Facial Weaponization Suite

Arme de recréation massive

DOI : 10.57086/radar.402

Résumé

Mêlant théories queer, détournements technologiques et création plastique, Zach Blas dresse une critique de la transparence dans nos démocraties modernes. Aux dispositifs de surveillance généralisés, et aux standardisations des comportements et des modes de vie qu’ils impliquent dans nos vies intimes, Zach Blas oppose une œuvre éthique et esthétique.

Index

Mots-clés

corps, masque, opacité, reconnaissance, transparence

Plan

Texte

  • Fac-similé (PDF – 908k)

« L’instabilité qui touche nos identités contemporaines appelle à repenser les pouvoirs du masque tels qu’ils se déployaient autrefois, lorsqu’il était encore une forme de protection, un travestissement, objet de jeu, de performance, ou de pur divertissement1. » Ces mots sont ceux de Bogomir Doringer, artiste et curateur de l’exposition Faceless, organisée en 2015, au De Markten de Bruxelles. L’occasion pour les artistes invités d’interroger les nouveaux modes de visibilités et de mise en scène de soi (notamment à travers les réseaux sociaux), la multiplication des dispositifs de surveillance dans l’espace public, et les nouvelles identités hybrides qui se révèlent, entre revendication des origines et création de soi.

Facial Weaponization Communiqué : Fag Face par Zach Blas

Permalien: https://vimeo.com/57882032

Parmi les artistes invités, Zach Blas, artiste, chercheur et activiste queer, y présentait la Facial Weaponization Suite, une collection de masques réalisés lors de workshops, dans le prolongement d’un travail plastique personnel amorcé avec les Face Cages. Véritables « cages » de fer pour les visages, ces masques contraignants (et douloureux, à en croire les témoignages de l’artiste2, élaborés à partir de mesures faciales effectuées par ordinateur, enserrent littéralement la chair du visage et la contraignent à « rentrer » dans les normes régissant les programmes de reconnaissance faciale.

Zach Blas, Portrait Biométrique, 2013

Zach Blas, Face Cage, modélisation 3D par Scott Kepford, 2013

Zach Blas, Face Cage

Fabriqué par Nick Petronzio Sculpture, présenté lors de l’exposition « Theorie of Colors », curatée par Helena Chávez, Alejandra Labastida, Cuauhtémoc Medina, Musée Universitaire d’Art Contemporain, Mexico, Mexique, 2015

Zach Blas, Face Cage, portée par Elle Merhand, 2013

© Christopher O’Leary

Beaucoup plus confortables – tout du moins pour celui qui les porte – mais tout aussi troublants, les masques de la Weaponization Suite sont obtenus par le mixage de différentes données biométriques des participants, recueillies lors des workshops, puis d’un modelage sur logiciel. Le résultat nous donne à voir une forme imprécise, de couleur brillante, noire pour les Black Mask, bleue pour les Feminist Mask, ou rose pour les Fag Faces Mask, mais où l’on ne distingue pas même l’ébauche d’une face humaine. Le masque dès lors ne redouble plus le visage, ne crée plus l’illusion, mais instaure un trouble dans le visible et la reconnaissance. Au-delà de la résistance à la surveillance généralisée, l’artiste et activiste dénonce un usage ethnocentriste et hétéronormé3 des technologies par les entreprises de surveillances ou de certains groupes de recherches en biométrie.

Zach Blas, « Feminist Mask », Weaponisation Suite, 2013

Crédits : Christopher O’Leary

Zach Blas, « Black Mask », Weaponisation Suite, 2013

Crédits : Christopher O’Leary

Zach Blas, « Fag Face Mask », Weaponisation Suite, 2013

Crédits : Christopher O’Leary

Transparence et démocratie : les mutations du regard

Afin de mieux apprécier l’œuvre de Zach Blas, il convient de revenir sur le contexte social et politique de son émergence. Le terme de transparence a connu un usage démultiplié ces dernières années, et la pluralité des sens et des modalités de son application à différents champs ne l’a que rendu plus flou. Accaparée par nombres de discours, objet d’études dans des domaines aussi variés que l’économie, le marketing, les sciences politiques ou la philosophie, la transparence est tout autant un concept qu’une valeur. Rattachée aux idéaux de la modernité, elle semble encore bénéficier d’un certain crédit, quand l’universalisme, l’humanisme, le progrès, sont depuis quelques décennies l’objet de critiques plus ou moins radicales. Mais qu’entend-on par « transparence » ? Et sous quelles modalités celle-ci est-elle mise en forme, et en pratique, au sein de la vie sociale ?

