Dans cet article, la thématique « langue et espace » est contextualisée dans une étude1 sur les pratiques sociales de la revitalisation de deux langues en danger, le rama au Nicaragua et le franco-provençal en Rhône-Alpes. En abordant la revitalisation linguistique comme un processus social, c’est-à-dire comme « la manière dont les acteurs inventent, réinventent, négocient et construisent le concept de langue dans un contexte historique donné, au sein des rapports de pouvoir en vigueur et en lien avec une certaine interprétation du changement social » (Duchêne, 2009 : 135), le lien entre langue et espace émerge autour de la construction de la notion de territorialité et du rôle de labélisation donné à la langue.
Le cadre théorique sur lequel je m’appuie pour associer espace et territoire repose sur une approche géographique de la notion, qui définit le territoire comme un espace construit par les actions et les discours des sociétés, comme « un agencement de ressources matérielles et symboliques capables de structurer les conditions pratiques de l’existence d’un individu ou d’un collectif et d’informer en retour cet individu et ce collectif sur sa propre identité » (Debarbieux, 22013 : 999). Dans le cas du rama et du franco-provençal, une des ressources symboliques mobilisées pour construire le territoire est la langue. Celle-ci est l’objet d’une construction sociale spécifique par son statut de « langue en danger », autrement dit par la perte de sa fonction conversationnelle usuelle. Ainsi, je postule que l’émergence d’une problématique territoriale qui se distingue par la mise en discours d’une territorialité basée sur la reconnaissance de la langue dans un processus social de revitalisation est rendue possible par l’objectivation de la langue comme ressource symbolique. Cette objectivation est elle-même issue de la nouvelle fonction sociale de ces langues, une fonction essentiellement démonstrative qui remplace la fonction communicative.
Le propos est donc de regarder comment la langue participe de la construction des territoires dans le cas du rama et du franco-provençal, et dans quels contextes sociohistoriques spécifiques cette construction prend forme. Je montrerai comment la langue devenue une ressource symbolique est négociée pour labéliser l’espace lui conférant ainsi une valeur authentique et une existentialité, le constituant en territoire. Mais le déplacement de la fonction conversationnelle d’une langue vers une fonction démonstrative ou sa disponibilité pour un marché de l’authenticité n’est pas sans conséquences sur les pratiques sociales de la langue et questionne l’utilisation de cette ressource symbolique dans le processus de revitalisation.
1. Émergence de la problématique territoriale au Nicaragua chez les Rama et en Rhône-Alpes pour le franco-provençal
1.1. Langue et territoire chez les Rama
1.1.1. Contexte sociohistorique de la problématique linguistique du rama
L’origine de la problématique territoriale pour le groupe ethnique amérindien des Rama au Nicaragua s’inscrit dans le contexte ethnolinguistique du Nicaragua qui renvoie à la complexité d’une société plurilingue et pluriethnique issue de la colonisation espagnole ayant laissé pendant des siècles la côte atlantique du pays aux mains des entreprises commerciales britanniques ou étatsuniennes. L’ethnie majoritaire du pays est celle des Mestizos, descendants des colonisateurs européens et des peuples autochtones. Ils parlent l’espagnol nicaraguayen, langue officielle du pays et langue d’enseignement. À l’est, la région de la côte atlantique est peuplée de groupes ethniques précolombiens, les Miskitus, les Mayangna, les Sumus, les Ulwas et les Rama et de groupes afro-descendants les Créoles et les Garifunas. Dans la partie nord de la côte atlantique, les Miskitus sont majoritaires et leur langue est la langue dominante alors qu’au sud, les Créoles sont le groupe majoritaire parlant le Miskitu Coast Creole (MCC), un créole à base anglaise. Depuis la fin du 19e siècle, l’évangélisation morave et la reprise en main de la région de la côte atlantique par le gouvernement nicaraguayen ont impacté l’écologie linguistique, impulsant un changement de pratiques des langues ethniques abandonnées pour les langues dominantes de leur zone de proximité.
