Comment peut-on en effet concevoir l’étranger, sinon d’une manière paradoxale, lorsqu’on déclare un droit universel ? Cette difficulté est soulignée par les interprétations de la déclaration des droits de l’Homme […] suscitées par les débats sur le droit de cité des noirs, des juifs et des protestants. […] Enfin ce paradoxe de l’étranger habite littéralement les discours qui visent à constituer la déclaration des droits comme programme français universalisable […] (Wahnich, 1997 : 13)La langue de la Métropole était la langue maternelle, en vérité le substitut d’une langue maternelle […] comme langue de l’autre. […]
Paris peut toujours assurer ce rôle de metropolis […]. Paris, c’est aussi la capitale de la littérature. Mais l’autre n’a plus dans ce cas la même transcendance du là-bas, l’éloignement de l’être-ailleurs, l’autorité inaccessible d’un maître qui habite outre-mer.
Il y manque une mer. (Derrida, 1996 : 73‑74)
En 2008, un nouveau musée a été inauguré à la périphérie de Paris : la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI), un musée national français consacré à l’histoire de l’immigration. La CNHI, comme son nom l’indique, ne se désigne pas comme un musée mais comme une « cité », marquant ainsi la volonté des créateurs de faire en sorte que le citoyen s’approprie ce lieu et participe activement à son activité (voir la cité antique et son exigence de vie démocratique). Mais on ne saurait oublier que le terme de cité fait inévitablement référence aux cités qui, non loin du Vincennes résidentiel, ont accueilli depuis des décennies les immigrants venus tenter leur chance à la périphérie de la capitale. Cette dénomination de cité crée donc aussi l’attente d’un lieu de mémoire qui reconnaîtrait sa situation périphérique comme l’une des données essentielles à prendre en compte au sein des discours centraux et officiels de l’historiographie française et européenne. Le terme de cité entre ainsi partiellement en conflit avec celui qui vient ensuite le caractériser : la désignation en tant que Cité « nationale » fait référence, sur le plan institutionnel, au statut d’un Musée national français et évoque ainsi une instance du « discours officiel » au sens de Mikhaïl Bakhtine, une instance à laquelle vient se confronter la façon de parler « intimement familière » et la diversité babélienne d’une Cité que l’on a repoussée du centre à la périphérie. De la même façon, la confrontation entre la revendication de ce lieu culturel en tant que « national » et l’objet même du musée (l’immigration) promet d’être fructueuse, mais bien complexe : la Nation une et indivisible se trouve ainsi confrontée à une immigration d’origines et de cultures multiples qui peine précisément à être intégrée dans le creuset de la Nation. L’essai présent se consacre à ces nombreuses tensions conceptuelles, et il s’agira de les concevoir aussi bien dans l’ordre discursif du musée que dans la langue dont celui-ci se sert : le français en tant que langue nationale par rapport aux façons de parler décentralisées de la francophonie.
Une carte postale du bord de la langue
Avant de considérer le musée en soi, évoquons un objet qui nous est, en quelque sorte, parvenu depuis le bord du musée, à savoir l’un de ces petits souvenirs, une carte postale, que l’on peut acheter dans le magasin du musée et à partir de laquelle le musée peut promouvoir son concept bien au-delà de Paris. Cette carte postale est l’œuvre de Peter Jeffs, le concepteur de l’identité graphique de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, et elle semble, à elle seule, en résumer le projet et les attentes. La carte postale a un air amical et jovial : deux cœurs transpercés par des flèches sur un fond rose clinquant sourient à l’observateur. Les cœurs sont constitués de minuscules signes qui font penser à des pictogrammes et à l’écriture en général, mais qui ne semblent toutefois pas obéir à une codification conventionnelle. Les cœurs sont situés très près l’un de l’autre, comme s’ils éprouvaient une affection mutuelle, sans pour autant entrer en contact. Seules les flèches semblent dirigées vers un point commun, invisible, situé en dehors de la surface de l’image, et là-bas semble attendre la promesse d’un effleurement qui, n’étant que sous-entendu, s’annonce d’autant plus tendre. À côté de ces cœurs, on peut lire sur la carte postale l’inscription « couci-couça », accompagnée de l’indication complémentaire « langue d’origine Italien : cosi-cosi, langage amoureux, date : 18e siècle ». Dans le langage familier, « couci-couça » permet de répondre à la question bienveillante : « comment vas-tu ? » avec, justement, cette sorte de non-réponse : « ni bien, ni mal ». Cette réponse « couci-couça » correspond néanmoins à autre chose qu’à un « comme-ci comme-ça » indifférent. À travers cette formule, la personne interrogée répond à l’attention particulière, à la sollicitude de la personne qui l’interroge en lui manifestant, de façon allusive, une preuve d’amour, car l’expression « faire così così » tend vers une sphère érotique. Toutefois, la tendresse de cette expression ne réside pas seulement dans sa connotation érotique. C’est plutôt d’un câlin qu’il s’agit ici, d’une cajolerie que la langue met elle-même en place.
