En juin 1914, quelques jours avant l’assassinat de Sarajevo, le jeune architecte alsacien Théo Berst s’élevait contre la guerre et publiait dans les colonnes d’une revue régionaliste un plaidoyer en faveur de l’art :« Ars plutôt que Mars2 ». Il y imaginait la création à Strasbourg d’une « École Supérieure pour l’architecture et ses domaines voisins » ; une école qui dépasserait les frontières nationales pour réunir les meilleurs artistes de France et d’Allemagne, qui ferait voisiner le sculpteur Adolf von Hildebrand, auquel Strasbourg devait la statue du Vater Rhein, et le peintre Auguste Rodin, dont certaines œuvres y avaient été présentées en 1907 lors de l’Exposition d’art français contemporain ; une école qui réunirait des sections d’architecture, de mobilier, de peinture, de sculpture, de ciselage, de céramique et d’autres encore… Bref, une « école d’arts appliqués où l’on enseignerait librement comment l’artisanat est sublimé par l’art ». Ce projet de réunion de l’enseignement de l’architecture à celui des artisanats qui lui étaient liés, situé dans le sillage des idées du Deutsche Werkbund auquel appartenait Théo Berst, était novateur pour Strasbourg. Il l’était aussi pour la pédagogie de l’architecture, annonciateur de ce qui s’esquissait alors à l’École des arts décoratifs de Weimar sous la houlette d’Henry van de Velde et trouverait son accomplissement dans les dernières années du Bauhaus, créé dans la foulée par Walter Gropius.
Un élève architecte autour de 1900
Théo Berst (1881-1962) avait eu une formation diversifiée3. Après avoir fréquenté le lycée protestant de Strasbourg, il avait fait une année d’apprentissage chez un charpentier. Il avait ensuite suivi les enseignements du département d’architecture de l’École technique impériale de Strasbourg (Hochbau-Abteilung Kaiserliche Technische Schule) durant quatre ans et ceux de décoration et d’ornementation à l’École municipale des arts décoratifs (Städtische Kunstgewerbeschule) durant deux semestres. Après son service militaire, il avait poursuivi quatre semestres encore à l’École supérieure technique de Karlsruhe (Technische Hochschule) puis, devenu architecte agréé (Kommunalbaumeister), il avait ouvert un cabinet à Strasbourg en 1906. Son parcours comprenait ainsi des étapes dans trois établissements d’enseignement de la région qui étaient alors offerts à ceux qui se destinaient à l’architecture, trois écoles dont les orientations étaient différentes et complémentaires.
L’École des arts décoratifs de Strasbourg (Kunstgewerbeschule) était de création récente4. Elle appartenait à un type d’établissement alors en vogue, fondé pour favoriser le développement des relations entre arts et industrie dont Gottfried Semper et Henry Cole avaient déploré le manque à l’occasion de l’Exposition universelle de Londres, en 1851. Depuis, il en avait été créé dans toute l’Europe, à Vienne puis à Berlin, Budapest, Hambourg… et, plus proche de Strasbourg, à Munich, puis à Stuttgart et à Karlsruhe. Ce fut d’ailleurs de Munich que fut appelé celui qui prit les rennes de l’école strasbourgeoise, le peintre Anton Seder (1850-1916). Il accorda une place centrale aux ateliers, au nombre de quatre : céramique, orfèvrerie, ferronnerie, ébénisterie. Il incita les élèves à trouver leur inspiration dans l’étude de la nature5, œuvrant en faveur du développement d’un Art nouveau ou Jugendstil. En 1900, il fonda la revue Das Kunstgewerbe in Elsaß-Lothringen (Les arts appliqués en Alsace-Lorraine) dans laquelle il publia régulièrement des aperçus de la production des élèves. L’École fut installée les premiers temps dans les locaux de l’ancienne école de dessin, créée en 18036, puis elle déménagea en 1892 dans un édifice spécifiquement construit à son intention par l’architecte de la ville, Johann Karl Ott, secondé par Édouard Roederer7. Elle eut les honneurs des pages du Handbuch der Architektur 8, l’incontournable manuel du milieu professionnel germanophone. Elle affichait en façade son orientation artistique par de grands panneaux de céramique réalisés sur des cartons de Seder par un élève de l’École, Léon Elchinger9.
