Du laboratoire à la cuisine : Une critique de la diffusion des savoirs scientifiques par la recontextualisation artistique

DOI : 10.57086/radar.604

p. 85-100

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Mots-clés

biotechnologie, cuisine, laboratoire, distanciation, kitsch

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Dans la précision des dosages, la reproduction de gestes codifiés et l’utilisation d’outils spécifiques, la proximité entre les recettes culinaires et les protocoles scientifiques semble plus ténue qu’il n’y paraît. Pourtant, bien que chacune de ces deux pratiques relèvent d’une forme d’expérimentation, elles ne bénéficient pas d’une considération équivalente. Si les laboratoires de recherche scientifique sont perçus comme des lieux de production de connaissances nouvelles, les cuisines domestiques correspondent plutôt à la mise en application des savoirs, « sans aucune accumulation et compétence apparente requise1 ». Néanmoins, les interconnexions entre laboratoires et cuisines se multiplient sous l’angle des biotechnologies. Cette discipline allie science et technologie appliquée à la modification des organismes vivants que l’on retrouve quotidiennement dans nos assiettes. En effet, les aliments fermentés, les hybridations de fruits et légumes, l’agriculture cellulaire sont le produit d’une rencontre entre la biotechnologie et la recherche gastronomique. Une jonction dont les artistes du mouvement d’art biotechnologique se saisissent pour dévoiler notamment les enjeux hétéronormatifs que cristallisent les pratiques culinaires. Bien plus que d’enseigner l’élaboration des mets, les livres de recettes et les shows culinaires livrent en effet une vision genrée des rôles sociaux. À titre d’exemple Le Betty Betz Teen-Age Cookbook (1953) informe ses lecteur·ices qu’« une bonne cuisinière […] a de meilleures chances de se marier que son amie playgirl qui se vante de ne même pas faire bouillir de l’eau2. » Ainsi, il existe un rapport de hiérarchie épistémologique et de genre enchâssé au sein de chacunes des sphères scientifiques et culinaires.

Reléguées aux sphères domestiques, les femmes ont été exclues des professions à orientations techniques3 et invisibilisées dans la production des savoirs scientifiques4. Tributaire de cette construction symbolique, toute une partie de la production et de la diffusion du savoir reste largement contrôlée par les hommes, et ce phénomène assure durablement leur domination.

C’est contre ce principe que l’artiste Mary Maggic met en scène un protocole expérimental d’extraction hormonale, en parodiant les show culinaires. Intitulée Housewives Making Drugs (2017), cette émission fictive fait basculer la cuisine ordinaire vers un laboratoire biotechnologique. Au menu : de l’Estro-Gin, un cocktail composé d’urine et d’une boisson spiritueuse, co-présenté par Maria & Maria, des animatrices transgenres aux allures de parfaites ménagères. Ajoutez à cela un décor orné d’une multitude d’éléments en plastique colorés, ainsi qu’un public exubérant et bruyant, vous obtiendrez une critique de l’accès aux savoirs scientifiques et de leur diffusion. Tout en contribuant à désopacifier la « boîte noire5 » des biotechnologies, Mary Maggic fait de la cuisine le ferment d’une subversion des codes hétéronormatifs associés aux pratiques culinaires.

Par une comparaison avec la performance filmée Semiotic of the Kitchen (1975) de Martha Rosler, cet article s’attachera à soulever l’existence de double standard genré dans les émissions culinaires. Ces programmes télévisés partagent également des biais sexistes avec les technosciences. Après avoir mis en lumière leurs similitudes, nous analyserons les mécanismes ainsi que les pratiques collectives qui favorisent une prise de distance du public avec les biotechnologies.

Subvertir la cuisine

Nourrir et être aux petits soins de sa famille sont des attitudes que le flux abondant des publicités et médias américains et européens dépeignent, dès le xxe siècle, comme « gratifiant6 ». Une idée renforcée, à partir des années 1960, par la multiplication d’émissions culinaires diffusées au sein des foyers sur les écrans cathodiques. Ce qui s’y déroule contribue à façonner les idéologies domestiques du patriarcat puisque les shows culinaires télévisés emploient un ensemble de répertoires discursifs et visuels7 alimentant les modèles de féminité et de masculinité conformes à l’ordre de genre.

