La photographie vernaculaire, un point aveugle de l’histoire de la discipline

Entretien avec Clément Chéroux, réalisé le 13 mars 2023.

DOI : 10.57086/radar.627

p. 165-170

Abstract

La photographie est à la fois un médium artistique ainsi qu’une technique de création d’image accessible à tous·tes. Les usages qui en sont faits sont nombreux et dépassent largement le cadre de l’art. Afin de désigner ce pan des pratiques photographiques sans visée artistique, l’historien de la photographie Clément Chéroux a proposé une définition de la notion de vernaculaire appliquée à cette discipline. Elle s’articule autour de trois caractéristiques : l’attache à un lieu, la dimension utilitaire et l’altérité face à l’art. Qu’elles soient réalisées par des amateur·ices dans le cadre familial, qu’elles relèvent d’un contexte professionnel ou d’un souci de documentation, ces formes visuelles ont largement inspiré les artistes. Les productions vernaculaires ont pourtant longtemps constitué un impensé des institutions qui célèbrent la photographie.

Directeur de la Fondation Henri Cartier-Bresson à Paris, Clément Chéroux a auparavant été chief curator au MoMA de New York (2020-2022), senior curator au San Francisco Museum of Modern Art (2017-2020), conservateur puis chef de service au Centre Pompidou (2007-2016). Il est historien de la photographie et docteur en histoire de l’art. Clément Chéroux a été le commissaire d’une trentaine d’expositions et a publié, comme auteur ou directeur d’ouvrage, plus d’une quarantaine d’ouvrages sur la photographie et son histoire.

Text

Nous pouvons observer que la photographie vernaculaire2 constitue la part principale (en quantité) de la production photographique depuis ses débuts. Elle a longtemps été ignorée des instances de l’art, mais ce rapport a particulièrement évolué ces dernières années. Comment expliquez-vous qu’une pratique quantitativement majoritaire ait pu être autant marginalisée ?

Clément Chéroux : Pour moi, cette mise à l’écart est liée à la question de l’élitisme qui a été la norme durant de nombreuses années et qui l’est sans doute encore aujourd’hui. Les instances de validation culturelle ne choisissent pas de montrer la masse de la production mais une certaine partie qu’elles considèrent comme un point d’achèvement. La photographie vernaculaire a échappé aux instances de légitimation précisément parce qu’elle était majoritaire. C’est un phénomène que l’on rencontre souvent. C’est par exemple le cas lorsqu’on observe la manière dont la photographie a trouvé sa place dans le milieu de l’art en France. Dans les années 1980, les institutions qui ont œuvré pour la reconnaissance de la photographie comme un art (le Musée national d’art moderne, la Bibliothèque nationale de France, ou encore la Maison européenne de la photographie) l’ont effectué à travers les artistes. Il était beaucoup plus facile de démontrer que la photographie était un art en défendant le travail des artistes, en faisant des expositions et des livres sur des personnes qui se revendiquaient comme tel·les plutôt que sur une photographie faite par un amateur ou par un agent d’assurance. Durant les premières années du processus, cette dynamique a écarté la photographie vernaculaire bien qu’elle soit la plus nombreuse. Cependant, la génération qui a construit les conditions de l’identification de la photographie comme art a fait ce qu’il fallait faire. Elle a défini une stratégie qui était la bonne. La mise sur le côté du vernaculaire est un dommage collatéral et je dis cela en tant qu’historien et non en tant que critique. Je pense que si j’avais été à leur place j’aurais probablement fait la même chose. Historiquement, il était parfaitement compréhensible de faire ce travail de légitimation de la photographie à travers le travail des artistes. Alors même que nombre de grand·es photographes du xxe siècle se sont inspiré·es des productions vernaculaires, notamment Diane Arbus avec les albums amateurs ou László Moholy-Nagy avec la photographie scientifique. Aujourd’hui, je pense que le rôle de ma génération, et de la vôtre, va être de recomplexifier les choses pour considérer l’importance du vernaculaire ainsi que son dialogue avec l’art.

Est-ce que parler de vernaculaire revient à proposer une alternative à l’histoire de l’art dominée par les chefs d’œuvres ?

CC : Bien sûr, il y a une histoire de l’art qui s’est construite sur les grands maîtres et les chefs d’œuvres et il y a une histoire de la photographie qui s’est construite sur le même modèle. Au moment du processus de reconnaissance de la photographie comme un art, on a renommé mais perpétué les mêmes catégories : le paysage devient le territoire, le portrait devient le visage, le nu devient le corps. Je pense qu’il est vraiment crucial de repenser les groupes et précisément d’utiliser le vernaculaire dans une sorte de reformulation d’une histoire de la photographie. Je pondère un peu tout ce que je dis car il y a des outils dans l’histoire de l’art qui sont très utiles. Un certain nombre de choses qui ont été pensées dans ce domaine sont aujourd’hui tout à fait utiles quand on travaille sur Jeff Wall, Valérie Belin, ou un certain nombre d’artistes qui utilisent la photographie comme un outil. Il ne s’agit pas d’arrêter l’histoire de l’art et de la remplacer par autre chose, mais de l’utiliser comme un instrument qu’on peut dépasser.

