L’espace sous-marin est longtemps demeuré un lieu aussi mystérieux et inaccessible que fantasmé. Sa présence était pressentie mais sa nature et ses propriétés ignorées. Il relevait de l’impensable, de l’incompréhensible, de l’inconnaissable. Contrairement aux espaces émergés des mers et des océans, il s’est imposé tardivement dans la représentation paysagère. Dès l’Antiquité grecque, des pétroglyphes1, des gravures, des estampes ou encore des peintures illustrent les hommes sur des bateaux en train de pêcher et de se battre pour conquérir de nouveaux territoires. À cette époque, il est inconcevable de s’aventurer sous la surface de l’eau. Les récits mythologiques et littéraires ont tout d’abord construit l’image d’un univers hostile hanté par des monstres marins. Au fil des siècles, ces derniers ont laissé place à un monde merveilleux habité d’une flore colorée comme en témoignent les illustrations d’Alphonse de Neuville dans le roman de Jules Verne Vingt mille lieues sous les mers (1869-1870). C’est en 1898 que sont effectuées les premières photographies de l’espace sous-marin. Réalisées par le biologiste Louis Boutan, elles se concentrent sur la figure du scaphandrier pénétrant le mystère des abysses. Il faudra ensuite attendre l’invention du détendeur d’air et de la caméra embarquée pour disposer des premières images animées du monde sous-marin. Les Paysages du silence (1947) et Le Monde du silence (1956) réalisés par Jacques-Yves Cousteau ouvrent la voie vers de nouvelles représentations du paysage sous-marin dont le caractère imaginaire s’estompe alors au profit d’une réalité tangible. Pour le cinéaste, l’espace sous-marin est un monde à regarder et à éprouver à travers l’expérience corporelle. Il ne faut pas oublier qu’avant les films de Cousteau, la plongée était réservée aux militaires et aux explorateurs. L’usage du détendeur, qui permet de respirer sous l’eau, va contribuer à populariser cette activité en la rendant accessible à un plus grand nombre.
Néanmoins, si les représentations dessinées, photographiques ou cinématographiques des espaces sous-marins se sont multipliées au xxe siècle, elles ne restent pas moins quasi inexistantes dans le domaine artistique. Malgré les progrès technologiques et la démocratisation de la plongée, le monde subaquatique ne semble pas avoir conquis les artistes.
Dans le contexte de cette « sous-représentativité » des paysages sous-marins, un artiste se distingue néanmoins depuis une dizaine d’années. Fortement attaché aux côtes bretonnes, Nicolas Floc’h, né en 19702, œuvre en effet à la représentation des habitats et du milieu sous-marin. Diplômé de la Glasgow School of Art – où il a obtenu un Master of Fine Art en 1998, le Rennais a d’abord pratiqué la pêche en devenant marin pêcheur dès l’âge de 17 ans. Progressivement, il se tourne vers le domaine artistique et parcourt les différentes façades maritimes, de l’Atlantique au Pacifique en passant par la Méditerranée et la Manche. Ses recherches ont abouti à une importante production photographique documentaire dont la singularité réside en sa capacité à articuler ensemble trois types d’objectifs : étoffer la définition de la notion de paysage sous-marin, dévoiler des paysages subaquatiques sublimes mais menacés par les changements climatiques et, enfin, contribuer à la connaissance du milieu sous-marin par le biais de collaborations avec des scientifiques et des instituts marins. En nous penchant en particulier sur deux de ses projets – « La couleur de l’eau » (2015-2019) et « Invisible » (2018-2020), nous tenterons de saisir les modalités par lesquelles Nicolas Floc’h s’approprie un milieu qui a été le lieu privilégié des scientifiques pendant des siècles afin d’alerter sur sa dégradation.
La représentation des paysages sous-marins à la croisée des champs artistique et scientifique
Avec le développement des sciences océanographiques, l’organisation de grandes expéditions et l’apparition de la cartographie bathymétrique3, le xixe siècle témoigne de l’intérêt scientifique pour le monde sous-marin. En 1855, à bord du sous-marin Seeteufel, construit par Wilhelm Bauer, l’utilisation en immersion de la boussole et la consommation d’oxygène en espace clos sont expérimentées. L’objectif des missions scientifiques, qui se multiplient tout au long du xixe siècle, est de prendre des mesures précises sur la température et les variations de couleur de l’eau. Jean-René Vanney rappelle qu’« en deçà de 1850, la connaissance des profondeurs relevait un peu du hasard. On recueillait les observations, on accrochait les idées un peu à la diable, au gré des campagnes, des initiatives personnelles, de l’air du temps presque4 ». L’invention de la photographie en 1839 ouvre un champ à la communauté scientifique qui l’utilise comme un instrument à part entière dans ses recherches. Toutefois, l’usage de ce médium par les sciences naturelles est uniquement destiné à l’observation des matières et des êtres vivants présents dans les fonds marins. Après plusieurs essais infructueux au sein du laboratoire Arago dans les Pyrénées-Orientales, Louis Boutan offre la première photographie sous-marine réaliste prise à Banyuls-sur-Mer en 18935. Aujourd’hui, les instituts marins, à l’instar de l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer), poursuivent l’étude des fonds marins dans le but de connaître davantage les écosystèmes et les changements qui les affectent. Par l’intermédiaire de la recherche scientifique, du développement technologique et d’interventions sous-marines, les instituts océanographiques favorisent la création de savoirs sur le milieu marin et s’engagent à sa protection.