Selon sa définition première, la transparence est la « propriété qu’a un corps, un milieu, de laisser passer les rayons lumineux, de laisser voir ce qui se trouve derrière4. » Réinvestie dans le domaine des relations humaines, la transparence peut se définir par un effort de clarté, un désir et une volonté de rendre plus clair, immédiat et accessible le message énoncé, et par une libre circulation de ces informations au sein d’un espace. Qu’il s’agisse de la circulation des discours ou de la parole politique, des savoirs scientifiques, des capitaux ou des informations dans le domaine de la (télé-)communication, la transparence oppose la vertu morale de sincérité et d’intégrité à la corruption et au secret, la visibilité et la lisibilité à l’opacité, au flou et aux « bruits ». Synonyme de connaissance du monde et de soi, elle accompagne ainsi une certaine idée de l’homme, émancipé, conscient, critique, maître de sa vie et acteur de la société.

Or, ces idéaux vont connaître une profonde (dés-)orientation au tournant du vingtième siècle. On va en effet constater que la transparence de la vie publique, qui entendait rendre plus lisibles les institutions – publiques et privées, comme les entreprises par exemple – et plus visibles les actions économique, sociale, militaires des gouvernements ou des institutions, s’est peu à peu déplacée vers la sphère privée. Et à mesure que les gouvernements se retranchaient derrière un discours creux formaté par le storytelling, et que les multinationales s’atomisaient en milliers d’actionnaires anonymes, les citoyens, de plus en plus soumis à un traçage quotidien de leur vie privée, ont vu le moindre de leurs gestes collecté et enregistré dans les banques de données des services de renseignements ou de grandes entreprises.

Trois grands événements ont participé à cette redistribution des pouvoirs. L’instauration par George W. Bush du Patriot Act5, en 2001, va d’abord permettre aux agences de renseignements telles que la NSA et la CIA d’avoir accès aux millions de données d’écoutes téléphoniques et d’échanges de mails entre les citoyens. Dix ans plus tard, Wikileaks, une entreprise non-gouvernementale créée par Julian Assange en 2006, commence à relayer via les grands titres de journaux de nombreuses informations jusqu’alors restée dans l’ombre – meurtres de civils durant la guerre d’Irak, transferts financiers illégaux, etc. Enfin en 2013, Edward Snowden, informaticien travaillant pour la NSA, rend publiques des informations classées « Top Secret » avec l’appui de journalistes du Guardian et du Washington Post. Tandis que les journalistes impliqués recevront le prix Pulitzer, en 2014, Julian Assanges et Edward Snowden ont quant à eux été condamnés pour ces faits, et l’un et l’autre vivent actuellement en exil, considérés tour à tour comme lanceur d’alerte, défenseurs des droits à l’information, ou traître à la nation.

Cette redéfinition des principes de transparence, entre droit à l’information et responsabilité des gouvernements, n’est toutefois pas simplement due à quelques événements, certes emblématiques, mais insuffisants à expliquer ces mutations des valeurs et des principes. Pour saisir les enjeux de ces déplacements de pouvoir, il faut, me semble-t-il, revenir un instant sur un autre phénomène, bien plus étalé dans le temps : l’effrangement des sphères publiques et privées, impulsé notamment par les évolutions en matière de technologie de l’image. Ces outils de captation et de diffusion que sont la photographie et la vidéo (analogique et numérique), puis l’ordinateur personnel, vont en effet susciter de nouvelles formes de médiatisation des rapports sociaux et de mise en scène de soi. Ainsi, comme le résume Marion Zilio6, au sein des sociétés industrielles, puis post-industrielles, « la sphère interfaciale à partir de laquelle les hommes vérifient leurs identités dans le regard de l’autre se trouve impliquée dans une machine de vision [permettant] de se voir, mais aussi d’avoir un visage, reproductible, échangeable, connectable, et inscrit dans une économie du flux. » La démocratisation de ces médias, puis l’accès à l’Internet, ont donc modifié en profondeur les rapports que nous entretenons avec notre image tout en redéfinissant les différentes sphères (temporelle et géographique) qui différenciaient vie intime et vie sociale, voire publique. C’est dans cette même idée qu’en 2011, Lev Manovich, dans Langage des Nouveaux Médias, démontrait comment l’écran, comme interface, concentre ces paradoxes, l’écran devenant à la fois masque et fenêtre, réunissant en un seul espace les activités liées au travail, au loisir, et à l’intime7.