Dans une attitude de soin8, les cuisinières semblent répondre aux besoins alimentaires de leurs proches, tandis que les hommes privilégient la compétitivité, l’autorité et la résistance. Ainsi, la voix douce et mielleuse de la cuisinière britannique Nigella Lawson (Nigella Bites [2000-2007], Nigella Express [2007-2011]) contraste avec les hurlements et les insultes du chef Gordon Ramsay (Hell’s Kitchen [2005], Ramsay's Kitchen Nightmares [2004-2009]), ou de son homologue français Philippe Etchebest, animateur de l’émission Cauchemar en cuisine [2011].

Outre les attitudes, ce double standard genré s’illustre par des choix de mise en scène portant à la fois sur le décor et la tenue vestimentaire. Présentés comme des « experts », les hommes officient dans un cadre professionnel ou en partant à l’aventure, à la recherche de nouvelles saveurs. Contrairement aux femmes, qui revêtent des tenues domestiques sur un plateau télévisé, conçu comme une cuisine chaleureuse et familiale. Les affiches promotionnelles des émissions précitées reproduisent également ces codes hétéronormés. De plus, en présence des hommes à l’écran, les femmes apparaissent au second plan, leur temps de parole se réduit et reçoivent les ordres plutôt que l’inverse. La présence systématique de ces répertoires visuels, gestuels et comportementaux dans les émissions culinaires dévoile le énième bastion d’une masculinité hégémonique. Décrit par la sociologue Raewyn Connell comme une dynamique culturelle, ce phénomène social maintient la position des hommes en garantissant la subordination des femmes9. En filigrane des médias qui enseignent comment griller un steak ou cuire un gâteau, se révèlent les comportements attendus par la société. Ce phénomène s’illustre particulièrement dans l’histoire de l’art où regorge des représentations de femmes aux postures passives qui « apparaissent » tandis que les hommes « agissent »10.

Fig.1. Martha Rosler, Semiotics of the Kitchen, 1975

Courtesy Electronic Arts Intermix (EAI), New York.

Martha Rosler (Fig. 1) détourne cette passivité dans la performance filmée Semiotics of the Kitchen (1975). Le travail de l’artiste et performeuse américaine aborde la vie quotidienne et ses constructions sociales et politiques. En détournant les médias dont elle se saisit, tels que le photojournalisme, la publicité, ou encore les émissions culinaires, elle met au jour les stéréotypes qui affectent l’image sociale des femmes. Figure majeure du mouvement artistique féministe aux États-Unis dans les années 70, l’artiste et performeuse américaine réalise Semiotics of the Kitchen dans un contexte de luttes et d’engagement militant pour les droits des femmes et contre les expectatives sociales oppressives.

Dans Semiotics of the Kitchen, l’artiste filmée de manière très frontale, manipule violemment des ustensiles de cuisine, dont elle décline la présentation sous la forme d’un abécédaire.

L’artiste semble évacuer une frustration par cette manipulation brusque d’un batteur, ou d’une poêle. D’une façon plus ostentatoire encore, elle brandit un couteau avec lequel elle feint de poignarder dans le vide en fixant systématiquement l’objectif de la caméra, de manière à s’adresser directement aux regardeur·euses. Si ces dernier·ères sont tenté·es de baisser les yeux, ils·elles ne peuvent échapper à la manifestation auditive de sa colère qui s’exprime par le frottement bruyant et métallique d’une fourchette sur une râpe. De ces gestes agressifs, se dégage le refus d’un corps docile imposé par une masculinité hégémonique visible à travers les médias.

Quarante ans plus tard, la colère de Martha Rosler laisse place à l’enthousiasme de Maria & Maria, présentatrices d’une émission culinaire fictive Housewives Making Drugs (Fig. 2) de l’artiste sino-américaine Mary Maggic, publiée sur YouTube en 2018. Cette œuvre s’inscrit dans la continuité de son projet intitulé Open Source Oestrogen (2015) par l’artiste qui explore les limites du carcan hétéronormé. En effet, par la pratique de la biotechnologie, iel montre que les corps peuvent être « contaminés » par des œstrogènes déjà présents dans notre environnement. À travers des workshops, l’artiste invite le public à participer à synthétiser eux·elles-mêmes les hormones issues de plastique d’emballage, de cosmétiques ou des cours d’eau naturels. Son intention est de construire une conscience collective autour des usages de la biotechnologie et des dangers d’une institutionnalisation excessive de ces pratiques par les laboratoires pharmaceutiques.