Dans les années 1950, Jacques-Yves Cousteau a joué un rôle fondamental dans la promotion du monde sous-marin encore perçu comme un lieu inhospitalier. En explorant les profondeurs en compagnie d’équipes scientifiques, il a véhiculé une meilleure connaissance de l’espace sous-marin. Dans la lignée du cinéaste, Nicolas Floc’h développe des projets artistiques basés sur des échanges avec des scientifiques. Par exemple, en 2016, l’artiste débute le projet « La couleur de l’eau » en partenariat avec les chercheurs de la station marine de Wimereux, notamment Hubert Loisel6. L’étude de la couleur de l’eau, déterminée par la présence du phytoplancton, permet de comprendre les variations biologiques du milieu sous-marin. En effet, une eau bleue située au large sera faible en phytoplancton tandis qu’une eau côtière qui tire sur le vert sera chargée en espèces vivantes. Dans le domaine scientifique, les principales données sur la couleur de l’eau sont obtenues par des prélèvements et des images satellites. Nicolas Floc’h complète ces données en photographiant la couleur à l’intérieur de la masse d’eau grâce à un protocole précis de double prise de vue, l’une polarisée et l’autre non polarisée. Les mesures en polarisation sont essentielles d’un point de vue scientifique car elles permettent d’extraire des informations sur la nature chimique et la taille des particules en suspension dont le phytoplancton. À la manière d’un inventaire, Nicolas Floc’h classifie et archive ses photographies selon les lieux géographiques où elles ont été prises dans une volonté de documenter l’évolution des paysages. L’artiste met à la disposition des scientifiques des fichiers bruts contenant l’ensemble de ses images qui forment ainsi un fonds photographique disponible pour la recherche.
Néanmoins, comme le soulignent Yves Petit-Berghem et Gaëtan Jolly, « si la connaissance scientifique du paysage progresse, elle n’évacue pas sa dimension sensible, liée à l’expérience et à la sensibilité de tout être qui fabrique aussi son paysage et en définit ses valeurs7 ». Autrement dit, le savoir scientifique connaît des limites dans la perception du paysage sous-marin. Les scientifiques apportent des connaissances sur la composition des fonds marins et leur transformation mais ils·elles ne s’intéressent pas au paysage qui s’étend sous leur regard. Ils·elles travaillent à partir d’images centrées sur un élément en particulier du monde sous-marin alors que les photographies de Nicolas Floc’h, prises en grand angle, offrent une vue d’ensemble sur le paysage subaquatique. Il ne faut pas oublier que Nicolas Floc’h est avant tout un artiste. Il participe de la connaissance des fonds marins mais ses photographies ne sont pas une illustration des paysages sous-marins qui seraient uniquement vouées à la communauté scientifique. Dans la série photographique « La couleur de l’eau », la dimension scientifique se double d’enjeux esthétiques. À l’occasion de son exposition Paysages productifs présentée à Marseille au Frac PACA en 2020, l’artiste a conçu une scénographie immersive proposant une vision à 360° des fonds marins. La couleur inonde l’espace grâce non seulement aux films installés sur les vitrages au-dessus des puits de lumière mais aussi au sol ciré sur lequel se reflètent les œuvres. Des effets d’ondulation contribuent ainsi à plonger les visiteurs dans le milieu subaquatique. Sur un grand mur, une palette de couleurs illustre les différentes teintes de l’eau méditerranéenne. Du bleu turquoise au vert émeraude, chaque image présente un dégradé : la couleur lumineuse de la surface s’assombrit progressivement dans les profondeurs. Par leur dimension picturale et abstraite, les images de Nicolas Floc’h renvoient à l’histoire de la peinture monochrome, en particulier aux œuvres d’Yves Klein et aux installations immersives de James Turrel.
Fig. 1
Vue de l’exposition Nicolas Floc’h, Paysages productifs, au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, Marseille du 25 sept. 2020 au 25 avril 2021.
