En 2021, le couturier belge Martin Margiela a bénéficié d’une exposition personnelle à la Fondation Lafayette Anticipation à Paris.
Avant de se faire connaître pour ses collections de mode avant-gardiste créées entre 1988 et 2009, et pour sa maison de haute couture « Maison Margiela », Martin Margiela a suivi une formation artistique dans les années 1970 à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers. Visible tant dans ses créations que dans ses défilés, cette « origine artistique » a marqué son travail d’une porosité féconde entre l’art et la mode.
Pour son exposition à Lafayette Anticipation, réalisée avec la curatrice Rebecca Lamarche-Vadel, Margiela a choisi d’expérimenter une scénographie de forme labyrinthique, opposée au White Cube1. Considéré comme l’excellence, ce type d’espace d’exposition, blanc, fermé, dans lequel le parcours est linéaire et imposé, se veut le plus neutre possible afin que seules les œuvres soient mises en valeur et que rien ne puisse interférer entre l’attention du spectateur et celles-ci. En cherchant au contraire à troubler l’attention, la perception et la déambulation des spectateur·ices, la scénographie de Martin Margiela invite le spectateur à se détourner du White Cube et à concentrer son attention sur son environnement. Le labyrinthe imaginé par Martin Margiela est rythmé par des cloisons et des stores rétractables, dont certains forment des lieux isolés dans lesquels sont dissimulées les œuvres. Le spectateur les rencontre donc de façon plus individuelle. Au cours de notre déambulation, certaines apparaissent puis disparaissent à répétition. Elles sont en réalité retirées de l’espace puis réinstallées par des intervenants dans le but de troubler le spectateur. Les œuvres traitent de sujets analogues comme le corps absent, les vanités, le temps qui s’écoule et les objets du quotidien. L’artiste dresse au rang d’œuvres d’art ces objets que nous côtoyons quotidiennement mais que nous ne voyons plus, qui n’attirent pas ou plus notre attention.
Il s’agira dans cet article d’identifier les différentes stratégies — visuelles et spatiales — mises en place par l’artiste pour perturber le spectateur. D’une part, Martin Margiela incite le visiteur à se perdre dans le parcours labyrinthique, notamment lors de la rencontre avec l’œuvre Bus Stop (2020). D’autre part, l’artiste crée des œuvres visuellement troublantes, particulièrement avec BODYPART, b&w (2020).
Le labyrinthe comme moyen de perturber l’orientation des spectateurs
Une première stratégie consiste à faire entrer le spectateur par la porte de sortie de secours afin de déstabiliser ses repères dans l’espace d’exposition.
La perturbation de l’orientation se poursuit lorsque nous pénétrons dans le labyrinthe. Agencé par des cloisons amovibles, des stores rétractables ou encore des vitres teintées, ce dernier permet tout à la fois de désorienter en empêchant la circulation, mais aussi de guider à travers l’espace. C’est là que réside toute sa complexité : être ou se sentir désorienté, tout en pensant se repérer et trouver son chemin en suivant des murs ou des cloisons.
Lorsque l’on est perdu, on peut ressentir une peur, être perturbé, troublé. Mais ce trouble est en fait un point de départ, « une proposition, peut-être même comme une exigence de penser et d’agir depuis les situations troublées, inextricables, […]2 ». Il faudrait habiter le trouble et se laisser habiter par lui afin d’agir au mieux.
Si l’on se réfère aux divers mythes entourant le labyrinthe, présents dans de nombreuses civilisations, les individus qui y ont pénétré ont un point commun : ils agissent. Certains explorent, d’autres tentent de s’en échapper, et ceux qui y renoncent finissent par y errer éternellement. Chacun de ces cas implique une action, allant du déplacement à la résignation, qui, même si est une forme d’abandon, reste tout de même une action.
Dans le mythe grec du Minotaure par exemple, Minos, roi de Crète, commande à l’architecte Dédale de créer une prison pour y enfermer le Minotaure, né de l’union illégitime de son épouse Pasiphaé avec le taureau blanc envoyé par Poséidon. Dédale fait alors construire un labyrinthe monumental pour la créature à tête de taureau et au corps d’un homme.
Plus tard, Thésée, fils du roi d’Athènes, réussit à s’infiltrer dans le labyrinthe grâce à l’aide d’Ariane, elle-même conseillée par Dédale, et tue le Minotaure. Coupable d’avoir aidé Pasiphaé, Thésée et Ariane, Dédale fut enfermé dans son propre labyrinthe avec son fils. Même s’il en était l’inventeur, Dédale et Icare ne purent trouver la sortie du labyrinthe. L’architecte fabriqua alors à son fils des ailes fixées avec de la cire, qui lui permettront de s’envoler pour sortir du labyrinthe. Mais en volant trop, la cire de ses ailes prit feu et Icare mourut ainsi.
