Aspect majeur de la thématique des flux à l’époque contemporaine, le phénomène des migrations retient à juste titre de plus en plus l’attention des historiens, y compris des médiévistes, qui ont trouvé dans le bassin méditerranéen un espace tout à fait propice à ces déplacements de longue durée. L’essor que connurent les ports et les marines de cette vaste aire géographique à la fin du Moyen Âge facilita en effet les départs individuels ou collectifs, vers les régions économiquement attractives.
J’avais déjà tenté d’apporter une contribution à ce sujet en examinant plus particulièrement les migrations marchandes catalanes vers l’Égypte et la Syrie à la fin du Moyen Âge2. Le présent article3me donne l’occasion d’approfondir ces premières analyses en présentant quelques nouveautés, issues notamment des Archives départementales des Pyrénées-Orientales, relatives aux migrations des marchands du Roussillon, eux aussi intégrés à la couronne d’Aragon et de ce fait également vecteurs de l’expansion commerciale catalane. Mais cette nouvelle contribution sera aussi l’occasion d’élargir la problématique aux îles de Chypre et de Rhodes, ce qui permettra de mieux comprendre la stratégie d’ensemble adoptée par les négociants de cette région pour se tailler une place aux côtés de leurs concurrents italiens, en particulier ceux de Gênes et de Venise. Car malgré la distance qui les séparait de l’Occident, ces destinations représentaient avant tout un accès essentiel aux précieuses épices que les marchands redistribuaient vers l’ensemble de l’Europe, expliquant ainsi leur engouement pour ces contrées4.
Mon objectif consistera donc avant tout à tenter de mettre en évidence, principalement à partir des archives catalanes, l’existence de populations se fixant durablement en Méditerranée orientale, c'est-à-dire au moins pendant plusieurs mois, et y jouant un rôle de correspondants commerciaux au profit de négociants restés à Barcelone ou dans d’autres places commerciales importantes de Catalogne5. Pour commencer l’étude de ces aspects, il convient de rappeler brièvement dans un premier temps les formes bien particulières que prirent les migrations marchandes catalanes en Égypte et en Syrie, afin de mieux apprécier ensuite les différences et les points communs avec les flux dirigés vers les îles de Chypre et de Rhodes.
L’étude des flux migratoires de marchands catalans vers Beyrouth, Damas ou Alexandrie, les principales places commerciales du sultanat mamelouk du Caire, a en effet révélé que très peu d’entre eux s’y installaient durablement, c’est-à-dire prolongeant leur séjour au delà du retour du navire sur lequel ils étaient arrivés, qui pouvait parfois rester jusqu’à trois mois dans les ports précédemment mentionnés. De véritables communautés même réduites de correspondants commerciaux établis dans ces centres névralgiques du grand négoce en Orient n’ont ainsi pu être mises en évidence. Les marchands catalans préféraient au contraire effectuer de nombreux aller-retours entre les deux extrémités de la Méditerranée, échangeant des produits d’exportation, généralement à Damas ou à Alexandrie, contre les fameuses épices – du poivre, du gingembre, de la cannelle ou des clous de girofle en particulier – dans le cadre de contrats de commande à court terme. Aucune installation durable n’est donc envisagée dans ces conditions de va-et-vient répétés.
Certains auteurs ont certes cru trouver des exemples de marchands catalans installés à demeure en Égypte et en Syrie, dans la mesure où leur nom apparaissait à des dates différentes dans les principales places commerciales de ces pays. Cependant, la richesse et la précision des archives barcelonaises permettent de montrer qu’il s’agissait en fait de commerçants de passage plusieurs fois revenus sur différents navires et ne s’étant pas établis sur place6.
