Cet article se propose de mettre au jour la façon dont Françoise Dupuy a pu transposer les principes de l’Éducation Nouvelle dont elle est empreinte dans les principes de l’enseignement de la danse en France. Pour ce faire, en s’appuyant sur des articles et des archives des fonds Françoise et Dominique Dupuy, cet article mettra en lumière le rôle et l’influence de Françoise Dupuy dans les choix pédagogiques effectués lors de l’institutionnalisation de l’enseignement de la danse opérée par la promulgation de la loi no89-468 du 10 juillet 1989. Cet article discutera l’hypothèse, d’une transposition didactique de l’exercice de la marche issue de la pédagogie dalcrozienne vers l’enseignement de la danse contemporaine.
La loi no89-468 du 10 juillet 19891 relative à l’enseignement de la danse instaure l’obligation d’un diplôme d’État pour enseigner la danse classique, contemporaine et jazz. Cette institutionnalisation des conditions d’enseignement de la danse (structure, pédagogie, formation) s’inscrit comme un moment fondateur de cette pratique. En effet, la loi de 1989 légifère sur les conditions d’enseignement tant au niveau des infrastructures que sur la formation des enseignants conduisant, entre autres, à la formalisation des savoirs de danse. Dès lors, cette formalisation questionne la nature de ces savoirs et réinterroge le mode de transmission de ces mêmes savoirs : que transmettre ? Comment transmettre ?
Un ensemble d’acteurs que nous pouvons qualifier de noosphère (Chevallard, 1985) va participer à la formalisation de ces savoirs. Au cœur de cette noosphère, Françoise Dupuy a eu un rôle déterminant (Pérès, 2023). Nous pensons que Françoise Dupuy a transmis un héritage, provenant de l’Éducation Nouvelle2, dont l’enseignement de la danse contemporaine en France est porteur. Dans cet article, il s’agira de mettre en évidence de quelles manières Françoise Dupuy a transposé, au sens de Chevallard, les principes et valeurs de l’Éducation Nouvelle vers l’espace de l’enseignement institutionnalisé de la danse à partir d’un exercice didactique, la marche chorégraphique, issue de la pédagogie dalcrozienne. La transposition didactique est un processus de transformations, d’interprétation et de réélaborations didactiques de savoirs d’un domaine de connaissance ou d’application pour l’appliquer dans un autre domaine. Dans notre cas, il s’agit, dans le cadre d’une transposition externe, de comprendre et d’analyser le processus de migration d’un point de vue généalogique qui a eu lieu entre l’Éducation Nouvelle et l’enseignement institutionnalisé de la danse en France au moment de la mise en place du diplôme d’État.
En nous appuyant sur une analyse, d’une part, des archives issues du fond d’archives privées de Françoise Dupuy déposées au Centre national de la danse (CND)3 et, d’autre part, des archives issues du fond d’archives des Rencontres internationales de danse contemporaine (RIDC), toutes deux complétées par des articles de la revue Marsyas et des Saisons de la danse et un entretien de Françoise Dupuy4, nous nous proposons de reconstituer le parcours de vie de Françoise Dupuy depuis sa formation lyonnaise pour mettre en lumière la généalogie de ses choix pédagogiques entre 1969, date de création des Rencontres internationales de danse contemporaine (RIDC), et 1996, date où elle quitte l’Institut de formation en danse et musique (IFEDEM) qu’elle a créé en 1990 après avoir participé à la promulgation de la loi no89-468 du 10 juillet 1989. En reconstituant ce parcours de vie, notre but est d’expliciter la généalogie dans laquelle s’inscrit l’enseignement de la danse contemporaine en France. Loin d’une neutralité, au contraire, nous pensons que les savoirs de danse élaborés en danse contemporaine sous l’influence de Françoise Dupuy ont voulu défendre voire favoriser les fondamentaux de la danse contemporaine que sont disponibilité, créativité, liberté et singularité et répondre, de cette manière, au délicat équilibre formation-originalité (Chopin, 2015).
En effet, avec l’institutionnalisation de l’enseignement de la danse cette dernière a été soumise à une formalisation. Il s’agissait, dès lors de ne pas fixer les savoirs de danse dans une codification et des normes trop fortes qui auraient été contraires à l’état d’esprit de celle-ci. Françoise Dupuy a pu favoriser cette dynamique en transposant les principes et valeurs éducatives de l’éducation nouvelle et notamment en s’appuyant sur la pédagogie dalcrozienne et l’exercice de la marche.
