Arrêté au centre de l’image, le visage en noir et blanc d’une jeune femme, déconstruit par l’incapacité soudaine du logiciel à lire le contenu du fichier. Nous pouvons imaginer, à partir de ce que l’image donne à voir, qu’il s’agit d’une capture-écran d’une vidéo : certaines parcelles du fichier audiovisuel auraient bougé, en même temps que d’autres seraient restées statiques – un dysfonctionnement courant, que nous avons tous vécu au moins une fois en regardant une vidéo numérique. Cet accident engendre une image brutale, qui ne semble pas parvenir à assimiler la totalité de ses propres pixels. Certains se diffusent en lignes colorées et éparses qui altèrent le visage, que le choc divise en deux. En résulte une impression étrange : plusieurs temps se ramassent et s’entrechoquent dans ce portrait, fabriquant une image qui n’est pas le résultat d’une intention anticipée et maîtrisée – quand bien même le défaut d’exécution serait volontairement provoqué par l’artiste.
Plusieurs éléments de cet autoportrait sont intrigants et, pendant un bref instant, l’image brouillée parvient à me faire croire qu’il n’y a pas un seul visage mais plusieurs, en simultané, déconstruits, fragmentés et entremêlés. Les cheveux raides et impeccablement coupés ressemblent à une perruque blonde1, ou rose pâle, et ils me rappellent ces vieux films de science-fiction que j’aimais regarder plus jeune. La bouche entrouverte se fige dans une interrogation muette et persistante. Les yeux sont des trous, des orbites creuses qui m’évoquent un masque japonais Nô, théâtre de l’étrange et du faciès préfiguré, lequel cache des acteurs qui ne sont temporairement plus eux-mêmes. Électrochoc fulgurant : la figure devient un masque-support et le corps, n’arrivant plus à se calquer sur lui-même, révèle une identité précaire qui s’abîme, se met en abyme dans différentes temporalités. Il est bruyamment tordu par ce mouvement qui fait du bruit, en silence mais avec des traces, des trous, des imperfections.
Rosa Menkman, sans titre, autoportrait
Là où la plupart des usagers se seraient contentés de relancer le programme ou d’ignorer le dysfonctionnement, Rosa Menkman2 emprunte le chemin inverse, en faisant de ce bruit soudain une intrusion poétique de l’accident dans l’image. Ce comportement m’interroge sur ma propre relation à la machine : et si, en utilisant mon ordinateur comme un simple outil d’écriture et de recherche, de sauvegarde et de transfert, je passais sans le savoir à côté de toute sa profondeur et de toute sa complexité ?
Et si c’était justement là, dans ces accidents que l’on redoute ou qu’on ignore, que pouvait se former un discours immanent3 et intuitif, moins porté sur l’efficacité d’une image digitalisée que sur sa singularité, sa matérialité bruyante ? Encore faudrait-il accepter que nos machines ne soient pas uniquement produites pour nous faciliter la vie et communiquer plus loin, plus rapidement et avec toujours plus d’utilisateurs…
Le hardware comme site spécifique : les effets du matériel informatique et de ses logiciels sur l’image
Pour commencer avec une comparaison qui me rapproche de mon objet d’étude (le dessin), il me semble que le hardware est à l’image numérique ce que le papier est à la gravure, c’est-à-dire un support grâce auquel cette image est transférée et partagée, mais aussi une interface qui comporte déjà en elle-même des caractéristiques qui lui sont propres. Nous pourrions également comparer le matériel informatique qui constitue nos ordinateurs à un site spécifique4 dans lequel sont inscrites les images numérisées, et dont on ne peut les décontextualiser sans agir sur leur sens – au risque, même, de les vider de leur substance. Certaines images n’existent qu’en tant que fichier numérique, et ne peuvent pas être privées des espaces virtuels dans lesquelles elles sont inscrites. C’est le cas, par exemple, des gifs, des mèmes, ou de tout autres contenus (audio)visuels exposés par des artistes ou des usagers sur les sites qu’ils alimentent quotidiennement, et qui n’ont pas pour vocation d’être imprimés.
