Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé.
Blaise Pascal, Pensée n° 8H
Tout a commencé par une confusion, un malentendu au sens premier du terme, de ceux qu’il faut mettre au compte de l’excessif enthousiasme du jeune chercheur, puisqu’il advint lorsque nous finalisions notre thèse sur La politique espagnole à l’aune de l’espace musulman insulindien, 1519-1663. À la recherche de documents sur la période pré-philippine1 des interactions espagnoles en Asie, nous avions logiquement rencontré les deux propositions des Fugger à Charles Quint de 1530 et 1531 reproduites dans la collection de documents de Fernández de Navarrete2. Nous avions ensuite consulté le document original de l’Archivo de Indias, et étions resté ainsi un temps, fort heureusement court, naïvement convaincu que les banquiers d’Augsbourg, au lendemain même du traité de Saragosse par lequel l’empereur mettait en gage ses droits potentiels à revendiquer la possession des îles Moluques, avaient malgré tout proposé à celui-ci qu’il leur permette de se rendre maîtres des îles du Pacifique jusqu’à Chincheo, sur la côte chinoise. Hélas, point de Chincheo, mais une Chincha, sur la côte péruvienne.
Par dépit sans doute, nous avions longtemps renoncé à nous pencher à nouveau sur ces textes. Récemment, nous avons cependant décidé de reprendre le dossier, en tâchant d’abord de rassembler les ouvrages où ces textes avaient été publiés, et conséquemment présentés, ainsi que les analyses qui y ont été consacrées. Or, il s’est vite avéré que nombreuses sont encore les zones d’ombre qui les entourent. D’une part en effet, les intentions des Fugger et l’objectif qu’ils s’étaient réellement fixé ne laissent pas d’être ambigus, et ceci en premier lieu pour les contemporains espagnols qui ont réceptionné, commenté et négocié le projet. D’autre part, le positionnement de cette potentielle entreprise de conquête ultramarine par rapport à celles qui ont été lancées ou s’apprêtent à être lancées au même moment pose également problème, de même que les interactions des Fugger avec ces autres protagonistes.
Mais ne tardons pas plus à décrire l’objet du problème. Il s’agit donc d’une première proposition faite au Conseil des Indes par les Fugger par l’entremise de leur représentant Veit Hörl, envoyée en 1530, mais non précisément datée, au sujet d’un projet d’exploration et de peuplement de l’espace compris entre le détroit de Magellan et la région de Chincha. Un second corpus, daté de 1531, consiste dans la reprise de cette première proposition, sa discussion, suivie d’un aller-retour de propositions, commentaires et contre-propositions entre Veit Hörl et le Conseil des Indes, jusqu’à l’établissement d’un pré-accord final. Ce deuxième corpus de documents constitue un ensemble de 73 feuillets non numérotés et dont les parties successives ne sont pas non plus datées, qui a été plus ou moins partiellement publié en de multiples occasions.
Tout d’abord, il a été retranscrit dans la collection de documents de M. F. Navarrete précédemment mentionnée, puis dans des corpus de textes relatifs à l’histoire sud-américaine : le tome XI, consacré à l’Amérique latine, de la Colección Histórica completa de los Tratados, de Carlos Calvo, publiée en 18693, le tome III de la Colección de Documentos Inéditos para la Historia de Chile de José Toribio Medina, publiée en 18894, l’Estudio Histórico sobre el descubrimiento y conquista de la Patagonia y de la tierra del Fuego, publié par Carlos Vicuña en 19035. Viennent ensuite les ouvrages de chercheurs allemands spécialisés dans l’étude de l’histoire de la famille Fugger, qui s’appuient sur la publication des textes par Medina, tels que Karl Panhorst, Deutschland und Amerika, publié en 19286 et, bien plus récemment, en 1990, Hermann Kellenbenz, Die Fugger in Spanien und Portugal bis 1560, Dokumente7, qui réduit le corpus de 1531 à cinq portions de textes, lesquelles nous semblent effectivement pertinentes et auxquelles, pour faciliter la tâche du lecteur potentiellement désireux de retourner à la source en s’évitant le fastidieux travail de la transcription et en l’abordant de façon synthétique, nous ferons référence pour situer les passages que nous citerons8.
En ce qui concerne les études sur le sujet, C. Calvo et C. Vicuña proposent quelques considérations introductives sur les textes. Mais ce sont surtout les historiens allemands qui ont étudié la question : Konrad Häbler dans Geschichte der Fuggerschen Handlung in Spanien9, publié en 1897, Karl Panhorst dans l’ouvrage précédemment mentionné, Götz von Pölnitz dans le premier volume de son étude consacrée à Anton Fugger10, publiée en 1956, et surtout Hermann Kellenbenz, dans Die Fugger in Spanien und Portugal bis 156011, publié en 1990, auquel il faut rajouter l’historienne brésilienne Maria Thereza Schorer Petrone et ses Notas para o estudo das relações dos banqueiros alemães com o empreendimento colonial dos países ibéricos na América no século xvi12, publiées en 1957, ainsi que quelques autres références éparses13.
Dans tous ces travaux, y compris l’excellent travail de H. Kellenbenz, l’affaire de 1530-1531 en elle-même ne fait l’objet que d’une étude de quelques pages. Pourtant, il nous semble que, outre son incidence sur l’Histoire du capitalisme, l’interprétation de ces documents peut apporter de nouveaux éléments permettant de mieux comprendre le déroulement des opérations et événements qui amèneront finalement les Espagnols à s’installer en Asie en 1565 ainsi que le contexte des expéditions qui conduiront dans les années 1530 à la colonisation du cône sud de l’Amérique méridionale.