Autre phénomène important qui a participé à cette mise en lumière du privé, et de fait, à une forme de transparence du sujet, l’avènement de ce qu’on a pu appeler le Web 2.0, et le quasi-monopole des plateformes telles que Facebook ou Google en matière de réseaux sociaux (entendus ici au sens large,). Par leur structure et leur fonctionnement (enregistrement de toutes les données personnelles, via les formulaires d’inscriptions et le système de cookies, invitation à publier et partager nombres d’informations comme par exemple les lieux visités, les liens amicaux et/professionnels, l’humeur du jour, etc.) ces interfaces ont procédé à une (ré)actualisation de la « culture de l’aveu » telle que décrite, déjà, en 1976 par Michel Foucault dans La volonté de savoir8 : « L’évolution du mot “aveu” est en elle-même caractéristique : de l’“aveu”, garantie de statut, d’identité et de valeur accordée à quelqu’un par un autre, on est passé à l’“aveu”, reconnaissance par quelqu’un de ses propres actions ou pensées. […] L’aveu de la vérité s’est inscrit au cœur des procédures d’individualisation par le pouvoir [et] est une des techniques les plus hautement valorisées pour produire le vrai. Nous sommes devenus, depuis lors, une société singulièrement avouante. […] On avoue ses crimes, on avoue ses péchés, on avoue ses pensées et ses désirs, […] ses maladies et ses misères […] on avoue en public et en privé […] On avoue – ou on est forcé d’avouer. » En décrivant le sujet occidental comme une « bête d’aveu9 », Michel Foucault signifie que cette culture de l’aveu comme culture de la transparence et technique de production de « la » Vérité amène les individus à être sujets en même temps qu’assujettis à eux-mêmes, les formes de pouvoirs étant insérées dans la vie quotidienne et non plus dans des dispositifs extérieurs et identifiables. Quarante ans plus tard, force est de constater que l’utilisateur de Google et Facebook, qui fait délibérément le choix d’exposer une partie de sa vie sur les plateformes – sans toujours savoir précisément ce qu’il y laisse comme traces et informations, ressent ce processus d’individualisation : je me montre et je suis reconnu, donc, je suis sujet. La construction même du « sujet », par sa mise en visibilité, sont ainsi deux valeurs fondamentales de nos sociétés contemporaines. Mais là encore, le sens est double, triple, disons, multiple, et la dimension libérale, dans son acception morale et philosophique – la construction de soi en tant qu’individu, l’idéal du sujet conscient, réfléchi, critique, libre de penser et de s’exprimer – y côtoie ainsi son versant économique, que l’on pourrait dire « libéraliste » pour marquer la distinction : l’individu n’est plus seulement un ensemble de valeur, il a une valeur. Il est une ressource humaine au sein d’une économie dématérialisée, notamment à travers ses données, source de revenus potentiels pour les entreprises.

Dans ce nouveau « commerce des regards10 », de nouvelles valeurs ont ainsi fait surface, comme celle de la visibilité (Nathalie Heinich parle par exemple d’un « capital de visibilité11 ») ou de l’attention12 (notion développée par Yves Citton13). Une visibilité qui met en jeu la construction de soi, la subjectivation dans le regard de l’autre, à travers la médiatisation de son image, de ses goûts, de ses pratiques. Mais une subjectivation balisée, qui suit un ensemble de normes et de standards qui tendent, on le verra, à effacer toute altérité.

La transparence s’inscrit donc dans une dimension relationnelle entre les individus, soulevant, notamment, la question de la lisibilité des discours et la visibilité des sujets, et, par là même, la question du regard. Rapport fondamental entre les humains, le regard est ce qui, d’emblée, instaure une relation. Et ce qui se donne à voir dans de ce regard croisé, c’est le visage comme part la plus nue, la plus fragile de soi et de l’autre, pensée qui fonde une éthique du visage développée par Emmanuel Lévinas, dans son ouvrage Totalité et Infini14. Le philosophe y soutient l’idée selon laquelle le visage de l’autre, dans sa nudité, me met face à sa vulnérabilité, et, de ce fait à ma propre responsabilité vis-à-vis de lui ou elle. Mais qu’advient-il cependant, dès lors que celui ou celle qui me regarde le fait à travers des écrans, ou quand c’est, justement, cet écran, seul, qui me regarde ?