Genèse et prémices des orientations pédagogiques : la formation lyonnaise au cœur de l’Éducation Nouvelle
Françoise Dupuy est née en 1925 à Lyon dans un foyer baigné dans un univers artistique et culturel riche et dense qu’elle qualifie « d’intelligentsia » (Hersin, 1991, p. 51). Son père, Marcel Michaud, était propriétaire d’une galerie et côtoyait l’avant-garde artistique française. Ce dernier a, d’ailleurs, par la suite considérablement influencé le travail artistique de Françoise Dupuy selon ses propres dires :
[…] Durant plusieurs années, j’ai trié toutes nos archives. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment pu mesurer l’importance qu’il (Marcel Michaud) avait eue dans ma vie et dans mon travail, dans ma destinée, dans tout ce que j’ai fait. Je pense qu’il a énormément influencé ma danse, ma façon d’entrevoir la danse, de la vivre et de la faire vivre aux autres. C’est évident que j’ai été très influencée par ce qu’il pouvait me dire. Ses paroles, ses actions, sa façon d’être et de parler me reviennent souvent à l’esprit
(Dupuy, 2011, p. 26).
Un héritage familial
Marcel Michaud, proche de Malespine5, a soutenu des artistes d’avant-garde6 tels que les mouvements Dada ou surréaliste. Malespine et Michaud se sont rencontrés en 1924 à l’université ouvrière. En 1925 ils ont fondé le théâtre ciné-club le Donjon. À l’occasion de cette rencontre Michaud a pu s’intéresser à la dimension sociale de l’architecture et, à cette fin, a milité contre « les cages à lapin des débuts de l’ère industrielle » (Dupuy, 2011, p. 72). Il s’est ainsi lié d’amitié avec les architectes européens qui valorisaient un retour aux sources même dans la vie quotidienne. Il s’agissait de réagir contre l’industrialisation et « de tenter de redonner à l’homme, même avec des matériaux modernes et contemporains, une texture humaine » (Dupuy, 2011, p. 51). Tous deux férus de la portée sociale et politique de l’architecture ont loué le projet de la première cité-jardin à Hellerau près de Dresde financée par deux frères riches industriels, les frères Dohrn. Michaud a aussi voyagé régulièrement en Suisse notamment à Zurich où il a étendu son réseau amical et artistique et rencontré des architectes issus du Bauhaus (Dupuy, 2011, p. 63). En 1938, il a ouvert la galerie Folklore regroupant des artistes comme Jean Bertholle, Alfred Manessier, Etienne-Martin, Franck Grimal ou Louis Thomas. Il fut par la suite mécène et figure de proue du Groupe Témoignage de Lyon (1936-1940). Proche d’Albert Gleizes7 et César Geoffray il se rendait souvent en famille au phalanstère Moly-Sabata où Françoise Dupuy a pratiqué et expérimenté la poterie, le travail des formes, des couleurs et le rapport à l’espace (Dupuy, 1991, p. 52).
Un héritage culturel et artistique : l’influence dalcrozienne
C’est au cœur de cet environnement artistique et culturel que Françoise Dupuy découvre la danse par le biais de sa mère, élève d’Anita Wiskeman elle-même élève de Dalcroze. Françoise débute la danse en 1934 avec une amie de sa mère, Hélène Carlut rencontrée en 1922 grâce à Anita Wiskeman et dont « tout son travail et sa technique étaient influencés par l’école Hellerau-Laxembourg, et donc par la technique de Dalcroze » (Dupuy, 1991, p. 52).
En 1910, Wolf Dohrn, mécène de la cité jardin de Hellerau, propose à Jaques-Dalcroze de le rejoindre et fait construire le Festspielhaus, lieu d’expérimentation des idées dalcroziennes. Jaques-Dalcroze y développe ses recherches avec la collaboration de l’architecte et scénographe Adolphe Appia. Mus par les mêmes convictions, ils combattent une civilisation devenue trop techniciste et, de ce fait, aliénante à leur goût. Selon eux, l’individu est coupé du vivant et de ses impulsions. Ils défendent une vision naturaliste du corps et ils prônent l’idéal d’un retour aux sources. Puis, en 1915 Jaques-Dalcroze ouvre un institut à Genève, haut lieu et foyer de l’Éducation Nouvelle teinté de cet « esprit de Genève » (Hofstetter, Droux, Michel, 2020, p. 14-15) rassemblant internationalisme, pacifisme et militantisme humaniste légitimant de cette manière Genève comme « capitale du monde » (Hofstetter, Droux, Michel, 2020, p. 28). Jaques-Dalcroze s’inscrit, ainsi, territorialement et idéologiquement dans le foyer de la mouvance de l’Éducation Nouvelle8. En effet, celle-ci appréhende l’éducation comme une totalité et pose le principe des besoins de l’enfant au centre des apprentissages dans une conception naturaliste et vitaliste. Comme le préconise Dewey, il faut centrer l’éducation sur l’activité de l’enfant pour qu’il puisse se former intellectuellement, physiquement et sensoriellement et de cette manière former un futur adulte complet. Dans cette perspective, l’art et plus particulièrement une pratique artistique comme la danse trouve une place de choix (Dewey, 1934/2005).