« Couci-couça » fait bien partie de ces mots voyageurs, un mot voyageur qui semble, au premier abord, très français, voire même, si l’on peut dire, unilinguement français. En même temps, cette expression apparaît étrangère et passionnante. D’après Marie Treps, « couci-couça » est étymologiquement d’origine italienne : au 17e siècle, « cosi-cosi » signifiait quelque chose comme « ainsi-ainsi » (Treps, 2003 : 224‑225).
Cet « ainsi ainsi » n’est que pure rhétorique (indécidable). Il lui manque l’objet grammatical sans lequel une comparaison — « X est comme Y » — est dénuée de sens. En ramenant le rapport de similarité — constitutif du sens — entre l’objet et un autre, un tiers, au sens d’un tertium comparationis, à l’objet même, cette expression (« ainsi ainsi ») mène la figure principale de la métaphore ad absurdum. Bien qu’en français contemporain « couci-couça » fonctionne comme une métaphore autoréférentielle, l’expression s’explique, du point de vue de l’histoire de la langue, par la rencontre de deux langues. En effet, lorsque le français « comme ci comme ça » pénétra dans la sphère intime du langage familier des immigrés et y rencontra l’italien « cosi cosi », cela donna naissance au mot mixte « couci-couça » (Treps, ibid.). La structure métaphorique demeure, au sein de cette nouvelle création, tout aussi mystérieusement hermétique qu’avant, sans faire référence à quoi que ce soit d’extérieur : qui dit « couci-couça » affirme dès lors être entièrement et exclusivement chez soi, auprès de soi, dans une ipséité monadique et tautologique qui est comme elle est, sans intervention de l’extérieur, et qui affirme ainsi l’état d’une « identité » refermée sur elle-même.
Toutefois, de façon très singulière, c’est justement dans l’autoréférentialité de cette expression qu’éclate le potentiel poétique qui parvient, au sein d’un seul mot, à entremêler le plus intimement possible deux langues — ici le français et l’italien — et à démontrer ainsi qu’une langue peut tout à fait être sensible aux approches d’une autre. La langue en tant que système de communication cohérent et autonome désigne certes tout d’abord la langue unique, nationale, la langue de la culture et de la littérature, ou, si l’on parle de la France, la langue de la République, des Lumières et du sens commun1. Mais c’est justement cette seule et unique langue maternelle faisant office de garant pour une chose communément appelée « identité culturelle » que Jacques Derrida remet en question quand il écrit au sujet de la francophonie, de façon si paradoxale : « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. / Elle ne m’appartient pas » (Derrida, 1996 : 13). Derrida, en attirant l’attention sur l’impossibilité structurelle de posséder la langue, rallie ses réflexions à la figure heideggérienne d’un « acheminement-vers-la-langue ». Quand Derrida situe sa francophonie « au bord du français », « ni en lui ni hors de lui, sur la ligne introuvable de sa côte » (Derrida, 1996 : 14), il parle par surcroît de ce « bord » continental, défini géographiquement, qui laisse parfois déborder l’Europe jusqu’à des régions d’outre-mer lointaines. Pour Derrida qui a fait l’expérience de « l’acquisition du langage » au sein d’une école française dans un Alger colonisé, la francophonie est depuis toujours divisée par le trait d’union entre les adjectifs « franco-maghrébin ». Dès lors, le désir de la langue est constamment habité par l’expérience traumatisante d’une véritable terreur de la langue, l’appropriation de « la langue interdictrice-interdite » demeurant impossible. (Derrida, 1996 : 59).