Du male gaze au machine gaze

En travaillant sur les systèmes biométriques et les dispositifs de surveillance des populations, Zach Blas remet en question le regard de la machine, au-delà de la seule problématique de l’irruption dans la vie privée, et de la dimension normative de ce regard, qui n’a rien de neutre ni d’objectif, tout comme Laura Mulvey, qui introduit le concept de male gaze15 pour évoquer la dimension genrée des poductions culturels et médiatiques de son époque. Dans une démarche critique autant qu’esthétique, l’artiste a mis en place des workshops, dont la dimension collaborative remet en avant la notion de transparence comme libre circulation et partage des idées, des informations et des compétences. Au cours de ces ateliers sont abordées les problématiques de l’identité, notamment à travers le prisme de la race et/ou du genre, et des rapports que ces questions entretiennent avec la technologie. Une technologie qui, par l’acquisition d’un savoir-faire et sa mise en pratique dans la création commune peut être réenvisagée comme possibilité d’émancipation. Si le processus de réalisation reste le même – discussion, partages des informations et compétences, puis création et modélisation des masques sur la mise en commun des données biométriques de tous les participants – les problématiques que ces ateliers soulèvent et auxquels ils entendent répondre, sont toujours liées à un contexte particulier. Ainsi l’artiste explique-t-il qu’à Mexico les discussions se sont vite concentrées sur les cartes d’identification biométrique pour les enfants, et sur la notion de frontière qui, avec ce genre de dispositif, n’était plus seulement physique, mais s’inscrivait dans le corps même des personnes.

Zach Blas, Procession of Biometric Sorrow, action publique, Mexico, 2014

À travers ces travaux, l’artiste et ses collaborateurs montrent comment les systèmes de mesures biométriques, ou le classement par algorithmes de nos données personnelles, opèrent une standardisation des individus. Or, cette standardisation est construite sur un modèle occidental et hétéronormé : par exemple une machine programmée pour calculer les émotions d’un visage selon les traits et les expressions de celui-ci verra dans l’œil bridé d’un asiatique un clin d’œil ou un sourire quand bien même ce dernier reste neutre. À rebours de cette reconnaissance automatisée des traits du visage, l’artiste et ses collaborateurs proposent des masques qui ne donnent rien d’autre à voir qu’un magma informe, aux traits indiscernables, rendant de fait l’identification par ordinateur impossible.

Zach Blas, Facial Weaponization Communiqué : Fag Face, vidéogramme, 2012

Crédits : Christopher O’Leary

Il faut toutefois observer que cette dimension de brouillage et de dissimulation des identités que porte l’objet masque, mais aussi son utilisation au sein de manifestations (Queer Pride de Los Angeles), de marches (comme à Mexico, le long de la frontière) et de performances dans l’espace public, ne portent pas les mêmes significations selon celui ou celle qui le porte, et le contexte dans lequel il ou elle s’inscrit. Certains participants, engagés dans des luttes politiques par exemple, se sont en effet vus inquiétés, voire mis en examen et arrêtés, suite à leur participation et au port de ces masques lors de revendications. En effet, depuis les événements d’Occupy Wall Street, une loi datant de 1845 (et mise à jour en 1965) a refait surface, interdisant à plus de deux personnes au visage masqué de se rassembler dans l’espace public. Pour d’autres cependant, c’est la question inverse qui s’est posée : engagés dans une lutte pour leur reconnaissance et leur visibilité en tant que minorités, certains participants ont pu hésiter à se masquer. On en revient ainsi à l’éthique du visage chez Lévinas : si j’empêche l’autre de me voir, comment peut-il me reconnaître ?

Cette question particulière de la reconnaissance nous invite à développer plus en avant ce que sous-tend l’éthique du visage selon Lévinas, et à interroger cette notion même de reconnaissance. Reconnaître un visage n’est pas reconnaître l’individu. Reconnaître un visage, pour une machine par exemple, mais tout aussi bien pour nous-mêmes, c’est mesurer sa conformité à une norme établie. Norme qui peut être établie de manière unilatérale, ou qui peut ne pas être la même pour tous. Ainsi Lévinas fait-il la distinction entre les différentes modalités de rencontre avec l’autre. Si dans les relations sociales, les masques, les codes, la décence et la pudeur permettent à chacun de jouer un rôle connu, reconnu dans le théâtre social – quitte à figer les rôles dans des stéréotypes, et à faire du visage de l’autre la surface de projection de ces méconnaissances – la mise à nu de ce visage nous confronte à ce qui, justement, nous est inconnu. Il ne s’agit plus de voir un nez, une bouche, une paire d’yeux. « C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux16 ! », nous dit Lévinas. Au contraire, le visage de l’autre me met face à « ce qui n’est pas moi », ce qui m’échappe, me trouble, et me reste inconnu.

