable. Cette similitude est identifiable jusque dans le personnage du visionnaire. Si la figure de ce dernier a changé, allant du héros païen au saint chrétien en passant par le prophète vétérotestamentaire, l’archétype est resté le même50. Ainsi les héros guerriers, les martyrs, les saints puis les moines sont des combattants qui luttent pour la gloire (la leur ou celle de Dieu), ils se sacrifient pour les autres, la vision récompensant alors leur courage ou leur dévouement. Les prophètes et les mystiques quant à eux sont non seulement dignes, mais font des visions un usage quasiment technique, relevant par là presque de la divination antique.
Le Moyen Âge semble faire cohabiter toutes les traditions visionnaires dont il a hérité. Les voyages physiques aussi bien que spirituels, provoqués ou non, qu’ils aient lieu durant le sommeil ou sous forme de transe… tous ces points qui caractérisent les récits orientaux et gréco-romains pour certains, judéo-chrétiens pour d’autres, se retrouvent à un moment donné transposés dans la littérature visionnaire médiévale, donnant même lieu à de véritables syncrétismes. S’il est possible de distinguer trois voies différentes, celle du mythe, celle de la mantique, et celle de la révélation, celles-ci se sont régulièrement influencées au point de créer des voies hybrides.
On retrouve ici le raisonnement sur les types de voyages célestes de l’âme, ou psychanodies, établis par Ioan Couliano51. Dans son livre Expériences de l’extase, l’historien des religions a en effet défini un type grec, fortement influencé par la science du temps et par l’astronomie en particulier, ainsi qu’un type juif beaucoup moins rigoureux de ce point de vue. En plus de ces deux catégories il questionne l’existence d’une troisième, mixte, qui serait représentée par les écrits métaphysiques de Platon et de Plutarque. Bien qu’écrits par des Grecs, ces textes relèvent en grande partie du type juif, sur lequel ils ont eu une influence déterminante par la suite.
La dimension ontologique qui ressort du mythe de Thespésios dans les Œuvres morales de Plutarque évoqué précédemment a ainsi déteint sur les visions médiévales. Les visionnaires, parmi lesquels on trouve pour la première fois des chevaliers et des paysans coupables de péchés, se voient gratifiés d’une vision dans le but non seulement de décrire l’au-delà, mais également de remettre leur vie dans le droit chemin dicté par l’Église. On retrouve là le topos du voyage initiatique déjà présent depuis l’Antiquité. Un autre changement important a lieu avec le xiie siècle, c’est celui de la féminisation du genre. En effet depuis l’apparition du genre de la littérature visionnaire et jusqu’au Moyen Âge aucune vision de femme n’est recensée52. Si nous en avons quelques-unes entre le vie et le milieu du xiie siècle, leur nombre explose véritablement avec l’apparition de la mystique et de la spiritualité féminine53.
L’adaptation relève évidemment du cadre religieux, différent en fonction du temps et du lieu. Le personnage du visionnaire a ainsi changé de forme, de même que l’au-delà qu’il est amené à découvrir. Ces changements dans la forme ont permis au genre de la vision de l’au-delà de perdurer et de s’enrichir. L’exemple le plus marquant est bien évidemment la Divine Comédie, qui est rapidement devenue aussi connue que les œuvres d’Homère ou de Virgile dont elle s’inspire, mais il est également possible de citer les poèmes allégoriques de Raoul de Houdenc que sont le Songe d’Enfer et la Voie de Paradis. D’emprunts en refontes, de développements en réductions, le genre a ainsi évolué au fil des siècles, s’adaptant à l’usage pour lequel on le destinait.
Un genre de transmission
J’ai déjà rappelé les types proposés par Ioan Couliano et évoqué leur rapport aux connaissances scientifiques contemporaines des textes qui y sont rattachés. Ainsi depuis l’Antiquité mésopotamienne mais surtout grecque, les visions de l’au-delà ont pu servir à véhiculer de nouveaux savoirs concernant les astres et la position de la Terre. Si l’astronomie a poursuivi sa progression au Moyen Âge, c’est cependant du côté du monde musulman. Et même si les traités de ces penseurs orientaux sont petit à petit parvenus jusqu’en Occident, de même que certains textes grecs, les préoccupations sotériologiques et eschatologiques des visions de l’au-delà ancraient le plus souvent ces dernières sur Terre.