Fig. 2. Mary Maggic, Housewives Making Drugs, 2018

Fig. 2. Mary Maggic, Housewives Making Drugs, 2018

Capture d’écran, courtesy de l’artiste.

Avec Housewives Making Drugs, Mary Maggic poursuit ses travaux sur les hormones en démystifiant l’emploi de la biotechnologie dans un cadre domestique. Dans la joie et la bonne humeur, les deux protagonistes de la fausse-émission culinaire réalisent une extraction d’œstrogènes, l’hormone responsable de la féminisation du corps11 à partir de leur urine mélangée à du Gin. Ici, les cuisinières amatrices se jouent pleinement les codes de la féminité, tels que l’apparence soignée, du maquillage, un enthousiasme exacerbé, qui leur sont imposés. Cette manière de s’affranchir d’un double standard hétéronormé par le détournement, que l’on retrouve à la fois chez Martha Rosler et Mary Maggic, a pour vocation d’interpeller les spectateur·ices sur les normes binaires véhiculées par ces shows culinaires. Que ce soit à propos de la représentation des femmes dans les médias pour Martha Rosler, ou sur les biotechnologies chez Mary Maggic, les deux artistes ont la volonté d’opérer un recul critique pour révéler l’envers du décor.

Révéler l’envers du décor

En guise d’ouverture de Semiotic of the Kitchen, Martha Rosler tient un tableau noir sur lequel est inscrit le titre de l’œuvre, avant de le reposer et de débuter sa performance. Filmée sans coupures, d’un style dépouillé et dénué de tout artifice, cette première séquence évoque le théâtre épique de Bertolt Brecht, l’une des influences majeures de Martha Rosler12. Afin d’éveiller le regard critique du public, le dramaturge allemand plaide dans Le Petit Organon pour le théâtre (1948) pour un théâtre où disparaît la catharsis aristotélicienne. À rebours des processus de fusion affective13 élaborée par Constantin Stanislavski (1936) ou d’identification décrits 20 ans plus tard par Guy Debord14, Bertolt Brecht désire dévoiler ce que l’illusion théâtrale a de factice par l’effet de distanciation (Verfremdungseffekt en allemand). Pour que le·la spectateur·ice se retrouve distancié·e, divers procédés sont mis en œuvre, tel que l’annonciation au public des actes effectués par les personnages eux-mêmes. Désaccordé·es du rôle qu’ils·elles interprètent, les comédien·nes font mieux résonner les discours politiques implicites dans des situations ordinaires. En libérant ainsi le public de l’illusion théâtrale, cet effet de distanciation avive les consciences.

L’incarnation simultanée de plusieurs rôles par les actrices Jade Phoenix et Jade Renegade, ou encore l’accentuation de l’artificialité des décors sont également deux caractéristiques empruntées par Mary Maggic au théâtre épique de Bertolt Brecht pour sa parodie. Housewives Making Drugs favorise un recul critique sur l’accès aux médicaments hormonothérapeutiques dont les recettes se voient protégées par les industries pharmaceutiques. Dans cette perspective, un prologue précède l’émission culinaire, dans lequel les actrices transgenres échangent sur leur difficulté à se procurer des hormones féminisantes supposées faciliter leur transition. Cette condition précaire d’accès aux soins éclaire la genèse de la recette fictive de l’Oestro-Gin, car l’œstrogène, contenue dans la boisson, active des changements physiques dit « féminisant » tels que la redistribution des graisses, la diminution de la pilosité, de la masse musculaire ou de la taille des organes génitaux.