Masquer ce qui est d’ordinaire conçu comme le lieu de reconnaissance, mais tout aussi bien de préjugés, n’instaure donc pas forcément une rupture dans la relation à l’autre, mais oblige à aller au-delà du visible et du « personnage » social. « D’ordinaire, on est un “personnage” […] Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas “vu”. Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l’incontenable, il vous mène au-delà17. » Les masques de Zach Blas déjouent donc la dimension de personnage que contient traditionnellement le masque, pour rendre visible l’idée même du visage lévinassien, non réductible au seul ensemble de traits, de teintes des yeux ou de couleurs de peau.

Éthique de l’opacité

Militant queer, Zach Blas est proche, dans sa réflexion comme dans sa pratique, d’une conception intersectionnelle des luttes, qui envisage les rapports de forces entre oppresseurs et opprimés dans leurs différents aspects, liés à la fois au sexe, au genre, à la classe et à la race, et qui fait de cette méthode d’analyse un point de rencontre privilégié entre gender studies et post-colonial studies.

Parmi les influences majeures de ce dernier courant de pensée, celle du philosophe Édouard Glissant, penseur de la créolité, est sans doute la plus marquante dans les recherches de Zach Blas, notamment dans sa lecture d’une éthique de l’opacité. Envisagée par Glissant en opposition à la transparence comme entière lisibilité des individus, cette opacité ne se départit pas, cependant, d’une volonté de relation. Dans son Introduction à une Poétique du divers, le philosophe fait la critique d’une « pensée continentale », conçue comme une « pensée de système ayant failli à prendre en compte le non-système généralisé des cultures du monde18 ». Il montre ainsi comment la pensée continentale, forgée à la Renaissance puis par les philosophies des Lumières, a construit un idéal d’universalisme tronqué, uniquement basé sur un modèle ethnocentriste, et excluant de toute reconnaissance les identités qui ne s’y rattachent pas d’une manière ou d’une autre. Il oppose à ce mode de pensée totalisant celui d’une pensée « archipélique », et à « l’identité de racine » celle d’une « identité en rhizome », qui se déploie de manière horizontale et va à la rencontre d’autres racines, s’y mêle sans pour autant tuer sa nature même. La créolité se forme ainsi dans ces enchevêtrements de cultures « mises en contact de manière foudroyante et absolument conscientes aujourd’hui les unes avec les autres [et qui] se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire […] que les humanités aujourd’hui sont en train d’abandonner quelque chose à quoi elles s’obstinaient depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les êtres possibles19. »

Cette conception d’une éthique de l’opacité permettrait de préserver une identité dans ce qu’elle a de plus irréductible, sans pour autant restreindre la relation à l’autre. Ainsi, Édouard Glissant rejoint-il Emmanuel Lévinas dans cette nécessité de dépasser une compréhension entière de l’autre (et le terme « comprendre » est à définir ici au sens premier : cum prehendere, prendre avec soi, se saisir) qui serait une forme là encore de consommation de l’autre comme objet, pour un respect mutuel et une acceptation de la différence qui toujours nous échappe.

On peut dès lors retisser des liens avec la pensée queer, qui tend à introduire du « trouble dans le genre20 » pour déconstruire une représentation du monde clivante et réductrice. Au-delà de la binarité du genre (masculin vs féminin) c’est à un fonctionnement de la pensée réduite à la binarité21 qu’entend s’attaquer Zach Blas, par l’utilisation de ce qu’il nomme « queer technologies22 » Une technologie conçue comme « technique de soi23 », pour travailler un corps, et ce, non pas dans une optique d’appareillage pour le rendre plus performant, mais pour le performer24. Le corps n’est ainsi plus envisagé comme simple corps utilitaire, au-delà de sa définition première, physique, sexuée et physiologique. Le « je » qui s’y dessine, à mesure qu’il se fait plus singulier, se dérobe à toute étiquette. C’est en devenant insaisissable par les normes de représentations traditionnelles – homme, femme, jeune, vieux, hétérosexuel, homosexuel, blanc, noir, etc.– que l’individu peut réinvestir son identité, tout en faisant de celle-ci un work in progress constant.

