La notion de réseau, assurément non médiévale, est toutefois souvent invoquée, afin de présenter, parfois hâtivement, des relations marchandes au cours du Moyen Âge, sans pour autant caractériser leur organisation, ni définir en quoi celles‑ci relèveraient de formes réticulaires. On peut en outre observer que l’existence de ces groupes, voire de ces « réseaux » – acceptons provisoirement le terme, pris dans un sens général et informel –, n’empêche pas l’émergence de conflits en leur sein, en dépit des logiques de coopération ou d’entente, voire de solidarité, qu’ils sont pourtant censés établir. Pour autant, faut‑il renoncer à cette notion pour appréhender les communautés de négociants et les formes d’organisation que les documents médiévaux permettent d’observer parfois en détail, en particulier en Catalogne ?
Il importe donc de revenir brièvement sur quelques éléments de définition des réseaux marchands. Les liens et objectifs surtout économiques, établis de façon plus ou moins durable entre commerçants – pouvant porter sur de brèves opérations – ne constituent bien souvent que des éléments de base sommaires sur lesquels les réseaux, soit des chaînes de relations plus ou moins organisées, parviennent effectivement à se développer. Car leurs forces de cohésion se révèlent plus solides lorsque certains marchands partagent d’autres points communs, qui ne relèvent pas nécessairement du domaine économique et ne se fondent pas exclusivement sur des ressorts rationnels : une identité, qui peut passer par la reconnaissance d’un même souverain et surtout par le partage d’une langue commune, que renforcent une même origine, en particulier urbaine, et l’obéissance à des institutions qui lui sont généralement liées ; mais encore un même milieu éventuellement réduit à une famille au sens large, ainsi que des habitudes sociales. Enfin des marchands peuvent partager des valeurs communes, religieuses en particulier, qui consolident certaines formes de confiance et de solidarité. En fait, tous ces types de liens sont susceptibles de se combiner de façon diverse, mais également complexe, puisque les réseaux regroupent aussi des individus ou des éléments clairement différents suivant des logiques de complémentarité et d’échange, révélant bien la richesse de ce thème d’étude1.
Sans doute convient‑il à ce stade de différencier deux niveaux élémentaires de réseaux marchands : ceux que l’on pourrait qualifier d’informels et d’extensifs, qui rassemblent de nombreux individus partageant souvent la même origine géographique, en général autour d’opérations ponctuelles et limitées financièrement ; et ceux plus intégrés et hiérarchisés regroupant des négociants en nombre restreint, dans une même compagnie ou association s’étant fixé des objectifs précis qui ne manquaient cependant pas d’ambition, mobilisant en particulier d’importants capitaux, et dont les forces de cohésion et les logiques de solidarité dépassaient nécessairement celles des premiers. Cette distinction recoupe celle qui a déjà été relevée entre réseaux dits « spontanés », « formés sans volonté préalable et consciente […], mais au contraire par l’agglomération progressive de liens au départ informels par des individus ou des groupes d’individus qui finissent par constituer un réseau », d’une part ; et réseaux créés, « au moins partiellement conçus préalablement ou résultant d’un ou plusieurs objectifs particuliers qu’ils sont censés permettre d’atteindre », d’autre part2, dans le cas des compagnies marchandes structurées et hiérarchisées notamment.
Les réseaux de marchands catalans à la fin du Moyen Âge, et plus généralement de la couronne d’Aragon, se rattachent au premier groupe, informel et spontané, constitué d’une vaste communauté de partenaires de même origine, le plus souvent sommairement liés par des séries d’opérations successives d’assez courte durée, sauf exception3.
Sur ces bases élémentaires, comment peut‑on caractériser et affiner l’analyse de ces chaînes de relation tissées à la fin du Moyen Âge et qui chronologiquement peuvent être présentées parmi les premières à se déployer sur de longues distances à partir de la péninsule Ibérique ?