Au milieu des années 1980, dans le cadre des négociations de paix de la guerre civile qui oppose le gouvernement populaire sandiniste aux contre-révolutionnaires de la Contra, les enjeux sociaux s’articulent autour de la question de l’autonomie régionale de la côte atlantique et de la reconnaissance des droits ethniques. Les négociations aboutissent à la promulgation en 1987 d’une Constitution et d’une loi (Loi n° 28) reconnaissant le caractère multiethnique et multilingue du pays ainsi que l’autonomie des deux régions du nord et du sud de la côte atlantique. Ces nouvelles dispositions légales vont reconfigurer la situation sociolinguistique de la côte et bouleverser le rapport aux langues d’une part, à l’expression de l’identité d’autre part, mais aussi à la territorialité.
1.1.2. Historique du projet de revitalisation
Une des premières conséquences des négociations de paix est l’engagement de linguistes sur un travail de description des langues ethniques à tradition orale, avec une demande de revitalisation de ces langues dont les pratiques usuelles disparaissaient. Dans le cas du rama, le Rama Language Project est dirigé par la linguiste franco-américaine Colette Craig-Grinevald mandatée en 1986 par le Gouvernement sandiniste pour « sauver » la langue, suite à la demande du chef de la communauté rama (Grinevald, 2010).
En 1986, les Rama étaient estimés à environ huit cents personnes vivant en partie sur une île de la lagune de Bluefields, la capitale régionale de la côte atlantique sud et pour une autre partie dispersée par petits habitats isolés le long des rivières dans la forêt tropicale sur un vaste territoire allant jusqu’à la frontière avec le Costa Rica. Les habitants de l’île sous l’influence des missionnaires moraves avaient majoritairement abandonné la pratique de leur langue ethnique au profit du MCC, que les missionnaires maîtrisaient et qui était une langue plus « chrétienne » que le rama. La linguiste recense une petite soixantaine de locuteurs natifs en rama, mais aucun d’entre eux ne veut travailler avec elle. Bien que la demande de sauvetage de la langue ait été émise par le chef de la communauté, la langue est tellement dépréciée, considérée par les membres de la communauté comme une langue de sauvage, la « tiger language », que personne ne veut ou n’ose participer au projet. Il faudra l’engagement sans faille d’une femme de la communauté qui a appris le rama dans son adolescence et qui va chercher sa bru et le seul locuteur natif ayant des connaissances de littéracie en espagnol, pour que le projet rama entre dans sa phase de description et de documentation et permette de produire une grammaire du rama. Cette femme, Miss Nora, sera aussi la cheville ouvrière des premières actions de revitalisation de la langue, en proposant des cours de rama aux élèves de maternelle de l’école de l’île jusqu’en 1999, dans une indifférence quasi-totale du reste de la communauté (Grinevald, 1998).
Bien que les lois reconnaissent les langues ethniques et offrent aux ethnies la possibilité de l’usage de leurs langues, les Rama ne vont réellement renouer des liens avec leur langue qu’au moment où celle-ci va leur permettre de légitimer leur territoire ancestral.
1.1.3. D’un espace de vie à un territoire ethnique
Les Rama, à l’instar des autres communautés ethniques de la côte atlantique s’engagent dans le processus de territorialisation qui, selon les termes de la loi 28 et de la loi 445 de 2003, leur donnera une légitimité sociale par la reconnaissance de leur appartenance ethnique. Le premier acte est d’occuper l’espace et par là même de modifier leur façon de vivre. Ils sont depuis toujours une population de semi-nomades se déplaçant au gré des cultures et des rythmes animaliers davantage en famille qu’en grand groupe. Au début des années 2000, ils décident de créer neuf communautés fixes et de s’organiser politiquement en désignant un Gouvernement territorial, le GTR-K, dont la compétence est de gérer les ressources et d’appliquer le principe de l’autodétermination. Dans ce contexte, ils doivent faire face à la nécessité de prouver leur légitimité à occuper ces terres afin que leurs droits ethniques leur soient reconnus. En l’absence de titre de propriété, les Rama aidés par un géographe arpentent leur territoire ancestral et en dessinent les limites grâce à leur capacité à nommer les lieux dans leur langue ethnique ou à les raconter (Riverstone, 2004). La mémoire collective, linguistique ou mythologique, se transforme en instrument de démarcation territoriale, reformulant et renommant l’espace ancestral et donnant à cet espace la légitimité requise pour exister socialement.