Dans cette perspective, le masque devient un objet de résistance (« je ne suis pas qu’un ensemble de données normatives ») et de lutte (Blas cite volontiers des groupes tels que les Pussy Riots, Anonymous, ou les Zapatistes comme exemple d’utilisation du masque lié à la lutte). L’usage qui en est fait relève à la fois de la possibilité d’actions dans l’espace public sans se faire arrêter et identifier, mais aussi comme possibilité d’empowerment, c’est-à-dire de reconquête d’un pouvoir en tant que groupe ou individu. Mais avant même de devenir l’instrument d’un pouvoir renouvelé, le masque participe à un processus d’individuation. On entend par là une construction de soi qui ne serait pas pur individualisme, mais bien ancrage dans une communauté et dans la différence : je suis un individu, j’appartiens à un groupe, je m’inscris dans un lieu, je suis porteur d’une mémoire, et je suis, ainsi, acteur de mon histoire personnelle et collective.

Manifestation des Anonymous, Bourse de Bruxelles, 28 janvier 2012

Image

Crédit : Morburre CC BY-SA 3.0

Black Block, manifestation contre la guerre en Irak, organisée par A.N.S.W.E.R Coalition, Washington DC, 12 avril 2003

© Ben Schumin, 2003

En déconstruisant les données du visage, en brouillant les traits de chaque individu dans une seule forme, répétée en série pour recouvrir à nouveau le groupe d’une sorte d’impossible uniformité, le travail de Zack Blas réinvente la fonction du masque. Plutôt que de dresser un constat, de l’ordre de l’évidence, ou de poser une démonstration claire et transparente, Blas navigue à contre-courant : il nous montre un obstacle, nous bouche la vue, nous oblige à regarder autrement, peut-être même à ne plus voir mais à écouter, à être attentif à d’autres formes sensibles : une voix particulière, un chœur d’hommes et de femmes, un mouvement collectif, dans lequel peut-être se dessinera un geste singulier. Représenter en somme, l’identité comme opaque, floue et mouvante. Au Narcisse tant de fois convoqué comme avatar des digital natives (et là encore, c’est omettre sans doute, une pluralité d’autres mythes, d’autres figures et d’autres imaginaires), Zach Blas donne à voir la capture d’un fragment d’eau sans fond, à la surface vague et troublée, reflétant la lumière sans jamais la laisser traverser la surface. Le regard toujours se heurte à ces formes brillantes, radicalement paradoxales, et qui rejouent, en ce sens, la dialectique de l’image même : celle d’un mouvement fixe mais que la lumière ne cesse d’animer. Celle du virtuel et du matériel ensuite, de l’image de synthèse qui apparaît soudain tangible. Celle du masque, enfin, qui occulte et dissimule tout en se donnant à voir et à entendre.

Il faut alors imaginer ces groupes masqués faire irruption dans l’espace public, comme lieux de visibilité, de rencontre avec l’autre, pour y déjouer les regards, y introduire un trouble, un bruit, comme un accident dans la fluidité du visible. Comme le glitch vient perturber le flux des informations entre la machine et l’image virtuelle, ou le code, qui se donne à voir comme l’envers de l’image, du symbole, de la phrase, les masques de Blas hackent l’évidence et la banalité du réel, déconstruisent les stéréotypes pour mieux devenir des armes de recréation massive : recréation de soi pour mieux faire œuvre commune.

Zach Blas, Facial Weaponization Suite: Fag Face Mask for Queer Opacity, Los Angeles Pride, Christopher Street West Pride Festival, West Hollywood, Californie, 8 juin 2013

Crédits : David Evans Frantz

1 « The unstable identity of the present begs for the return of power of the mask from ancient times, when it was used as a form of protection

2 Zach Blas, « Queer Technologies and The Contra-Internet », conférence donnée au Moving Museum d’Istanbul, le 13 août 2014.

3 Parmi les modèles de la Weaponization Suite, le « Fag Face » a été réalisé à partir des données faciales biométriques de plusieurs hommes se

4 « Transparence », 1e déf., dictionnaire en ligne du Centre national de ressources textuelles et lexicales.

5 Instaurée le 26 octobre 2001 à la suite des événements du 11 septembre de la même année, le USA Patriot Act est une loi d’exception, votée par le

6 Marion Zilio : « Des visages aux selfies », intervention effectuée lors de la journée d’étude Visages greffés et visages numérisés, comment penser

7 « L’interface finit par jouer un rôle crucial dans la société de l’information d’une autre manière encore. […] Les applications destinées tant au

8 Michel Foucault, Histoire de la Sexualité – Tome 1, La Volonté de Savoir, Gallimard, 1976, p.78.

9 Ibid., p.78

10 J’emprunte l’expression à Marie-José Mondzain, auteure du Commerce des regards, Paris, Seuil, 2003.

11 Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, 2012.