À ces méthodes commerciales spécifiques s’ajoute en outre un autre argument d’importance pour ce thème des migrations commerciales catalanes : aucun notaire compatriote n’a pu être relevé en Égypte ou en Syrie, en dépit d’un négoce soutenu et de la mesure imposant la présence de l’un d’entre eux aux côtés des consuls, manifestement restée lettre morte dans le cas de ces consulats orientaux. En revanche, plusieurs minutiers de notaires vénitiens, rédigés à Damas ou surtout à Alexandrie, ont été conservés pour le xve siècle, confirmant ainsi indirectement que les marchands de la Sérénissime étaient sans aucun doute assez nombreux pour permettre à l’un de ces tabellions de s’y installer afin de consigner les opérations des négociants et vivre de cette activité7. Cette lacune concernant les notaires catalans ne saurait certes constituer une preuve pour cette époque reculée dont les témoignages ont fort bien pu disparaître avec le temps. On notera toutefois pour étayer ce qui précède, que les marchands catalans sont nombreux à avoir consulté des notaires étrangers, confirmant ainsi indirectement qu’ils n’avaient sans doute pu avoir recours à un tabellion compatriote, vers lequel allait en général leur préférence lorsqu’ils en avaient le choix. De surcroît, parmi les très nombreux contrats conservés à Barcelone, certains font référence à des accords antérieurs consignés par d’autres notaires, mais dans ce cas également, aucun d’entre eux ne s’avère avoir instrumenté en Égypte ou en Syrie.
En définitive, la seule exception notable à cette situation bien particulière est fournie par la documentation toscane de la très importante compagnie Datini de Prato : des représentants de sa succursale barcelonaise occupèrent effectivement le poste de correspondant commercial à Alexandrie, du moins au cours de l’année 14108. Cette exception qui nous ramène aux méthodes développées par les négociants italiens, confirme en quelque sorte la règle de l’absence de communautés de facteurs commerciaux catalans installées en Égypte ou en Syrie.
La documentation notariée des Archives Départementales des Pyrénées Orientales ne modifie ni ne nuance ces constats, bien au contraire : elle témoigne elle aussi de l’utilisation massive des contrats de commande et de nombreuses allées et venues des marchands roussillonnais, en particulier ceux de Perpignan, dans le cadre de ces accords9. En outre, une exception révélatrice peut également y être relevée : celle du facteur commercial Francesc Queralt agissant à Damas au cours de l’hiver 1400 pour le compte d’un certain Pere Tequi demeurant dans la capitale roussillonnaise10. Or, cet important négociant, de lointaine origine toscane11, n’était autre que le facteur de la puissante compagnie marchande Datini de Prato à Perpignan. C’est précisément grâce aux lettres rédigées et échangées dans le cadre particulier de cette firme que l’on peut relever le recours exceptionnel à un correspondant commercial en Syrie12.
Le contexte politique régnant à Rhodes et à Chypre était bien différent de celui observé en Égypte et en Syrie, pays soumis aux sultans mamelouks du Caire, sans doute les plus puissants souverains musulmans de Méditerranée et du Proche-Orient jusqu’au milieu du xve siècle. Les deux îles étaient en effet restées sous domination chrétienne, la première sous l’autorité de l’ordre des Hospitaliers de Saint Jean, la seconde sous celle de la dynastie poitevine des Lusignan, dont les ancêtres avaient occupé dans un passé encore récent le trône de Jérusalem.
En outre, le pouvoir dans ces deux îles fut tour à tour étroitement lié aux intérêts dynastiques ou stratégiques de la couronne d’Aragon. Dans un premier temps en effet, le roi d’Aragon Jacques II (1291-1327) lui-même avait épousé en 1319 la sœur du souverain chypriote Henri II (1285-1324), Marie de Lusignan, et cette alliance familiale s’était encore consolidée en 1353, lors du mariage du roi de Chypre Pierre Ier (1358-1369) avec Éléonore, la cousine du nouveau roi d’Aragon Pierre IV le Cérémonieux (1336-1387). Les nombreux ambassadeurs envoyés pour établir des alliances dynastiques, puis maintenir d’étroites relations diplomatiques entre les deux royaumes avaient ainsi pu profiter des fréquents voyages des marchands catalans vers le Levant, pour prendre place à bord des navires que ceux-ci avaient affrétés, par exemple. À Rhodes, l’influence des Hospitaliers originaires de la Couronne d’Aragon était allée grandissante au cours de la seconde moitié du xive siècle, si bien qu’en 1377, l’Aragonais Juan Fernández de Heredia fut nommé grand maître de l’ordre jusqu’à sa mort en 1396 ; puis le Catalan Antoni de Fluvià occupa les mêmes fonctions entre 1421 et 1437 et, enfin, son compatriote Pere Ramón Sacosta entre 1461 et 1467. Si le premier ne résida guère à Rhodes durant son magistère, en revanche, l’influence du second s’y exerça de façon bien plus décisive, reflétant également une importance accrue des frères du prieuré de Catalogne à partir des années 1415-142013. Le contexte politique était donc bien plus favorable aux commerçants catalans, dans ces deux îles, qu’il ne l’était dans le sultanat mamelouk. De surcroît, elles constituaient des étapes incontournables sur la route des épices menant directement les marchands occidentaux jusqu’aux rivages syriens et égyptiens, et même, dans le cas de Rhodes, jusqu’à Constantinople. Ces données politiques et économiques combinées pouvaient ainsi entraîner des stratégies commerciales bien différentes de celles qui viennent d’être observées en Égypte et en Syrie.