@ ADAGP, Paris, 2020.
Ainsi, les images de Nicolas Floc’h offrent un double intérêt : elles constituent un complément d’analyse scientifique pour l’étude de la couleur de l’eau tout en proposant une représentation du vivant qui compose l’océan. L’artiste affirme que « la science permet d’affiner cette compréhension de la couleur qui n’est pas que picturale, formelle ou plastique. C’est une image visuellement abstraite mais fondamentalement concrète, une synthèse et, quelque part, une illustration figurant de grands enjeux de notre société et l’histoire du vivant8. » Le photographe partage donc les mêmes objectifs que les scientifiques : rendre visible l’invisible et construire un savoir pérenne sur le monde sous-marin. L’expérience constitue le point de convergence entre les théories scientifiques qui sont validées par le succès des résultats et les œuvres d’art qui sont mises à l’épreuve de la société et des effets qu’elles produisent sur le public.
Rendre visibles les bouleversements environnementaux
La recherche artistique de Nicolas Floc’h est imprégnée d’une conscience écologique. L’artiste observe attentivement les altérations que le changement climatique et l’activité anthropique font subir au monde subaquatique. Le réchauffement climatique est devenu un des enjeux les plus importants de notre société mais comment le matérialiser ? Le projet « Invisible », entrepris entre 2018 et 2020, propose un état des lieux du Parc national des Calanques qui permettra aux scientifiques et aux gestionnaires du Parc de documenter dans les prochaines décennies l’évolution des paysages sous-marins. De multiples pressions d’origine anthropique s’exercent sur la biodiversité et fragilisent son état. Ces pressions se caractérisent par la destruction ou la dégradation des habitats naturels, l’introduction d’espèces exotiques, la surconsommation des ressources ou encore la pollution de ces milieux. En longeant le trait de la côte méditerranéenne, Nicolas Floc’h a constaté des zones où les pressions étaient plus fortes. À Cortiou, les rejets de la ville de Marseille sont perceptibles depuis les fonds marins. Dans la pénombre des abysses, des taches blanches apparaissent à la surface de l’eau telles des constellations qui ne sont rien d’autre que des déchets plastiques jetés dans la mer.
Le rejet des eaux usées au cœur du Parc national des Calanques se manifeste également dans les masses d’eaux. Les photographies de cette série ont été prises en 2019, à une profondeur de 5 à 30 mètres, entre l’île de Riou et la calanque de Cortiou. Selon les zones, le bleu typique de la Méditerranée se transforme en un vert fluo, caractéristique des zones côtières de la Manche ou des eaux du Nord. Tandis que la mer Méditerranée est naturellement faible en nutriments et en phytoplancton, l’eau verte traduit ici une quantité anormalement élevée de micro-organismes9. Cette concentration en phytoplancton s’explique par l’eutrophisation, un processus provoqué par un apport excessif de nutriments dans l’eau provenant de l’activité agricole et des rejets domestiques et industriels qui entraîne une forte production et une croissance accrue des micro-algues10.
Nicolas Floc’h explore dans ses œuvres un autre phénomène lié au réchauffement climatique : la tropicalisation des fonds marins. Les algues et les laminaires présentes dans les profondeurs sont vouées à disparaître en raison du réchauffement des eaux. Au large du Japon, ces spécimens ont déjà été remplacés par des espèces tropicales d’algues ou de coraux tropicaux. La série « Kuroshio » réalisée en 2017 à la suite d’une résidence de l’artiste à bord de la goélette Tara, qui avait pour mission l’étude du corail dans l’ensemble du Pacifique, témoigne de l’acidification des océans et du blanchissement du corail. En effet, l’augmentation de la concentration en dioxyde de carbone dans l’atmosphère sature les eaux océaniques, ce qui conduit à la chute de leur pH et, par conséquent, à leur acidification. De surcroît, les océans se réchauffent rapidement tandis que les coraux s’adaptent difficilement à ces changements. Aujourd’hui, 60 à 70 % des récifs coralliens sont menacés par le phénomène de blanchissement. Dans la zone tropicale d’Iwotorijima, une île volcanique déserte, les coraux meurent dans les fonds marins en raison de la chute prématurée du taux d’acidité qui ne leur permet pas de survivre. Ce processus est nettement visible dans les photographies de Nicolas Floc’h. Sur un sol rocheux, des coraux blancs se trouvent à proximité de coraux légèrement plus colorés. L’artiste révèle ces architectures animales, leur structure et leur évolution. Il témoigne d’une époque de transition où des paramètres comme la latitude, le CO2, la température de l’eau et son pH deviennent des informations majeures lisibles dans les paysages sous-marins.
Un environnement aquatique ou lunaire ?