L’École impériale technique de Strasbourg (Kaiserliche Technische Schule) était aussi récente et sa création reflétait l’importance que l’Empire allemand accordait à la formation professionnelle10. Le premier germe fut une Winterschule, ouverte trois ans seulement après le rattachement de l’Alsace-Lorraine à l’Empire. Son objectif était de « former de futurs contremaîtres compétents dans l’aménagement des terres agricoles et les travaux de drainage11 ». Vingt ans plus tard, l’école changea de nom et de statut. Elle devint une École impériale technique et comprenait plusieurs sections. Celle d’architecture – l’École des métiers du bâtiment (Baugewerkschule) – accueillait la majorité des élèves (205/262). Les besoins grandissants que suscitait alors l’extension de Strasbourg, la construction de la Neustadt, expliquent facilement l’importance qu’elle avait alors prise. Les premières années, les cours étaient aussi dispensés dans les locaux de l’ancienne école de dessin. À l’automne 1896, l’établissement emménagea dans un nouvel édifice également construit par Johann Karl Ott, toujours secondé par Édouard Roederer, signe de la reconnaissance de son importance et de son essor12.
Les travaux d’un ancien élève de cette école donnent une idée de la nature des exercices qui y étaient demandés, ceux d’Édouard Rompel (1890-1971) qui commença probablement ses études en 1907 tout en travaillant parallèlement dans un cabinet d’architecte, peut-être celui de Théo Berst13. Il en sortit à vingt et un ans, avec un brevet en poche, et y revint après la guerre en tant que professeur. Le portefeuille de ses dessins recèle de nombreux détails techniques, précis, confrontant la bonne et la mauvaise solution (fig. 1), ainsi que l’esquisse d’une flèche sur plan octogonal ; un unique dessin un peu maladroit d’un chapiteau et d’une corniche ionique ; des dessins d’ameublement et d’objets, et plusieurs petits projets d’édifices ordinaires : des logements ouvriers, de petits immeubles, une villa, une école de village… ce que le programme pédagogique désignait par « des bâtiments simples destinés à l’habitation ou à un usage professionnel14 ». Sur certains d’entre eux transparait l’influence de Darmstadt où se construisait la Mathildenhöhe et, dans l’ensemble, celle de l’architecture qui se développait dans l’Empire allemand (fig. 2).
Fig. 1. Edouard Rompel, élève de l’Ecole technique de Strasbourg, [Bonne et mauvaise façon d’agencer un coyau], s.d. (collection privée).
Fig. 2. Edouard Rompel, élève de l’Ecole technique de Strasbourg, « Dorfschule » [Ecole de village], 1911. Projet d’architecture réalisé sous la direction du professeur K. Staatsmann (collection privée).
À ces traces s’ajoutent celles d’un des professeurs de l’École, Karl Statsmann (1862-?), qui y enseignait le relevé15. Arrivé à Strasbourg en 1896, après des études à l’École polytechnique de Karlsruhe, il s’était passionné pour l’architecture de la région et devait par la suite devenir l’un des membres fondateurs de la Société pour la conservation du Vieux Strasbourg. Il faisait travailler ses élèves sur des exemples de la Renaissance allemande, souvent choisis parmi les maisons de Strasbourg, ce qui développait chez eux une sensibilité que l’on retrouve dans les pages d’un carnet de croquis de Rompel. De 1904 à 1912, K. Statsmann dispensa également un cours sur la théorie et la pratique du dessin d’architecture à l’Université de Strasbourg16, sans doute à l’instigation de Georg Dehio (1850-1932), qui y dirigeait l’Institut d’histoire de l’art. Certains dessins des élèves de K. Statsmann illustrèrent l’ouvrage qu’il signa en 1906 sur la première Renaissance à Strasbourg17 et furent publiés, en avant-première, dans la Revue alsacienne illustrée, celle-là même dans laquelle Théo Berst avait publié son article, qui avait été fondée en 1898 comme un « monument élevé à la gloire du pays », un appel à la naissance d’une conscience alsacienne18. L’École technique offrait ainsi à ses élèves une formation à la construction, une introduction à la conception de petits projets et une ouverture à l’architecture de la région.