De la sorte, l’affirmation naïve d’une identité langagière se réfère toujours au moins à l’un de ces deux mythes d’origine : au mythe d’un lien généalogique avec le sang de la « langue maternelle » ou bien à celui d’un lien territorial avec le sol d’une « patrie ». Derrida va à l’encontre de cette conception dogmatique fondée sur les notions de mono- et multiculturalisme et de mono-, bi- ou plurilinguisme en introduisant le terme de « monolinguisme de l’autre » qui fissure le noyau même de toute langue — même une langue nationale comme le français — en l’identifiant comme une langue incontrôlable et non-maîtrisable qui vient de l’autre et revient vers l’autre. « Couci-couça » est donc, en ce sens, de façon presque idéale, l’expression d’une langue maternelle, une seule et unique langue maternelle que rien ne peut remplacer, au même titre que la mère, qui nous enveloppe tendrement et nous offre une demeure protectrice, ne peut être remplacée. Et en même temps, c’est pourtant l’autre, ou la langue de l’autre, qui est constitutif de l’intimité de cette étreinte. L’intimité de l’identité est, selon Derrida, depuis toujours une expérience de l’aliénation : « ma langue “propre” m’est une langue inassimilable. Ma langue, la seule que je m’entende parler et m’entende à parler, c’est la langue de l’autre » (Derrida, 1996 : 47).
« Couci-couça » n’est pas que la démonstration ponctuelle du mélange de deux langues à partir d’un exemple dont l’étymologie nous fournit la clef, c’est aussi et surtout une affirmation de la créolisation comme structure fondamentale de chaque « langage » au sens d’un monolinguisme qui — même s’il concerne la langue maternelle en soi et fait donc appel à la généalogie, l’origine, la provenance, le sang et le sol en tant qu’autorités — provient toujours de l’Autre. Mikhaïl Bakhtine a parlé, dans un contexte similaire, d’« interpellation », de « ce dialogue des langages » comme d’une possibilité « de ne pas se définir sur le plan du langage, […] de parler pour soi dans le langage d’autrui, pour l’autre, dans son langage à soi » (Bakhtine, 1978 : 135)2. Selon Bakhtine, le principe dialogique introduit des « discours bivocaux, intérieurement dialogisés » au sein desquels se trouve « un dialogue potentiel, non déployé, concentré sur lui-même, un dialogue de deux voix, deux conceptions du monde, deux langages », et ce discours bivocal à dialogue interne est « naturellement […] également possible dans un système clos, pur, à langage unique » (Bakhtine, 1978 : 145). Au sein d’un seul mot retentissent deux discours, de façon polyphonique. Ils forment un organe commun qui s’effleure lui-même, tout comme s’effleurent les lèvres au moment de parler, un organe « plié » qui — pour reprendre les mots de Luce Irigaray — est toujours divisé dans son unité. « Ainsi-ainsi » parle la langue : « ainsi » s’effleurent mutuellement les lèvres de celui qui parle, « ainsi » la langue touche-t-elle-même et se présente toujours comme double. Deux langues, deux discours historiques, deux sphères et deux cultures se rencontrent, et de leur confrontation, naît quelque chose de nouveau, un tiers, qui nous appelle d’un air radieux et nous invite dans le monde rose, multiculturel de la Cité. C’est plein d’espoir et d’attentes que nous nous rendons à la visite du musée, à la périphérie de Paris.
À la périphérie
Pour les Parisiens et les touristes, la Cité constitue, depuis l’exposition universelle de 1931 une destination prisée que l’on choisit habituellement entre amis ou en famille. On fait son sac et on se met en route vers la périphérie de la ville tout comme l’on part à la mer avec son sac de plage. On quitte le centre historique de Paris, ses grands musées et leurs discours en langue « officielle », avec la ligne 8 qui passe devant la Bastille et nous conduit à l’est, juste devant le boulevard périphérique, là où la ville s’arrête et où la banlieue commence. La Porte Dorée se situe juste avant le terminus, dans le 12e arrondissement, aujourd’hui un quartier résidentiel bourgeois, à l’intérieur du Boulevard Périphérique. Pourtant, autrefois, c’était une région excentrée et mal famée, que l’on surnommait, encore jusque dans les années 20, « la zone »3.