Les réseaux informels
J’ai déjà eu l’occasion de présenter certaines facettes essentielles des réseaux barcelonais, qui s’appuyaient notamment sur des techniques commerciales particulières et sur un ensemble de consulats outre‑mer, répartis en particulier dans les ports de Méditerranée occidentale4. On peut également analyser l’aire de rayonnement de ces réseaux et constater que des formes caractéristiques de complémentarité géographique et donc de coopération ont fini par s’établir entre Catalans, Majorquins et Valenciens, qui appartenaient tous à la couronne d’Aragon dès le milieu du xive siècle, reflétant bien en outre la vocation de déploiement dans l’espace des réseaux marchands5. Cependant, malgré ces dispositifs, les conflits entre négociants de même origine restaient nombreux, comme cela a déjà été esquissé, remettant en cause leurs efforts d’organisation. Plusieurs causes contribuent à expliquer le phénomène, parmi lesquelles les simples retards ou fraudes sur les comptes rendus ou encore les inévitables effets de la concurrence ; les imprévus survenus au cours des opérations, amenant certains marchands à prendre des mesures ensuite contestées ; la complexité de certains accords, soumis à conditions ou/et faisant intervenir différents partenaires, etc. En outre, les nombreuses clauses juridiques qui accompagnaient les accords et leur donnaient leur forme selon les principes hérités du droit romain – promesses, renonciations, garanties, voire gages – témoignent également des importants efforts réalisés pour prévenir les conflits, de même que les consignes parfois très détaillées, voire procédurières, fournies dans certains contrats.
Il ne faut pas non plus perdre de vue que des phénomènes apparemment anodins tels que la mésentente entre individus, exacerbée parfois par des conditions de promiscuité à bord de navires au cours de voyages de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois pour les plus longs d’entre eux, ont également favorisé l’éclosion de conflits mettant à l’épreuve la logique de réseau réunissant des marchands de même origine. Des antagonismes fondés sur ces bases ont même pu déboucher sur des procès qui permettent de mieux prendre la mesure de ces difficultés6.
C’est évidemment parmi les réseaux informels spontanés, rassemblant de nombreux marchands de même origine que les conflits éclataient le plus facilement, ce dont témoigne en particulier la documentation notariée catalane7. Les réseaux plus intégrés et hiérarchisés n’étaient bien sûr pas exempts de rivalités ni de conflits ; ceux‑ci avaient toutefois vocation à être résolus au moins partiellement au sein de la compagnie qui les structurait, de sorte que lorsque les archives de celle‑ci ont disparu, ce qui est fréquemment le cas, il est difficile d’en rendre compte8.
Les origines du Consulat de mer
Dans le cadre des réseaux informels catalans, les conflits étaient généralement résolus par deux arbitres provenant du même milieu et représentant chacune des parties opposées, procédure que l’on peut qualifier « d’arbitrage privé9 ». Leur désignation faisait l’objet d’un contrat notarié de sententia arbitralis dont on retrouve de nombreux exemples et dans lequel les deux parties s’engageaient à se conformer au jugement rendu, sous peine de sanction financière. Ce dispositif amenant à défendre des points de vue antagonistes par des tiers, théoriquement non impliqués dans le différend, permettait généralement d’y porter remède. Toutefois, en cas de persistance du désaccord, les marchands en conflit pouvaient saisir une institution spécialisée arrêtant des décisions de justice publique qui trouvait là l’une de ses principales attributions : le Consulat de mer10.
Son processus de création fut en fait complexe et il en résulta des fonctions dans différents domaines, définitivement fixées, dans le cas du Consulat de Barcelone, en 1348. Sans entrer dans tous les détails de l’évolution de cette institution, il est tout de même significatif d’en retracer les principales étapes. À l’origine, l’objectif de promotion du commerce et de la navigation au profit des marchands et marins du quartier maritime de la Ribera à Barcelone, peut‑être dès la fin des années 122011, avait conduit ceux‑ci à déléguer des prud’hommes pour défendre leurs intérêts – les prohoms de la Ribera. Deux étapes marquantes furent ensuite déterminantes : les ordinacions de 1258 fixant officiellement les principales obligations entre marins, patrons de navire et marchands, afin d’assurer la bonne marche des opérations mercantiles par voie de mer. On notera en particulier que marins et patrons de navire devaient porter secours à tout vaisseau barcelonais en péril. La promulgation de ces nouvelles règles permit de créer l’universitas du quartier de la Ribera, consacrant ainsi sa reconnaissance en tant que communauté organisée et une certaine autonomie sur le plan institutionnel, un processus qui affectait aussi la ville tout entière. À partir de 1279, deux représentants, bientôt appelés consuls, furent cette fois chargés des mêmes attributions que les prohoms de la Ribera, auxquels ils se substituaient, mais élus par les négociants de l’ensemble de la ville qu’ils représentaient désormais dans sa totalité, dans le cadre du Consulat de mer de Barcelone.