La troisième école que fréquenta Theo Berst était l’École supérieure technique de Karlsruhe (Technische Hochschule)19. C’était un établissement d’enseignement supérieur consacré aux sciences de l’ingénieur et de la nature. Il avait une antécédence et des ambitions d’une tout autre ampleur que l’école strasbourgeoise, revendiquant le patronage spirituel de Friedrich Weinbrenner (1766-1826)20. S’il n’existait que depuis 1885 sous le nom d’École supérieure technique, il avait été fondé en 1825 sous celui d’École polytechnique. L’enseignement de l’architecture y était dispensé dans un département qui pouvait se prévaloir de professeurs comme Heinrich Hübsch (1795-1863), Carl Schäfer (1844-1908) ou Hermann Billing (1867-1946). La formation y durait quatre ans et supposait une présence de plus de quarante heures hebdomadaires à des cours traitant tout autant de la construction et de l’histoire, que du dessin et du projet. L’enseignement de l’architecture y était très différent de celui qui était alors dispensé à l’école parisienne des beaux-arts : il n’y avait ni ateliers, ni concours ; le professeur distribuait un programme sur lequel les élèves étaient appelés à composer dans le cadre d’exercices. Comme le résumaient, en 1889, deux anciens élèves de l’École des beaux-arts installés à Stuttgart dans les pages de la revue professionnelle la Construction moderne :
Dans le système de l’école comme il est compris en Allemagne, l’enseignement des professeurs tient une plus grande place qu’aux Beaux-Arts ; par contre, l’émulation du concours et l’enseignement mutuel entre les élèves manquent21.
Ils poursuivaient : si le système allemand « a l’avantage de ne pas mettre l’élève entièrement sous la coupe d’un maître considéré comme un demi-dieu », il a l’inconvénient de ne pas créer entre élèves et maîtres des liens et des convictions artistiques aussi forts qu’aux Beaux-Arts. Ils opposaient ainsi le jugement esthétique d’un patron tout puissant qui passait occasionnellement voir les élèves de son atelier, favorisant solidarité et entraide improvisée, aux cours plus techniques dispensés régulièrement par des professeurs de l’université. En 1899, il fut question de créer à Strasbourg une faculté analogue à celle de Karlsruhe pour offrir aux futurs architectes une formation qu’ils allaient chercher au-delà du Rhin, mais le projet échoua22.
Fort de son parcours dans ces trois établissements, Theo Berst imaginait que l’idéal aurait été d’en réunir les meilleurs aspects au sein d’une seule institution qui serait enrichie de l’apport des Beaux-Arts :« Dans cette école », écrivait-il, « la construction allemande fusionnerait avec la forme française et aux deux peuples, on pourrait offrir les éléments les plus compétents […]23. » L’avenir en décida autrement.
Quel enseignement pour l’Alsace ?