12 L’expression vient de Herbert Simon, qui, en 1969, en définit les grands traits ainsi : « Dans un monde riche en information, l’abondance d’

13 Yves Citton, L’économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Découverte, 2014.

14 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini : Essai sur l’extériorité [1961], La Haye, Marcelus Nijhoff, 1971.

15 Laura Mulvey, « Visual pleasure and narrative cinema », Screen, vol. 16, n°3, automne 1975, p. 6-18. Dans cet article qui fera date pour les études

16 Emmanuel Lévinas, Éthique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 91.

17 Ibid., p. 91.

18 Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p.34.

19 Ibid., p.14.

20 Pour reprendre la célèbre formule de Judith Butler. Voir : Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York

21 Judith Halberstam, dans In a Queer Time and Place, NYU Press, 2005, décrit ainsi le queer comme un « mode de vie », fait de « temporalités étranges

22 Les Queer Technologies quant à elles tentent de déjouer le système binaire des machines informatiques, que ce soit au niveau du langage –

23 Empruntée à Michel Foucault, cette notion, qui se rattache au souci de soi, développe l’idée selon laquelle l’individu se construit via des

24 On entend par « performativité du genre » l’usage développé par Judith Butler, c’est-à-dire la remise en jeu des codes sociaux et culturels qui

Document annexe

Notes

1 « The unstable identity of the present begs for the return of power of the mask from ancient times, when it was used as a form of protection, disguise, performance, or just plain entertainment. ». Bogomir Doringer, «About Faceless Exhibition», Faceless Exhibition, De Markten, Bruxelles, 2015.

2 Zach Blas, « Queer Technologies and The Contra-Internet », conférence donnée au Moving Museum d’Istanbul, le 13 août 2014.

3 Parmi les modèles de la Weaponization Suite, le « Fag Face » a été réalisé à partir des données faciales biométriques de plusieurs hommes se revendiquant de l’identité queer. Ce masque a été créé en réponse à une étude scientifique qui entendait établir un lien entre les traits du visage, non pas mesurés par un logiciel, mais par visionnage comparé de plusieurs portraits recueillis sur les sites de rencontres gay et l’orientation sexuelle.

4 « Transparence », 1e déf., dictionnaire en ligne du Centre national de ressources textuelles et lexicales.

5 Instaurée le 26 octobre 2001 à la suite des événements du 11 septembre de la même année, le USA Patriot Act est une loi d’exception, votée par le Congrès et signée par le président G. W. Bush. Elle visait alors à renforcer le pouvoir des agences de renseignements et de sécurité comme la National Security Agency, Central Intelligence Agency, Federal Bureau of Investigation, leur permettant notamment d’avoir accès aux données informatiques des particuliers et des entreprises sans les en informer au préalable. Elle crée aussi le statut de crime de « terrorisme intérieur », et assouplit certaines lois concernant les transferts financiers.

6 Marion Zilio : « Des visages aux selfies », intervention effectuée lors de la journée d’étude Visages greffés et visages numérisés, comment penser la singularité ? organisée par l’Université de Technologie de Compiègne, le 26 mai 2015.

7 « L’interface finit par jouer un rôle crucial dans la société de l’information d’une autre manière encore. […] Les applications destinées tant au travail […] qu’aux loisirs […] utilisent les mêmes outils et métaphores, ceux de l’interface graphique. […] À cet égard, la société de l’information est assez différente de la société industrielle caractérisée par une séparation nette entre le domaine du travail et celui des loisirs. » Lev Manovich, Le Langage des Nouveaux Médias, Dijon, Presses du Réel, 2001 p.159.

8 Michel Foucault, Histoire de la Sexualité – Tome 1, La Volonté de Savoir, Gallimard, 1976, p.78.

9 Ibid., p.78

10 J’emprunte l’expression à Marie-José Mondzain, auteure du Commerce des regards, Paris, Seuil, 2003.

11 Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, 2012.

12 L’expression vient de Herbert Simon, qui, en 1969, en définit les grands traits ainsi : « Dans un monde riche en information, l’abondance d’information entraîne la pénurie d’une autre ressource : la rareté devient ce que consomme l’information. Ce que l’information consomme est assez évident : c’est l’attention de ses receveurs. Donc une abondance d’information crée une rareté de l’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d’informations qui peuvent la consommer ». Herbert Simon, « Designing Organizations for an Information-Rich World », in Martin Greenberger, Computers, Communication, and the Public Interest, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1971.