Nous ne prétendons pas ici révolutionner la question et encore moins apporter une réponse péremptoire aux nombreux problèmes que pose ce corpus. Plus humblement, notre objectif est essentiellement de mettre en évidence ces problèmes en restant au plus près des textes et d’apporter les éléments extérieurs nécessaires à l’approfondissement d’une enquête future.
Le contexte
Il serait hors de propos ici de nous étendre en de longues considérations sur les rapports qui lient la monarchie hispanique aux familles Fugger et Welser à l’époque de Charles Quint. Rappelons seulement que ce sont eux qui vont avancer l’argent nécessaire à l’inflexion des votes qui permettront à Charles de Gand d’obtenir la dignité impériale. Le destin de la monarchie hispanique devenue empire est ainsi dès le début intimement lié à celui des banquiers augsbourgeois.
En ce qui concerne l’implication de ceux-ci dans l’espace ultramarin ouvert par les États péninsulaires, il convient de souligner que dès l’époque du voyage de Vasco de Gama, en 1497, les Welser se sont intéressés à l’Inde portugaise, obtenant un accord commercial en 1503 afin de pouvoir investir dans le négoce des épices14. En ce qui concerne l’Amérique espagnole, ces mêmes Welser vont obtenir dès 1510 l’autorisation d’importer à Saint-Domingue des esclaves africains, et un de leurs proches pourra bénéficier en 1518 et 1522 de licences d’importation pour 4 000 esclaves à chaque fois, libres de taxes douanières15.
Les Portugais s’emparent de Malaca en 1511 et, de là, atteignent les îles Moluques, le centre de production unique des épices les plus rares et chères. Ancien soldat à Malacca, Fernão de Magalhães, bientôt épaulé par son compatriote le cosmographe Rui Faleiro, vont être assistés par Cristóvão de Haro, un riche négociant portugais d’origine flamande qui décide justement de quitter Lisbonne pour Séville en 1519, afin de présenter le projet consistant à atteindre les Moluques par l’ouest à Charles Quint. En vertu du partage du monde établi par le Traité de Tordesillas en 1494, l’archipel insulindien est censé clairement se situer dans la démarcation portugaise. Mais les déficiences de la cartographie et de la cosmographie de l’époque aidant, le fraîchement élu empereur estime qu’il est dans son droit. De fait, l’idée n’était pas nouvelle, puisque Juan Díaz de Solís, un marin espagnol un temps au service du Portugal, avait tenté de trouver le passage du sud en 1516. Les fonds vont être fournis par Haro et les banquiers Fugger, puisque le luso-flamand est déjà en affaire avec eux et qu’il va devenir leur représentant en Espagne. Le projet est accepté, l’expédition lancée, le détroit découvert, et Magellan meurt aux Philippines le 27 avril 1521. Son second, Sebastián El Cano, parvient quant à lui jusqu’aux Moluques, puis regagne la Péninsule par la route portugaise pour atteindre finalement Sanlucar de Barrameda le 6 septembre 1522.
Les épices que ramène la Victoria rapportent 25 000 ducats, soit peu ou prou l’argent investi dans l’entreprise. Reste que ce premier tour du monde est riche de promesses. Satisfait, Charles Quint fait grâce à El Cano d’une rente annuelle de 500 ducats d’or et d’armoiries ornées d’un globe terrestre portant l’inscription : « Primus circumdedisti me ». Les Fugger s’empressent quant à eux de récompenser les services de Cristóbal de Haro qui, en 1521, aide à la préparation de l’infructueux projet de Gil González Dávila consistant à atteindre les Moluques depuis l’Isthme de Panama. Il est nommé facteur de la Casa de las Especias qui sera installée à la Corogne suite au mémorial que le conseil municipal adresse à Charles Quint16 et qui devrait permettre au port galicien de rivaliser grâce aux épices de l’Asie avec Séville, son Amérique et sa Casa de Contratación. Dans le même temps, précisément par l’édit du 10 décembre 1522, Charles Quint ouvre le commerce d’outremer aux investisseurs étrangers et invite les commerçants allemands à investir dans les expéditions à venir17.
C’est la Corogne qui lance donc la prochaine expédition vers les Moluques, celle de García Jofre de Loaisa, dans laquelle investissent principalement les Fugger (10 000 ducats), Cristóbal de Haro (2 150 ducats) et les Welser (2 000 ducats)18. Elle part en 1525 et se soldera par la mort au cours de la traversée de Loaisa et Del Cano. En cette même année 1525, Séville tâche de contre-attaquer en lançant l’expédition de Sebastián Caboto qui n’ira pas plus loin que le Río de la Plata en Amérique du Sud. Au même moment, Haro s’efforce d’organiser une autre expédition, celle de Diego García de Moguer, qui finira aussi par explorer les régions du Río de la Plata et du Paraná. Le conquérant de l’Empire aztèque lui-même, Hernán Cortés, envoie quant à lui une expédition dirigée par son propre cousin Álvaro de Saavedra Cerón, qui quitte le Mexique en octobre 1527 pour rejoindre aux Moluques en mars 1528 les survivants de l’expédition de Loaisa. Pendant ce temps, en Galice, on ignore le sort de l’expédition de Loaisa et on envisage déjà l’envoi de la seconde flotte, pour laquelle on nomme le Portugais Simón de Alcazaba, garde de la Maison Royale (contino) et gentilhomme de la cour19.