Le sort de l’École des arts décoratifs et celui de l’École technique de Strasbourg furent scellés avant même la fin de la guerre. Dès le mois de juin 1915, la Conférence d’Alsace Lorraine, constituée pour examiner les questions que soulèverait un éventuel rattachement de la région à la France, avait préconisé leur maintien24. Aussi, le Commissariat général chargé de réorganiser l’Alsace-Lorraine à partir de 1919, confirma-t-il leur fonctionnement. Cependant, il mit à l’étude la création d’une école régionale d’architecture dépendant de l’école parisienne des beaux-arts, comme il en existait depuis 1903 à Rouen, Rennes, Lille, Lyon et Marseille. Qui et à quel moment en avait formulé l’idée ? Cela reste peu clair. Sans doute, l’absence d’une école d’architecture dans l’est de la France, à la suite du refus qu’avait opposé Nancy en 1905, a-t-il joué en ce sens. Mais, au-delà d’une réponse à un manque, cette création se voulait une démonstration de la libéralité de la France à un moment stratégique. À l’heure du rattachement de l’Alsace, les établissements supérieurs techniques qu’offrait l’Allemagne à quelques kilomètres de Strasbourg apparaissaient comme une provocation à laquelle il fallait répondre :« Très manifestement », écrivit le Commissaire général Alexandre Millerand, « le gouvernement allemand avait tenu à ce que ne se créât pas, dans les pays annexés, d’établissement rival de ceux qui existaient par exemple à Carlsruhe et à Stuttgart25. ». La France se devait donc d’en proposer à Strasbourg, présentée comme une ville délaissée. À cela s’ajoutait un second argument, celui de la reconquête culturelle :
Il était essentiel de faire revivre dans la mémoire des Alsaciens et des Lorrains, le souvenir des traditions artistiques françaises et de leurs propres traditions locales dont, sous l’influence germanique, l’on s’était, en architecture surtout, fâcheusement écarté26.
Deux bonnes raisons donc pour soutenir la création d’une école d’architecture.
Le dossier fut confié à un architecte en chef des bâtiments civils et palais nationaux, également architecte en chef des Monuments historiques, Robert Danis (1879-1949). Celui-ci était depuis le début de la guerre dans les Vosges où il suivait les travaux sur les Monuments historiques classés et il venait d’être nommé directeur des services d’Architecture et des Beaux-arts d’Alsace-Lorraine27. Il confirma l’intérêt d’un tel établissement qui permettrait aux jeunes gens de rester sur place ; il ajouta qu’il était particulièrement souhaitable pour les Alsaciens qui auraient été doublement handicapés en allant à Paris, non seulement à cause du changement de méthode, mais aussi de l’usage exclusif du français28. Ces arguments étaient quelque peu fallacieux comme le démontrent les parcours de plusieurs Alsaciens qui ont été de prolixes constructeurs entre 1880 et 1914. Leur appartenance à la région, dont ils étaient natifs, ne les a pas empêchés d’aller faire leurs études à Paris plutôt qu’à Karlsruhe, Stuttgart ou Munich, et ni la langue française ni le système Beaux-Arts n’a été un frein à leur réussite. Ce fut le cas de Gustave Krafft (1861-1927) diplômé en 1886, d’Auguste Mossler (1873-1947) en 1902, d’Albert Doll (1879-1957) en 1907, de Gaspard Koenig (1889-1978) en 1919 ou encore d’Édouard Roederer (1838-1899) qui avait assisté Johann Karl Ott, même s’il n’avait pas été jusqu’au diplôme. Leur choix reflétait l’attirance qu’exerçaient la France et sa forme d’enseignement.
Les choses allèrent vite. L’École fut créée le 27 août 1921 et Danis en fut nommé directeur le 17 novembre suivant. Elle avait les traits d’une école régionale, constituant l’un des « rameaux » de l’École nationale supérieure des beaux-arts. Cependant, certaines réticences venues du milieu professionnel local lui donnèrent une couleur un peu différente de celle des autres. Des « architectes du pays » s’opposèrent en effet à son ouverture, jugeant que le modèle proposé ne répondait pas à leurs attentes d’un enseignement avant tout pratique dont le but principal était de « former des constructeurs, et cela, en aussi grand nombre que possible29 ». Ils contestaient le choix d’une formation élitiste dominée par des objectifs artistiques, et demandaient la création d’une section d’architecture rattachée à l’École technique plutôt que celle d’un surgeon des Beaux-Arts. Le Commissariat, qui avait déjà garanti la survie de l’École technique, confirma néanmoins la création de l’École régionale. Cependant, le ministère dut en prendre le financement à sa charge, la Ville étant déjà responsable de celui de l’École technique. Exceptionnellement, et contrairement aux écoles régionales déjà établies, celle de Strasbourg fonctionna donc uniquement aux frais de l’État30.