Est-ce que vous ne pensez pas que l’on est toujours imprégné·es de ces catégories, notamment celle de l’image remarquable ? Dans les expositions et les éditions où l’on met en valeur des régimes d’images non artistiques, on cherche toujours celle qui détonne, comme s’il restait quelque chose de l’ordre du chef-d’œuvre.

CC : C’est un réflexe dont il est difficile de se départir. En voyant certaines images, il m’est même arrivé de dire qu’elles étaient des chefs-d’œuvre de la photographie vernaculaire. On n’y échappe pas, il y a des espèces de réflexes. Dans le travail que l’on mène au quotidien, il est important d’en être conscient et d’essayer de dépasser ces notions. Évidemment quand vous allez faire une exposition, vous allez choisir trois images mais seulement une fera l’affiche. Vous allez mettre en avant par la force des choses certaines images en leur donnant plus de présence que d’autres. Le poids de ce système ne doit pas nous empêcher d’être vigilant·e. Dans le cadre d’expositions, j’ai insisté pour qu’il n’y ait pas qu’une image, mais plusieurs. Il y a des petits combats à mener dans la façon dont on réfléchit les choses. La question de la sérialité est cruciale, tout comme la manière dont on écrit les légendes : faut-il toujours mettre l’auteur·e en premier ? Ou bien d’abord le sujet ? La question que vous posez doit nous aider à penser la façon dont on fait les choses et aux biais qui sont à l’œuvre lorsqu’on travaille sur une exposition ou sur un livre.

Le terme de vernaculaire inclut une myriade de pratiques photographiques très différentes les unes des autres. Ne crée-t-il pas un ensemble trop large ?

CC : Il est sûr que le vernaculaire est une catégorie très large. Je travaillais sur des registres plus spécifiques et définis par les usages (la photographie amateure, médicale, d’architecture, spirite…) et c’est pour cela que j’ai eu besoin d’un terme parapluie qui les englobait toutes. Le mot devait recouvrir l’aspect relationnel entre cette photographie vernaculaire et les productions artistiques. Il y a encore de la pédagogie à mener car beaucoup de gens ne savent pas ce que cette appellation désigne. On me dit parfois en désignant certaines images qu’elles ne peuvent pas relever de la photographie vernaculaire car elles seraient meilleures que ça. Ce n’est pas parce qu’une image est vernaculaire qu’elle est sans intérêt et à l’opposé tout le vernaculaire n’est pas intéressant. Il faut rester vigilant et humble face à ces étiquettes. Le vernaculaire est avant tout un outil pour le futur.

Est-ce qu’on peut dire qu’il représente une première étape, afin de préciser le propos par la suite ?

CC : Ce qu’on fait est toujours une première étape vers les suivantes. Quand j’écris des livres ou que je suis commissaire d’expositions, je ne considère pas que ce que je propose est la vérité ou un achèvement. Ce sont des moments tout à la fois de pensée, de réflexion et de proposition qui, je l’espère, aideront d’autres à développer leur propre recherche, qui sera elle-même le point de départ d’une autre avancée de la pensée. Ce qui me frappe dans l’histoire des productions humaines est le fait que des œuvres, expositions et livres qui ont été importants à un moment l’ont été d’autant plus quand ils constituaient des marches pour que d’autres puissent réfléchir. Cela constitue un fil, mais pas une ligne droite ascendante, tout ça est beaucoup plus chaotique.

Si aujourd’hui la photographie vernaculaire a su faire sa place au sein des institutions, désormais quelles sont les images que l’on ne voit pas ?

CC : Toutes les institutions ne s’intéressent pas au vernaculaire, car certaines considèrent que ce n’est pas leur mission. Le vernaculaire vient de plus en plus souvent en dialogue avec l’art et je m’en réjouis. Mais cela ne veut pas dire que le vernaculaire a remplacé l’art. Tel que vous formulez la question, on pourrait se demander ce qu’est le nouveau vernaculaire. Je considère qu’il est très certainement sur Internet. On y voit apparaître un vernaculaire globalisé qui est tout à fait étonnant car il produit de nouvelles formes visuelles et parmi elles, le selfie. L’autoportrait existait bien avant mais celui réalisé à bout de bras où l’opérateur·ice est à la fois le sujet est quelque chose d’assez unique : on fait corps avec l’appareil. Le selfie referme le cercle. Cependant, dans ma définition, le vernaculaire est toujours local car lié à un lieu (foyer, région, village, pays…). Or, la localité du vernaculaire n’a cessé de s’étendre jusqu’à être aujourd’hui global. Le vernaculaire relèverait alors du glocal comme on le nomme parfois. Ce qui est paradoxal, c’est que ce nouveau vernaculaire est très visible, au point d’en être submergé·es. Mais fait-il pour autant l’objet d’études dans le champ des images ? C’est en cela que ces images sont invues. Le champ académique ne s’empare pas assez de ces nouvelles formes issues des réseaux sociaux. J’ai lu un livre sur Instagram, il faudrait qu’il y en ait cinquante !