Dalcroze promeut, aussi, l’éducation intégrale :
L’école prépare à la vie en société : c’est-à-dire que les enfants, après avoir quitté l’école, ne doivent pas seulement être préparés à remplir les diverses obligations de la vie sociale, mais qu’ils doivent savoir user dans la vie pratique de leur volonté […] Et l’éducation, à l’école, de leur intelligence, de leur corps, de leur volonté et de leur sensibilité devrait se faire simultanément, sans que l’un de ces quatre facteurs indispensables soit négligé en faveur d’un autre
(Jacques-Dalcroze, 1920/1965, p. 85).
Il propose une pédagogie du rythme basée sur le jeu et le corps en mouvement afin de développer la capacité à jouer à partir d’un savoir expérientiel :
Le but de l’enseignement de la rythmique est de mettre les élèves à même de dire à la fin de leurs études, non pas : » Je sais » mais « j’éprouve », et ensuite de créer en eux le désir de s’exprimer […] Et si tout le système d’éducation par le rythme est bâti sur la musique, c’est que la musique est une force psychique considérable […] qui […] peut régler toutes nos forces vitales
(Jacques-Dalcroze, 1920/1965, p. 85).
L’objectif est, ainsi, de former un corps joueur pour que « le corps puisse jouer de la musique » (Boissière, 2021). Se retrouvent, ici, les principes essentiels de l’Éducation Nouvelle. En effet, parmi les valeurs éducatives de l’Éducation Nouvelle, deux points semblent incontournables. Tout d’abord, l’Éducation Nouvelle se présente lors de sa constitution officielle au début du xxe siècle9 comme étant une pédagogie scientifique consistant à reconnaître la valeur de l’enfance (Savoye, 2004, p. 3-4) affirmant, de ce fait, que l’enfant doit être au centre des apprentissages10. D’autre part, l’Éducation Nouvelle défend le principe d’un corps naturel et d’une harmonie corps et esprit (Wagnon, 2020, p.39). Prend place, de cette perspective, l’idéal d’un retour aux sources refusant une forme de technicité au profit d’un élan vital (Bergson, 1907/2006). Cet idéal se traduit par une valorisation de l’expérimentation et de l’activité chez l’enfant (Ottavi, 2002) dont l’éducation intégrale en serait le parangon. L’éducation intégrale associe éducation intellectuelle, éducation physique et éducation sensorielle. Il s’agit de dépasser l’instruction rudimentaire, utilitaire et cloisonnée pour former un homme complet.
Rythme et espace : le rôle de la marche
Au cœur de ces principes, l’exercice de la marche prend une place particulière. Si l’on se réfère de nouveau à Jacques-Dalcroze la marche a un rôle de premier ordre pour développer la verticalité et la conscience rythmique. En effet, la rythmique dalcrozienne se transmet et s’acquiert par le biais de l’expérience corporelle où cette dernière s’élabore dans une position médiane entre un corps naturel et un corps produit de la culture et marqué par les normes culturelles. Pour ce faire, la spontanéité est première et reste un postulat majeur. C’est le rapport premier au vivant permettant au corps d’être en mouvement dans un contexte déterminé appréhendant « la spontanéité […] dans une histoire, ou dans une culture, qui l’enrichit » (Boissière, 2021, p. 5). Avec la spontanéité se rejoue la question du corps naturel non plus associé à la physiologie de la respiration mais à celle du mouvement dont la marche en est, pour Dalcroze, l’exemple princeps. Nous retrouvons là ce que Saladain nomme « moment naturaliste » ouvrant la voie à « une forme d’émancipation de la technique […]. C’est le travail d’expression qui prime » (Saladain, 2018, p. 20). Cependant, cette spontanéité croise toujours une vision proche du modèle de l’architecture. C’est en ce sens qu’il faut comprendre sa collaboration avec Appia. Ce dernier construit des espaces scéniques architecturés avec des plans inclinés, des escaliers et globalement des praticables où l’exercice de la marche devient prépondérant. Des espaces rythmiques émergent.