Dans ce processus de démarcation, la langue joue un rôle important à travers les toponymes. En plus de surgir de la mémoire collective et de nommer les lieux anciens, elle permet aussi de rebaptiser les lieux jusque-là nommés en espagnol ou en créole et de leur donner des noms rama (Grinevald et Kauffmann, 2006). C’est un nouvel espace qui prend forme, une prise de possession physique, politique et linguistique. La langue devient l’identifiant du territoire ainsi que l’exprime le secrétaire du GTR-K en 2011 : « we would have to speak the language to identify this is rama territory ». Si cette démarche ne relève pas d’un comportement atypique de construction de l’espace, la singularité du cas rama se situe dans ce que ce processus de territorialisation va modifier du rapport qu’ils ont avec leur langue ethnique. La langue devient alors non seulement le moyen de délimiter le territoire ancestral, mais également le moyen de les légitimer en tant que peuple, de les identifier comme en témoigne un membre de la communauté en 2010 : « language that make us people » (Pivot, 2014a). Langue et territoire sont devenus aux yeux des Rama des éléments constitutifs de leur identité sociale et ethnique : « as indigenous group we have the language that is one of the element, and we have the land that’s the natural partner so… then those two things identify us like indigenous people in the Atlantic Coast of Nicaragua » (Élu au Conseil de la Région Autonome, 2011).
À partir de ce moment-là, la langue rama change de statut au sein de la communauté. Elle n’est plus « langue de sauvage », mais devient « langue trésor » (Grinevald et Pivot, 2013). Le changement d’attitude positif envers la langue ethnique s’accompagne de pratiques sociales de valorisation de la langue par des actions de mise à voir et de mise à entendre qui relèvent davantage d’une fonction démonstrative de la langue que d’une fonction conversationnelle. Il apparaît clairement que la revitalisation ne vise pas un retour à la vernacularité, un retour à l’usage quotidien de la langue, mais qu’elle s’inscrit dans une démarche de valorisation sémiotique de celle-ci.
1.2. Le franco-provençal en Rhône-Alpes
1.2.1. Contexte sociolinguistique du franco-provençal
Le franco-provençal est une langue gallo-romane dont l’aire géographique se situe à cheval sur trois États : l’Italie, dans le Val d’Aoste et une petite partie des communes du Massif du Grand Paradis ; la Suisse dans les cantons romands de Vaud, Genève, Neuchâtel plus une partie du Valais et de Fribourg, et la France sur une grande partie du territoire de l’ancienne région Rhône-Alpes. Dans ces trois pays, le franco-provençal coexiste avec le français langue officielle et, dans le cas de l’Italie et de la Suisse, avec en plus l’italien ou l’allemand. En France, le franco-provençal est reconnu par le ministère de la Culture comme l’une des langues régionales de France (liste Cerquiglini, 1999), mais il n’a pas ce statut pour le ministère de l’Éducation et ne peut donc pas figurer au rang des langues régionales enseignées.
Le franco-provençal n’est plus langue de communication usuelle sur l’ensemble de son aire linguistique, la transmission intergénérationnelle s’étant pratiquement interrompue sauf en Val d’Aoste et dans quelques vallées des Alpes. Il est difficile de décompter le nombre de locuteurs, certains avancent une estimation à 100 000 (Maître, 2015) et parmi eux, rares sont les natifs, encore plus rares les monolingues. Les locuteurs ayant le franco-provençal comme langue de première socialisation ont généralement plus de soixante ans et les autres ont des connaissances totales ou partielles acquises au contact d’autres locuteurs ou par des approches plus formelles.