Il va de soi que Jean III du Portugal est informé de ces lourdes manœuvres. Et il a toutes les raisons de s’en indigner. Charles Quint, dans une lettre datée du 28 février 1519 à l’attention du « Sme et très ext Roi et prince mon très cher et très aimé fr. et oncle », à savoir Manuel Ier (qui meurt en 1521), et ceci parce qu’il a été informé de ce que le roi du Portugal nourrit « quelque soupçon que de la flotte que nous avons demandé d’apprêter pour aller aux Indes dont les capitaines sont Hernando Magallanes et Ruy Falero pourrait vous venir quelque préjudice », n’a-t-il pas personnellement assuré que « le premier de nos chapitres [du contrat de l’expédition] et commandements, que portent avec eux lesdits capitaines, est qu’ils respectent la démarcation et ne touchent en aucune manière aux parties, terres et mers qui par la démarcation vous sont attribuées et vous appartiennent et ainsi ils agiront et obéiront, ce dont je vous prie de n’avoir aucun doute20 » ?
En 1524, à Badajoz et à Elvas, une junta est réunie afin de tirer l’affaire au clair. Malgré la participation d’experts tels que Sebastián El Cano et Fernando Colomb du côté espagnol, et les incontestables argumentations mettant en œuvre les dernières connaissances géodésiques, les Voyages apocryphes de Jean de Mandeville, la Géographie de Ptolémée et les Saintes Écritures21, le débat se referme sept semaines plus tard sur de mutuelles accusations de fraude.
Mais en 1529, de guerre lasse, Charles Quint clôt les négociations qui avaient commencé en 1526, l’année de son mariage avec Isabelle du Portugal et, contre la somme de 350 000 ducats, accepte que soit clairement fixé l’antiméridien de Tordesillas à 297,5 lieues à l’est des Moluques, hypothéquant ainsi (la somme payée par le Portugal est en effet un gage, pas un prix de vente) provisoirement ses droits à revendiquer la possession des Îles aux Épices.
D’abord en 1523 à Valladolid, puis à Madrid en 1528, alors qu’on sait déjà que des pourparlers ont été engagés avec Jean III, les procureurs des cortès de Castille, l’institution représentative du royaume, insistent sur l’importance de conserver les Moluques22. En 1529, ce sont les cortès réunies à Monzón pour l’Aragon qui expriment leur refus de voir l’Espagne renoncer à ses droits potentiels sur les Moluques23. Mais les plaintes du royaume ne sont pourtant pas les plus pressantes. Les investisseurs des précédentes expéditions estiment avoir été lésés. C’est ainsi que Cristobál Haro24 et les Fugger25 demanderont à de multiples reprises des compensations pour leur investissement dans l’expédition de Magellan.
Pendant ce temps, on construit l’Amérique. Le Mexique et l’Amérique centrale sont conquis et, le 26 juillet 152926, Pizarro signe les capitulations de Tolède par lesquelles il s’engage à s’emparer du Pérou, depuis Tempulla ou Santiago, en Équateur, jusqu’à la région de Chincha, au centre-sud du Pérou, qu’il n’a de fait jamais encore atteint. Toutes ces conquêtes sont riches de promesses de profit et en 1528, les Welser obtiennent une concession pour explorer, exploiter et administrer le Venezuela.
La production des documents
Avant toute chose, rappelons au lecteur que le Conseil des Indes, créé en 1519 comme une extension du Conseil de Castille et qui commence effectivement à fonctionner de façon autonome en 1524, a vocation à préparer les décisions royales par la réunion des informations nécessaires à cet effet, à organiser et contrôler l’administration des territoires d’outremer en même temps qu’il constitue une instance supérieure de justice par rapport à ceux-ci. En lui-même donc, il n’a pas vocation à décider, même s’il est évident que le pouvoir de son président est considérable puisqu’il peut être amené à signer des documents au nom du roi27.
La proposition de 1530 dont nous disposons, non datée rappelons-le, n’est pas en réalité le document originel, puisqu’il est clairement dit dans le texte issu du Conseil des Indes qui l’introduit que « l’original signé du Kaiser Vido reste ici ». Il ne s’agirait pas non plus de la proposition initiale, puisque les premières lignes du document affirment : « Vido Herll, au nom des Fugger [Fucares en espagnol] dit que ceux de votre Conseil Royal des Indes lui ayant demandé que [sur la base] des Chapitres et conditions par lesquels lesdits Fugger et leurs sujets veulent se charger de la découverte, peuplement et pacification des Îles et Terres qu’il y a depuis le détroit de Magellan jusqu’à la région de Chincha, comme dans une autre requête au même nom cela a été proposé, ils déclarent finalement leur intention et désir de réaliser ce qui sera notifié par mandat de Votre Conseil ». En outre, les instructions de Charles Quint qui ouvrent le dossier de 153128 pourraient faire penser que la proposition a d’abord été plus ou moins informellement proposée au Conseil, peut-être en même temps qu’à Charles Quint :
Vous êtes informés, à propos de quoi vous m’avez consulté, au sujet des conditions par lesquelles les Fugger veulent se charger de la conquête, découverte et peuplement des îles et terres qu’il y a depuis le détroit de Magellan jusqu’à la terre de Chincha et Chiquilus Melares [dans la proposition de 1530 des Fugger, on peut lire Achiquilas Maleras], ce à quoi je vous ai demandé de répondre. Ensuite, de la part desdits Fugger, a été présentée devant moi une requête et des chapitres relatifs à la susdite que je vous fais envoyer avec celle-ci, annotée par le Grand Commandeur de León29, mon secrétaire.
Mais aucune conclusion péremptoire sur la chronologie ne saurait être tirée dans la mesure où propositions et contre-propositions ne sont pas individuellement datées.