Ce travail et cette démarche pédagogique ont influencé la formation en danse de Françoise Dupuy par l’intermédiaire d’Anita Wiskermann et Hélène Carlut. En 1944, Françoise Dupuy quitte Lyon pour s’installer à Paris. Elle y rencontre Dominique Dupuy. Tous deux commencent à travailler d’abord avec Jean Weidt puis avec Derek Mendel. En 1950 Dominique et Françoise Dupuy fondent leur compagnie, les Ballets modernes de Paris (BMP), au sein de laquelle ils développent leur propre recherche chorégraphique. Les BMP ont pour but de défendre le principe d’une danse contemporaine française qui s’inscrit dans la lignée de la danse allemande. C’est une période où domine la création. L’aspect pédagogique et la question de la transmission sont très peu présents.
Les RIDC : Berceau et foyer d’une réflexion et pratique pédagogique (1969-1985)
En 1969 Françoise et Dominique Dupuy avec l’aide de Jacqueline Robinson créent les Rencontres internationales de danse contemporaine (RIDC). La création de cette association se présente comme un tournant dans le parcours de Françoise Dupuy. Cette association est adossée au Ballet moderne de Paris (BMP) et est hébergée dans les locaux des BMP, 104 boulevard de Clichy Paris 18e. Les RIDC ont une vocation pédagogique tandis que les BMP développent l’aspect création. Cependant, les deux entités fonctionnent en interdépendance. Cette période inaugure un travail de recherche où la création ne peut être pensée sans la pédagogie. Progressivement les deux entités se rapprochent pour finalement fusionner jusqu’à l’abandon de l’appellation BMP en 1979 au seul profit des RIDC.
Mus par la volonté « de porter la danse là où elle ne va pas (et pour répondre) au vif désir des jeunes de venir à la danse en tant qu’acteurs » (Dupuy, 1974) les RIDC se présentent dès le début comme un lieu pour développer et penser la transmission et l’enseignement de la danse. L’objectif est, d’une part, d’organiser des manifestations ponctuelles sous forme de stages pour les amateurs et les professionnels et, d’autre part, de créer un institut de formation à destination des professionnels pris en charge par Françoise Dupuy et secondé par Robinson. Dans cette perspective, l’association met en place des stages à destination des enseignants de l’Éducation nationale mais aussi des professeurs de danse avec sensibilisation dans les écoles.
Premiers jalons dans la formation des enseignants : l’héritage dalcrozien
La création des RIDC apparaît comme une période de transition dans le parcours de Françoise Dupuy, entre son héritage et les valeurs qu’elle développe et valorise en tant que pédagogue et éducatrice. Françoise Dupuy prend appui sur sa formation initiale à Lyon : « C’est à ce moment-là que j’ai repensé à ce que j’avais fait dans ma jeunesse : Dalcroze… » (Dupuy, 1991, p. 54) se souvient-elle. Les RIDC ont pour but de former dans l’état d’esprit de ce qui « était fait à Hellerau-Laxembourg » (Dupuy, 1974). Cependant, officiellement, Françoise Dupuy a plutôt revendiqué son appartenance au courant de la danse expressionniste allemande qui tombait aux oubliettes, selon ses propres dires, en raison d’un privilège accordé à la danse américaine11. Cette dernière, selon Françoise Dupuy, valorisait la dimension scénique et artistique au détriment de la dimension pédagogique. Au contraire, Françoise Dupuy a défendu avec ferveur le couple indissociable transmission-création pour le métier du danseur. Le danseur doit être un artiste complet, pédagogue et créateur à la fois.
Au-delà de sa filiation revendiquée au courant allemand, les principes fondamentaux de l’Éducation Nouvelle et particulièrement la pédagogie de Dalcroze influent sur la pédagogie élaborée par Françoise Dupuy quand elle se retrouve confrontée à cette question de la transmission. Ainsi, voici ce qu’elle dit en 1975 :
L’éducation doit être active, c’est-à-dire qu’elle est reliée aux intérêts et aux besoins de l’enfant […] L’éducation sera organisée autour de l’enfant tel qu’il est […] Ce qui signifie que l’enfant doit être actif […] et il s’agit de susciter l’activité propre de l’enfant en s’appuyant sur ses besoins (en s’appuyant) sur une conception unitaire de la personne en privilégiant l’expérience vécue par l’enfant
(Dupuy, 1975).
Pour ce faire, des partis-pris sont explicitement formulés comme :
dans un premier temps, l’effacement complet de l’apprentissage d’une technique corporelle […] en aucun cas, l’accent ne doit être mis sur la performance technique, ou la prouesse esthétique
(Dupuy, 1975).