Dans L’origine de l’avant-garde et autres mythes modernistes (édité en 1985), Rosalind Krauss5 se réapproprie l’expression « site spécifique » pour définir le lieu particulier où s’inscrit physiquement, symboliquement et/ou conceptuellement, une œuvre. En analysant l’élargissement du champ occupé par la sculpture contemporaine, l’auteure donne à voir comment une œuvre est toujours inscrite, lors de sa réalisation et de sa présentation, dans un site défini par des qualités qui lui sont propres – qu’il s’agisse de données géologiques, institutionnelles, architecturales ou autres. Rosalind Krauss nous rappelle alors que ces espaces structurent l’intention de l’artiste, la réalisation et l’effet de l’œuvre, de même que son érosion inévitable. Bien que cette approche s’inscrive dans une critique de la sculpture moderne et contemporaine, il est intéressant de tenir compte de l’impact de ce site spécifique sur les pratiques qui nous intéressent ici. Quel pourrait en effet être le site d’une information compressée dans un format numérique pour être mise en ligne et partagée indéfiniment d’un écran ou d’un logiciel à l’autre ?
Spécialiste en sociologie de la culture digitale et dans l’étude des nouveaux médias, Derrick de Kerkhove6 analysait déjà en 1991 une « Pensée de l’écran7 » hypertextuelle et meuble, en regard d’une « Pensée de l’écriture » définie en tant que visualisation intérieure du discours de l’écrivain par le lecteur. Ce lecteur, qui construit des synthèses et des associations mentales au fur et à mesure qu’il découvre un texte imprimé, active une intériorisation apparentée à une reconstitution alternative de la pensée de l’écrivain – c’est-à-dire une interprétation qui s’élabore page après page. La pensée de l’écran s’active différemment, de sorte qu’elle est plutôt décrite comme une substitution : le contenu, simultanément enrichi d’informations complexes (images fixes et/ou en mouvement, textes annexes, son), n’est plus vraiment un stimulant à cette visualisation mentale, il est une donnée à intégrer. L’interprétation serait ainsi déterminée par l’hypertextualité propre à la pensée de l’écran, qui rend le processus d’intériorisation moins déterminant : le lecteur reçoit plus d’interprétations qu’il n’en construit.
Bien que cet article ne soit pas une invitation à l’abandon de la lecture hypertextuelle (bien au contraire !), des détracteurs du numérique pourraient utiliser cette comparaison pour affirmer que la visualisation intériorisée de l’information a été remplacée par à une démonstration externe. Pourtant, s’il est certain que nous devons construire un usage critique de nos outils numériques – afin que leurs conventions ne deviennent pas des cadres normatifs dont nous ignorons les effets sur notre propre pensée –, cela ne doit pas nous conduire à un rejet systématique de ces outils. Nous devons au contraire nous saisir d’eux pour mieux les appréhender et construire, à la place de simples démonstrations, des réappropriations singulières, ludiques ou critiques, et ouvertes aux échanges.
L’installation Spell – Distributeur de mots (2015) de Cécile Babiole8 met justement à l’épreuve le processus cognitif du lecteur, qui reçoit des informations lentes et décousues. L’œuvre, matérialisée par un imposant lecteur de texte à LED installé contre un mur du musée, écrit lettre après lettre les mots programmés par l’artiste – chaque caractère se stabilise quelques secondes sur l’écran avant d’être remplacé par le suivant. En épelant ainsi des termes comme « hasard » ou « mesquin », Spell rend notre lecture mécanique au possible : nous revenons vers l’apprentissage traditionnel du « mot à mot », avec cette lenteur particulière qui altère très légèrement notre compréhension de l’information, à rebours de la vitesse et de la compréhension immédiates – dont beaucoup pensent pourtant qu’elles caractérisent notre pensée de l’écran contemporaine.
Cécile Babiole, Spell, Distributeur de mots, 2015.
Installation lumineuse présentée lors de l’exposition « Cabinet de curiosités des langues de Frances », Orléans, 2015
Un dispositif comparable, Conversation au fil de l’eau (2015), se joue plus poétiquement encore des effets de la machine sur nos interactions textuelles : en intégrant, entre les deux ordinateurs connectés sur un chat, un système de pompe à eau et à air qui décode le message envoyé par un participant vers l’autre9, quelques erreurs appréciables de compression se produisent, engendrant une retranscription légèrement décalée. Ici, la rencontre d’une machine digitale et d’une machine analogique permet une hybridation, un retour décalé à la technologie de communication hydraulique. Une manière simple de rappeler que le numérique et l’analogique servent de relais plus ou moins perfectionnés, et qu’ils connectent plusieurs individus non sans agir sur les informations échangées.