L’École régionale d’architecture de Strasbourg (1921)
Un souci d’économie gouverna, comme ailleurs, la création du nouvel établissement. Danis rechercha des locaux disponibles qu’il trouva dans le bâtiment le plus monumental construit dans l’extension planifiée en 1880, l’ancien Palais impérial31. La nouvelle école dut s’en partager les locaux avec les instituts universitaires d’histoire de l’art et de géographie, reléguée à l’arrière-plan dans les petites salles du premier étage. Comparée aux édifices flambant neufs dont avaient bénéficié l’École des arts décoratifs et l’École technique avant la guerre, cette installation manquait nettement d’ambition. Pour le corps enseignant, Danis mobilisa, comme on l’avait fait dans les autres écoles régionales, des universitaires et des agrégés32. Mais à Strasbourg, c’était pour beaucoup de nouveaux arrivants, l’Université ayant été presqu’entièrement recomposée à la suite de l’expulsion des « Vieux allemands ». Il sollicita trois professeurs juste nommés, Samuel Rocheblave (1854-1944) pour l’histoire générale et l’esthétique, Henri Villat (1879-1972) pour la statique et la résistance des matériaux et Jean André Roux (1866-1954) pour la législation du bâtiment, ainsi que deux professeurs du lycée Fustel de Coulanges, Nifenecker pour la géométrie descriptive et Beau pour la physique et la chimie. Pour les enseignements ayant trait à l’architecture, il engagea les professionnels qu’il avait sous ses ordres : Patrice Bonnet (1879-1964), responsable des bâtiments de l’Université de Strasbourg, devint professeur de théorie ; Jean Patriarche (1885-1941), qui travaillait aux côtés de ce dernier, professeur de construction, et Paul Gélis (1885-1975), qui dirigeait l’inspection des monuments historiques d’Alsace, professeur d’archéologie. Danis les avait fait venir à Strasbourg pour travailler au sein du service d’Architecture et des Beaux-Arts et il profita de leur présence pour constituer à peu de frais un encadrement pédagogique qui, réunissant d’anciens élèves de l’École des beaux-arts, compensait la méconnaissance de ce mode d’enseignement à Strasbourg. Bonnet, originaire de l’Ariège, avait obtenu le Grand Prix de Rome en 190633 ; Patriarche, parisien, avait été diplômé en 1919 ; Gélis, parisien lui aussi, en 1914, non sans avoir tenté quatre fois le Prix de Rome. Seuls deux Alsaciens furent sollicités pour de seconds rôles, le strasbourgeois Gustave Krafft pour les cours de dessin et de modelage, et le mulhousien Albert Doll pour ceux de perspective, tous deux étaient aussi diplômés de l’École des beaux-arts et non d’une école allemande. Les décisions avaient été prises sans égard pour les recommandations qu’avait formulées Josef Weydmann dans le rapport sur la création de l’école qu’il avait remis au Conseil consultatif d’Alsace-Lorraine, de choisir le personnel « sans parti pris aucun, guidé uniquement par les intérêts de notre grande et notre petite patrie34 ». Pour Danis, indubitablement, les intérêts de la grande l’emportaient sur ceux de la petite.