D’ailleurs 1975 est l’année de création d’Éclats, pièce chorégraphique de Françoise Dupuy où le lien entre pédagogie et création se renforce et devient explicite. C’est le témoignage d’une démarche singulière. Avec Éclats il y a une volonté de se remémorer sa formation, ses sources mais c’est aussi un travail singulier en lien avec « les éléments fondamentaux de (sa) pédagogie » (Dufau, Saboye, 2017, p. 9). Elle crée cette pièce inspirée du travail de Duncan et de Dalcroze. Plus particulièrement, l’héritage dalcrozien se fait sentir : » La prépondérance du rythme, la relation à l’espace et l’utilisation des tambours à main témoignent quant à eux de l’héritage de Jacques-Dalcroze » (Dufau, Saboye, 2017, p. 30).
Se profile, dès lors, explicitement des choix et orientations en faveur d’apprentissages dits informels au détriment de savoirs techniques formalisés et ce dans une perspective naturaliste. Se profile une orientation en faveur d’une danse libre et non codifiée. La formation initiale à Lyon dans la lignée de Dalcroze s’affirme.
Des propositions d’institutionnalisation de l’enseignement de la danse
L’année 1983 est une période charnière. C’est au cours de cette période (1983/1984) que le ministère de la Culture signe un accord avec le ministère de l’Éducation nationale pour la mise en place du dispositif « Danse à l’école ». C’est globalement une période de forte production et d’effervescence dans le domaine de la culture et de l’éducation. Jack Lang est alors ministre de la Culture et dans le cadre de la présidence de Mitterrand est très actif pour développer et démocratiser la culture.
Dans ce contexte est publié le 30 juin 1983 le rapport du groupe enseignement dont fait partie Françoise Dupuy. Ce document intitulé « Rapport de la commission d’étude pour la danse » auprès du ministère de la Culture est adressé à M. Le Ministre délégué à la Culture et à M. le Directeur de la musique et de la danse. Les membres dont fait partie Françoise Dupuy explicitent les bases de référence pouvant servir « de définition pour l’enseignement de la danse contemporaine dans l’esprit qui lui est spécifique » (Dupuy, 1983, p. 16-17). Il est, ainsi, fait mention que
[…] l’enseignement de la Danse Contemporaine en peut être formulé hors des liens étroits qui unissent l’homme à la création, l’homme à la pensée. C’est pourquoi, l’enseignement de la Danse Contemporaine doit conjuguer le développement de la faculté de penser et le développement de la capacité à réaliser
(Dupuy, 1983, p. 11).
Ce rapport insiste sur la création d’une loi sur l’enseignement de la danse et l’instauration des diplômes d’enseignement (Dupuy, 1983, p. 11). Les premières orientations de contenus pédagogiques y sont développées. La nécessité de l’improvisation devient prégnante. Les propositions renvoient directement aux principes de l’Éducation intégrale. La même année, Françoise Dupuy défend une vision bien précise de la danse et de la technique :
Contrairement à une idée générale qui veut que la danse en tant qu’art exige une technique qui ne peut être envisagée qu’à partir d’un certain âge, elle a prouvé au cours des temps qu’elle est la synthèse d’éléments dont chaque être dispose dès la naissance […]. La danse est l’explosion d’une vitalité fondamentale. Ce n’est pas seulement l’apprentissage d’un code. Celui-ci (car il y en a plusieurs) n’entre en jeu que lorsque la coordination générale dont devrait disposer tout être humain est obtenue. La danse est déjà présente avant : elle est capacité à aiguiser les sens de l’enfant, afin de capter le maximum d’informations, de les discerner et de pouvoir les utiliser
(Dupuy, 1991, p. 40).
Le principe de l’élan vital théorisé par Bergson et défendu par Dalcroze apparaît dans ces propos de Françoise Dupuy. Se fait jour l’idéal d’un corps naturel empreint d’un élan vital privilégiant dans la pratique la technique de l’improvisation et une forme d’expression libre au détriment de savoirs techniques formels. Il y aurait ainsi refus d’un certain type de technique entendu comme formation formelle se basant sur une codification.
La formation lyonnaise de Françoise Dupuy puis son parcours artistique et pédagogique entre 1969 et 1985 lui ont permis d’élaborer sa pensée et sa praxis pédagogiques. Ses orientations pédagogiques sont fortement imprégnées de son héritage éducatif, culturel et expérientiel. Cette période est dorénavant l’antichambre de ce qui va s’opérer lorsqu’elle sera inspectrice de la danse au ministère de la Culture. Cette période est annonciatrice et constitue les prémices des futures orientations pédagogiques développées dans la mise en place du diplôme d’État. Françoise Dupuy a fortement influencé les orientations pédagogiques12 privilégiées lors de la période d’institutionnalisation du diplôme d’État, diplôme qui organise et structure la formation des enseignants en danse, mais elle a eu aussi une influence forte sur le projet « danse à l’école ». Il y a donc là un parti-pris pédagogique.