Tout au long de la vidéo, les actrices incarnent plusieurs rôles, celui des personnes transgenres, des animatrices de l’émission fictive ainsi qu’une égérie de publicité. Deux objectifs résident dans ces dédoublements de rôles. Le premier consiste à ne pas autoriser l’acteur·ice à se « métamorphoser intégralement en son personnage15 », ce qui permet au public de distinguer le jeu et l’imitation du rôle. En second lieu, ces opérations de dédoublement affectent la linéarité de la fiction. Autrement dit, la doublure provoque une rupture narrative et extrait les spectateur·ices d’une passivité attendue. Ce mécanisme est repris par plusieurs réalisateur·ices contemporain·es, notamment par Brice Dellsperger dans son vaste projet Body Double (1995 — présent) qui consiste à rejouer des scènes de films, voir le film en entier, avec un·e unique acteur·ice. En insistant sur le rôle de l’acteur·ice comme montreur·euse plutôt qu’interprète, Brice Dellsperger met en exergue l’artificialité du jeu.

Dans l’œuvre de Mary Maggic, l’altération de l’illusion se produit par la duplication des rôles puis se prolonge par une augmentation des stéréotypes. Plus précisément, l’émission s’entrecoupe d’une publicité pour une fragrance « Essence of Estrogen » (Fig. 3 et Fig. 4), dont l’égérie cherche à rendre le parfum attractif, non pas en décrivant son odeur, mais en livrant une image hypersexualisée de la femme. Ces images mêlant beauté, séduction et sensualité deviennent des « agents provocateurs16 » en ceci qu’elles suscitent des réactions émotionnelles, qui poussent à la fois à la consommation et au renforcement des stéréotypes de genres. Que ce soit dans cette publicité ou tout au long de la vidéo, les actrices surjouent les codes de la féminité vers un paroxysme frisant l’absurde. Les jeux de mots et les phrases chantonnées abondent volontairement et provoquent les éclats de rires du public filmé (Fig.5), qui parodie son propre rôle. Il s’exprime bruyamment et chacune de ses exclamations ou de ses soupirs sont traduits sous forme d’onomatopées dans des phylactères animés apparaissant à l’écran.

Fig. 3. Mary Maggic, Housewives Making Drugs, 2018

Fig. 3. Mary Maggic, Housewives Making Drugs, 2018

Capture d’écran, courtesy de l’artiste.

Fig. 4. Mary Maggic, Housewives Making Drugs, 2018

Fig. 4. Mary Maggic, Housewives Making Drugs, 2018

Capture d’écran, courtesy de l’artiste.

Fig. 5. Mary Maggic, Housewives Making Drugs, 2018

Fig. 5. Mary Maggic, Housewives Making Drugs, 2018

Capture d’écran, courtesy de l’artiste.

De la surcharge décorative et l’exagération des attitudes émane un sentiment de grotesque proche de l’esthétique kitsch, telle qu’Abraham Moles a pu la définir en 197117. On retrouve en effet dans Housewives Making Drugs un mélange de motifs et de couleurs contrastées, des objets en plastique de piètre qualité, autant de caractéristiques attribuées par Moles au kitsch, auxquelles on pourrait aujourd’hui associer l’usage par l’artiste de filtres numériques, ajoutés au montage, de faible résolution. Toutefois, la force de la pensée de Moles réside dans la subtilité de sa réflexion, puisque sa typologie ne se réduit pas aux caractéristiques formelles des objets culturels. Bien que cristallisé dans divers supports, le kitsch s’inscrit avant tout dans un état d’esprit qui précède la réalisation d’objet. À l’origine de ces artefacts réside l’intention de s’adresser au plus grand nombre. Cet art de masse et de l’« authentiquement faux18 » a été historiquement placé dans une position subalterne par des critiques d’art tels que Clément Greenberg19 et Gillo Dorfles20 ou encore l’écrivain Milan Kundera21. Malgré leurs fustigations, le kitsch doit être perçu, selon Valérie Arrault, comme un style esthétique légitime, « aussi normal qu’un autre22 ».

De ce fait, Mary Maggic réactualise l’image péjorative dont souffre le kitsch pour le faire entrer dans un « nouvel âge », plus ludique car conscient de lui-même23. En raison du caractère hyperbolique de Housewives Making Drugs, l’artiste nous invite à la distanciation ironique. Ce kitsch postmoderne s’adresse en priorité au public qui, par les traits d’humour, est placé dans une posture captivée et distanciée à la fois. Si la forme de l’œuvre relève d’une esthétique kitsch évoquant des sujets en apparence légers, son fond aborde le biohacking. Apparu dans les années 1990 au même moment que le développement d’internet (le World Wide Web), ce néologisme désigne une pratique de la biologie participative. Avec des moyens détournés et sans profit économique, le biohacking consiste à rendre disponibles les savoirs et les connaissances scientifiques en accès libre.