1.2.2. La langue : une ressource émergente
Le franco-provençal est une langue récente, non pas dans son attestation linguistique a posteriori puisqu’il existe des textes littéraires datant du Moyen-Âge, mais dans sa reconnaissance linguistique, sociale et institutionnelle. En effet, ce n’est qu’en 1873, que le linguiste italien Ascoli publie un article démontrant qu’il existe une forme linguistique autonome, distincte des parler d’oïl et des parlers occitans voisins et qu’il nomme franco-provençal (Ascoli, 1873). Sa « découverte » suscite des remous dans le cercle des linguistes et des dialectologues romanistes2. Après plusieurs études visant à définir les critères légitimant cette « nouvelle » langue gallo-romane, celle de Monseigneur Gardette en 1941 finira par officialiser l’existence du franco-provençal attestée, entre autres critères géolinguistiques et linguistiques, par des « faisceaux d’isophones particulièrement compacts » qui posent les limites géographiques entre le franco-provençal et l’occitan dans les Monts du Forez (Gardette, 1941). De nombreuses monographies vont venir dans les années suivantes augmenter la connaissance linguistique des différents parlers locaux tentant de fixer les limites territoriales du franco-provençal.
Cette effervescence scientifique se déroule globalement en marge de la société civile, en tout cas en France. Dans la première moitié du 20e siècle, les habitants délaissent peu à peu leur parler local, qu’ils connaissent sous le nom de patois, parfois sous le nom géographique : bressan, savoyard, dauphinois, lyonnais, au profit du français, langue de l’école, de la République et de la Patrie. Peu s’inquiètent de la disparition de leurs parlers que beaucoup ne considèrent alors pas comme des langues.
Ce n’est que dans les années 1970, en Savoie, que débutera une mobilisation sociale autour du patois, dans un premier temps à travers des activités de spectacles (chants et théâtre) et de collecte de matériaux oraux et musicaux, mais aussi de revendications politiques dans le contexte de la demande de création d’une région Savoie3. Les groupes qui se constituent s’intéressent également à l’écriture, à la graphisation, se tournant parfois vers le monde scientifique pour les accompagner4.
Entre les années 1990 et 2000, plusieurs associations patoisantes verront le jour dans les autres départements de la région Rhône-Alpes, avec ce même souci de collecter la mémoire du patois : enregistrements des « derniers locuteurs », recensement de contes et chansons, écriture de lexiques ou de monographies locales, et mises en scènes de la vie patoisante.
Ces initiatives locales sont globalement isolées et ne relèvent pas d’un mouvement organisé autour d’une revendication militante.
1.2.3. Projet de revitalisation
Dans le contexte politique d’une Europe des Régions5, la région Rhône-Alpes lance un marché public pour « une étude sur les langues régionales, occitan et franco-provençal/savoyard en Rhône-Alpes »6 qui marque le premier pas d’une politique linguistique des langues régionales en Rhône-Alpes. L’étude FORA7 (Francoprovençal-occitan en Rhône-Alpes) sera réalisée par des universitaires, dialectologues, linguistes et sociolinguistes (Bert et Costa, 2009) et servira de texte de référence pour la délibération « reconnaître, valoriser, promouvoir l’occitan et le franco-provençal, langues régionales de Rhône-Alpes » votée par le Conseil régional le 9 juillet 20098. Cette délibération s’accompagne de la mise en place d’un Conseil de suivi duquel sont membres les représentants des organisations dont les activités relèvent de la promotion et de la valorisation d’une des deux langues régionales et ceux des institutions d’État relevant de la politique culturelle et/ou éducative. Entre 2009 et 2015 (c’est-à-dire jusqu’aux dernières élections régionales et aux changements d’organisation politique et administratif), la Région va porter une politique linguistique de soutien actif9 aux initiatives visant la valorisation des langues régionales. Certaines associations qui jusque-là œuvraient isolément et sur des petites actions vont se fédérer et mettre en place des projets plus ambitieux autour de la sensibilisation au franco-provençal.
La pratique sociale autour de la langue devient de plus en plus visible : pièces de théâtre, soirées de type « veillées » avec des chants et des histoires, interventions dans les écoles, les médiathèques, les maisons de retraite, participation aux fêtes locales, thématiques ou votives…
Si les locuteurs ne sont pas plus visibles ni plus nombreux, la langue, elle en revanche, se fait davantage présente par une mise en scène de celle-ci. Elle occupe l’espace public, celui de la fête et de la convivialité, associée parfois mais pas systématiquement à la vie traditionnelle rurale. Elle ne sert pas pour converser mais est montrée à voir et à entendre au détour d’une affiche, d’une saynète, d’une chanson, de toponymes ou de quelques expressions locales. Elle porte le nom de patois et s’ancre sur un territoire local (Bert et Pivot, 2015).