De la mise en place du diplôme d’État à la création de l’IFEDEM (1985-1996). Vers une formalisation des contenus à enseigner et des moyens de transmission
En 1985, forte de son expérience pédagogique développée au sein des RIDC et à l’appui de sa formation lyonnaise, Françoise Dupuy prend ses fonctions au ministère de la Culture en tant qu’inspectrice de la danse. Ses fonctions sont une nouvelle étape. Elle institutionnalise l’enseignement de la danse.
Dans un premier temps, en 1988 est votée une loi (loi no88-20 du 6 janvier 1988), point de départ d’une politique du développement des enseignements artistiques. Dans un second temps, lors de la session ordinaire du 21 avril 1988 est présenté au Sénat le projet de loi no259 relatif à l’enseignement de la danse. Ce projet de loi répond à un double objectif. Il s’agit d’assurer aux élèves et aux familles, par la création d’un diplôme d’État, une réelle garantie de la qualification des enseignants. Il s’agit, aussi, d’instaurer des normes précises quant aux locaux où est dispensé l’enseignement, sur le plan de la sécurité et de l’hygiène. À l’issue de ces débats est promulguée la loi du 10 juillet 1989 instaurant l’obligation d’un diplôme d’État. Dès lors, la question de la formalisation des savoirs de danse se pose.
En 1990 Françoise Dupuy quitte son poste d’inspectrice au ministère de la Culture pour créer un nouveau lieu institutionnel public sous tutelle du ministère de la Culture, l’Institut de Formation en Danse et Musique (IFEDEM) qu’elle dirige jusqu’en 1996. Cet institut a pour but de former, notamment, les danseurs professionnels pour l’obtention de ce diplôme d’État. Il s’agit aussi de former les formateurs experts. Durant cette période, Françoise Dupuy officialise et formalise l’usage de la marche comme outil didactique dont l’origine se retrouve chez Dalcroze. Elle adapte la pédagogie dalcrozienne au contexte des années 1990 pour institutionnaliser la formation des enseignants de danse (Dupuy, 1991, p. 54).
Approche théorique de la marche chorégraphique
Dans un recueil de textes de 1992, Françoise Dupuy présente la marche comme outil pédagogique de la manière suivante :
Oui-mais un professeur doit faire en sorte que tout élève danseur devienne, de par sa seule marche, un magicien de l’espace. La danse ne commence-t-elle pas au moment où cette marche est maîtrisée dans son temps, son espace, son énergie […] Oui, toute une histoire peut être contée par une marche et chaque pas qu’elle contient en tisse la trame […] En danse contemporaine, après une naissance remarquable où la maîtrise de la marche était considérée comme acquisition prioritaire dans l’obtention de la disponibilité et de l’intelligence corporelles sensibles, elle fut petit à petit trop souvent négligée quand ce n’est pas robotisée sous prétexte de « naturel » […] Non, si cette « marche » ne contient pas la vie, si elle n’est pas issue de toutes les composantes de la vie, si elle ne les a pas absorbées, elle n’existe pas en tant que danse […] C’est pourquoi je dirai qu’un bon pédagogue doit se reconnaître à la façon dont ses élèves inscrivent leurs pas entre les instants d’attitudes
(Dupuy, 1992, p. 69).
Dans ce passage Françoise Dupuy met en lumière l’exercice de la marche. Cette approche fait écho aux propos et aux exercices de Dalcroze. Le but est de concilier un rythme instinctif basé sur un corps naturel et un rythme polydynamique acquis par les apprentissages. Il s’agit d’associer par l’expérience les potentialités du corps et la construction d’un savoir plus formel. Il en est, non seulement, fait mention de l’exercice mais celui-ci est présenté comme un outil fondamental pour « faire expérimenter les articulations et leurs différentes mobilités […] Faire prendre conscience du poids et des appuis » et expérimenter « différents points d’appuis » (Dupuy, 1993).
Ce processus engage une pédagogie dite active, laissant la place à l’émergence de la singularité de chaque danseur devenant « un magicien de l’espace ». De cette manière, la marche permet de faire tenir ensemble l’inconciliable à savoir le couple formation-originalité à partir de la pierre angulaire qu’est « la disponibilité » autorisant un nouveau modèle corporel : « le corps disponible » (Chopin, Saladain, 2017, p. 42). En effet, avec l’exercice de la marche chorégraphique, la nécessaire formalisation qu’engendre l’institutionnalisation de l’enseignement de la danse n’efface pas les valeurs de la danse contemporaine : créativité, originalité et singularité. La marche fait tenir ensemble formalisation et originalité (Pérès, 2023).