Mary Maggic illustre cette pratique dans son œuvre en utilisant des outils décrits par l’une des présentatrices comme :

« — […] Peu chers et faciles à trouver.
— Exactement comme j’aime mes hommes !24 »

Dans cet esprit de débrouillardise, des billes de gel siliconées et des filtres à cigarettes disposés dans une bouteille d’alcool en verre servent à extraire les hormones de l’urine. Face à l’absence de contrôles effectués par les institutions scientifiques et son statut de biologie do-it-yourself, cette pratique ne manque pas de soulever des inquiétudes quant à son éthique et sa sécurité.

Hors des laboratoires : une autre objectivité

Parmi les arguments qui nourrissent la controverse du biohacking, celui de la légitimité serait le plus central. Étant donné que les laboratoires amateurs bénéficient de financements moindres que ceux des laboratoires institutionnels, ils ne peuvent se procurer les mêmes équipements. Pour répondre à ces contraintes, le bricolage, en tant que pratique d’ajustement ou de création d’outils par des moyens détournés, est répandu au sein des laboratoires de biologie participative. Par conséquent, les résultats obtenus seraient marqués par la médiocrité selon les institutions. Pourtant, les scientifiques bricolent également en intégrant des objets informels ou dits « profanes » dans leurs expérimentations. Il réside même une « valorisation informelle de la débrouillardise25 » au sein des sphères scientifiques. Or, si cette aptitude à contourner les obstacles peut devenir un atout, elle se retrouve camouflée dans les communications officielles pour répondre à une rigueur attendue par les institutions et la société.

Le second argument avancé par des opposant·es au biohacking porte sur la neutralité et l’objectivité idéale d’un·e scientifique qui ferait abstraction de son jugement moral dans l’activité de recherche, contrairement aux amateur·ices. Un argument qui n’est pas tenable en raison de plusieurs facteurs entravant sa neutralité tels que la passion, les enjeux économiques et politiques qui par ailleurs restent présents dans n’importe quelles institutions dont le fonctionnement est comparable à celle d’une entreprise26. Le·la scientifique, employé·e de laboratoire, ne peut être neutre dans ses expérimentations, dans la mesure où sa construction sociale affecte consciemment ou inconsciemment sa pensée. Par voie de conséquence, les rapports sociaux de sexe et de genre restent présents dans l’activité de recherche scientifique. C’est ainsi que, de la cuisine au laboratoire, la domination masculine s’étend à toutes les sphères privées et publiques.

Le choix d’un espace domestique par Mary Maggic pour une présentation d’un protocole scientifique se positionne à rebours de la division genrée du travail. En effet, les symptômes de ce rapport de domination s’aperçoivent également dans la déconsidération exercée à l’égard des arts ménagers et plus généralement de l’économie domestique. Avant d’être mésestimée comme une activité anodine et amateure, l’économie domestique, notamment aux États-Unis était une matière destinée exclusivement aux femmes et enseignée dans les écoles et les universités entre le XIXe et le XXe siècle. Bien que cette discipline exigeât des connaissances étendues en matière d’hygiène, en comptabilité, en chimie et en nutrition, elle n’était pas intégrée à d’autres composantes universitaires, car l’on craignait que les femmes scientifiques ne rivalisent avec les hommes27. En revanche, cet enseignement a permis à un nombre important de femmes de mener des recherches scientifiques sur l’économie domestique dans un cadre universitaire. À l’instar de Catherine Beecher qui, au travers de ses manuels d’arts ménagers, a contribué à rendre la légitimité au travail domestique et à l’envisager comme une question politique.

Les chercheuses en sciences domestiques ont tenté de s’aligner sur les experts scientifiques28. Mais il existe un principe de hiérarchie entre les disciplines qui considère tout ce qui concerne la cuisine et les femmes comme « amateur » au sens péjoratif.