Afin de déterminer la place qu’occupe ce genre littéraire dans la transmission de connaissances neuves, il faut d’abord établir le parcours d’un récit de vision, de sa production à sa réception. Les visions de l’au-delà ne diffèrent en cela aucunement du reste de la production littéraire médiévale. L’écrit relève majoritairement des scriptoria monastiques, dans lesquels sont créés ou copiés les manuscrits. Les récits de voyage de l’âme ou du corps dans l’au-delà sont donc l’œuvre de moines lettrés. Si l’on imagine aisément le scribe versé dans toute cette littérature visionnaire, il faut également avoir conscience du fait que ces récits de visions ont toujours eu vocation à être diffusés, d’une façon ou d’une autre. Ainsi la culture orale est primordiale pour véhiculer cet aspect de la culture médiévale. En dehors des murs du monastère, c’est bien par la parole qu’est communiquée toute cette littérature visionnaire, à la messe (nous avons vu que le caractère apocryphe de plusieurs grandes visions n’a pas empêché leur diffusion), lors de prêches, ou par des récits folkloriques. Les légendes chrétiennes savent pour cela s’adapter au substrat païen et s’intégrer dans la culture locale.
Concernant leur crédibilité, voire même leur véracité, il faut accepter que les contemporains de ces visions leur accordaient une importante signification, à tel point que certains membres du clergé jugèrent utile de les conserver par écrit. Chercher à les déterminer en tant qu’œuvres fictives ou non n’a alors pas de sens en ce qu’elles sont des faits culturels, et qu’à ce titre elles méritent par conséquent d’être étudiées.
Qu’un moine lettré soit à l’origine d’un manuscrit relatant une vision de l’au-delà implique un certain nombre de possibilités quant aux connaissances mises en œuvre pour sa rédaction. Premièrement, il y a la transmission d’un héritage littéraire dont le parcours vient d’être posé dans les grandes lignes, et qui parfois est clairement énoncé. Deuxièmement, il y a l’actualisation des connaissances théologiques, lesquelles évoluent notamment en fonction des débats et autres controverses. Enfin, troisièmement, il y a la transmission, voire la vulgarisation, de savoirs généraux sur l’époque. Si le premier point peut être ramené à une simple culture littéraire, les deux suivants sont eux véritablement vecteurs de savoirs. Ce sont donc ceux-là que nous allons explorer maintenant.
Les visions de l’au-delà, si elles ne sont pas forcément vécues dans un cadre strictement religieux, sont au moins rédigées et transmises par ce biais54. L’intérêt théologique de l’auteur est alors généralement discernable. Le premier élément à prendre en compte est celui du contexte de transmission du texte. At-il été diffusé de façon indépendante ? Dans une vie de saint ? Dans une chronique ? La nature de son cadre est en effet importante. Une vision indépendante révèle un texte intéressant pour lui-même, tandis que dans une hagiographie ou une historiographie la vision n’est qu’une étape dans un déroulement plus important.
Les visions contenues dans des ouvrages hagiographiques sont celles qui sont le moins susceptibles d’apporter quelque chose d’un point de vue intellectuel. De fait elles insistent généralement sur le personnage du saint, se contentant de décrire l’expérience visionnaire et ce qui l’entoure de façon très sommaire. Il en va de même pour certains textes très courts qui peuvent être insérés dans des écrits historiographiques par exemple. Aucun de ces récits ne développe autre chose que des lieux communs de la littérature visionnaire. Afin d’alimenter notre propos, il faudra plutôt nous tourner vers des visions dont la matière est plus conséquente et qui ont été rédigées à une période de débat et de profond renouvellement. C’est pourquoi je m’intéresserai essentiellement aux grandes visions du xiie siècle, véritables miroirs des réflexions doctrinales et liturgiques de leur temps.