Actions formatives : stages formation de formateurs et experts
En 1988, sous l’impulsion de l’Institut de pédagogie musicale et chorégraphique (IPMC) et avec le soutien conjointement du ministère de la Culture et de l’Éducation nationale, est mise en place la première université d’été à Lyon. Ces universités ont d’abord pour but de former les futurs experts « danse à l’école », puis à partir de 1991, il s’agit de réunir les futurs formateurs intervenants dans le cadre de la formation du diplôme d’État de professeur de danse. À cette date, ces universités intègrent l’IFEDEM. Françoise Dupuy intervient en tant que pédagogue. Elle intervient aussi en tant que conférencière. Ainsi, en 1993, lors de son intervention à l’université d’été qui a lieu à Aix-en-Provence, elle indique en préambule qu’il s’agit de « Proposer des outils pour enrichir la démarche pédagogique des formateurs des futurs professeurs de danse préparant le diplôme d’État institué par la loi du 10 juillet 1989 relative à l’enseignement de la danse : tel est l’objectif de l’université d’Aix-en-Provence. » (Dupuy, 1993). D’ailleurs, durant son discours d’ouverture, elle indique dès le début :
C’est pourquoi durant ce séminaire, il nous appartient non seulement de cerner l’éveil et l’initiation et de préciser tous les matériaux qui devraient constituer cet apprentissage pour l’enfant mais également quelles compétences doit-on envisager pour ceux qui leur en donneront l’accès. Oui, comment allons-nous nous y prendre avec ces futurs professeurs ? […] Très souvent le futur professeur a des compétences techniques, de très bonnes intentions mais il lui manque un essentiel et il est totalement démuni face au jeune enfant
(Dupuy, 1993).
Dans sa réponse, elle fait un parallèle avec les principes dalcroziens en rappelant que : « Jacques-Dalcroze a mis au point un principe éducatif qui est tout à fait fondateur pour la coordination rythmique-Il nous faudrait arriver à la même réflexion et la même précision pour les autres matériaux qui font la danse. » (Dupuy, 1993). Elle propose, ainsi, une transposition didactique des principes pédagogiques dalcroziens dans le cadre de la pédagogie en danse. Comme nous avons pu le voir au préalable, Dalcroze initie l’apprentissage rythmique à partir de l’expérience vécue en convoquant, notamment, l’exercice de la marche. Il s’agit ici, d’une continuité mais aussi d’une réélaboration des principes dalcroziens. Comment ?
En décembre 1994, et en février 1995, Françoise Dupuy intervient, de nouveau, respectivement à Bordeaux et à Nancy dans le cadre de stages de formations de formateurs. Elle reprend ce discours effectué à l’université d’été d’Aix-En-Provence. Cependant, au cœur de ses archives, se trouvent des annotations manuscrites qui complètent ce discours. Françoise Dupuy donne à voir ce que peut et doit être la danse. Ce brouillon nous permet de saisir son cheminement, ses hésitations et les points sur lesquels elle met l’accent. On y retrouve son travail de réflexion, de progression et de restitution en amont du discours officiel. Transparaissent ses choix, ses orientations, ses motivations et souhaits sans fard, sa vision de la danse et de l’enseignement : que transmettre, comment transmettre ?
Elle prévoit ainsi d’ajouter à ce discours initial 5 items concernant l’enseignement de la danse qui se décomposent en : espace, dynamique, disponibilité, le rythme, l’atelier. Elle associe danse, poétique et rythme. Pour expliciter cette association, elle s’appuie sur une définition de la poétique en tant « Art d’évoquer et de suggérer les sensations, les émotions, les idées par un emploi particulier de la langue qui joue sur les sonorités, les rythmes, les images » à laquelle elle ajoute « remplaçons le mot « langue » par « corps » (Dupuy, 1994). Elle fait lien, ainsi entre corps et poétique par l’usage des sonorités et rythmes. En ce sens, elle met en avant le fait que le corps en mouvement devient corps dansant quand il devient poétique par le biais du rythme et à l’appui de l’univers poétique du pédagogue qui fait usage d’images. L’acquisition de ce rythme poétique et dansant s’inspire de la pédagogie dalcrozienne permettant d’acquérir « (un) chant du corps qui fait que la marche d’un danseur devrait se différencier de celle d’un soldat. Nous avons déjà abordé des éléments qui nous permettent d’y accéder mais celui qui reste fondamental et prioritaire c’est le rythme » (Dupuy, 1993).