Comme nous l’avons signalé, les capitulations de Tolède ont été signées le 26 juillet 1529. Charles Quint étant alors en dehors de la Péninsule, c’est la reine consort Isabelle de Portugal, le président du Conseil des Indes García Fernández Manrique30 et le Docteur Diego Beltrán31, conseiller, qui l’ont représenté. On peut donc penser que l’un d’entre eux a informé l’empereur de la finalisation de l’accord avec Pizarro et que c’est Charles Quint qui a fait parvenir l’information jusqu’aux Fugger. Si tel est le cas, on peut présumer que cela a eu lieu avant qu’il ne se rende à Augsbourg pour y assister à la diète qui va s’y tenir de juin à novembre 1530, puisque, en chemin, il passe la nuit dans la maison des Fugger à Schwaz32. Dans ce cas de figure, on peut donc affirmer que très peu de temps s’est sans doute écoulé entre la réception des informations préludant au projet et la proposition de celui-ci.
Pour revenir au document initial et à la mention du toponyme Chincha, on s’étonne de constater que le nom de Pizarro, qui donne pourtant sens à celui-ci, n’apparaît pas dans la proposition des Allemands. En réalité, s’il est évoqué dans le corpus de 1531, c’est toujours par les membres du Conseil mais jamais par Veit Hörl, lequel n’utilise par ailleurs pas non plus le nom de Pérou.
En revanche, dans le troisième document de ce corpus, un nouveau nom apparaît. Il s’agit de Miguel de Herrera, qui est mentionné par Hörl afin d’apporter un complément à la précision qu’on trouvait dès le premier document concernant l’espace à conquérir : « qui soit dans les limites de Votre majesté et ne soit confié ni concédé jusqu’à maintenant à quiconque, sans rien prendre de ce qui appartient au sérénissime roi du Portugal par la partition faite entre la Castille et le Portugal ni par le contrat des Moluques [le traité de Saragosse] fait par votre majesté ». Il est désormais dit : « sans non plus toucher à la conquête attribuée au commandeur Miguel de Herrera » [1531/3].
Miguel de Herrera est essentiellement connu pour avoir été en charge de la défense de la forteresse de Pampelune lorsque celle-ci a été attaquée par les troupes françaises en 1521, épisode au cours duquel Ignace de Loyola sera gravement blessé à la jambe et qui conditionnera conséquemment le parcours ultérieur du futur fondateur de la Compagnie de Jésus33. Mais en cherchant les traces de ce personnage dans les registres de l’Archivo de Indias, on découvre qu’il a été tout d’abord pressenti pour être le général de l’expédition de Loaisa en 1525. Surtout, le 15 novembre 1530, un contrat est établi afin qu’Herrera occupe, avant que les Portugais n’en prennent l’initiative, la région du Río de Solís, à savoir le Río de la Plata, sur une distance de 400 lieues à l’intérieur des terres « à l’est et au sud-est » [sic : il s’agirait plutôt de l’ouest] et 150 du nord au sud, « tant qu’il ne touche pas aux limites du sérénissime Roi du Portugal ni aux termes des provinces et îles qui seraient à cette date confiées par sa majesté à d’autres gouverneurs34 ». On peut donc en conclure deux choses. D’une part, il semble bien que ce soit le projet des Fugger qui est pris en compte dans ce document de novembre 1530 pour fixer les limites des territoires qu’Herrera pourra prendre en charge. D’autre part, les banquiers allemands sont manifestement très bien informés de l’évolution des affaires d’outre-mer et conséquemment du cadre dans lequel leur projet pourrait prendre place. Et pour cause : selon G. von Pölnitz35, ils sont directement en contact avec Herrera.
Quel espace en ligne de mire ?
De l’avis des membres du Conseil qui traitent le dossier, les concessions faites aux Fugger dans le cadre des négociations sont considérables, et constituent « une plus grande faveur que celle qui a été accordée jusqu’à présent à d’autres armateurs » [1531/5]. Veit Hörl revient à de nombreuses reprises à la charge, et obtient finalement un délai de huit ans pour que les Fugger puissent mettre en place leur entreprise et mener à bien leurs découvertes à partir du moment où ils enverraient un minimum de trois expéditions et 500 hommes. Les banquiers allemands constitueraient eux-mêmes l’autorité du territoire et ils pourraient nommer les autorités autant civiles qu’ecclésiastiques36. Une petite portion du territoire de 30 lieues carrées deviendrait même leur propriété héréditaire tandis que, pendant dix ans, seul un dixième des métaux extraits du sol reviendrait à la Couronne37. En somme, l’État renonçait à presque toutes ses prérogatives.
Cependant, les conditions ponctuelles ne sont sans doute pas le point le plus important de ces accords et celui qui fait de ce corpus un document encore difficile à interpréter aujourd’hui. La question fondamentale est en effet de pouvoir déterminer quel est l’espace effectivement visé par les Fugger.
Résumons donc les données du problème. Les Fugger proposent de conquérir « des terres et des îles » depuis le détroit de Magellan jusqu’à deux marqueurs spatiaux : Chincha et Achiquila Melares [1530] ou Achicala Malares [1531/1], orthographié Chiquilus Melares par les rapporteurs du Conseil. Manifestement, leur intérêt porte tout particulièrement sur la découverte et l’occupation des îles, pour lesquelles Veit Hörl demandera expressément que soit autorisée la construction de quatre forteresses « et que deux soient dans des ports de mer » [1531/3], ce qui leur sera refusé. Or, l’expression « terre ferme » ne renvoie pas forcément à des positions situées à l’intérieur des terres mais prend plutôt sens par opposition à « ports de mer », que les Fugger envisagent donc d’établir en mer, sur des îles.