1.2.4. Des patois territorialisés, mais pas de conscience de la langue
Ce qui est notable dans la situation sociolinguistique du franco-provençal de la région Rhône-Alpes relève de l’absence de revendications identitaires de la part des acteurs sociaux bien que les membres des associations patoisantes aient une vision territorialisée de leur parler. Ils distinguent parfois sur des critères non linguistiquement fondés leur parler de celui du voisin, assurant que ces patois ne sont pas les mêmes au lieu de considérer qu’il s’agirait de variantes d’un même parler. Ils ne ressentent pas d’unité linguistique sur l’ensemble de l’aire linguistique et n’ont pas de sentiment d’appartenance linguistique « franco-provençale ». De manière générale, ils n’associent pas la langue à une appartenance identitaire patoisante, franco-provençale ou régionale. Ils ont une faible adhésion au mot « franco-provençal » utilisant préférentiellement le mot patois pour désigner leur parler, qu’ils considèrent pour la plupart comme étant une langue au même titre que le français. À cet égard, il y a eu une évolution positive d’attitudes envers le statut du patois, en lien avec l’instauration de la politique linguistique de soutien de la Région, mais également en lien avec des discours valorisant les langues régionales, minoritaires et la diversité linguistique.
Ainsi, la construction discursive de leur territoire s’apparente surtout à l’évocation d’un patrimoine lié au temps et à l’espace et à une filiation symbolique de certaines pratiques ou savoir-faire. Toutefois, on ne retrouve pas, auprès des membres des associations, de discours, ni même d’actions qui viseraient la revernacularisation du franco-provençal.
2. Postvernacularité et ressource symbolique, ou la disponibilité pour un marché de l’authenticité
2.1. Postvernacularité des situations sociolinguistiques du rama et du franco-provençal
Les situations sociolinguistiques du rama et du franco-provençal recèlent un certain nombre de points communs quant à la dynamique sociale autour de la pratique de la langue et aux attitudes des membres du groupe concernés par l’état de la langue. Ces deux contextes sont caractérisés par une perte significative des locuteurs monolingues et des locuteurs natifs ainsi que par un arrêt quasi-total de la transmission intergénérationnelle. Cette situation de « perte de la langue » par la diminution drastique de son usage conversationnel et de sa fonction communicative, fait l’objet de pratiques discursives et sociales qui montrent l’existence d’une conscience de la perte de la pratique linguistique au sein des groupes. Toutefois, si des actions sont envisagées voire mises en place pour faire face à cette perte, elles ne visent pas au retour d’un usage vernaculaire de ces langues. Ces attitudes sont à souligner comme étant différentes de celles connues et décrites dans les cas de revitalisation linguistique telle que celle du catalan en Espagne, ou même celles des militants corses, basques ou bretons qui autant dans leurs discours que dans leurs actes prônent un retour à l’usage conversationnel dans tous les domaines de la vie sociale.
Si les pratiques sociales du rama et du franco-provençal ne visent pas à favoriser un retour de la transmission intergénérationnelle, elles valorisent toutefois l’objet linguistique par des actions de sensibilisation auprès des publics jeunes ou moins jeunes et une mise en scène de la langue. Cette promotion de la langue revêt une valeur symbolique démonstrative forte qui prime sur la valeur communicationnelle, à l’instar de ce que décrit Shandler dans le cas du yiddish à New-York et qu’il désigne comme une pratique postvernaculaire (Shandler, 2006).
Les pratiques postvernaculaires du rama et du franco-provençal sont caractérisées par le fait qu’il est plus important que quelque chose soit dit dans la langue que le message en lui-même, c’est-à-dire que le niveau sémiotique prime sur le niveau sémantique.