En 1994 Françoise Dupuy publie pour les futurs enseignants formés à l’IFEDEM et à leur demande un livre intitulé Mémento : Parcours pour une initiation à la danse. Mémoire d’empreintes. Elle indique que ce livre est « un résumé des contenus pratiques de formation (pouvant) aider les apprentis professeurs » (Dupuy, 1994, p. 6). Ce mémento comprend plusieurs entrées : le jeu, la conquête de l’espace, la danse : une poétique, danser pour communiquer. Ces entrées reprennent les différentes interventions et écrits qu’elle a produits entre 1983 et 1994. Nous retrouvons, ainsi, une entrée sur la danse : une poétique où sont développés la dynamique et le rythme. Ce chapitre reprend les annotations relevées précédemment quant à la poétique et au « chant du corps ». Elle reprend aussi l’exemple de la marche permettant d’engager articulation entre corps physiologique et intentionnalité d’ordre poétique pour que « le mouvement se transforme en danse » (Dupuy, 1994, p. 26). Non seulement, Françoise Dupuy fait référence à Dalcroze lors de ses interventions, mais elle s’inspire et transpose la pédagogie dalcrozienne dans ses ateliers et dans la formation pédagogique qu’elle élabore à l’IFEDEM. Par exemple, elle encourage l’usage de la marche en début de cours éveil et initiation pour développer le rythme et le sens du phrasé musical : tempo, départ-arrêt, accélération, ralentissement.
Elle privilégie aussi l’accompagnement musical notamment avec le tambourin. La marche est ainsi un moyen de découvrir la pulsation dans une démarche expérientielle de la même manière que Dalcroze défendait le principe de l’expérience corporelle pour acquérir les notions de rythme. La marche permet de saisir le rapport à l’espace dans un déplacement simple, « presque naturel ». Cet exercice engage la globalité du corps. Ainsi, Françoise Dupuy défend, dans la formation à l’IFEDEM, l’usage de la marche dans les formations pédagogiques pour les cours éveil (4-5 ans) et initiation (6-7 ans).
Conclusion
Jeu et marche sont les principes fondateurs de la pédagogie de Dalcroze. Il s’agit de mettre l’enfant en situation de jeu pour éprouver le rythme. Françoise Dupuy s’inscrit dans cette continuité. Elle opère une transposition didactique des principes dalcroziens que l’on retrouve, entre autres, dans l’exercice de la marche chorégraphique afin de favoriser l’expérience corporelle d’un corps singulier agissant se situant à la croisée d’une vision naturaliste du corps et d’une vision culturelle du corps. Héritière d’une formation issue de l’Éducation Nouvelle, elle s’appuie sur ses premières expériences pour formaliser les contenus de danse à transmettre dans le cadre de l’institutionnalisation de l’enseignement de la danse. Cependant, ses choix pédagogiques correspondent aussi à un moment où la formalisation des savoirs se rapprochant de la forme scolaire peuvent engendrer une rigidité didactique des apprentissages en danse contraires à l’acquisition du geste dansé et à l’état d’esprit qui sied à la créativité du champ chorégraphique. L’héritage porté par Françoise Dupuy se présente, dès lors, comme un moyen de faire résistance ou tout du moins permet de faire coexister un paradoxe entre processus d’institutionnalisation et fondement de la danse contemporaine. Les couples formation-originalité et formalisation-créativité peuvent coexister. L’institutionnalisation de l’enseignement de la danse et la formalisation des savoirs de danse qu’elle inaugure ne viennent pas ainsi mettre en difficulté les fondamentaux de cette dernière.
Cette forme de résistance à une formalisation trop normée des savoirs de danse, de ses savoirs constitués, autorise un usage et une diffusion de la pratique de la danse auprès d’un public non danseur. La danse devient accessible et est praticable plus facilement à l’école pour un public non danseur ou néophyte. La marche n’est pas un mouvement de l’ordinaire que chacun pratique dès qu’il tient debout.
Enfin, la pratique de la marche est un objet largement étudié tant dans les arts qu’en philosophie ou en anthropologie, pour ne citer que les plus connus. Cette dernière pourrait, dès lors, être utilisé comme outil didactique afin de développer une pédagogie du sentir et un savoir sentir soubassement à l’acquisition et au développement de compétences réflexives et langagières. Il s’agirait là, non plus de développer des savoirs de danse, mais des savoirs en danse où seraient convoquées les fondamentaux de la danse contemporaine : construction d’un sujet singulier et créatif.