Pourtant, la documentation relative aux relations catalanes avec Chypre ne permet guère d’avancer de témoignages précis au sujet de migrations marchandes durables dans cette île14. Certains Catalans proches de la reine Éléonore, précédemment citée, qui demeura à Chypre de 1353 à 1381, furent bien dotés de fiefs dans cette île en récompense des ambassades qu’ils menèrent régulièrement pour maintenir le contact entre la reine et la cour catalane. Mais il ne s’agissait généralement pas de marchands et de surcroît leur rôle d’intermédiaire leur imposait de ne pas résider dans l’île15. Ils y disposaient certes probablement de représentants chargés de défendre leurs intérêts, comme cela est bien attesté pour l’honrat Jaume Fivaller dont le facteur Dominicus de la Fos décéda en 1387. Mais ce cas révèle aussi que de tels représentants n’étaient pas nécessairement catalans16.
La documentation commerciale de son côté livre quelques rares données qui ne plaident pas non plus en faveur d’une nombreuse communauté marchande résidant dans l’île des Lusignan. Certes, dès 1300, deux sources italiennes attestent bien la présence durable de plusieurs commerçants catalans, en contact avec des compatriotes vraisemblablement de passage. Le 3 février de cette année, un citoyen de Barcelone signa dans le port de Candie en Crète, une reconnaissance de dette envers un certain Bonato Formero Minore (Bonanat Forner, menor), lui aussi citoyen de Barcelone, et envers ses héritiers à Chypre (« et tuis heredibus in Ciprum »)17, tandis que, quelques mois plus tard, Bernat « de Rose, habitator Cipri, cathalanus », reconnaissait à son tour devoir une modeste somme d’argent à un autre Barcelonais18. Ces deux documents d’origine différente fournissent donc la même année l’image concordante d’une communauté réduite de marchands catalans installés en Chypre – sans doute à Famagouste – en relation active avec leurs collègues de Barcelone, comme le contexte politique évoqué précédemment pouvait d’ailleurs le laisser supposer.
Cependant, le livre de comptes rédigé par le Barcelonais Joan Benet lors du voyage qu’il effectua à Chypre en 1343, et qui détaille méthodiquement les différentes transactions qu’il avait effectuées avec les autres marchands, révèle quant à lui de façon plutôt surprenante que ses partenaires commerciaux à Famagouste étaient avant tout des Italiens, en particulier des Vénitiens, mais aussi des Chypriotes ou des Arabes19. En fait le seul nom assurément catalan que l’on peut relever parmi les listes d’acheteurs et de vendeurs à Famagouste en 1343 est celui de Bernat Cardona, qui joue un rôle d’intermédiaire dans de nombreuses opérations. Si aucune mention le concernant ne vient préciser qu’il habite bien à Chypre, son rôle dans de nombreux accords plaide cependant pour une installation durable dans cette île qui lui aurait permis de bien être au courant des affaires du moment et de jouer en quelque sorte un rôle de courtier ; mais il ne s’agit là que d’une supposition.
Les contrats de commande barcelonais livrent aussi exceptionnellement quelques noms de commerçants qui devaient réceptionner des biens à Chypre. Or, on y trouve encore une fois des Italiens, comme dans ces deux commandes confiées en mai 1349, qui devaient être remises à Famagouste, le principal port de l’île, l’une à un certain Giorgio de Leone, et l’autre, à un dénommé « ser Philippo »20. Par la suite, la documentation, à nouveau plus rare, ne permet pas davantage de mettre en évidence l’installation de marchands catalans à Chypre21.