Chaque personnage présent dans le mythe et ayant pénétré dans le labyrinthe, explore, agit ; Thésée y affronte le Minotaure, Dédale tente de s’en échapper en vain et fabrique des ailes à son fils Icare, qui s’en échappe mais finit par en mourir. L’attitude adoptée par les personnages est active, ils ne se résignent pas au labyrinthe, au contraire, ils acceptent d’y être et agissent chacun de leur manière pour en sortir.
Dans le labyrinthe auquel nous faisons face, ici celui de Martin Margiela, il faudrait donc accepter de se perdre. Accepter la perturbation de l’orientation occasionnée et justement l’exploiter, l’explorer, continuer d’agir au sein du labyrinthe.
L’acceptation face au trouble est également une attitude évoquée par Donna Haraway dans Habiter avec le trouble (2016). Dans cet ouvrage, le trouble est notre monde, un monde perturbé et en destruction par les catastrophes climatiques et écologiques. Un monde dans lequel nous devons accepter le trouble qui est bien présent, mais trouver des moyens d’y vivre et d’y cohabiter les uns avec les autres — y compris avec les autres espèces — de façon prospère. Le trouble a « des vertus exploratoires, mais aussi génératrices3 » puisqu’il produit de nouvelles réponses et solutions afin d’y améliorer la vie.
Ainsi, dans l’exposition « Martin Margiela », le manque d’orientation et de repères laisse la possibilité au spectateur d’agir, de faire ses propres choix quant au chemin à prendre par exemple. Il devient actif au sein de l’exposition, et se crée sa propre et unique expérience. La perturbation de l’orientation n’est donc plus un problème mais au contraire une solution, car c’est en l’acceptant qu’on trouve un moyen de continuer avec celle-ci, et d’explorer autour de nous.
Le spectateur exposé aux œuvres
Dans l’espace du White Cube, la démarche du spectateur est linéaire et prédéfinie, il suit machinalement un sens qui lui est imposé4. Boris Groys la compare à celle « d’un homme qui descend une rue et observe l’architecture5 ». Mais dans le labyrinthe, c’est un tout autre comportement qu’il faut adopter. La scénographie labyrinthique incite à l’exploration. De cette façon, Margiela libère et rend conscient le corps docile6 dans l’exposition.
Le spectateur rencontre les œuvres dissimulées par des stores, des vitres, ou encore par des draps, en circulant et en se perdant à travers le labyrinthe. Les œuvres Torso I, II, III7 par exemple, qui représentent deux torses en plâtre et un en mousse polyuréthane et silicone, sur leurs socles, sont de temps à autre dissimulées sous des draps, que des intervenant·es viennent appliquer et retirer. Puisqu’elles se font discrètes et que les visiteur·euses n’empruntent pas tous le même itinéraire, la rencontre avec les œuvres est davantage individuelle et intimiste que dans le white cube, dans lequel « les œuvres sont aisément accessibles au regard des visiteurs.8 » Ici, c’est le spectateur qui s’expose à l’œuvre, et non l’œuvre qui est exposée au spectateur. Le rapport entre œuvre et spectateur s’inverse.
L’artiste Pierre Huyghes développe une conception similaire de l’exposition. Dans ses expositions, les œuvres ne sont pas en « attente » d’être observées mais — étant souvent composées de matières biologiques, organiques ou minérales — ont leur propre autonomie : elles vivent d’elles-mêmes dans l’exposition, avec, ou sans spectateur pour les observer.
Par exemple, lors de l’exposition « Pierre Huyghes » au Centre Pompidou en 2013, est présentée son œuvre Untilled (Liegender Frauenakt) de 2012. Une sculpture d’un corps de femme, avec pour tête une véritable ruche peuplée d’abeilles. La sculpture changeait donc d’aspect en fonction de ce que les abeilles y faisaient, et donc, le visiteur n’avait jamais à faire à la même sculpture. Le spectateur découvrait, était exposé au phénomène, qui avait lieu avec ou sans lui.
Pour l’artiste, l’exposition est un monde en soi, dans lequel se produisent des événements autonomes.
Dans l’exposition « Martin Margiela », les œuvres ont aussi leur propre autonomie, même si elles ne sont pas composées de matières organiques.