Par conséquent, nous envisageons le travail associé à la maison comme une activité dilettante, alors que les tâches ménagères peuvent être interprétées comme de la recherche et la cuisine envisagée comme un laboratoire. Dans son ouvrage Bioart Kitchen (2016), Lindsay Kelley pointe justement la relation intrinsèque entre la préparation de nourriture et la recherche scientifique : « Chaque fois que je suis les instructions d’un mélange à gâteau, je suis l’élève par inadvertance d’une équipe de chercheurs chargés d’analyser les propriétés chimique, psychologiques et caloriques de mon gâteau fini29 ».

Pour s’affranchir des hiérarchies entre les genres et entre la figure de l’expert·e par rapport à celle de l’amateur·ice, certain·es défenseur·euses du biohacking vont plus loin dans leur volonté de diffuser les savoirs. Ils·elles souhaitent éviter de reproduire et réitérer des normes néolibérales issues des laboratoires institutionnels dans une pratique autonome et utilitaire. Il s’agit plutôt d’inscrire ces pratiques dans une communauté, où l’individualité est valorisée, dans l’optique de construire une réflexion à la fois collective et individuelle sur les enjeux de la biotechnologie. Dans une démarche similaire, Mary Maggic poste son émission culinaire sur une plateforme en ligne et organise également des workshops qui transmettent les gestes du protocole d’extraction hormonale. Sous forme de laboratoires nomades, ces workshops intitulés « Estrofem! Lab » (Fig. 6) s’inspirent du concept d’amateurisme public. Développé par l’artiste et écrivaine Claire Pentecost, ce positionnement critique décrit des individus qui expérimentent et apprennent de leurs échecs en public. Selon ses propos, l’amateurisme public sert à « mettre le processus de production de connaissance sous une lumière, afin de réfléchir sur la constitution des savoirs30 ». Cette situation a pour conséquence de supprimer la hiérarchie entre les expert·es et les non-spécialistes.

Bien que la science moderne se revendique comme un miroir de la vérité, elle continue d’alimenter certains mythes par une diffusion des savoirs insuffisante dans la sphère publique. Or, les répercussions des biotechnologies sur notre quotidien et sur les êtres vivants représentent des enjeux si importants qu’il devient primordial de diffuser ces connaissances scientifiques. Il s’agit de rendre les amateur·ices acteur·ices dans la construction des savoirs.

C’est pour ces raisons, que Mary Maggic fait migrer un protocole scientifique du laboratoire biotechnologique à la cuisine domestique en le recontextualisant de manière créative. Par la pratique non institutionnelle de la biologie, l’artiste ouvre la « boîte noire » des biotechnologies et propose de construire une autre objectivité, cette fois-ci, hors des laboratoires.

Arrêtons-nous un instant sur l’ingrédient-phare de l’émission culinaire Housewives Making Drugs qui compose le Gin œstrogénique : l’urine. En plus de l’eau, cette excrétion corporelle renferme toute sorte de substances organiques (urée, créatinines, acide urique…), minérales (potassium, chlore, sodium…), des vitamines, des bactéries et des hormones parmi lesquelles les œstrogènes. Cette dernière substance se retrouve également chez plusieurs mammifères et surtout auprès des juments en gestation dont le sang en contient une concentration élevée, sous le nom de diéthylstilbestrol (DES). La molécule a été prélevée sur des juments surexploitées, afin de fabriquer des médicaments à destination des femmes enceintes ou ménopausées en carence d’œstrogènes, pour éviter les fausses couches ou réduire les fuites urinaires31. Mise sur le marché en 1938, la molécule, mal étudiée, a engendré des complications graves sur les patientes et leurs descendances. Ce n’est que dans les années 1980 que le DES fut classé comme une molécule cancérigène et sa commercialisation interdite.

Ainsi, en plus de la maltraitance animale générée, l’affaire du DES a été considérée comme un échec dans la diffusion des savoirs pour les populations exposées aux risques32. Face à ce constat, l’œuvre de Mary Maggic résonne et, bien qu’il s’agisse d’un protocole fictif, l’Oestro-Gin prône en une alternative plus éthique à la synthétisation hormonale. Par ailleurs, la pratique du biohacking, dans sa volonté de diffuser les savoirs, se présente comme une stratégie de résistance.

Fig. 6. Mary Maggic, Estrofemlab, 2021

Fig. 6. Mary Maggic, Estrofemlab, 2021

Photographie : Mary Maggic. Courtesy de l’artiste.