Dès 1919, une Association régionale des ingénieurs d’Alsace et de Lorraine, tout juste fondée, s’était adressée au directeur de l’École des beaux-arts pour lui demander quelles conditions seraient faites à leurs membres qui, ayant commencé leurs études dans une école allemande, souhaitaient les poursuivre en France35. La réponse avait été positive : il leur avait été proposé d’intégrer l’École sans passer l’admission36. Par impatience ou par défiance, les deux élèves ayant bénéficié de cette mesure que nous avons recensés n’ont pas attendu l’ouverture de l’école régionale. Ils se sont inscrits dès 1919 dans les ateliers de l’école parisienne des Beaux-arts : Jacques Riegert (1891) chez Gustave Umbdenstock et Jean Emil Müller, qui avait suivi un semestre d’étude à Karlsruhe, chez Gabriel Héraud. D’autres, qui ne bénéficiaient pas de ces avantages, firent la même chose : Georges Laforgue (1898) s’inscrivit la même année chez Pierre André, Jean Gürtner (1902) en 1920 chez Alfred-Henri Recoura, René Haug (1903) et Jacques Schüle (1900), en 1921 chez Gustave Umbdenstock, cet architecte originaire de Colmar qui attirait particulièrement les Alsaciens-Lorrains. Ce mouvement ne s’est pas éteint par la suite, mais il est resté limité, ne concernant qu’une douzaine d’étudiants durant l’entre-deux guerres.
L’École régionale des Beaux-arts de Strasbourg ouvrit ses portes à l’automne 1921, bien que les cours n’aient débuté que l’année suivante. Deux ans plus tard, elle comptait 22 inscrits dont douze aspirants et dix élèves admis37. L’atelier était dirigé par Robert Danis et Jean Patriarche ; c’est là qu’étaient dessinés les rendus de concours qui rythmaient la scolarité. Les sujets étaient rédigés à Paris par « le » professeur de théorie, à l’époque Victor Blavette (1850-1933), et envoyés aux écoles régionales qui, en retour, expédiaient les dessins quai Malaquais, à l’École nationale supérieure des beaux-arts, où ils étaient évalués par un jury commun à toute la France, officiant dans la célèbre salle Melpomène. L’apprentissage était d’abord celui du dessin et d’une culture classique (fig. 3 et 4). Entrainés les premiers mois au dessin des ordres et des « éléments d’architecture38 », les élèves répondaient par la suite à des programmes d’équipement, exceptionnellement de logement. Ainsi, en 1922, il fut proposé, à ceux de seconde classe, « Un panorama » (le 5 mai), « Un laboratoire de cryptogamie » (le 28 juillet), « Une caserne de pompiers » (le 4 décembre) et, aux plus avancés de première classe, « Une école supérieure d’électricité » (le 13 juillet) et « Une école des arts décoratifs » (le 11 octobre)39. L’enseignement de la construction et la connaissance de l’architecture régionale étaient au second plan. D’ailleurs, lorsque Robert Danis accompagna ses élèves en voyage d’études, durant les premières années de son enseignement, il choisit comme destinations Paris en 1924 et la Provence en 1925.
Fig. 3. Etienne Mantz, élève de l’Ecole régionale d’architecture de Strasbourg, [Feuille d’acanthe], 16 décembre 1921. Exercice pour lequel il a obtenu 12/20 et un commentaire encourageant du professeur p. Bonnet qui critiquait néanmoins le manque de « souplesse et de précision » de ses ombres et demi-teintes (collection privée).
Fig. 4. Etienne Mantz, élève de l’Ecole régionale d’architecture de Strasbourg, [Un belvédère], 1er février 1922. Exercice qui lui a valu d’être admis en 2e classe (collection privée).
L’inauguration de l’École régionale eut lieu en grande pompe le 26 mai 1922. L’événement fut accompagné d’une exposition au Palais du Rhin, dans laquelle Danis présenta un panel de plus de cinq cents œuvres de « l’École française du xviie siècle à nos jours40 ». Il offrit une place particulière à Sébastien le Prestre de Vauban (1623-1707) auquel il vouait une grande admiration41 et aux témoignages de la culture classique en Alsace comme le palais épiscopal et l’hôtel du préteur royal de Strasbourg ou le château et le parc de Saverne qui voisinaient avec ceux de Versailles. Y étaient associés des dessins d’architectes et des peintures évoquant des personnalités et des atmosphères qui donnèrent à la manifestation un caractère plus séduisant que ne l’aurait été une seule collection de plans. Les objectifs furent clairement formulés par l’historien d’art Louis Hautecœur qui préfaça le catalogue :
Cette exposition n’aura pas été inutile si elle rappelle aux architectes qu’ils ne sont pas simplement des « maçons » ou des hommes d’affaires, mais aussi des artistes, si elle évoque devant les visiteurs cette vieille tradition qui depuis douze siècles s’est affirmée en des formes diverses, mais qui toujours sur notre sol est demeurée vivante42.