Vers 1900, Paris était, à l’extérieur des anciens murs de la ville, entièrement cerné par une ligne de protection militaire de 250 mètres de large. Il s’agissait d’une zone non-aedificandi, un espace désert et non constructible qui devait permettre de libérer le champ de vision, d’avoir une vue dégagée sur les attaquants et sur le champ de tirs. Seules des constructions en bois provisoires étaient autorisées. Cette zone demeura, longtemps encore après sa période militaire, un no man’s land situé en dehors de la ville, et les nouveaux venus et les déracinés s’en servirent comme zone d’habitat (Le Hallé, 1995 : 266-275). Le prolétariat parisien, tout comme les flux de travailleurs étrangers (les travailleurs étrangers arrivant par vagues successives) recherchait dans cette zone la possibilité d’échapper aux prix élevés de l’immobilier. Ainsi se forma un type de population particulier, à la recherche d’une terre promise : les « zoniers », les habitants de la « zone » de Paris que les photographies d’Eugène Atget ont gravées sur la rétine de notre mémoire culturelle. C’est littéralement dans des « immobiliers mobiles », en dehors des murs de la ville, que les « chiffonniers » se sont installés ; ils vivaient dans des camps de caravanes et de cabanes, dans cet endroit extra-muros, derrière la Porte Dorée (Atget, 2000 : 194‑199).
D’un point de vue étymologique, la Porte Dorée tire littéralement son nom de cette zone périphérique. La construction qui servait de porte de la ville se situe en effet « à l’orée du bois » : à l’orée du Bois de Vincennes que côtoient les quartiers du 12e arrondissement (Murphy, 2007 : 27). Au fil du temps, le mot d’origine « porte de orée » se transforma en « Porte Dorée », et, tout comme la liaison de l’écrit fit disparaître la signification qui se logeait, à l’origine, au sein de deux mots séparés, c’est aussi la zone à la périphérie qui disparut. La périphérie, si elle était bien lisible dans l’écriture, dans l’espace séparant chacun des mots, sembla se dissoudre lors de la liaison des mots, sans toutefois omettre de laisser une trace qui persiste secrètement dans la liaison « Dorée ».
À partir des années 1920, les chiffonniers furent chassés, les murs de la ville démantelés et les baraques rasées. C’est ainsi qu’apparut, à l’est de Paris, un nouvel espace, une surface libre de plus de 110 hectares qui se vit accueillir, en 1931, une nouvelle ville, une nouvelle « terre promise » : la métropole universelle de l’Exposition coloniale. Une station de métro fut aménagée rien que pour cette dernière, amenant ainsi les huit millions de visiteurs sur les lieux de l’exposition pour leur faire vivre le tour du monde en un jour4. On y exposait de l’art et de l’artisanat endogène, et le gouvernement français fit même venir des « indigènes » des colonies jusqu’à Paris afin de les présenter au milieu de leurs architectures d’origine, dans des cabanes en bois et des temples exotiques. La pièce maîtresse était un village de pêcheurs sénégalais, reconstitué d’après le modèle européen des expositions coloniales (Deroo, 2005 : 104-145 ; Taffin, 2002 : 184 sqq.).
Un seul bâtiment était censé exister de façon permanente : le bâtiment principal de « l’Empire français », conçu par Albert Laprade. On installa au rez-de-chaussée le salon du ministre des colonies de l’époque, Paul Reynaud, ainsi que le salon du Maréchal Lyautey, gouverneur du Maroc. La grande salle des fêtes s’élance en hauteur, au-delà du premier étage, là où se situent les salles d’exposition.