Toutefois, au début du xve siècle, certains d’entre eux sont bien chargés de recevoir des marchandises dans cette île dans des conditions comparables à celles que nous avons observées en 1349 : trois commandes datées de mai, puis de novembre 1403 indiquent en effet que les articles confiés doivent être livrés dans l’île des Lusignan et à Alexandrie à Guillem de Casasaja, marchand et citoyen de Barcelone, qui se trouve en fait être le frère du bailleur des deux derniers contrats – Bernat de Casasaja – ; au cas où Guillem serait absent, les instructions précisent que les marchandises pourront être remises à Pericó de Casasaja, le jeune frère de Bernat et de Guillem, ou à Joan Canals à Chypre, ou encore à un certain Pericó Carbonell, à Alexandrie22. Or, le nom de Casasaja est bien connu à Chypre, puisque le patron de navire Francesc de Casasaja assura lui aussi plusieurs fois un rôle d’intermédiaire entre les cours chypriote et catalane, à partir de 1383. Il était en fait un habitué des relations avec le Levant, car la documentation commerciale barcelonaise révèle qu’il y effectua au moins une douzaine de voyages entre 1369 et 139023. Rien d’étonnant donc, à constater que deux des membres de ce clan familial – Guillem et Pericó – assuraient manifestement un rôle de correspondants commerciaux à Chypre – avec Joan Canals – et plus secondairement à Alexandrie – avec Pericó Carbonell.
De fait, en observant plus attentivement les autres contrats passés par les trois frères – Bernat, Guillem et Pericó – une nette répartition des rôles se dégage entre eux : tandis que les deux derniers restaient au Levant, le premier leur faisait parvenir des marchandises depuis Barcelone ou accompagnait occasionnellement celles-ci, jouant ainsi simultanément un rôle peu fréquent de bailleurs et de preneur de fonds24. C’est d’ailleurs sans doute en raison de cette organisation, que Guillem de Casasaja se vit confier en 1409 la charge de procureur de l’ancienne reine de Chypre Éléonore, dont il a été question précédemment, qui espérait encore y faire valoir des droits ; or, il était secondé dans cette tâche par son frère Bernat qui le représentait auprès de la reine et assurait ainsi les trajets entre l’île et la Catalogne, pendant que Guillem restait en Méditerranée orientale25.
Toutefois, ce constat de recours à des correspondants commerciaux, qui peut tout de même s’observer dans ce cas pendant au moins toute la première décennie du xve siècle, reste limité à une seule famille. En fait, le contexte politique à Chypre n’était alors plus si favorable pour les Catalans, puisqu’à partir de 1374, les Génois, rivaux traditionnels des sujets de la couronne d’Aragon, s’emparèrent de Famagouste, le principal port de l’île, et y imposèrent officiellement leur domination par le traité de 1383, qui interdisait également au roi de Chypre d’ouvrir un autre port de commerce international26. On pourra aussi objecter que les contrats de commande, constituant l’essentiel de notre documentation commerciale pour cette période et vers cette destination, visent par nature des accords de brève durée entre les marchands, tandis que les opérations prévues entre des négociants catalans et leurs représentants installés dans des places commerciales lointaines ne nécessitaient pas a priori d’être consignées par écrit devant notaire. Ces contrats constitueraient donc un type de documents inadapté pour notre thème d’étude. Mais on a bien constaté que la documentation sous forme de livres de comptes ne fournissait guère plus de noms de Catalans installés à Chypre, même au cours d’une période plus favorable (avant 1374).
Il faut donc en déduire que les marchands catalans installés dans l’île des Lusignan étaient également peu nombreux aux xive et xve siècles, même si l’on est en droit de supposer que leur effectif dépassait sans doute la poignée d’individus relevés dans les contrats notariés vénitiens, génois et barcelonais. Enfin, la présence bien attestée à Famagouste d’un consulat des Catalans n’implique pas non plus que le nombre de ceux qui résidaient sur place fût conséquent, comme le montrent les cas des consulats de Beyrouth-Damas et d’Alexandrie, déjà étudiés27.
Examinons à présent la situation à Rhodes où les indices sont plus abondants et plus clairs. L’importance accrue du rôle de l’île, tant pour la diplomatie catalano-aragonaise, que pour les réseaux commerçants à partir des années 1410-1420, y favorisa l’établissement de certains marchands barcelonais particulièrement actifs.