13 Yves Citton, L’économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Découverte, 2014.

14 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini : Essai sur l’extériorité [1961], La Haye, Marcelus Nijhoff, 1971.

15 Laura Mulvey, « Visual pleasure and narrative cinema », Screen, vol. 16, n°3, automne 1975, p. 6-18. Dans cet article qui fera date pour les études féministes, l’auteure, critique de cinéma, parle d’un male gaze, ou regard masculin, pour désigner les structures et les processus de fabrication des images, dans l’Art ou dans les médias, autour d’un point de vue défini avant tout par et pour le regard de l’homme, blanc, hétérosexuel. Pour prendre un exemple tout à fait admis par les industries cinématographiques hollywoodiennes, la cible principale de l’essentiel de leurs productions – hormis films spécialisés comme les comédies romantiques – est un jeune homme blanc, hétérosexuel, jeune et de classe moyenne.

16 Emmanuel Lévinas, Éthique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 91.

17 Ibid., p. 91.

18 Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p.34.

19 Ibid., p.14.

20 Pour reprendre la célèbre formule de Judith Butler. Voir : Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990

21 Judith Halberstam, dans In a Queer Time and Place, NYU Press, 2005, décrit ainsi le queer comme un « mode de vie », fait de « temporalités étranges, d’agendas de vie imaginatifs et de pratiques économiques excentriques », faisant le lien avec l’« amitié comme mode de vie » de Michel Foucault, qui viserait « à introduire une diversification autre que celle qui est due aux classes sociales, aux différences de profession, aux niveaux culturels, une diversification qui serait aussi une forme de relation, et qui serait le “mode de vie” » Michel Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », entretien avec R. de Ceccaty, J. Danet et J. Le Bitoux, Gai Pied, no 25, avril 1981, p. 38-39.

22 Les Queer Technologies quant à elles tentent de déjouer le système binaire des machines informatiques, que ce soit au niveau du langage – uniquement constitué de combinaisons de « 1 » et de « 0 » – ou du matériel, en jouant sur les ouvertures et les branchements entre prises « mâles » et prises « femelles » comme dans Engendering Gender Changer, un adaptateur créé par Zach Blas, qui entend apporter une alternative plus diversifiée que les prises « mâles » ou « femelles ».

23 Empruntée à Michel Foucault, cette notion, qui se rattache au souci de soi, développe l’idée selon laquelle l’individu se construit via des techniques, des rites, des pratiques quotidiennes. Michel Foucault revient ainsi sur deux grands systèmes de pensée qui ont mis au cœur de leurs pratiques et de leurs réflexions la connaissance de soi : la philosophie grecque, avec Platon, et le christianisme. Il montrera par la suite que si l’ascèse chrétienne entendait se départir du corps et du sujet, le dix-septième siècle marque une rupture fondamentale, où l’individu est amené non plus à se désubjectiver, mais bien à se construire, à travers, notamment, des techniques d’écritures et de verbalisation de soi, bien plus inspirées par les traditions grecques que chrétiennes. Voir : Michel Foucault, « Technologies of the self » in Hutton, Gutman, Martin, A Seminar with Michel Foucault, Anherst, University of Massachusetts Press, 1988, p. 16-49.

24 On entend par « performativité du genre » l’usage développé par Judith Butler, c’est-à-dire la remise en jeu des codes sociaux et culturels qui construisent le genre d’une personne. Un petit garçon qui joue à la guerre se construit un genre conforme aux normes attendues par son entourage. Mais s’il décide de s’approprier un ensemble de codes généralement destinés à la construction genrée des filles, pour, justement, « performer », il déjoue ces codes, en montre l’artifice et la volatilité, malgré un ancrage souvent profond et inconscient.

Illustrations

Manifestation des Anonymous, Bourse de Bruxelles, 28 janvier 2012

Manifestation des Anonymous, Bourse de Bruxelles, 28 janvier 2012

Crédit : Morburre CC BY-SA 3.0

Citer cet article

Référence électronique

Julie Aubry-Tirel, « Facial Weaponization Suite », RadaЯ [En ligne], 1 | 2016, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=402

Auteur

Julie Aubry-Tirel

À la croisée des genres, Julie Aubry-Tirel s’intéresse aux liens entre esthétique, éthique et politique, questionnant en particulier la place du corps, de l’imaginaire et des normes dans les représentations contemporaines. Elle porte un intérêt particulier aux domaines du soin et de la santé dans une perspective féministe et décoloniale.

Autres ressources du même auteur

  • IDREF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

Licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International (CC BY-SA 4.0).