Ces îles, que peuvent-elles être ? La deuxième proposition des Fugger est beaucoup plus explicite, puisqu’elle rapporte que l’expansion envisagée se ferait « depuis le détroit de Magellan jusqu’à arriver aux Moluques et à n’importe quel endroit qui soit d’une côte à l’autre, sans entrer ni toucher en terre des Moluques ». Elle précise en outre que « Magellan découvrit certaines îles, mais ne les a ni conquises, ni peuplées, ni lui, ni personne d’autre, et lesdits Fugger espèrent découvrir plus d’îles et plus de terres dans lesdites limites » [1531/3].
Ainsi, il semble que ces îles découvertes par Magellan ne puissent se trouver au large de la côte Atlantique, comme c’est le cas des îles Malouines38, mais sont plutôt localisées dans l’océan Pacifique, à l’instar des îles Mariannes, baptisées îles des Voleurs par Magellan et premières terres reconnues par le navigateur portugais après la traversée de l’océan Pacifique qui le mènera jusqu’à l’archipel philippin39. Ce faisant, nous n’affirmons ici rien de neuf puisque, plus ou moins directement pour la plupart et très explicitement en ce qui concerne C. Vicuña40, tous les historiens ayant abordé la question s’accordent pour voir dans les Moluques la toile de fond du projet des Fugger.
Mais revenons aux bornes spatiales qui sont proposées. L’une d’entre elles, on l’a vu, semble obscure pour les protagonistes mêmes de l’accord : Achiquila Melares. Curieusement, parmi les éditeurs de ces textes, seul Carlos Calvo s’est préoccupé de déterminer de quel lieu il se pouvait agir, pour répondre aussitôt qu’il y avait là certainement une confusion avec la région de Chiquitos, pourtant encore parfaitement inconnue des Espagnols à cette époque41. Ce silence est facilement explicable ; malgré nos recherches sur la majorité des cartes potentiellement accessibles aux Fugger42, dans les récits de voyageurs, chroniques de l’époque et dans les grands travaux contemporains disposant d’un solide index topographique43, et ceci sans exclure a priori l’espace américain, nous n’avons rien trouvé de probant. Conséquemment, deux possibilités se présentent. Soit il s’agit d’un nom inventé de toute pièce, soit il renvoie à un véritable toponyme sous une forme déformée, involontairement ou non. Deux toponymes ont malgré tout attiré notre attention. En premier lieu, la province maritime de Chequeam, qui est évoquée dans les premières descriptions de la Chine et qui apparaît sur plusieurs cartes du xvie siècle, non loin de la ville marchande de Chincheo, à savoir Chang-chou ou plus exactement Zhangzhou44. En second lieu et toujours dans la même région, à l’intérieur des terres, la carte de Sébastien Caboto de 1544 reporte quant à elle une Achisaga et une Asattamare45.
Nous voilà donc revenu à la source de notre première erreur, Chincheo. En effet, le texte définit une limite de la conquête « jusqu’à Chincha et Achiquila Melares ». Il pourrait s’agir de deux extrêmes opposés mais tout aussi bien, voire plus logiquement étant donnée la formulation, de deux localisations proches. Or, rien de ressemblant à Achiquila Melares du côté du Chincha péruvien. En outre, Pizarro n’a en réalité pas reconnu la région, de sorte qu’elle n’est encore qu’un nom qui constitue la limite sud des régions connues de la côte Pacifique au-delà duquel la carte de Ribeiro de 1529 est encore vide. Plus au nord, on n’est plus dans la zone attribuée aux Fugger. Il convient donc se demander si le Chincha des banquiers et le Chincha du Conseil des Indes ne font qu’un.
Une portion du texte nous invite à en douter. En effet, à la troisième proposition des Fugger du corpus de 1531, Veit Hörl dit ainsi : « lesdits Fugger et leurs sujets veulent se charger de la découverte, peuplement et pacification des îles et terres qu’il y a depuis le détroit de Magillones jusqu’à la région de Chinchon comme dans une autre requête et en ce même nom cela se trouve proposé » tandis que quelques lignes plus tard on parle de « détroit de Magellan [Magallanes] jusqu’à Chincha et Chiquilus Malares » [1531/3]. Certes, la variation de l’orthographe chez un même auteur et dans un même texte est chose courante à l’époque. Mais on conviendra qu’un accord basé sur des référents géographiques précis inciterait plutôt à une rédaction scrupuleuse et circonspecte. Magillones nous semble clairement être la transcription espagnole de la prononciation portugaise du nom Magalhães. Dès lors, Chinchon serait l’équivalent d’un nom prononcé Chinchão, beaucoup plus proche de Chincheo que de Chincha. La mention « en ce même nom » est en outre ambiguë, puisqu’elle peut renvoyer aux Fugger autant qu’à Chinchon.
La chose serait logique et donnerait tout son sens à l’expression « une côte à l’autre ». En outre, même en mettant de côté la question des îles de Magellan et de l’horizon moluquois, on peut affirmer qu’un projet dont le but final serait la Chine ne serait pas une absolue nouveauté puisque, en 1523 déjà, l’objectif défini dans les capitulations du Portugais Esteban Gómez, qui avait participé à l’expédition de Magellan (qu’il déserte avant le passage du détroit) et qui a été soutenu par Cristóbal de Haro46, n’est autre que le Cathay Oriental, à savoir ce même espace chinois47.