Plus qu’une simple réappropriation des protocoles scientifiques, l’œuvre de Mary Maggic ouvre un espace critique sur la manière dont les sciences se diffusent et construisent notre rapport au réel. Pour en finir avec la « boîte noire » qui entoure les biotechnologies, les artistes du mouvement du bio-art optent pour plusieurs stratégies allant de la performance participative, à l’instar du collectif d’artiste Critical Art Ensemble, à la mise en scène de procédures scientifiques, comme chez Mary Maggic. Cette recontextualisation artistique crée des points de contacts et d’expériences entre l’art, les sciences et le public qui nous incitent à réfléchir sur les biotechnologies. En effet, s’il ouvre des perspectives biomédicales, le « siècle biotech33 » — ainsi que l’essayiste Jeremy Rifkin désigne notre époque dans un essai éponyme — véhicule les échos du passé. Par conséquent, force est de constater que les biotechnologies soulèvent des questions fondamentales qui outrepassent les siècles, telles que les inégalités de genre ou un accès insuffisant aux connaissances. À l’encontre des fonctionnements institutionnels, les artistes déplacent les pratiques biotechnologiques hors de leur contexte d’origine, afin de mettre en relief les problématiques qui concernent le public. À présent, aux citoyen·nes de se saisir des ustensiles !

Bibliography

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Notes

1 Hans-Ulrich Obrist, Barbara Vanderlinden, Laboratorium [1999], Antwerp, 2001, p. 249. Return to text

2 Sherie A. Inness, Dinner Roles: American Women and Culinary Culture, Iowa City, University of Iowa Press, 2001, p. 13. Return to text

3 Judy Wajcman, Technofeminism, Cambridge, Polity Press, 2004. Return to text

4 Margaret W. Rossiter, « L’effet Matthieu Mathilda en sciences », in Les cahiers du CEDREF [En ligne], n°11, 2003, consulté le 19 février 2023. URL : https://journals.openedition.org/cedref/503. Return to text

5 Au sens figuré la « boîte noire » désigne un système dont le fonctionnement est difficilement intelligible pour les personnes qui y sont extérieures. Return to text

6 Sherie A. Inness, op. cit., p. 12. Return to text

7 Luisa Stagi, « Mise en scène du genre dans les émissions culinaires italiennes », in Journal des anthropologues [En ligne], 2015, p. 140-141, consulté le 19 décembre 2022. URL : https://journals.openedition.org/jda/6040. Return to text

8 Voir Carole Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care [2008], Paris, Champs Flammarion, 2019. Return to text

9 Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l'hégémonie, Paris, Amsterdam éditions, 2014, p. 77. R. W. Connell, Masculinities, Cambridge, Polity Press, 1995, p. 77. Return to text

10 John Berger, Ways of Seeing, Londres, Penguin Books, 1972, p. 47. Return to text

11 Les œstrogènes sont des hormones naturelles produites principalement par les follicules ovariens et à petite dose par d’autres organes, tels que le foie ou les glandes surrénales. Elles agissent sur les tissus de l'organisme et entraînent des transformations dites « féminisantes » sur le système uro-génital, les glandes mammaires, le squelette, la peau et les muqueuses. Chaque humain, peu importe son sexe produit ces œstrogènes à des quantités variées. Return to text

12 Martha Rosler à propos d’une installation de 1993 intitulée It Lingers : « […] J’ai produit ce que je considère un “Lehrstück”, m’inspirant de Brecht : une pièce qui instruit tout en refusant de provoquer une pitié cathartique ou la peur, ou pire une “expérience esthétique”. », « War in My Work », in Camera Austria, Graz, no47-48, automne 1994, p. 69-78. Return to text

13 Constantin Stanislavski, La Formation de l’acteur [1926], Paris, Payot & Rivages, 2001. Return to text

14 Guy Debord, La société du spectacle [1967], Paris, Gallimard, 1996. Return to text

15 Bertolt Brecht, Petit Organon pour le Théâtre [1948], Éd. De L’Arche, Paris, 1997, fragment 48, p. 46. Return to text

16 Anthony J. Cortese, Provocateur : Images of Women and Minorities in Advertising [1999], Lanham, Rowman & Littlefieldt Publisher Inc. , 2008, p. 179. Return to text