Un premier exemple des réflexions dont les savoirs ont pu être transmis par le biais de la littérature visionnaire est celui de la pratique de la confession. C’est à partir du concile de Latran IV, en 1215, que la confession auriculaire, de la bouche du pécheur à l’oreille du prêtre, est rendue obligatoire au moment des fêtes de Pâques par le canon 21 (Omnis utriusque sexus). Le concile n’a fait là que généraliser une pratique qui portait la chrétienté vers la confession depuis au moins un siècle. Mais la confession, si elle se pratiquait déjà avant Latran IV, était loin d’être une pratique courante. Alexander Murray a étudié la confession avant 1215 en analysant des textes hagiographiques55. Il en ressort que Lanfranc et Anselme, tous deux archevêques de Cantorbéry respectivement au xie et au xiie siècle après avoir séjourné plusieurs années en France, ont amorcé une réforme visant à développer la confession auriculaire des laïcs. Ce mouvement semble naître au xie siècle dans la pensée de l’école de Laon, avant que Paris ne devienne le centre théologique que l’on connaît.
La Vision de Thurkill insiste à plusieurs moments sur la pratique de l’aveu du péché en confession auprès d’un prêtre. Ainsi le dimanche, alors que
Thurkill est toujours allongé, le prêtre demande aux paroissiens de prier pour lui afin qu’il puisse se confesser avant de mourir. De même lorsque le visionnaire, accompagné de ses guides, rencontre le démon qui les mènera en enfer. Ce dernier maltraite alors l’âme d’un des « grands du royaume d’Angleterre », décédé subitement sans confession56. Enfin, deux convers plongés dans l’étang purgatoire sont coupables d’avoir trahi la confession d’autrui57. On trouve deux situations distinctes dans ces trois mentions. La première situation concerne la confession sur le lit de mort, condition à l’obtention du « viatique du corps du Seigneur », sacrement avec lequel elle est mentionnée à chaque fois. La seconde situation concerne en revanche la confession que deux convers ont trahie en en révélant le contenu.
Alexander Murray avait déjà posé ce rapport entre confession et miracula58, les deux poursuivant le même but. Les multiples changements en cours aux xiie et xiiie siècles, liés à des incertitudes sur la condition humaine et son avenir, amènent à des réflexions sur la place de l’homme. On repense ainsi sa place parmi les vivants, mais également parmi les morts, ainsi que les liens qui peuvent exister entre ces deux mondes.
Le xiie siècle est depuis de nombreuses années maintenant considéré par les médiévistes comme la période lors de laquelle apparaît la notion d’individu. Ce discours, on l’a vu, est corroboré par l’apparition progressive de la confession auriculaire, individuelle et individualisée. Toutefois, pour reprendre l’argument avancé par Carolyn W. Bynum, il est peut-être plus correct de parler de prise de conscience de l’individu en tant que membre d’un groupe, voire en tant que modèle d’un groupe59.
Les apparitions et les récits de visions mettent l’accent, au moins depuis Bède le Vénérable, sur les relations entre la communauté des vivants et les individus décédés en insistant sur l’utilité et la nécessité des suffrages des premiers pour les seconds. Il s’agit là d’un topos de la littérature visionnaire et d’apparition. On note deux types de suffrages : le premier, individuel, est destiné à écourter le passage d’une seule âme dans les lieux purgatoires ; le second, général, doit permettre aux âmes qui ne sont pas encore assez pures pour accéder au paradis terrestre d’y arriver60.
Le premier cas est largement développé dans la vision de Thurkill. Le visionnaire apprend en effet durant son séjour dans l’au-delà le nombre de messes nécessaires à chaque personne qu’il reconnaît dans les lieux purgatoires pour qu’elles en soient libérées61. L’auteur s’indigne également des prêtres qui ne remplissent pas leurs devoirs. Il précise pour cela que celui torturé dans le théâtre démoniaque n’avait pas rempli son office pastoral ni « ne s’était acquitté dignement des messes ou des prières d’intercession pour lesquelles il avait reçu des prébendes temporelles62 ». On recense ainsi beaucoup d’autres récits, des apparitions de revenants notamment, louant les bienfaits des prières individualisées d’intercession63.