Restent les ambiguïtés nombreuses des documents qu’apparemment fournissent les Fugger, et notamment celle que nous venons d’évoquer. S’agit-il d’une erreur de retranscription d’un fonctionnaire du Conseil ou de ce qui est strictement écrit dans la version originale des Fugger ? Dans ce second cas, doit-on donc conclure à une simple erreur ponctuelle ou à une confusion qui aurait en réalité marqué tous les échanges ? Cette confusion serait-elle alors de l’ordre du malentendu ou aurait-elle été au contraire minutieusement entretenue ? Nous laisserons ici le lecteur tirer provisoirement ses propres conclusions.
Quoi qu’il en soit, le 3 décembre 1531, le Conseil annonce à l’empereur que Veit Hörl, au moment de signer l’accord, aurait déclaré avoir reçu des lettres de ses employeurs l’informant que Charles Quint n’avait pas accepté les chapitres du projet, ceux-là mêmes que le Conseil pense s’apprêter à lui faire signer. Fort surpris, les fonctionnaires du Conseil n’ont su que lui répondre, le laissant partir de très mauvaise humeur. Le rédacteur du document qui annonce ce curieux dénouement avoue n’y rien comprendre : « nous ne savons pas quel obstacle il y a eu pour cela. Car à notre avis, on leur concédait des choses que, s’ils voulaient s’y impliquer, ils n’abandonneraient pas48 ». Il émet donc deux hypothèses pouvant expliquer ce refus de dernière minute. La première serait que le roi du Portugal, dont les Fugger ont tant besoin, aurait fait dire à Hörl de ne pas s’engager dans cette négociation. La seconde, c’est que Hörl aurait rencontré l’adelantado des Canaries, Pedro Fernández de Lugo49, qui venait de proposer un projet de peuplement de la région du Río de Solís, peu ou prou là où on avait pensé envoyer Miguel de Herrera donc50. On ne voit pas comment les deux projets auraient pu entrer en compétition. Mais peut-être le Conseil n’avait-il pas compris ou voulu comprendre la même chose, ce que semble effectivement prouver la dernière formulation de l’accord qu’on entendait faire signer aux Fugger :
Que sa majesté pour leur faire grâce leur concède la conquête de la terre qui se situe une fois passé le détroit de Magellan vers l’équinoxiale comme il est dit depuis le début jusqu’à parvenir aux confins et limites du gouvernement de Pizarro qui se trouve dans la province du Pérou et Chincha et qu’entre l’intérieur des terres à l’est et à l’ouest on mesure deux-cents lieues depuis la côte par la cordillère [1531/4].
Reformulé en ces termes, le projet des Fugger devenait ainsi clairement impossible.
D’autres projets contemporains ?
À la suite de leurs prédécesseurs, H. Kellenbenz et M. T. Schorer se sont préoccupés de savoir si l’épisode avait eu une suite. L’historien allemand cite Hannah Amburger, biographe de la famille Koeler51, qui mentionne un fragment de texte non daté dans lequel est rapporté le naufrage d’un navire, suite à l’organisation d’une expédition réunissant autour d’elle les Fugger et Simón de Alcazaba. En outre, il s’appuie sur G. von Pölnitz, qui se fonde sur un document des Archives de Simancas que nous n’avons pu malheureusement consulter, pour émettre l’hypothèse que les négociations sont reprises l’année suivante d’après des instructions royales du 15 octobre 153252. L’historienne brésilienne53 renvoie quant à elle à Karl Panhorst54, qui affirme avoir trouvé aux Archives des Indes, sans en préciser la localisation exacte, un document relatant de façon très confuse un naufrage et qui évoque un accord « que fit l’empereur avec les Fucares et Alcazaba ». Nous ne l’avons pour notre part pas trouvé et supposons qu’il s’agit du même texte auquel Amburger fait référence.
Mais cette préoccupation des deux historiens nous renvoie à un autre problème : le rôle dans cette affaire de personnages dont on s’étonne qu’ils en soient apparemment absents. Nous avons en effet laissé de côté jusqu’à présent une pièce essentielle du puzzle que nous cherchons à reconstruire en la personne de Simón de Alcazaba. Le navigateur d’origine portugaise avait d’abord été nommé pour participer à la réunion de Badajoz-Elvas afin de faire partie des experts espagnols, mais il sera remplacé suite aux plaintes du roi du Portugal de voir un de ses sujets représenter la Couronne de Castille. Surtout, le même 26 juillet 1529, jour des capitulations de Pizarro, Alcazaba signe d’autres capitulations qui viennent compléter les premières et lui accordent l’exploration de la région comprise entre le détroit de Magellan et la région de Chincha. La question est donc de savoir où se situe Alcazaba, qui de fait mourra en 1535 au cours d’une expédition qui devait le mener dans cette même région et qui pourrait être tout aussi bien celle qu’évoque(nt) le(s) mystérieux document(s) précédemment mentionné(s), par rapport au projet des Fugger.