Ce déplacement fonctionnel de la langue ainsi que sa valeur symbolique plus forte que sa valeur conversationnelle font de la langue une ressource disponible pour servir divers enjeux et divers acteurs. Dans le cas du rama et du franco-provençal, la langue constitue une ressource mobilisée pour créer des territoires en labélisant l’espace.
2.2. Quand l’espace devient territoire par labélisation de la langue
L’émergence d’une problématique territoriale n’a pas les mêmes origines, ni ne revêt les mêmes enjeux sociétaux pour les Rama ou les patoisants du franco-provençal. Les premiers y jouent leur survie au sein de la société nicaraguayenne et aujourd’hui également au sein de la communauté internationale, depuis la signature en 2013 du projet de canal interocéanique avec un groupe industriel chinois. Dans le cas du franco-provençal, les enjeux territoriaux ne relèvent pas, loin s’en faut, de la survie ni même de la légitimité à vivre et à exploiter un espace de vie ancestral et traditionnel. Aussi l’approche qui est développée ici ne regarde que les mécanismes discursifs et de sémiotisation des langues utilisés pour transformer l’espace (les espaces) en territoire(s). Il s’agit en effet de souligner comment sont mobilisées les ressources linguistiques pour légitimer une emprise territoriale, et comment la sémiotisation de la langue crée un territoire par la labélisation de l’espace.
2.2.1. La région Rhône-Alpes en quête de légitimité10
Comme l’ont montré Costa et Bert, la région Rhône-Alpes a « cherché à forger une image distinctive (certains diront une identité) » (2011 : 45) dans un processus de négociation de sa place et de son rôle au sein d’une Europe qui offre un espace économique et social important aux unités administratives que sont les régions. Dans la mise en récit de son identité, la Région s’est appuyée sur des éléments historiques et géographiques, mais s’est également servie de l’argument linguistique, ressource devenue disponible depuis le vote de la déclaration sur la reconnaissance et la valorisation des langues régionales en 2009. Ainsi, l’espace administratif devenait un territoire régional défini par des attributs constitutifs d’une identité et donc d’une possible identification.
Il est possible d’observer comment la région Rhône-Alpes met en discours son identité à travers une construction de « son/ses territoire/s » sur les pages de son site web. Dans un premier temps, il est intéressant de constater que c’est sous l’onglet territoire11 que sont présentées toutes les informations relevant, de l’histoire, de la géographie, de l’économie, du tourisme et de l’agenda, autrement dit non pas le « corps », l’enveloppe de l’institution mais « sa vie », « son essence ». Sous l’onglet territoire apparaît une page dont le titre est « carte d’identité ». Sur cette page, « paysages » et « visages » sont proposés par la représentation de la diversité comme des caractéristiques valorisantes et constituantes de l’identité régionale. Si l’activité économique est également évoquée à travers la vidéo des visages, elle est surtout mise en avant par des chiffres situant la Région comme moteur d’une dynamique nationale et européenne. Au bas de cette page, une section est réservée à la manière dont on prononce Rhône-Alpes dans les deux langues régionales : « Rôno-Arpes en arpitan ou franco-provençal ou Ròse-Aups en occitan ». Le recours à la fonction symbolique forte de la nomination, du baptême en quelque sorte, vient comme un acte légitimant un territoire dont les contours ont été dessinés par les précédents critères.
Toujours sous le menu territoire, un sous-menu aux liens explicites histoire et identité12 propose l’entrée « langues régionales »13 à la suite des grandes dates de l’histoire rhônalpine, des personnes qui font Rhône-Alpes, de la caverne du pont d’Arc. Elles sont associées aux « monuments » identificatoires, aux marqueurs de l’identité régionale. La page réservée aux langues régionales, avec son titre traduit dans les deux langues, parachève la connotation performative d’une identité régionale constitutive de l’existence de langues locales :
En Rhôno-Alpes, nos ons pas notres lengues dens la fata !
En Ròse-Aups, avèm pas nòstras lengas dins la pòcha !