De Vingt mille lieues sous les mers aux films d’animation tels que La Petite Sirène (1989), Le Monde de Nemo (2003) ou encore Le Monde de Dory (2016), la représentation du paysage sous-marin donne à voir des images stéréotypées de cet univers. Des poissons colorés parcourent les eaux, de magnifiques récifs coralliens aux nuances orangées et rosées composent les fonds marins et les plongeur·euses nagent dans un milieu aussi paisible que dangereux. Relégué au second plan, le paysage n’est pas considéré comme un sujet à part entière. En effet, l’imagerie sous-marine privilégie la faune, les animaux marins, les performances sportives ou la découverte de cités perdues avec une présence systématique de l’humain. L’ensemble de ces images constitue des modèles types de paysages sous-marins appréciés par le plus grand nombre. Comme le rappelle Michel Collot, « la signification affective de certains paysages peut être codifiée par de véritables stéréotypes, qui informent de façon contraignante la perception individuelle (celle du touriste, notamment)11 ». En s’éloignant de cette imagerie collective, Nicolas Floc’h nous interroge sur la manière dont les images façonnent notre représentation du monde.
Les photographies de l’artiste emmènent pourtant les spectateur·ices vers un imaginaire lointain où ils·elles se retrouvent immergé·es dans des paysages oniriques qui n’ont aucune limite. L’appréhension de l’espace est troublée par la perte de repères liée à la perspective. Dans les œuvres de Nicolas Floc’h, la ligne d’horizon est inexistante ou perdue dans l’opacité de l’eau. Les spectateur·ices plongent littéralement dans les profondeurs en éprouvant une sensation de vertige. Pour Céline Flécheux, l’horizon « est le lieu de l’apparition et de la disparition des choses dans mon champ visuel. Plutôt que ligne ou plan fixe, il indique le lieu du passage où les corps deviennent visibles et disparaissent12 ». Dès lors, il est impossible de savoir ce qui se cache derrière l’horizon. Ce dernier ne définit pas des coordonnées dans l’espace, il ne constitue pas un repère normé, mais il ouvre une représentation de la spatialité13.
L’utilisation du noir et blanc perturbe davantage la perception du lieu et nous conduit vers un espace indéfini. Sommes-nous dans les profondeurs abyssales ou dans un environnement nocturne et désertique ? Sur certaines photographies, il est possible de distinguer l’eau, indice du milieu aquatique mais d’autres photographies se focalisent sur la roche aux parois trouées et à l’aspect râpeux ce qui engendre un doute sur le lieu. « En crevant la surface de l’eau, explique Claude Giguère, on pénètre dans un élément nouveau, insolite ; une flore et une faune exceptionnelles nous y attendent. Silence, calme, liberté des mouvements, perte des notions de temps et d’espace, l’apesanteur : tout concourt au dépaysement14 ». Les plongeurs se perdent dans l’immensité des fonds sous-marins à la découverte d’un monde merveilleux dans lequel la réalité ne semble plus exister. Dans les Calanques, l’environnement minéral des fonds marins peut évoquer celui de Mars. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’observer les images enregistrées en 2005 par la sonde spatiale mise en orbite par la NASA afin d’étudier la surface de la planète rouge15. Les cratères, les plaines de laves, les dunes de sable, les canyons ou encore les calottes polaires photographiées sur Mars entretiennent une ressemblance saisissante avec les photographies de Nicolas Floc’h. Ainsi l’image Cratère antoniadi de la NASA pourrait parfaitement avoir été prise dans le milieu sous-marin. Des branches se propagent sur le sol tandis que l’âpreté de la roche rappelle celle des Calanques photographiées par l’artiste. Paysage subaquatique ou lunaire, l’incertitude est entière.
Ainsi, la notion de paysage sous-marin ne relève pas que de la géographie ou de la biologie. Elle se situe à la frontière des arts, des sciences naturelles et des sciences humaines. Le décloisonnement des disciplines enrichit les recherches sur le milieu subaquatique comme le constate Nicolas Floc’h. « Ce que les artistes peuvent accompagner, affirme-t-il, c’est cette multiplicité du regard, pas juste scientifique, mais toutes disciplines confondues. Je pense que c’est la convergence qui peut permettre de construire des choses16 ». Pour le photographe, il est primordial d’explorer le monde sous-marin d’un point de vue artistique afin de générer de nouvelles représentations de ce milieu méconnu ou perçu à travers le prisme des études scientifiques. Les images de l’artiste révèlent les effets du réchauffement climatique et de l’activité humaine sur les écosystèmes marins. En montrant les fonds marins, Nicolas Floc’h les fait exister et crée une mémoire des paysages subaquatiques indéniablement voués à se transformer.