Simón de Alcazaba n’est à aucun moment mentionné dans les projets de 1530 et 1531. On peut souvent lire que le marin n’avait pu réaliser sa conquête dans les temps impartis55, et que celle-ci avait été conséquemment annulée. Or, cette hypothèse ne résiste pas à la confrontation avec la chronologie des événements, puisque sans doute guère plus d’un an s’est écoulé entre les capitulations d’Alcazaba et la proposition des Fugger, tandis que le délai fixé par le texte de Tolède est de trois ans, à savoir la période qui sera de fait nécessaire à Pizarro pour enfin se lancer à l’assaut de l’Empire Inca, en avril 153256. H. Kellenbenz, quant à lui, parle d’une carence de financement57. On peut pourtant s’appuyer sur un document pour tâcher d’élucider la question. Le 20 mars 1530, l’empereur rédige depuis Bologne une cédule dans laquelle il informe le Conseil des Indes de ce que, « de la part de Simón de Alcazaba on m’a supplié, parce qu’il est très malade, et n’est pas en condition de résider à notre cour, que je lui fasse grâce comme rémunération des services qu’il nous a rendus, qu’on lui fasse donner les cent mille maravédis qui lui sont réservés dans mes livres de compte en tant que pension et aide aux frais », et demande à « être informé de ce qu’on a fait et ce qui vous semble devoir être fait58 ». Alcazaba aurait-il vraiment été indisposé ? K. Panhorst accrédite cette hypothèse59. Plusieurs alternatives sont pourtant possibles, soit qu’il ait été écarté poliment par l’empereur, soit qu’il se soit lui-même désisté de son projet initial, peut-être afin de participer au projet des Fugger, puisqu’on aura en effet remarqué que les projets de 1530-1531 ne proposent aucun nom pour mener à bien les expéditions envisagées. En outre, le fait qu’il soit choisi en 1534 pour mener la même expédition nous semble montrer que le désistement n’est pas de son initiative, à défaut de quoi on comprendrait mal pourquoi on aurait à nouveau confié une expédition à un marin, certes gentilhomme de la cour, qui déjà à deux reprises n’avait pas réussi à lancer l’entreprise qui lui avait été confiée.
L’absence d’Alcazaba renvoie à celle d’un autre personnage, Cristóbal de Haro, qui est d’ordinaire le négociateur des Fugger en ce qui concerne les affaires espagnoles et qui a toujours été très impliqué dans les projets en rapport avec l’Asie. Or, son nom n’apparaît à aucun moment dans les négociations ni autour d’elles. Cela peut se comprendre au moment où le projet a été proposé depuis l’Allemagne. On saisit moins pourquoi c’est Veit Hörl qui mène les négociations dans la Péninsule sous le titre de « facteur des Fugger en Espagne ». Haro a soutenu l’expédition qu’Alcazaba entendait mener dans la seconde moitié des années 1520 vers les Moluques, comme le prouve éloquemment le fait que, le 25 septembre 1527, il lui écrive personnellement pour lui signaler qu’il avait réuni pour lui du matériel utile à la préparation de sa flotte60. En 1532, les deux hommes sollicitent le même poste vacant de comptable à la Casa de Contratación de Séville61.
Se fondant sur un document des archives de Simancas, H. Kellenbenz souligne que Cristóbal de Haro est intervenu dans les négociations du contrat d’un million et demi de ducats entre l’empereur et les banquiers Fugger et Welser62 et qu’il a rédigé conjointement avec l’évêque de Ciudad Rodrigo le projet d’un voyage de découverte63. Or, il y a là une information capitale qui impose d’aller plus loin. En effet, l’évêque de Ciudad Rodrigo, Gonzalo Maldonado, est en réalité conseiller au Conseil des Indes du 1er août 1524 au 29 juin 1530, date de sa mort64. Un document de 153665 nous dit expressément qu’il préparait une expédition vers les Moluques dont le capitaine devait être Simón de Alcazaba, et dont les navires, fournis par Francisco Gutiérrez Altamirano, garde de la Maison Royale66, comme Alcazaba, furent finalement réorientés vers l’Italie suite à la mort de Maldonado. Tout ceci peut nous faire en fin de compte changer à nouveau de perspective quant au dossier ici étudié. Rappelons que Charles Quint semblait dire que le Conseil avait été informé du projet des Fugger avant lui. Surtout, en ce qui concerne le long malentendu que nous soupçonnons, on peut finalement se demander si, même après la mort de l’évêque de Ciudad Rodrigo, certains membres du Conseil n’ont pas eu intérêt à empêcher la réalisation du projet des Fugger afin de pouvoir développer leurs propres projets.
H. Kellenbenz cite en effet la consultation du Conseil des Indes du 16 mai 1531 retranscrite par J. T. Medina67 qui l’a manifestement repris de la Colección de los viajes y descubrimientos que hicieron por mar los españoles de M. F. Navarrete68, et évoquée de même par K. Häbler et K. Panhorst, afin d’affirmer que le Conseil ne concevait apparemment pas le traité de Saragosse comme un obstacle absolu à l’organisation de voyages vers l’Asie puisque « s’il était interdit d’envoyer des navires directement (c’est-à-dire, depuis l’Espagne) aux Moluques, en revanche on pouvait en envoyer depuis la côte occidentale de l’Amérique en direction des Moluques69 ».
En réalité, l’intérêt du document ne s’arrête pas là. Celui-ci est très semblable à un autre document dont seuls quelques mots changent70. Tous deux sont des extraits d’une consultation du Conseil des Indes où est proposé le lancement d’une expédition aux Moluques afin de secourir Loaisa (qui, rappelons-le, est mort durant l’expédition) et d’éventuels autres rescapés, un argument déjà utilisé pour les expéditions de Loaisa et Saavedra en ce qui concerne les rescapés de l’expédition de Magellan. Or, le compte-rendu de cette consultation affirme que cette initiative de 1531 aurait pour origine des informations transmises par les Welser :
V. Mté sait déjà que par des lettres des facteurs des Welser qui sont au Portugal, on a appris que le commandeur Loaisa qui est allé comme capitaine général de la flotte que V. Mté a envoyée aux Moluques était vivant, et comme d’autre part Lope hurtado71 a écrit qu’il pensait qu’il était mort, pour savoir la vérité sur cela et le sort de cette flotte on a discuté au conseil de ce qu’il conviendrait de faire pour le service de V. Mté72.