17 Abraham Moles, Psychologie du Kitsch, l'art du bonheur, Paris, Maison Mame, 1971. Return to text

18 Abraham Moles, Eberhard Wahl, « Kitsch et objet », in Communications, 13, 1969, p. 105-129. DOI : https://doi.org/10.3406/comm.1969.1188. Return to text

19 Clement Greenberg, « Avant-garde and Kitsch », in Partisan Review, vol. 6, no5,‎ 1939, p. 34-49. Return to text

20 Gillo Dorfles, Kitsch: An Anthology of Bad Taste [1968], Londres, Studio Vista Limited, 1970. Return to text

21 Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être [1982], Paris, Gallimard, 2020. Return to text

22 Valérie Arrault, L’empire du kitsch, Paris, Klincksieck, 2010, p. 14. Return to text

23 Pierre Beylot, « Une esthétique postmoderne : l’esprit kitsch dans The Grand Budapest Hotel (Wes Anderson, 2014) », in Revue LISA/LISA e-journal [En ligne], vol. XV, n°1, 2017, consulté le 05 janvier 2023. URL : https://journals.openedition.org/lisa/9044. Return to text

24 Mary Maggic, Housewives Making Drugs, 2018. Return to text

25 Giulia Anichini, « Quand c’est la science qui bricole, c’est du sérieux », in Techniques & Culture [En ligne], n°61, 2013, consulté le 19 janvier 2023. URL : https://journals.openedition.org/tc/7305. Return to text

26 Critical Art Ensemble, The Molecular Invasion, Brooklyn, Autonomedia, 2002, p. 39. Return to text

27 Mary Drake McFeely, Can She Bake a Cherry Pie? American Women and the Kitchen in the Twentieth Century, Amherst, Massachusetts University Press, 2000, p. 34-35. Return to text

28 Megan Elias, Stir it up: Home Economics in American Culture, Philadelphie, Pennsylvania University Press, 2010, p. 27. Return to text

29 Lindsay Kelley, Bioart Kitchen: Art, Feminism and Technoscience, Londres - New York, I.B Tauris, 2016, p. 31. Return to text

30 Claire Pentecost dans un entretien pour la série « DIY SECT Episode 1: Learning in Public » [en ligne], 2013, Viméo, URL : https://vimeo.com/103021116. Pour plus d’information sur l’amateurisme public, voir : Claire Pentecost, « Quand l'art c'est la vie. Artistes-chercheurs et biotech », in Multitudes, 2007/1 (no28), p. 19-30. URL : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2007-1-page-19.htm. Return to text

31 L’autrice américaine Donna Haraway a consacré un article sur cette hormone de synthèse : Donna Haraway, « Inondées d’urine », in Vivre avec le trouble [2016], Vaulx-en-Velin, Les Éditions des Mondes à faire, 2020, p. 233. Return to text

32 Emmanuelle Fillion, Didier Torny, « Un précédent manqué : le Distilbène® et les perturbateurs endocriniens. Contribution à une sociologie de l’ignorance », in Sciences sociales et santé, vol. 34, n°3, 2016, p. 47-75. Return to text

33 Jeremy Rifkin, Biotech Century, New York, Penguin Putnam, 1999. Return to text

Illustrations

References

Bibliographical reference

Caroline Schickelé, « Du laboratoire à la cuisine : Une critique de la diffusion des savoirs scientifiques par la recontextualisation artistique », RadaЯ, 8 | 2023, 85-100.

Electronic reference

Caroline Schickelé, « Du laboratoire à la cuisine : Une critique de la diffusion des savoirs scientifiques par la recontextualisation artistique », RadaЯ [Online], 8 | 2023, Online since 10 juillet 2023, connection on 09 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=604

Author

Caroline Schickelé

Intriguée par la jonction entre les arts et les sciences, elle complète un essai sur les fluides corporels dans l’art biotechnologique au sein du master Critique-Essais. Hors du cadre universitaire, elle rédige des articles sur l’art contemporain pour divers médias en ligne tels que Boum!Bang! ou Rue 89 Strasbourg. Depuis 2019, Caroline Schickelé s’intéresse également aux supports de médiation culturelle qui désintimident et facilitent l’accès à l’art contemporain, par la réalisation de podcasts pour les publics malvoyants ou en concevant des documents pédagogiques.

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