Lorsque le spectateur arrive devant l’œuvre Bus Stop, en fonction du moment auquel il arrive, l’œuvre peut ne pas être visible. Bus Stop est, comme son nom l’indique, un arrêt de bus, celui que nous fréquentons au quotidien mais que nous ne voyons plus par habitude. Pour rendre cet abri de bus métallique et froid plus chaleureux et confortable, Margiela l’a entièrement recouvert d’une fourrure brune. Mais, l’œuvre se trouve derrière une grande vitre, qui de temps à autre est plongée dans le noir. Il faut alors patienter jusqu’à ce qu’elle soit à nouveau éclairée pour pouvoir l’observer. L’œuvre Bus Stop évoque le temps, l’attente et la patience. Paradoxalement, lorsque l’on considère qu’attendre le bus est une perte de temps, ici, nous attendons justement pour voir un arrêt de bus, dont la fonction a finalement été élevée à un rang nouveau.
Ici, le jeu de lumière qui s’allume et s’éteint sur l’œuvre en boucle, la fait apparaître puis la dissimule dans le noir, cela, peu importe le nombre de spectateur·rices présent·es. L’œuvre fonctionne donc en autonomie, sans forcément avoir besoin de l’œil témoin du spectateur. C’est donc le spectateur qui est exposé à l’œuvre et au phénomène se produisant autour de celle-ci, et non l’œuvre qui est exposée au spectateur.
Des œuvres troublantes
Le trouble auparavant vécu par la perturbation de l’orientation se retrouve désormais sous forme de perturbation visuelle dans les œuvres de l’artiste.
L’un des thèmes majeurs des œuvres de Martin Margiela est le corps, vieillissant ou absent. Un corps que nous ne voyons jamais entièrement, et qui, par des jeux de recadrage, de changement d’échelle et d’orientation, semble souvent déformé. L’œuvre BODYPART, b&w9 est un parfait exemple de ces stratégies visuelles.
Elle se constitue de deux écrans de projection accrochés l’un à côté de l’autre sur un mur blanc. Les écrans sont ouverts, mais ils ne serviront pas à la projection. Ce sont deux dessins qui y sont dévoilés.
Ces deux dessins représentent la même figure réalisée au pastel à l’huile en noir et blanc, symétriquement. Les formes sinueuses, galbées et l’exécution du modelé faisant ressortir des volumes, laissent à penser que nous observons un corps érotisé. En utilisant des stratégies de recadrage et de changement d’orientation, l’artiste manipule l’image du corps pour troubler l’observation et la perception de celui-ci. Ainsi, nous pensons regarder une image sensuelle alors qu’il s’agit en fait du buste d’un homme légèrement de profil.
Pour mieux analyser l’œuvre, il faut prendre du recul, physiquement, porter son attention sur l’ensemble de celle-ci, et surtout, l’imaginer retournée. On constatera qu’il est bien question d’une épaule, du haut d’un pectoral, du cou et de l’autre épaule.
Si l’œil du spectateur se focalise sur chaque détail et partie corporelle, il sera difficile pour lui d’imaginer et de voir un ensemble cohérent. Pour y parvenir, on pourrait proposer d’appliquer à l’œuvre la théorie de la Gestalt, plus communément appelée la psychologie de la forme. En suivant cette théorie, le spectateur traitera l’image comme une forme globale, un ensemble, et non comme une addition de ses parties10. La psychologie de la forme suit les mêmes principes que le holisme ; un système de pensée dans lequel l’ensemble est supérieur à la somme de ses parties. Les phénomènes sont alors considérés comme des ensembles indivisibles, qui s’opposent à la pensée réductionniste, en développant et en expliquant les phénomènes par d’autres phénomènes sous-jacents.
L’épistémologue Yves Bouchard explique le holisme en ces termes :
Dans le premier cas (thèse réductionniste), l’unité peut être comprise à partir d’un examen du multiple en vertu de l’homogénéité même des termes du rapport. Dans le second cas (thèse holiste), l’examen du multiple ne suffit pas à rendre compte de l’unité. La différence entre ces deux thèses a pris très tôt dans la littérature philosophique les allures d’une opposition entre la notion de somme (réductible à l’assemblage de ses éléments) et la notion de totalité (irréductible à l’assemblage de ses parties) […]11.
Pour l’analyse de l’œuvre BODYPART, b&w, la thèse holiste et la notion de totalité comme entendues par Yves Bouchard pourraient donc être une solution pour comprendre ce que l’on regarde.