Bien longtemps après la disparition des pavillons provisoires du Bois de Vincennes, le Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie fut créé dans ce Palais des Colonies à titre de musée colonial permanent. Le bâtiment, placé sous la protection des monuments historiques, se présente aujourd’hui à nous de façon pratiquement inchangée mais il porte un nouveau nom : le « Palais de la Porte Dorée ». Cependant, ce nom souligne un paradoxe architectural car la règle (comme une condition préalable) pour une porte historique de la ville « à l’orée du Bois de Vincennes » se fonde justement sur la loi du non-aedificandi. Ainsi considéré, le Palais des Colonies enfreint, de par son architecture impériale et monumentale, sa propre loi, à savoir cette interdiction de construire qui devait assurer la protection de la capitale en aménageant ses vulnérables frontières en zone de contrôle dans le but de protéger le centre des intrus. L’écriture elle-même, dans le nom historique de la « Porte d’Orée », laissait sous-entendre cette interdiction de construire en munissant cette région, où la périphérie de la ville rencontre l’orée du bois, d’un nom composé. Ce tracé de frontières entre les mots attirait l’attention sur un espace désert particulier, une place littéralement vide entre les lettres, une tache blanche sur un plan de la ville qui rappelle la loi relative à un espace interdit sur lequel il est défendu de construire et d’écrire. C’est dans cet espace que fut érigé le palais de la Porte Dorée qui s’interdit lui-même, en son propre nom et de par sa propre loi, l’autorisation préalable à sa construction. C’est justement cette maison impossible qui abrite depuis peu la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.
À la plage 1
Nous sommes descendus à la station de métro « Porte Dorée » dans les contreforts est de Paris. Au lieu d’une forêt de feuillus locale, c’est parmi les palmiers que nous nous retrouvons soudainement. Nous écoutons le bruissement de l’eau qui coule des fontaines de la statue de la « France coloniale » et qui court, comme un ruisseau sauvage, dans notre direction, au Square des Anciens Combattants d’Indochine. Pendant l’exposition coloniale, la statue se trouvait devant le palais, sur le palier ; aujourd’hui, elle est exposée un jet de pierre plus loin. Elle est dotée, d’après le modèle d’Athéna, des insignes des grands empires classiques : dans la main droite, elle tient un javelot, dans la gauche — comme une figure de proue — un ange, mais la coiffe fait penser à un casque gaulois (Jarrasse, 2002 : 88 sqq.).
Pour parvenir au musée, il nous faut seulement traverser le boulevard. Le bâtiment au style classique, avec ses corniches et ses colonnes, se dresse massivement devant nous. Nous entrons dans la cour clôturée à travers la porte de fer forgée gardée par deux lions ; le sol est recouvert de fins graviers blancs. Un bateau de pêche sénégalais est amarré sous les palmiers ; « regardez ! », nous crie-t-il, et nous admirons l’habileté de ceux qui ont construit la chaloupe à partir d’un seul morceau de bois. Nous nous croyons un moment comme à la mer, sur la propre plage de graviers du musée. Ici, à l’ombre des palmiers, nous pouvons sortir les affaires de nos sacs de plage et faire une pause. Depuis notre place, nous pouvons voir passer à l’horizon les bateaux de la puissance maritime qu’Alfred Janniot a fait graver sur la façade du palais. Ils voguent toutes voiles dehors car ils viennent ramener au pays-mère, à la « matrie », les richesses d’outre-mer : café du Sénégal, poivre et caoutchouc du Cambodge, riz et maïs d’Indochine. Entre les deux mers, la terre ferme des régions d’outre-mer est représentée par les scènes primitives de la récolte et de la chasse : un fourmillement de corps, de gueules grand ouvertes, javelots et défenses s’élèvent de la jungle de feuillages. Les animaux sont tout aussi fiers et sauvages que les hommes pleins de vigueur naturelle qui les chassent et que les femmes aux seins nus qui vont chercher de l’eau.
L’ambiance de bord de mer de la cour du musée ne se dissipe pas. Les escaliers, bordés d’une galerie de palmiers, nous conduisent jusqu’à la porte d’entrée. Nous entrons dans le bâtiment et arrivons d’abord dans le grand hall d’entrée où l’on retrouve les installations courantes des musées : la caisse, le stand d’information, le magasin du musée et le vestiaire. De là, des escaliers nous mènent vers l’exposition de la Cité et d’autres descendent au sous-sol où se situe un aquarium à biosphère tropicale aménagé pour l’exposition coloniale, qui a été conservé et qui représente désormais une offre touristique prisée.