Cécile Babiole, en collaboration avec Jean-Marie Boyer, Conversation au fil de l’eau, 2015.
Installation présentée à l’espace multimédia Gantner à Bourogne, dans le cadre de l’exposition « Anachronisme – Machines à perturber le temps », en 2016
Cécile Babiole, Conversation au fil de l’eau, 2015, détail.
Il s’agit là de deux détournements de l’usage quotidien de nos outils numériques auxquels Cécile Babiole se plaît à nous confronter avec ses installations et ses performances, comme pour nous proposer de rentrer à l’intérieur de nos « boîtes noires10 », sans les stigmatiser pour autant. L’artiste explique au sujet de ces enregistreurs que « […] aujourd’hui, avec le numérique, les processus deviennent invisibles. On ne sait plus ce qui se passe à l’intérieur de la machine11 », laquelle transmet pourtant des informations que nous ingérons chaque jour et qui structurent notre culture visuelle mais aussi économique, politique et sociale.
Notre désintérêt pour ce processus interne révèle une attitude globale, qui nous conduit à remplacer nos machines (analogiques ou numériques) plutôt qu’à tenter d’entrer en elles pour voir ce qui fait défaut. En réaction à ce comportement largement banalisé, de plus en plus d’artistes s’intéressent aux hardwares et aux softwares qui transmettent des informations troublantes ou altérées, plus ou moins désagrégées dans leur espace-temps virtuel. Richard Conte12 nous rappelle justement, en nous interpellant au sujet de la précarité du digital, que la numérisation « ne fait que déplacer la matière lourde là où les serveurs traitent des masses gigantesques d’informations13 », tout en étant soumise à son instabilité énergétique – et ainsi économique et politique. Dès lors, impossible d’ignorer que les technologies, carburant à l’entretien de notre idéal d’immortalité et d’infinité, sont d’une instabilité telle qu’elles engendrent discrètement l’abrasion méthodique de nos fichiers – alors que, dans le même temps, nous n’avons jamais sauvegardé autant de données que depuis ces dernières années.
Cette érosion de l’image que beaucoup d’individus désignent et critiquent – parfois très dogmatiquement –, d’autres décident de la manipuler en programmant eux-mêmes l’altération de leurs fichiers, non plus pour nous mettre simplement en garde face à la menace de la désintégration ou de l’accident, mais pour les détourner et les subvertir. L’artiste allemand Kim Asendorf14 a ainsi élaboré un logiciel de conversion, « ExtraFile », qui permet la simple transformation de fichiers en plusieurs « formats artistiques15 » par des destructurations encodées de l’image convertie – de quoi échantillonner différents datamoshing16. Pour expliquer sa démarche, l’artiste emploie de manière récurrente l’image du peintre qui, « au lieu d’aller acheter un cadre dans un magasin quelconque, le fabrique lui-même, sur mesure17 » pour permettre une adéquation entre son intention et les outils qu’il utilise. Ici, « ExtraFile » prend la place du cadre puisque le logiciel détermine (ostentatoirement) la présence de l’image à l’écran, et nous rappelle ainsi comment les logiciels – eux-mêmes liés à l’ordinateur utilisé et à ses propres capacités – déterminent la lisibilité d’une œuvre ou d’un fichier. Voici quelques résultats des datamoshing programmés par ExtraFile et expérimentés par différents artistes qui se sont prêtés au jeu :
JimPunk, Buddhasteve
Rosa Menkman, CCI from LOFI JPG bend.png
Cette fragilité singulière des outils numériques suggère que les informations qu’ils diffusent ne sont pas flottantes ou déconnectées du monde réel – qui serait véritable parce que matériel. N’est-ce pas plutôt notre façon de recevoir et d’interpréter ces masses d’informations qui tend à les dé-réaliser, en les limitant à n’être que des données gazeuses, immatérielles parce que virtuelles ? Beaucoup de critiques faites à l’encontre du digital art reposent en effet sur l’aspect illusionniste et fascinant de la numérisation, qui serait incapable de conserver la spontanéité intense et vive du réel. Mais il paraît évident, si l’on regarde de plus près les images qui circulent sur internet, ses sites d’artistes et ses réseaux sociaux, que de telles critiques ne tiennent que si nous nous limitons à comparer les données (audio)visuelles numériques contre le réel – un problème apparemment récurrent dans l’histoire des arts et des technologies –, sans tenir compte de leur matérialité et de leurs codes. Il me paraît ainsi être une nécessité urgente de les analyser et de le critiquer par rapport à leurs propres qualités et leurs propres défauts.