Francoprovençal et occitan : deux langues bien vivantes parlées en Rhône-Alpes ! Issues du latin comme le français, leurs origines remontent à l’Empire romain : elles constituent l’élément le plus ancien de l’identité de notre région. (je souligne)
2.2.2. Commodification de « l’identité régionale » et création d’authenticité
Les langues régionales sont devenues des éléments constitutifs de l’identité régionale et des ressources disponibles pour une mise en valeur de cette identité, devenant potentiellement des outils de commodification (Heller, 2003), c’est-à-dire des objets échangeables dans un marché donné14 et particulièrement dans le marché de l’authenticité.
Ainsi, dans le cadre de sa politique linguistique régionale, la Région a organisé le 4 avril 2014 une rencontre invitant les différents acteurs de l’activité touristique et ceux de la valorisation des langues régionales sur le thème « tourisme et langues régionales ». L’argumentaire présentant cette demi-journée souligne que
l’objectif est de réunir les acteurs intervenant dans le domaine de la valorisation des langues régionales au titre de la promotion touristique et de la valorisation des savoir-faire afin de voir comment les langues régionales peuvent constituer un vecteur d’attractivité territoriale et économique.
L’observation15 des interventions des participants, permet de faire émerger les discours qui participent de la construction de ces territoires, définis et labélisés par la langue. Un élu de Haute-Savoie dira par exemple que « la langue, c’est une saveur supplémentaire, elle respire le territoire et elle le respire bon », un autre que « la langue enracine ». Le lien idéologiquement marqué qui existerait entre langue et patrimoine est évoqué pour justifier l’utilisation de la ressource linguistique comme valeur ajoutée territoriale dans l’économie touristique : « nous avons un patrimoine immatériel très riche à valoriser et les langues font partie de la vie des territoires » (représentant de l’office de tourisme régional). L’objectivation de la langue, lui donnant une valeur symbolique forte de marqueur identitaire et territorial, est déjà bien présente dans les pratiques sociales de l’économie touristique. Un responsable d’association patoisante de Haute-Savoie remarque que
l’utilisation de mots en franco-provençal mis en exergue par les habitants sur leurs enseignes, sur les devantures des vitrines ou sur les produits, ce choix indique une volonté de faire local, de marquer le territoire, de se démarquer des appellations communes pour attirer l’attention des clients.
Cette vision est reprise par un autre responsable d’association :
Les actions pour sensibiliser les acteurs économiques à utiliser en Savoie la langue franco-provençale pour dénommer des produits, écrire des recettes […] des activités comme le tourisme, l’agriculture, la restauration et le commerce peuvent trouver par l’utilisation de la langue l’authenticité ou le dépaysement recherchés par le consommateur ou tout simplement l’habitant enraciné dans son territoire. La langue peut servir l’économie, en particulier dans les régions à forte identité.
La langue est donc un marqueur d’authenticité qui vient labéliser un territoire, lui conférer une identité propre, identifiable, reconnaissable, qui permet d’exister dans une économie qui délaisse trop souvent le local. La notion de territoire, associée à l’image et au sentiment du local et du proche, se négocie sur le marché de la globalisation où elle permet aux habitants de la Région de se distinguer par la connotation positive que représente l’authenticité, elle-même attestée par la langue.
Dans une économie globalisée, l’authenticité est un élément « non délocalisable » lorsqu’il s’applique à un territoire, un terroir, c’est un élément important pour des populations qui créent à côté d’autres principes (circuits courts) de nouveaux comportements de consommations (achat, tourisme) au niveau local, applicables à un niveau plus large. La langue régionale parlée ou écrite participe à cette démarche de mise en avant d’une identité et d’une volonté de la partager (un responsable de l’Institut d’études occitanes).
Et à un élu de Savoie de conclure qu’« on se sert des noms en patois pour faire des territoires touristiques ».
Ces actes discursifs dans le contexte d’un espace dédié aux liens qui peuvent se faire entre langue et économie touristique soulignent la commodification des langues, comment dans un marché de l’authenticité, elles labélisent le territoire, le construisent en lui conférant une légitimité distinctive, donc identitaire.