Dans le second cas, celui des prières d’intercession collectives, c’est traditionnellement la période de Pâques qui joue un rôle important. Plusieurs visions ont d’ailleurs lieu à cette période de l’année, comme celle d’Edmund d’Eynsham ou celle qu’a eue un moine cistercien de Vaucelles64. Or une autre fête chrétienne, créée au xie siècle, s’est spécialisée dans ce domaine de l’intercession collective. Le Jour des morts a été fixé au 2 novembre, le lendemain de la fête de tous les saints. L’initiateur en est l’abbé Odilon de Cluny, probablement entre 1024 et 1033, après qu’un pèlerin de retour de Jérusalem se fut arrêté à Cluny et eut raconté son périple65. Les cisterciens portent une attention spéciale aux relations entre les vivants et les morts et donnent une nouvelle impulsion, après Cluny, à la liturgie de début novembre associant les saints et les morts. Parmi les moyens de diffusion de cette nouvelle fête liturgique, le genre visionnaire possède son représentant. Le voyage dans l’au-delà de l’âme de Thurkill a ainsi lieu du 27 au 29 octobre 1206, et il en fait le récit complet pour la première fois lors de la Toussaint et du Jour des morts, c’est-à-dire les 1er et 2 novembre.
Dans les débats sur l’au-delà qui ponctuent régulièrement le Moyen Âge, on trouve également des désaccords portant sur sa localisation, les différents lieux qui le composent, la perception du temps qui y passe, la matérialité des âmes, etc. Le xiie siècle est notamment la période où apparaît véritablement le purgatoire en tant que « troisième lieu », à côté de l’enfer et du paradis.
Le purgatoire en tant que substantif, et donc en tant que lieu à part entière, apparaît selon Jacques le Goff à la fin du xiie siècle, probablement dans la décennie 1170-1180 sous la plume de Pierre le Mangeur66. Ainsi, après la Vision de Tnugdal au milieu du xiie siècle dans laquelle il existe un lieu qui n’est pas l’enfer mais dans lequel certaines âmes expient leurs péchés, le Purgatoire de saint Patrick est le premier texte à parler de purgatoire, dès les années 1180. L’idée d’un troisième lieu dans l’au-delà semble prête à être véritablement livrée aux fidèles, notamment par le biais des récits de visions. On la retrouve ainsi dans un des tout premiers recueils d’exempla, daté de la fin du xiie siècle67, ainsi que dans la Vision de Thurkill au début du xiiie siècle. Des lieux de pénitence sont également mentionnés dans la Vision du moine de Vaucelles à la fin du xiie siècle, mais le mot « purgatoire » n’est jamais utilisé. Il est remarquable de constater que ces quatre textes ont été écrits au sein de l’ordre cistercien, réputé pour son réseau de communication. Bien qu’il existe toujours des hésitations à propos de ce troisième lieu, son existence est désormais officialisée et sa connaissance prête à être transmise.
Ainsi durant le Moyen Âge, les textes relatant des expériences visionnaires devaient montrer à tous l’existence d’un lien entre le monde des vivants et le monde des morts. Par la suite le développement croissant de la justice, aussi bien laïque qu’ecclésiastique, a donné lieu à des récits promouvant la « comptabilité » pénitentielle et jusque-là, dans l’un et l’autre cas, le but était de montrer à chacun ce qui l’attend après sa mort. Les visions de l’au-delà ont donc évolué en même temps que l’appareil théologique, appareil dont les nouveaux enjeux sont transmis à la masse des fidèles par des récits évocateurs pour la plupart des gens. Le point commun de ces descriptions réside en effet dans l’utilisation d’images promptes à évoquer, chez le lecteur ou l’auditeur, des réalités pour ainsi dire quotidiennes6869. Ces images sont pour l’historien une source incroyable de connaissances sur une vie quotidienne souvent mal documentée70.