Post-digital et Glitch art : vers de nouvelles pratiques iconoclastes ?
Dans son article What is “Post-digital” ?, Florian Cramer nous explique comment l’expression d’origine anglophone « post-digital » décrit, depuis les années 2000, des pratiques culturelles et usuelles qui rejètent ce que le digital peut avoir de lisse et de « rafraichissant ». Telle qu’elle est représentée sur internet, la culture digitale est valorisée en tant que symbole de l’inarrêtable progrès, de douceur visuelle et de connectivité, de sorte qu’elle régule discrètement nos échanges vers ce que je désignerais comme une affabilité silencieuse. Cette codification conventionnelle qui repose sur l’idéal de l’universalité entretient dans le même temps l’illusion d’une information presque pure, lisible tout de suite, par tout le monde et en permanence. Aussi la critique post-digitale, soucieuse de l’impact de cette idéologie sur nos rapports culturels et sociaux, s’immisce-t-elle dans ces usages délavés de la technologie en manifestant l’importance de se saisir de l’information, d’y creuser des cavités pour l’agripper et non plus glisser docilement sur elle. Il s’agit, en d’autres termes, de produire non plus le buzz mais des bugs, des glitches, du silence et du bruit18…
En informatique, le glitch désigne à la fois un dysfonctionnement et son effet : exploiter ce trouble permet ainsi de questionner notre relation à la machine (l’outil), au code (le langage) et au logiciel (le traducteur). Ces accidents qui se déclenchent lors de l’exécution du programme peuvent être le fait de plusieurs facteurs : un défaut de compression (datamoshing), un dysfonctionnement matériel (bien qu’il soit là plus approprié de parler de bug), ou encore une mauvaise lecture du code par le software. Les pratiques artistiques qui reposent sur ces glitches et autres troubles numériques dépendent donc de l’incapacité du logiciel à traiter comme attendu les données du fichier. Aussi, la richesse de ces pratiques découle-t-ell de la matérialité instable et en constante mutation des anomalies19 qui leur sert de matière première – laquelle échappe toujours un peu aux artistes, et aux machines avec lesquelles ils travaillent.
Sous-genre de la musique électronique expérimentale qui apparaît dans les années 1990, comportement erroné dans un jeu-vidéo utilisé comme outil technique pour le tool-assisted speedrun20, élément central d’un processus artistique qui produit des images esthétisantes, critiques ou déconcertantes, le glitch est un sujet d’expérimentations et d’études en pleine expansion, qui s’active dans un champ (très) élargi. Le site GLI.TC/H explique au sujet de cette pluralité et de cette richesse que :
Les artistes du glitch font des recherches et collectent les glitches pour faire des travaux de différents médiums (son, web, images, vidés, vidéos en temps réel de performances, installation, textes, jeux vidéos, objet ou logiciel d’art, etc) pour de nombreuses raisons différentes (explorer le potentiel esthétique et conceptuel du glitch, examiner les implications politiques dans les systèmes technologiques, créer un psychédélisme digital et/ou des expériences de synesthésie, pratiquer l’hacktivisme, explorer les thèmes de l’échec, la chance, la mémoire, la nostalgie, l’entropie, etc)21.