Afin de préparer une vaste expédition de course contre Alexandrie, le nouveau roi d’Aragon Alphonse V le Magnanime avait tout d’abord interdit à partir de 1415 aux sujets de la Couronne de se rendre en Égypte et en Syrie, pour éviter qu’ils fissent ensuite l’objet de représailles de la part des autorités mameloukes28. Or, pour faire strictement appliquer cette interdiction, il avait fait appel à deux importants négociants habitués du commerce du Levant, Guillem de Cabanyelles et Pere de Gualbes, qui devaient transmettre les ordres royaux depuis Rhodes où ils restèrent au moins jusqu’en 141929. Le choix de cette île était judicieux, puisque d’une part Alphonse le Magnanime entendait s’appuyer sur l’ordre des Hospitaliers qui en étaient les maîtres, pour promouvoir sa nouvelle politique orientale, et que d’autre part, la fonction de tête de pont chrétienne du commerce vers la Méditerranée orientale faisait de Rhodes un poste d’observation idéal ; nul doute que les deux hommes d’affaires surent aussi mettre à profit pour leur propre compte cette situation fort avantageuse.
En 1429 et 1430, Alphonse le Magnanime entreprit la négociation d’un traité diplomatico-commercial avec le sultan mamelouk Barsbây ; cependant, les représentants des deux souverains devaient se rencontrer en terrain neutre, c'est-à-dire à Rhodes30. En outre, les pourparlers furent facilités par la médiation d’un représentant du grand maître des Hospitaliers – Antoni de Fluvià – qui n’était autre que le marchand catalan Pere de Casasaja31. Or, nous avons sans doute déjà rencontré le même personnage, sous le diminutif de Pericó, qui témoignait alors de sa jeunesse en 140332. Ses liens privilégiés avec le grand maître et son séjour avéré à Chypre au début du xve siècle laissent supposer une présence personnelle de cet homme d’affaires à Rhodes – ou peut-être de facteurs commerciaux – antérieurement à la période des négociations33, mais qui n’est à ce jour qu’imparfaitement corroborée par la documentation commerciale34.
On notera toutefois avec intérêt que les mêmes sources révèlent que Pere de Casasaja effectuait ses opérations commerciales en collaboration avec un dénommé Tristany de Queralt, qui était lui aussi sans doute parti à Rhodes en août 1428, et dont la présence dans l’île est ensuite attestée à deux reprises jusqu’au mois de juillet de l’année suivante ; cet échelonnement de dates laisse ainsi penser qu’il avait dû séjourner à Rhodes au moins au cours de cette période, pour y mener à bien ses affaires35.
Par ailleurs, plusieurs auteurs ont bien relevé la présence de marchands catalans durablement installés à Rhodes. Quelques premiers cas isolés durant la seconde moitié du xive siècle ont été mentionnés par A. Luttrell36, mais la plupart d’entre eux apparaît au cours du deuxième tiers du xve siècle. Pierre Bonneaud mentionne par exemple dans son étude du prieuré hospitalier de Catalogne, plusieurs noms de marchands établis dans l’île au cours des années 1430 et 1440, comme Ferrer Bertran et Joan Stella, accompagnés de Miquel Ros37. De son côté, Claude Carrère avait noté la présence de trois citoyens de Barcelone, Pere Viastrosa, Jaume Ses Avasses et Jaume Ballister, qui se voyaient chargés en septembre 1450 de récupérer l’héritage du « marchand Guillem [Portella], mort à Rhodes où il résidait », tandis que Pere Roig et Joan Alba, « membres de l’aristocratie marchande », y habitaient également en 145538.
Les activités de ces négociants installés à Rhodes confirment également leur enracinement local. Plusieurs lettres de change entre la Catalogne et l’île des chevaliers de saint Jean peuvent en effet être relevées au cours de la première moitié du xve siècle39. Outre les liens financiers entre les deux régions, ce constat suppose également une bonne intégration des correspondants établis à Rhodes dans le milieu marchand. A contrario, dans le cadre des relations avec l’Égypte et la Syrie, aucun accord de ce type n’a pu être relevé en dépit d’une documentation très abondante, ce qui s’explique sans doute par le nombre très réduit de marchands catalans durablement installés dans ces contrées40.
En outre, de nombreux pirates catalans firent de Rhodes leur repaire, à partir de la fin des années 1410-1420, car ils semblent y avoir bénéficié de la protection des Hospitaliers, ce dont témoignent en tout cas les nombreuses missives de protestation envoyées – souvent en vain – par les autorités vénitiennes et mameloukes41. Un certain climat de confiance, très différent de celui qui régnait à Chypre, favorisa donc également la présence de marins catalans à Rhodes.