Face à un enseignement technique installé par l’Allemagne, la France apportait un souffle artistique et révélait une richesse architecturale méconnue bien que présente sur le sol même d’Alsace.
Deux écoles, une double tradition
Ainsi Strasbourg a-t-elle été dotée aux lendemains de son rattachement à la France d’une école d’architecture réunissant des professionnels formés à l’École nationale supérieure des beaux-arts, tout juste arrivés en Alsace pour y introduire la culture française ; une école entièrement financée au frais de l’État ; une école nationale. Les élèves n’avaient plus besoin de franchir le Rhin, mais leurs exercices étaient envoyés à Paris pour être jugés. C’est donc vers la capitale, dont ils dépendaient désormais, que devaient se tourner leurs regards et tendre leurs efforts. C’était là le prix à payer pour que l’enseignement de l’architecture rejoigne la nation. Somme toute, si, comme l’écrivait Théo Berst, « Mars est le dieu national » et « Ars la déesse cosmopolite », la partie avait été gagnée par « Mars » et l’école qu’il avait appelée de ses vœux, à la croisée des écoles techniques allemandes et de l’école parisienne des beaux-arts, n’avait pas vu le jour.
Néanmoins, cette double tradition d’enseignement a perduré grâce à la coexistence de l’École régionale d’architecture de Strasbourg et de l’École nationale technique, anciennement École technique impériale. Du point de vue de leur financement, elles relevaient de deux statuts différents, national pour la première et municipal pour la seconde. La première était quantitativement plus modeste que la seconde, mais elle s’estimait qualitativement supérieure. Entre 1921 et 1939, la première a compté 117 inscrits dont seuls 18 furent diplômés alors qu’ils ont été une soixantaine à l’être à l’École technique. Moins nombreux, les architectes de l’École régionale ont occupé les plus hautes fonctions officielles quand les autres ont dû se contenter de postes subalternes. Ainsi, dans les services municipaux de Strasbourg, le poste de responsable du plan d’extension fut-il attribué à Georges Laforgue et celui d’architecte principal à Jean Emil Müller, tous deux diplômés des Beaux-Arts, alors que ceux d’architectes ordinaires ou de techniciens ont été occupés, pour une large part, par d’anciens élèves de l’École technique43. Il y a plus, ces derniers devaient, pour prétendre à la commande de travaux communaux, obtenir un « agrément » délivré au terme d’un concours organisé par le ministère de l’Éducation nationale au siège de l’École régionale dont les professeurs constituaient le jury. Cette situation prit fin, contre toute attente, après la création de l’Ordre des architectes et la réglementation du port du titre, en 1940. Alors que plusieurs établissements d’enseignement de l’architecture ont été privés de la possibilité de délivrer un diplôme reconnu, celle qui était devenue, en 1950, l’École nationale d’ingénieurs de Strasbourg, l’obtint en 1955. Les deux écoles ont dès lors délivré le même diplôme bien qu’au terme d’études plus longues aux Beaux-Arts qu’à l’École technique.
Strasbourg est ainsi demeurée telle que l’avait décrite Paul Léon, le directeur des Beaux-Arts, en 1922, riche d’une double tradition,
sorte de champ clos où s’affrontent deux villes à la fois proches et lointaines, juxtaposées et opposées, deux méthodes, deux systèmes, deux modes de pensée et d’expression empruntés aux traditions des vieilles écoles d’art françaises et aux modernes ateliers des écoles techniques allemandes44.