2.3. Des Rama authentiques
Pour les Rama, le processus de dénomination des espaces ayant un lien avec leurs pratiques d’occupation, de circulation, d’exploitation ancestrales a permis de délimiter le territoire sur lequel ils peuvent légalement revendiquer des droits de propriété et d’autogestion16. Dans un contexte de construction idéologique de ce qui « fait » la légitimité d’un peuple autochtone, la langue et le territoire sont des espaces d’ethnicisation auxquels s’ajoute depuis quelques années17 le lien avec la culture. Celle-ci est valorisée, surtout si elle peut se faire l’écho d’une authenticité ethnique (Pivot, 2013).
La langue est alors le signe de cette authenticité, elle labélise l’élément culturel et elle légitime de nouveaux espaces de marchandisation d’une économie touristique qui puise sa raison d’être dans la territorialisation de ce tourisme : un éco-tourisme chez des Indiens authentiques.
Prenons par exemple un flyer18 réalisé sur la construction et l’utilisation des arcs traditionnels utilisés (auparavant) par les hommes rama pour chasser et pêcher. L’ensemble du flyer destiné essentiellement à une population touristique est écrit en espagnol, les mots rama venant légender les différentes parties constitutives de l’arc sur un dessin apportant ici non pas tant une information sémantique qu’une information sémiotique. Les mots rama font fonction de preuve d’authenticité permettant de labéliser l’objet culturel et sa valeur marchande dans l’espace d’une économie touristique qui s’appuie sur les valeurs positives du lien au territoire authentique. Le même procédé est visible dans une publication sur les recettes traditionnelles rama financé en grande partie par le Fondo para el logro de los Objetivos Del Milenio en 201419. Dans ce livre de recettes, la langue rama est présentée avant sa traduction en anglais (qui remplace le créole local dont le système d’écriture n’est pas encore standardisé) et l’espagnol. Comme personne en réalité ne peut vraiment lire le rama, ni même le parler, la présence de la langue rama dans ce livre de recettes relève davantage d’une fonction symbolique démonstrative que communicative. Ici encore, elle est une ressource utilisée à d’autres fins que linguistiques. Elle sert de marqueur d’authenticité qui ajoute de la valeur à l’objet commercial présenté comme un objet de valorisation de culture ethnique.
3. Quelles conséquences pour la revitalisation de ces langues ?
Le rôle que joue la langue dans la construction de territoires idéels qui répondent à des logiques économiques s’appuie en partie sur un lien également construit entre le territoire et l’identité que le contexte rend essentiel. Cette mobilisation de la ressource linguistique est rendue possible par la faible fonction communicative de ces langues et le déplacement vers une fonction essentiellement symbolique qui trouve sa place dans un (nouveau) marché, celui du patrimoine immatériel. La langue se négocie alors comme capital apportant une valeur ajoutée de l’authenticité, mais n’a pas besoin en cela d’être une langue de conversation. Cet état des choses questionne et ce type de pratiques linguistiques interroge notre rapport aux langues d’une part et dans le cadre de la revitalisation, les objectifs poursuivis en termes d’actions à engager, d’autre part. Que sont les langues si elles ne sont plus que des objets patrimoniaux ? Comment ne pas considérer que les pratiques postvernaculaires, démonstratives et à haute valeur symbolique qui permettent à des groupes de se distinguer, de s’identifier soient autre chose que des actes langagiers ?
C’est dans l’analyse du sens de la revitalisation que se situe la zone floue. En effet comment concevoir des actions de revitalisation, qui est généralement comprise et conçue comme la stratégie visant à un retour ou un renforcement des pratiques conversationnelles, si la langue est devenue un objet patrimonial ? Quelle didactique devient alors appropriée pour la revitalisation de ces langues ? Tous nos modèles sont conçus sur la base d’une compréhension de l’objet langue comme l’outil de communication à la fonction conversationnelle ; force est alors de constater qu’il faut peut-être en penser de nouveaux, tant pour la revitalisation que pour l’appréhension de ce « qu’est » une langue.
En attendant, le contexte de mondialisation offre aux groupes dont les langues ont perdu leur fonction communicative un espace qui leur permet de négocier leur ressource linguistique sur un marché dans lequel ils détiennent un capital plus important que sur le marché des langues vernaculaires.