Surtout, plus que de simples mentions individuelles de marchands ou de pirates, la documentation commerciale atteste au moins à deux reprises de la présence d’un notaire catalan à Rhodes, entre 1393 et 1405 : une reconnaissance de remise de biens après décès signale en effet que le notaire Pere de Seguerrat du diocèse de Gérone, avait rédigé à Rhodes le 11 avril 1393 le testament du marchand de Perpignan Jordi Giraud, qui demeurait dans une maison « infra burgum Rodi ». Toutefois, sa femme et héritière continuait à résider à Perpignan42. Puis, en 1405, dans des circonstances très similaires, le pareur de draps Ramon de Rius, malade à Rhodes, y fit rédiger son testament vraisemblablement par le même notaire43. Sa présence dans l’île des Hospitaliers pendant plusieurs années et ses contacts manifestes avec des marchands habitant également Rhodes pourraient constituer des indices de l’existence d’une communauté catalane à une époque plus précoce qu’on n’aurait pu le supposer. Toutefois, ce notaire qualifié de « tecus » auprès de la cour de la Châtellenie de Rhodes indique qu’il était en fait plus vraisemblablement au service de la communauté des Hospitaliers que de celle des marchands catalans présents sur place44.
Les quelques témoignages recueillis montrent ainsi que, globalement, les éléments de conclusion doivent être nuancés : les différents ports de Syrie, d’Égypte, et de Chypre après 1374, ne constituaient pas d’importantes bases d’installation durable pour les marchands catalans. Il est vrai que puisque la logique d’aller et retours répétés s’était imposée pour eux dans le trafic des épices, elle pouvait également les dispenser de créer et de gérer l’existence de groupes de négociants solidement établis dans les dernières étapes du parcours, en Méditerranée orientale ; celles-ci se trouvaient ainsi de toute façon intégrées par les va-et-vient permanents des navires catalans à leur réseau de relations marchandes.
Or, il s’agit là d’une différence essentielle avec l’expansion commerciale de la couronne d’Aragon vers le Maghreb, certes bien plus proche : l’existence de communautés de négociants catalans, valenciens ou encore majorquins solidement établis y est en effet bien plus aisée à mettre en évidence.
Cette courte enquête semble indiquer que Rhodes constituait en fait la principale terre d’accueil pour les marchands catalans désirant se fixer en Méditerranée orientale, au cours du xve siècle. Toutefois, convenons-en, elle ne fait que poser quelques jalons qui méritent encore d’être approfondis45.
On notera cependant que cette logique de choix privilégiant l’île des chevaliers de Saint Jean paraît ainsi en contradiction avec la répartition des consulats, puisque les marchands catalans n’en disposèrent jamais à Rhodes, à la différence de l’Égypte, de la Syrie et de Chypre46. Sans doute s’estimaient-ils suffisamment protégés au cœur de l’ordre des Hospitaliers et peut-être aussi représentés par les frères de même origine qui y exerçaient des responsabilités de plus en plus importantes. Ce rôle de protection paraît en tout cas bien confirmé dans le domaine de la piraterie.
Comment expliquer en définitive ce déploiement limité des marchands catalans, qui permettait cependant des contacts nombreux et réguliers avec les principaux ports de Méditerranée orientale ? Il résultait en fait essentiellement du retard qu’ils avaient accumulé par rapport à leurs concurrents italiens. Ceux-ci s’étaient en fait lancés bien plus tôt qu’eux dans l’aventure commerciale vers le Levant et du même coup avaient pu s’y installer, y compris en territoires musulmans. Car tel est bien l’un des éléments qui mérite aussi d’être souligné à l’issue de cette brève recherche portant sur les migrations en Méditerranée : les sources consultées, pourtant en grande partie catalanes, nous mettent en effet constamment en présence de marchands italiens durablement installés, non seulement en Orient, mais aussi en Catalogne même. Tout semble ainsi indiquer a priori que ce sont bien eux qui ont été les agents les plus actifs de ces phénomènes de migrations marchandes, parvenant à créer des réseaux assez complets à travers toute la Méditerranée à la fin du Moyen Âge. Mais comme les quelques documents cités l’ont aussi montré, il faut nuancer ce constat en distinguant parmi ces marchands « italiens », les Toscans, les Génois, les Vénitiens et les autres, qui se livraient en fait une âpre concurrence. Celle-ci invite bien sûr à considérer séparément les réseaux migratoires de ces différentes « nations » marchandes et ainsi à en relativiser l’importance ; mais il s’agit là évidemment de recherches à mener sur d’autres bases documentaires.