Cette multiplicité des intentions qui caractérise le glitch art peut être comparée à des recherches antérieures d’alternatives face à nos codes culturels et sociaux, qui visaient à déjouer les normes imposées par une société trop sûre de ses choix. Dans les années 1960 s’affirme avec beaucoup de bruit le « punk » (vaurien en anglais), un mouvement culturel radical qui a critiqué l’ensemble des strates constituant nos sociétés euro-américaines (la culture, la politique, l’information, la mode, le désir, l’économie, etc). Bien qu’il ait été rendu populaire par sa musique et la mode vestimentaire qui l’accompagne, le mouvement punk est complexe et se développe de différentes manières selon les groupes, les salles de concert et leur public22. Or, deux notions fondatrices qui accompagnent les modes d’action du mouvement punk sont également développées au sein du glitch art : l’accessibilité de son langage basé sur le détournement, et son énergie impulsive et spontanée. L’accessibilité repose sur le partage de modes d’expression (artistiques ou non) décomplexés – de sorte que dire maladroitement vaut mieux que ne pas dire du tout23. Quant à l’impulsivité et la spontanéité, elles découlent d’une urgence : la transmission d’une idée, d’un désir ou d’une critique ne repose pas sur l’éloquence de celui qui s’exprime, mais sur son besoin brutal et tenace de dire lui-même, avec ses propres mots, sons ou images. Comme la transmission de ce discours n’est pas simplifiée par un pouvoir rhétorique, il nécessite une certaine vitalité et un enthousiasme pour être entendu, voire un débordement d’énergie si impulsif qu’il caresse l’iconoclaste24.
Aujourd’hui, cette pulsion de dire s’exprime à travers de nouveaux médias et s’introduit dans nos usages de la technologie, pour ne pas les laisser s’abrutir mollement et normaliser nos comportements sociaux. Le langage virtuel de Rosa Menkman repose justement sur une exploration complexe et intrusive de différents « artefacts25 bruitistes visuels » (« visual noise artifacts26 »), qu’elle distingue et référence dans son manifeste, le Glitch Studies Manifesto. Ce texte facilement téléchargeable sur internet en format PDF, pose clairement les bases de théories qui vont au-delà du simple détournement formel et ludique d’un dysfonctionnement technique. Elle y décrit au contraire les pratiques regroupées au sein du glitch art comme étant l’utilisation volontaire (et positive) d’un accident qui permet de rendre temporairement opaque la transparence du virtuel. Ici c’est le glitch – et son usage détourné par l’artiste – qui nous oblige à porter un regard critique sur les informations lisses et attendues que l’on reçoit continuellement.
Si l’accident, l’erreur et la chance deviennent une opportunité positive, c’est aussi en réaction face à un usage inconscient des nouveaux médias numériques, une « hypermétropie technologique27 » qui se cache derrière l’idéalisation du digital. Rosa Menkman l’exprime en ces termes :
La recherche dominante et continue d’un canal sans bruit n’a été, et ne sera toujours rien de plus qu’un regrettable et malheureux dogme. Même si la recherche constante pour une transparence complète entraîne des médias plus récents, « meilleurs », chacune de ces technologies, nouvelles et améliorées, aura toujours sa propre empreinte digitale d’imperfection28.
Face à l’usage conventionnel des technologies, et pour révéler d’autres utilisations possibles, Rosa Menkman capte sur son écran des moment(um)29 pendant lesquels le flux qui véhicule l’information se trouble, produisant un effet comparable à une noise visuelle – et virtuelle – qui vient brouiller notre lecture. Elle construit ainsi des œuvres (audio)visuelles sur la base de bruits accumulés, d’acouphènes et de sons dissonants qui mettent en évidence les strates qui constituent ses images et ses films, métaphores poétiques des mutations du langage et de l’humain.
La déconstruction brutaliste31 mise en œuvre par l’artiste émancipe l’image de la linéarité plane dans laquelle nous figeons généralement les informations visuelles, quand bien même sa matière reste des pixels organisés selon un code précis. Justement parce que les images et les vidéos de Rosa Menkman nous rappellent qu’elles sont constituées de pixels accumulés, combinés et superposés, d’une matière virtuelle qui échappe au fonctionnement attendu du logiciel et nous confronte ainsi à ses limites et à ses imperfections. Sur son site internet – véritable manifeste de ses intentions critiques et déstructurantes –, interagir avec le contenu (audio)visuel devient une activité qui ne réduit pas les accidents à être de simples atteintes portées contre la lisibilité de ces images, parce qu’elles ne sont pas considérées comme une information statique que nous devons pouvoir déchiffrer immédiatement. Ainsi, les compositions de cette artiste encouragent l’internaute à se méfier des modes de communication qui se cachent derrière la Haute Définition, simplement en détournant (et détourant) leurs failles – infiltrant au passage quelques volontés poétiques et décalées dans une logique binaire.