Durant la période précédant l’année 1348, les attributions judiciaires de la nouvelle institution semblent avoir été surtout limitées à un rôle d’arbitrage et de conseil des tribunaux ordinaires. Mais à partir de cette date, le Consulat de mer de Barcelone fut réorganisé et dorénavant doté d’un juge d’appel, en plus des deux consuls, tous trois étant choisis pour un an parmi le Conseil des Cent, l’assemblée représentative de la cité qui contrôlait ainsi les nouveaux magistrats. Plus précisément, le juge d’appel et l’un des deux consuls étaient issus du groupe des marchands, tandis que le second était choisi parmi les hommes de mer. Les deux consuls exerçaient un rôle judiciaire en première instance, le juge se chargeant quant à lui des appels, indépendamment donc des officiers royaux qui rendaient la justice ordinaire12. Enfin, à partir des nouvelles réformes de 1394 à Barcelone, les activités de promotion du négoce et de défense des intérêts commerciaux, en particulier face à la piraterie, incombèrent à de nouveaux officiers, les defenedors de la mercaderia, indirectement élus par les Consuls de la mer13.
Succès et extension du dispositif
Des Consulats de la mer virent également le jour selon un processus similaire dans les principaux ports de la Couronne, notamment à Valence, qui se vit dotée d’un privilège en ce sens en 1283, puis à Majorque en 1326, du temps du royaume indépendant, une décision qui fut confirmée en 1343 au moment de sa réintégration dans la couronne d’Aragon. Les prérogatives et l’organisation qui caractérisaient ces deux institutions avaient en fait exercé une influence décisive sur la réforme du Consulat de mer de Barcelone, en 1348. Devant le succès de son rôle en matière judiciaire, des institutions identiques furent créées dans d’autres ports ou même villes à proximité de la côte, dont les marchands se livraient aussi au trafic maritime : à Tortosa en 1363, à Gérone en 1385, à Perpignan en 1388 ou encore à Sant Feliu de Guíxols en 1443. Leurs attributions finirent également par s’étendre au négoce par voie de terre, ce que reconnut officiellement un nouveau privilège du roi Martin Ier en 1401, pour les consulats de Barcelone, Majorque, Perpignan et Tortosa. La grande majorité des marchands de la couronne d’Aragon qui participaient aux activités commerciales, en particulier les Catalans, disposait ainsi d’un accès aisé à ces tribunaux spécialisés facilitant la résolution des conflits qui restaient nombreux.
On comprend mieux dans ces circonstances que les ordonnances de 1258 puis l’exercice régulier de la justice par les différents consulats permirent de jeter les bases d’un premier code de droit maritime, le fameux Llibre del consolat de mar ‑ Livre du Consulat de mer, dont la lente rédaction remonte à la période comprise entre le milieu du xiiie et le milieu du siècle suivant14. Ses caractères méthodique et pragmatique devaient lui assurer comme on le sait une rapide influence, de même qu’une large diffusion, bien au‑delà des frontières de la couronne d’Aragon.
La reconnaissance de ces institutions et de ce code de lois, qui jouaient un rôle très concret et efficace en matière de règlement des différends commerciaux, contribuait ainsi indiscutablement à la cohésion d’un vaste réseau regroupant les marchands de l’ensemble de la couronne d’Aragon et principalement les Catalans. Ne perdons pas de vue en outre que l’autorité des Consulats de mer, ainsi que les règles et sentences qu’ils rendaient se trouvaient relayées dans les nombreux consulats des sujets de la Couronne outre‑mer, qui avaient eux pour vocation principale de représenter et défendre les intérêts de ces derniers, dans un cadre juridique en grande partie défini dans leur État d’origine – et qui reflétaient bien le déploiement spatial des réseaux marchands de la couronne d’Aragon, plus particulièrement ceux des Catalans. Il importe en outre de souligner que certaines dispositions du Llibre del consolat de mar étaient clairement destinées à développer de véritables liens de solidarité entre les régnicoles de la couronne d’Aragon, comme on l’a vu précédemment, il est vrai dans le domaine maritime – en matière de sauvetages –, plus que dans celui du commerce proprement dit. Néanmoins, ce type de disposition contribuait à renforcer la cohésion entre marchands de la Couronne, spécialement entre ceux qui avaient des intérêts dans le négoce maritime, que l’on sait fort nombreux, mais aussi plus divers qu’il y paraît : car si les commerçants qui prenaient place à bord des navires n’étaient souvent que de simples commis, ils agissaient pour le compte de négociants plus fortunés, voire d’opulents hommes d’affaires restés à terre. Enfin, la logique de défense des intérêts commerciaux initialement dévolue aux Consulats de mer consolidait également l’attachement que les marchands de la Couronne pouvaient éprouver pour ces institutions et, partant, les logiques de collaboration entre eux – même si, comme on l’a constaté, ces compétences en matière de défense des intérêts marchands furent plus précisément confiées en 1394 aux defenedors de la mercaderia à Barcelone par exemple. Ainsi les attributions initiales des consuls se trouvaient‑elles partagées et mieux réparties, ce qui permettait à ces derniers de se consacrer pleinement à leur rôle en matière de justice.