De surcroît, dans le document retranscrit par M. F. Navarrete et J. T. Medina, il est précisé :
il serait bon que partent une ou deux caravelles, au nom de V. Mté et avec seulement les gens et les frais nécessaires pour aller aux Moluques et, afin qu’en aucune manière on n’innove concernant ce qui a été capitulé et concerté avec le Sérénissime Roi du Portugal, qu’on ne passe pas par le cap de Bonne-Espérance, ni par le détroit de Magellan, ni que les caravelles ne sortent de ces royaumes de Castille, mais d’un des ports des indes de la mer du sud, tout particulièrement Colima, où le marquis du Valle D. Hernando Cortés a préparé le matériel pour cela.
Hernán Cortés a effectivement signé des capitulations le 5 novembre 1529 pour découvrir et peupler les îles et terres en direction de l’ouest depuis la Nouvelle-Espagne, sans que d’ailleurs l’obstacle de la démarcation portugaise ne soit évoqué dans le contrat73. C’est donc là l’option qui semble être privilégiée par le Conseil dans ces autres documents de 1531, clairement au détriment d’un passage par le détroit de Magellan, et conséquemment à l’option choisie par les Fugger.
Finalement, cette vague de projets divers lancés précipitamment et tous azimuts à un moment où ils sont justement censés ne plus être légalement possibles semble provisoirement toucher à sa fin en 1532, suite à un épisode passablement gênant pour la monarchie espagnole. Le père dominicain Juan Caro avait rédigé depuis Cochin, en Inde, deux lettres datées respectivement du 19 décembre 1525 et du 29 décembre 152674 dans lesquelles il évoquait les événements des Moluques. Au début de l’année 1532, un certain Rodrigo Pardo est envoyé à Lisbonne pour traiter secrètement en vue de la préparation d’une expédition aux Moluques. Mais Pardo va dénoncer la manœuvre auprès de Jean III. On demande évidemment l’exécution du traître. Quant à la réaction diplomatique castillane, elle est un peu maladroite, puisqu’elle consiste, le 27 mai 153275, à demander à ce qu’on requière le roi du Portugal parce que celui-ci s’apprêtait à envoyer une flotte destinée à atteindre les Moluques par le détroit de Magellan.
Mais le mal est fait et, sauf erreur de notre part, jusqu’au voyage de Grijalva, en 1536, lequel mènera un navire mutiné des côtes du Pérou jusqu’en Papouasie, et surtout celui de Villalobos, en 1542, à l’initiative duquel se trouve officiellement le seul vice-roi Mendoza, on n’enregistre plus aucune expédition transpacifique vers l’Asie.
En guise de conclusion provisoire
Lorsque nous avons décidé d’écrire un article sur cette affaire, nous savions par avance que nous ne pourrions donner une réponse définitive aux questions qu’elle suscite. Arrivé au terme de celui-ci, nous nous trouvons tout à la fois satisfait d’avoir pu écrire davantage sur ce dossier que les auteurs qui l’ont précédemment étudié, et en même temps frustré de nous trouver en fin de parcours avec plus de questions que nous n’en avions en son début. La recherche sur ce sujet doit donc continuer, ce que nous entendons faire en premier lieu en visitant l’Archivo General de Simancas, dont les fonds nous sont incommensurablement moins familiers que ceux de l’Archivo de Indias, ainsi que le Fugger-Archiv, dont l’accès ne nous a jusqu’à présent guère été facilité76, et au sein duquel nous espérons trouver des cartes ou pour le moins des indices des cartes et récits de voyages que les Fugger ont pu consulter à l’époque.
Ce travail a mis en évidence des personnages qu’il serait utile de mieux connaître : Simón de Alcazaba et Cristóbal de Haro, dont l’étude de la biographie et surtout des réseaux dans lesquels ils s’inscrivent promettent d’apporter des informations décisives pour mieux comprendre le dossier qui nous occupe ici et, au-delà, le contexte plus vaste dans lequel il s’inscrit. Car si les connexions économiques et politiques établies par les familles Fugger et Welser ont été abondamment étudiées, celles que tissent multilatéralement des personnages secondaires et pourtant centraux tels que Cristóbal de Haro nous sont beaucoup moins connues.
Et puisque nous parlons ici de connexions et de réseaux, il nous faut finalement souligner un aspect du problème que nous avions tout d’abord sous-estimé ici : le poids propre du Conseil des Indes et de ses membres. En effet, il s’avère essentiel de prêter attention aux réseaux inhérents au réseau décisionnel de la monarchie et aux modalités en vertu desquelles ceux-ci infléchissent les décisions du pouvoir exécutif par le biais de stratégies qui leur sont propres et qui, pourtant, ne sont pas aisées à déceler dans le cadre de processus au sein desquels ils sont censés assumer des fonctions de simples rapporteurs et exécutants. Or, tandis que les jeux de pouvoir dans l’espace colonial ont fait l’objet de multiples travaux, et malgré une relative abondance des études consacrées au fonctionnement technique et aux fondements juridiques du Conseil des Indes, les clientèles qui se tissent dans et autour du centre décisionnel métropolitain n’ont été que très peu explorées jusqu’à présent77. Mais il s’agit assurément là d’un vaste chantier qui doit être abordé depuis des secteurs chronologiques précisément circonscrits. Les années 1520-1530 pourraient dans ce cadre constituer un excellent terrain d’enquête.