Par ses motivations iconoclastes et agitatrices, le glitch art occupe aujourd’hui un champ d’expérimentations artistiques et ludiques complétement mouvant et instable. Anti-utopique et brutaliste, il permet d’exprimer une réflexion poétique et politique qui interroge notre manière d’utiliser les NTIC, leurs matériaux et leurs langages. Sa matière première – les accidents et les défauts de compression – semble alors basculer l’internaute non pas derrière mais à l’intérieur de l’écran, dans cette zone que l’on ne pense souvent même pas, mais qui oppose ici toute sa résistance et sa matière. Notre visualisation interne est soudainement perturbée par la machine et ses bruits…
Regarder l’intérieur d’un contenu (audio)visuel pour accéder à sa structure : visite d’un espace-temps digital qui est déjà là
Dans « Visualisation de l’information sur Internet », Jean-Pierre Balpe32, s’intéresse aux informations dont la visibilité dépend des résultats du moteur de recherche, qui peuvent conduire au silence (absence de résultats) ou au bruit (surplus de résultats inappropriés)33. Parallèlement à ce constat, la pensée de l’écran décrite et analysée par Derrick de Kerkhove nous a rappelé que la lecture hypertextuelle n’était pas à l’abri de la démonstration, et ainsi de la trop grande détermination de notre compréhension des informations reçues. Or, le glitch art profite d’un trouble à la fois bruyant et silencieux pour perturber les espaces virtuels de communication que nous utilisons quotidiennement. S’il n’est pas perçu comme un dérangement à réparer, l’accident peut devenir un moment étrange qui autorise l’usager à entrer dans l’organisme digital d’un contenu (audio) visuel – habituellement caché – et à prendre un peu de temps pour voir autrement les outils numériques qui l’entourent.
Les travaux de Rosa Menkman puisent justement leur force et leur sens dans sa volonté de redéfinir en permanence les caractéristiques singulières d’une image virtuelle, qui la rendent comparable à un organisme vivant, instable. Dès lors que l’image n’est plus perçue comme une donnée immédiate, plate et univoque, elle devient une nouvelle matière stratifiée et complexe : de nouveaux jeux et de nouvelles interactions sont alors rendus possibles. Son œuvre DCT : SYPHONING. The 1000000th interval, (2016), propose justement de vivre un renversement par lequel ce qui est habituellement invisible (les données codées) devient un paysage mouvant et bruyant dans lequel nous sommes invités à rentrer. Cette vidéo, réalisée en 3D et inspirée par Flatland34, met en scène deux personnages : l’enfant-cube, auquel nous pouvons nous identifier, et son père-cube qui le guide à travers différents niveaux de compression. Ce jeune cube est alors confronté à différentes technologies qu’il ne parvient pas toujours à lire et qui peuvent l’effrayer ou le perturber. Voici l’un des enregistrements transmis par le père-cube, qui nous renseignent sur l’initiation de son fils :
Cher registre, la semaine dernière a finalement eu lieu le 1 000 000e intervalle de Junior. Toutes ses transformations de base sont désormais alignées et il est prêt pour la compression. Mais pour que les logiciels puissent l’exécuter, il doit être certifié. Il y a tellement d’algorithmes à analyser ces jours-ci, j’ai pensé qu’il serait bien d’absorber tous les deux ces codecs pour mettre en œuvre une certaine efficacité. Ces enregistrements documentent nos prises de contact35.
En personnalisant ces blocs de pixels, l’artiste imagine une manière inédite pour parler du DCT36 et nous inviter à penser à ses effets. Cette compression courante repose sur une découpe de l’image en blocs de 8 × 8 pixels, lesquels sont ensuite transformés et sélectionnés en fonction des informations qu’ils comportent – le but de la compression étant de réduire la taille du fichier et donc la dose d’informations contenues, tout en les dénaturant le moins possible. Bien que je ne comprenne moi-même pas tout ce qu’implique ce traitement numérique, il est facile de deviner que cette compression a un impact inévitable sur l’image et sur sa structure (son code). Rosa Menkman – consciente de l’invisibilité d’une partie de ce phénomène de transformation – nous offre avec DCT : SYPHONING un voyage initiatique qui nous permet de prendre conscience des effets de cette transformation vers le JPEG, sans nous imposer un discours moralisateur sur la technologie et ses effets. Grâce à sa narration qui fonctionne par allusions et par énigmes – dans lesquelles les glitches sont les intercesseurs37 qui nous guident à l’intérieur d’un véritable labyrinthe – cette vidéo nous confronte à des particularités méconnues de nos NTIC.