On remarque également que Margiela utilise la technique du pastel à l’huile pour dessiner un corps nu, qui reprend les principes de l’art académique apparu vers le milieu du xixe siècle. L’enseignement académique plaçait hiérarchiquement le dessin au-dessus de toute autre réalisation et celui-ci se devait d’être le plus travaillé possible avant de poursuivre à une autre étape. C’était donc notamment la première et plus importante étape dans la production d’un tableau. Ainsi, on retrouve dans les œuvres présentes dans l’exposition de nombreuses allusions à l’histoire de l’art — que ce soit par des thèmes abordés dans les œuvres comme celui des vanités par exemple, ou encore par les médiums et techniques utilisés — qui peuvent alors aiguiller le spectateur à la compréhension de l’œuvre. Or, cette posture attendrait de l’individu qu’il ait déjà ces connaissances acquises et adéquates pour comprendre l’œuvre12, et s’il ne les possède pas, dans ce cas-là nous verrons cette incompréhension comme un problème émanant du spectateur directement : « Ce seraient nos lacunes artistiques ou bien encore notre manque de disponibilité, notre paresse intellectuelle, notre jugement hâtif qui occasionneraient notre sentiment d’insatisfaction quant aux œuvres13 ».
Alors que l’œuvre est soumise à l’œil et au jugement du spectateur, à l’inverse, le spectateur est lui aussi soumis au jugement de l’œuvre, qui lui reflète en partie ses lacunes ou alors au contraire son savoir, sa culture.
Afin de pallier ces lacunes, pouvant perturber la réception et la compréhension des œuvres d’art, le spectateur peut faire appel à son imagination, ou bien dans certains cas, à son entendement, deux facultés de connaissances distinctes selon Descartes14. Ici, on utilise le terme « entendement » comme la faculté de l’esprit de comprendre, de raisonner, comme « d’un pouvoir de connaître non sensible15 ». De plus, le terme entendement provient du latin intendere, signifiant « tendre vers », « diriger son esprit sur quelque chose », ou encore « porter ou donner son attention sur quelque chose16 ». L’entendement concerne donc aussi l’attention, qui serait donc cohérent avec la volonté de Martin Margiela d’exercer l’attention du spectateur dans l’exposition.
Par l’entendement, et en observant la totalité de l’œuvre BODYPART, b&w, le spectateur sera apte à raisonner et à comprendre que ce qu’il observe est en fait un buste d’homme, mais retourné, et même à percevoir, toujours par l’entendement, le reste du corps qui n’est pas représenté.
En opposition à l’entendement, l’imagination laisse d’autres possibilités d’observation au spectateur. Alors que par l’entendement il comprend et sait qu’il regarde un corps humain, son imagination elle, peut laisser place à toute autre interprétation, qu’elles soient réelles ou irréelles.
Les œuvres présentes dans l’exposition sont troublantes par leur aspect visuel, comme nous l’avons constaté avec BODYPART, b&w. Mais ce trouble qui pourrait être perçu comme négatif — en complexifiant la compréhension de l’œuvre, ou en mettant le spectateur face à ses lacunes notamment — incite finalement le spectateur à observer autrement — ici en appliquant les principes de la théorie de la Gestalt par exemple — et à exercer pleinement son attention.
Finalement, dans cette exposition, Martin Margiela nous éduque à l’exercice du regard et de l’attention. Dans son labyrinthe, il suffit d’adopter la mauvaise attitude, de renoncer au trouble, ou d’une seconde d’inattention, pour manquer les œuvres. Grâce à une scénographie labyrinthique, Martin Margiela détourne les codes conventionnels de l’exposition artistique, dans laquelle la circulation du spectateur, droite, linéaire et directe, imite sa démarche en société17, mais aussi dans laquelle les œuvres sont directement accessibles aux visiteurs. Ici, le spectateur doit être plus attentif et exercer son regard notamment face aux œuvres dont les formes ont subi des changements d’échelles, des recadrages et autres modifications. Le spectateur n’observe pas seulement l’œuvre mais doit s’exercer pour la comprendre, faire appel à ses connaissances, son imagination, ou encore, son entendement. Son attention est mise à l’épreuve tant bien face aux œuvres qu’à son attitude, ses choix et ses déplacements au sein de l’exposition qui forgeront son expérience personnelle et donc unique.
Martin Margiela déconstruit en quelque sorte l’Homme-Machine décrit par La Mettrie (1748) puis repris par Michel Foucault dans Surveiller et punir (1975), en rendant au corps docile18 une certaine liberté et conscience au sein de l’exposition. Le spectateur ne défile plus linéairement et mécaniquement devant un nombre d’œuvres, appliquant inconsciemment des règles auxquelles il est soumis19. Au contraire, dans son labyrinthe, Martin Margiela lui offre désormais la possibilité de se faire sa propre expérience individuelle de l’exposition artistique.