Vous êtes généralement présenté comme historien de la photographie, est-ce que cet intérêt porté à des images ultra-actuelles vous rapprocherait plutôt du champ des études visuelles ?

CC : Je ne me suis jamais considéré comme appartenant à une discipline. Je réfléchis à l’histoire de la photographie mais je ne me suis jamais dit que j’allais le faire sous un angle spécifique. Je considère que l’on a des outils et qu’il faut adapter sa démarche aux objets qu’on étudie. Si un jour j’ai besoin de statistiques, je vais les utiliser. Si un jour j’ai besoin du vocabulaire d’Erwin Panofsky pour une étude, je vais y avoir recours. Si W.J.T. Mitchell peut entrer dans ma boîte à outils, je n’hésiterai pas à le faire. J’ai souvent lu des écrits issus des études et cultures visuelles mais presque autant que ceux relevant de la philosophie, de l’histoire de l’art, de l’histoire technique, de l’épistémologie… J’essaye toujours de trouver les outils qui sont adaptés à ce que je cherche à faire. Au-delà de ça, certains de mes travaux sont certainement proches des études visuelles, il n’y a aucun doute.

Le vernaculaire détonne et plaît dans les institutions artistiques peut-être puisque la place de l’auteur·ice y est moins sacralisée. Parfois on ne le connaît pas, parfois c’est même une machine…

CC : Repenser la place de l’auteur∙e est un grand enjeu du vernaculaire, ainsi que de l’histoire de l’art du xxe et xxie siècle. Nombre de penseur·euses se sont emparés de ce sujet et des artistes ont désauteurisé leur pratique. Le vernaculaire est passionnant parce qu’il vient lui aussi repenser l’idée de l’auteur∙e unique et tout-puissant. Il le remplace par quelque chose de plus large et de collectif : on a l’impression que l’auteur∙e est multiple. Savoir ce qui génère un type d’image dans une société est au cœur des questionnements relatifs aux pratiques photographiques.

En parallèle, aujourd’hui quand on se pose la question de la visibilité, on cherche surtout à savoir où se placent les artistes dans l’espace social, notamment afin de rétablir des représentations restées longtemps inégales. Le vernaculaire peut-il participer à cela ?

CC : Dans l’histoire du vernaculaire, notamment au xxe siècle, ce sont souvent les personnes queer, racisé·es ou issues d’autres groupes qui menaient une lutte collective qui se sont intéressées au vernaculaire. Aux États-Unis, le vernaculaire a souvent été défendu notamment par des communautés gays. On peut voir deux raisons à cela. La première est que le vernaculaire est l’autre de la norme, de l’institutionnel ou du bon goût. Le vernaculaire est toujours du côté des dominé·es plutôt que de celui des dominant·es. La seconde raison est que le vernaculaire est communautaire à travers son attache à un lieu. Le vernaculaire n’a cessé de s’étendre avec la globalisation mais demeure en même temps toujours lié à quelque chose pour laquelle la notion de communauté fait sens. Ces mêmes groupes sont aussi producteurs de leur propre vernaculaire. La façon dont la communauté LGBTQ+ va se manifester et défendre un discours qui va produire de la visibilité est une forme de création de vernaculaire en tant que telle. En défendant le vernaculaire, on fait du vernaculaire.

Notes

2 Clément Chéroux, Vernaculaires : essais d'histoire de la photographie, Cherbourg, Le Point du Jour, 2013. Return to text

References

Bibliographical reference

Lucile Pabois and Maïta Stébé, « La photographie vernaculaire, un point aveugle de l’histoire de la discipline », RadaЯ, 8 | 2023, 165-170.

Electronic reference

Lucile Pabois and Maïta Stébé, « La photographie vernaculaire, un point aveugle de l’histoire de la discipline », RadaЯ [Online], 8 | 2023, Online since 10 juillet 2023, connection on 06 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=627

Authors

Lucile Pabois

Titulaire d’une licence en arts plastiques à l’université de Strasbourg, Lucile Pabois complète son parcours au sein du master Critique-Essais, écritures de l’art contemporain afin d’approfondir son appétence pour la rédaction et la curation. Tout au long de sa formation universitaire, l’autrice développe une réflexion pratique et théorique sur l’utilisation de la cartographie sensible au sein du territoire urbain. Ses intérêts se tournent principalement vers le contexte militant. Elle interroge ainsi les différents moyens de représentation cartographiques dans l’intention de comprendre leur influence sur notre perception du monde sensible.

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Maïta Stébé

Diplômée en sociologie et en arts plastiques, Maïta Stébé se spécialise dans l’étude des objets photographiques au fil de son cursus. Au sein du master Critique-Essais, écritures de l’art contemporain de l’université de Strasbourg, elle a l’opportunité d’exercer sa plume dans différents registres de rédaction spécialisée (communication, médiation ou critique) ainsi que d’être commissaire d’exposition. Son mémoire-essai déploie le sujet abordé dans cet article en y ajoutant une autre analogie, celle des images cobayes. Toujours sous la forme d’émulsions altérées, ces images sont pour leur part directement modifiées et expérimentées dans leur matière par les artistes.

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