L’un des domaines dans lequel les récits de visions s’avèrent précieux est celui de la foi populaire. En effet les visions de plusieurs paysans nous sont parvenues, nous donnant des indications sur les pratiques et les croyances religieuses quotidiennes d’hommes et de femmes à un endroit et à une époque donnée. L’exemple le plus frappant aujourd’hui est celui de la Vision de Gottschalk, dont l’intérêt pour le médiéviste a déjà été développé par Peter Dinzelbacher71. De plus, on trouve parmi ces paysans plusieurs femmes, nous permettant de rejoindre le champ de l’histoire du genre. La quantité d’information n’est évidemment pas grande, mais la situation change dès que l’on s’intéresse aux mystiques féminines, très productives. Les péchés représentés en enfer ou au purgatoire sont également une incroyable source d’informations, tant ils sont divers et nombreux. Une étude croisée entre les pénitentiels et les châtiments spécifiques pour tel ou tel péché, lorsqu’il y en a, serait également digne d’intérêt. Le terrain a déjà été largement défriché par Jérôme Baschet72. Enfin, pour clore cet exposé sommaire (et loin d’être exhaustif) des possibilités offertes par le genre des visions de l’au-delà, rappelons que c’est une littérature qui a parcouru tout le Moyen Âge. À ce titre, il est possible de discerner des évolutions sur différents aspects des mentalités médiévales, comme la spiritualité, ou le rapport au sacré.
Il est remarquable que cette littérature traitant de l’invisible soit aussi porteuse de réalités identifiables. En tant que textes ayant une visée utilitaire, qu’elle soit de convaincre ou de faire prendre connaissance de pratiques ou conceptions nouvelles, ils sont souvent beaucoup plus réalistes que ce que l’on considère aujourd’hui comme des classiques de la littérature médiévale. À ce titre, c’est un genre qui a pu transmettre une quantité de connaissances diverses, aussi bien à son public de l’époque qu’à celui d’aujourd’hui.
Conclusion
Le diptyque qui a été pris comme point de départ de notre propos était basé sur la forme ainsi que sur le fond de ce genre littéraire. La forme, ancienne, n’a cependant que rarement circulé de façon indépendante. On la trouve tout d’abord insérée dans les grandes épopées, qui sont devenues pour nous des classiques de la littérature. Or, bien souvent, ce sont ces épisodes visionnaires qui sont les plus connus de tous ces textes. Qui n’a jamais entendu parler d’Héraclès et de sa lutte contre Cerbère, le gardien de l’entrée de l’Hadès, ou de la descente d’Énée aux Enfers ? Les apocalypses juives ont ensuite fait entrer les expériences visionnaires dans une dimension spirituelle qui n’était jusque-là qu’embryonnaire. Les récits se sont alors multipliés en transmettant leur héritage, tantôt s’inspirant de leurs prédécesseurs, tantôt utilisant ce même héritage pour explorer des voies nouvelles. Certaines révélations ont ainsi été largement diffusées, même en dehors des corpus officiels et en dépit des condamnations de certains penseurs parmi les plus influents. Chaque période met également l’accent sur des points spécifiques, rappelant les préoccupations et les débats en cours. Parce qu’il est réaliste et actualisé, le genre de la vision de l’au-delà contribue à transmettre des savoirs divers. Les controverses théologiques, souvent obscures, trouvent ici un mode d’expression permettant à de nouvelles conceptions ou pratiques d’atteindre un public plus large.
Catabase, apocalypse, psychanodie, vision, révélation… tous ces termes véhiculent la même idée : voir et comprendre, si ce n’est voir pour comprendre. Le sens de la vue est primordial pour l’homme médiéval, qui trouve sa représentation parfaite chez saint Thomas. Ce genre littéraire est ainsi passé d’une époque à l’autre en ayant toujours l’objectif de faire voir l’invisible. Ce monde suprasensible correspond au mundus imaginalis, le monde imaginal conceptualisé par le philosophe français Henry Corbin. Orientaliste, spécialiste de l’islam, c’est notamment lui qui a introduit Heidegger en France en traduisant Qu’est-ce que la métaphysique ? en 1938. Dans Corps spirituel et Terre céleste, il introduit un troisième monde, qui n’est ni le monde connu par les sens, ni celui connu par l’intellect, mais un intermonde entre le sensible et l’intelligible73. Ce monde, « où le spirituel prend corps et où le corps devient spirituel », est le lieu de toute phénoménologie de l’esprit. Ces « images métaphysiques » sont alors sources de connaissance.