Cependant, la plupart des documents émis à la fin du Moyen Âge, en particulier les nombreuses sentences rendues par les Consulats de la mer de Barcelone15, de Majorque16 ou de Perpignan17, n’ont pas été conservés ou ont été très dispersés. Il est ainsi difficile de donner une vision d’ensemble de ces règlements commerciaux et d’apprécier dans quelle mesure les principes juridiques qui régissaient ces institutions étaient appliqués. Mais des indices concordants, émanant en particulier de la documentation notariée, montrent que les différends et les jugements qui y ont mis fin et furent effectivement mis par écrit, ont été abondants18.
Bien évidemment les Consulats de mer, dont le rôle et l’autorité allaient en s’affirmant, disposèrent dans des délais plus ou moins brefs selon les villes19, d’un bâtiment où siégeaient les consuls et où les jugements étaient rendus : la Llotja ou Loge de mer. La plupart de ces élégants édifices ont subsisté jusqu’à aujourd’hui et il est symptomatique de constater que leur architecture s’inspirait en fait explicitement des palais communaux d’Italie du Nord ou Broletti qui abritaient les réunions des consuls municipaux et symbolisaient en particulier l’autonomie des communes lombardes20. De larges arcades ouvertes y donnaient généralement accès au rez‑de‑chaussée ; c’est là – entre autres – que les marchands avaient coutume de se réunir pour discuter de leurs affaires et sceller leurs contrats, comme le montre explicitement une représentation picturale de la Loge de mer de Perpignan21. À l’étage, des salles fermées permettaient aux consuls, au juge d’appel et aux conseils qui les entouraient de se réunir et d’exercer leurs fonctions. Ces bâtiments devinrent rapidement emblématiques des différentes villes qui en disposaient et de leurs activités marchandes – comme le montre l’exemple de la Loge de mer de Perpignan, représentée sur le retable de la Trinité commandé par les consuls de la mer de la ville en 1489 et exposé dans cet édifice –, tout en jouant le rôle de pôle de ralliement pour leurs commerçants et leurs réseaux.
En conclusion, il importe de souligner que grâce aux différents Consulats de la mer de la couronne d’Aragon, les nombreux conflits qui opposaient inévitablement les marchands de cet État, plus spécialement les Catalans – qui disposaient de plusieurs de ces institutions et étaient sans doute plus nombreux que les Valenciens ou les Majorquins à s’engager dans le négoce – trouvaient en général une solution et ne nuisaient en définitive nullement aux dynamiques de réseaux qui les rassemblaient. Par leurs fonctions judiciaires, mais aussi grâce à la mission de défense des intérêts commerciaux qui restait liée aux Consulats de mer, ces institutions contribuèrent à organiser les réseaux informels et spontanés de marchands de la couronne d’Aragon et renforcèrent ainsi leur cohésion. Elles leur permirent sans doute à terme de définir une forme d’identité marchande qui se distinguait en particulier de celle de leurs rivaux vénitiens et surtout génois, qui ne disposaient pas des mêmes instances, ni des mêmes procédures judiciaires.
La multiplication des Consulats de mer dans la couronne d’Aragon, puis leur apparition dans des cités étrangères voisines, à Montpellier en 1463, Marseille en 1474 ou encore en péninsule Ibérique, comme à Burgos en 1494, de même que la diffusion des consulats représentant les marchands castillans hors du royaume en Europe, en grande partie sur le modèle mis en œuvre préalablement par les Catalano‑Aragonais22, témoignent de l’indiscutable succès de ces structures. Elles reflètent aussi l’essor de l’influence des juristes et le processus de développement institutionnel qui affectait en fait la plupart des États d’Europe occidentale à la fin du Moyen Âge, mais qui touchait plus particulièrement les domaines maritime et commercial dans les royaumes et principautés très autonomes qui composaient la couronne d’Aragon.
À n’en pas douter, ces institutions et cette organisation en réseaux donnaient aussi aux marchands, plus particulièrement aux hommes d’affaires, une influence et un rôle politiques accrus au sein de leur cité, ainsi qu’auprès de leur souverain lui‑même.