Rosa Menkman, DCT Syphoning (capture d’écran)
Rosa Menkman, DCT Syphoning (capture d’écran)
« Pendant un moment mes blocs se sont sentis nostalgiques. Mais rapidement, Junior s’est ennuyé dans cette architecture obsolète. Il n’y avait pas d’action de transcodage dans cette terre en friche mort-vivante.38 » Cette documentation, là encore extraite de DCT : Syphoning, nous décrit des structures architecturales instables, composées de strates de matériaux inscrits dans des temporalités différentes. Si nous pouvons être tentés de comparer ces technologies à des espaces vivants et instables, alors les codes qui les régissent évoquent les règles physiques (telle que la gravité terrestre) qui nous permettent de vivre, de nous développer et de voyager sur notre planète…
Comparables à des empreintes digitales qui tâchent un écran, les glitches de Rosa Menkman diffusent leurs traces sur l’image pour nous permettre de nous souvenir de ce qui la (re)produit : un langage binaire mais instable, un programme qui peut fauter, des pixels qui vont peut-être dérailler, une intention qui n’est pas toujours atteinte. Sa noise visuelle nous rappelle que derrière n’importe quelle donnée, numérisée ou non, il y a d’autres informations à traduire ou à deviner et que l’on ne pourra pas nécessairement recevoir dans leur entièreté. Or, lisser une image au point d’en faire disparaître tout le matériau digital (l’idéal de la HD), c’est tenter de la rendre immédiate, constante, insécable, unidirectionnelle, comme pour soutenir qu’elle puisse partir directement de l’émetteur pour arriver sur (et non pas vers) le récepteur.
Le fait est que cette propension à généraliser, à aplanir ou à encore lisser ce que l’on envoie et ce que l’on reçoit est inquiétant, d’autant plus lorsque l’émetteur n’est pas visible ou clairement nommé et que son idéologie ou ses intentions ne sont pas identifiables. Avec nos ordinateurs, que l’on peut effectivement comparer à des boîtes noires, le contenu informatif nous échappe facilement : d’une part parce que nous connaissons généralement mal le fonctionnement du hardware et de ses logiciels, et d’autre part du fait de l’hypertextualité meuble de l’information numérique, qui peut autant ouvrir nos interprétations que les cloisonner. Il me paraît alors d’autant plus urgent de ne pas chercher à pérenniser des images qui seraient à l’abri de leurs propres imperfections ou de celles de leur site spécifique, mais plutôt de construire un langage visuel complexe qui se partage, se stratifie, échappe à l’émetteur et confronte le récepteur à ce qu’il pense recevoir.
S’ils ne nous permettent pas de comprendre immédiatement la machine, son langage et son comportement, les glitches qui troublent nos images, nos textes et nos jeux ont toutefois un autre impact : ils nous rappellent les assemblages, les superpositions et les tâtonnements qui ont précédé la fabrication et la transmission de ces contenus avec lesquels nous interagissons. Ils rappellent que ces contenus sont construits et partagés au sein de sites spécifiques, et qu’ils sont ainsi modelés par des codes et des imprévus qui peuvent échapper aux intentions de l’usager. Ils nous rappellent, enfin, que c’est parce que ce contenu n’est pas à l’abri d’accidents et d’erreurs que nous pouvons prendre conscience de sa structure et de sa matière – et ainsi les détourner ou les enrichir.
Par conséquent, le spectateur est forcé de reconnaître que l’utilisation d’un ordinateur est basée sur une généalogie de conventions, alors qu’en réalité l’ordinateur est une machine qui peut être pliée et utilisée de manières très différentes. Avec la création de pauses au sein de conventions politiques et sociales et économiques, l’audience peut devenir consciente de patterns préprogrammés. De cette manière, une conscience partagée d’une nouvelle forme [gestalt] d’interaction peut se développer39.