Le spectacle naturel du monde exotique sous-marin au sous-sol et les attractions culturelles outre-marines de l’exposition sont reliés thématiquement par une petite documentation photographique où l’on peut voir des hommes qui vivent à proximité de la mer : ici les habitants d’un village sénégalais à la pêche. Cette mini exposition ethnographique a une place particulière dans l’ordre topographique du palais : elle est située dans un espace intermédiaire, littéralement dans la cage d’escalier entre le sous-sol et le rez-de-chaussée, comme si la technique cultuelle primitive de la pêche constituait un lien thématique ou un lieu de transit par lequel les visiteurs peuvent passer et s’élever de l’état de nature à la lumière de la civilisation.
Au rez-de-chaussée, la grande salle des fêtes avoisine le hall d’entrée. Aux murs, des fresques colorées dans le style des affiches de l’époque coloniale. Sur le mur frontal, La France et les Cinq Continents avec les valeurs éternelles de la civilisation occidentale, la Justice, la Paix, la Liberté resplendit de façon allégorique, somptueusement encadrée par des paysages exotiques et des voiliers flottant sur les océans mondiaux de la France (Jarrasse, 2002 : 104‑110). En outre, des parasols colorés, répartis sur le vaste parquet, invitent les visiteurs à s’attarder un peu. La brise d’outre-mer souffle. Mais nous ne voulons pas nous laisser retenir, ni par l’atmosphère de la plage, ni par l’aquarium. Il est temps de rendre visite à l’exposition.
Les regards sur l’immigration
Il fallut attendre un certain temps pour que la Cité nationale de l’histoire de l’immigration puisse voir le jour. Un groupe d’historiens avait déjà fondé en 1990 l’Association pour un musée de l’immigration et réclamé un lieu de mémoire consacré à l’histoire de l’immigration en France semblable à Ellis Island aux états-Unis. Plusieurs tentatives furent nécessaires ; elles échouèrent devant l’hésitation de la présidence Mitterrand tout comme face à la résistance des responsables chiraquiens. C’est seulement en 2002, après avoir été réélu, que Jacques Chirac accepta le projet et le confia à son ministre de la culture Jacques Toubon.
Lors du discours d’ouverture qu’il tint le 10 octobre 2007, Jacques Toubon a souligné la nécessité de ce musée :
L’histoire de la France, la construction de son identité, de sa civilisation, est largement celle de millions d’hommes et de femmes qui ont quitté leur pays d’origine, pour s’établir en France et devenir français. […] Or cette histoire est quasiment méconnue et elle n’est pas reconnue. […] [L]a Cité abrite le musée national français de l’histoire de l’immigration et se destine à devenir le lieu où le patrimoine de l’immigration sera, non seulement conservé, mais aussi mis en valeur (Toubon, 2008 : 4)5.
Jacques Toubon revêt dans ce discours la fonction de porte-parole. En vertu de son poste de « Président du conseil d’orientation de la Cité », il parle « pour » la Cité, « pour » le curatorium et le conseil des historiens. D’un point de vue grammatical, J. Toubon parle donc au nom d’une troisième personne, au nom de la « Cité » dont il est le porte-parole. Dans l’ordre discursif du musée, il remplit cependant le rôle de la première personne de cet acte de langage autoritaire qui se trouve fondamentalement à la base de la création de tout musée national.
D’après la théorie du musée de Mieke Bal, le discours du musée est comparable à un acte de langage : In expositions a “first person”, the exposer, tells “a second person”, the visitor, about a “third person”, the object on display, who does not participate in the conversation (Bal, 1996 : 3‑4)6. L’acte de langage du musée est énoncé à la première personne et constatif : il observe et constate l’histoire de la France de façon affirmative et va éclairer le peuple français sur un aspect de son histoire qu’il ignorait jusqu’alors, une histoire qui est « quasiment méconnue et […] n’est pas reconnue ». Le destinataire, l’instance que Bal identifie comme « deuxième personne » et à laquelle s’adresse l’acte de langage, c’est le peuple français dont il faut changer le « regard contemporain sur l’immigration ». L’objet de l’acte de langage, c’est l’histoire de l’immigration et la part de cette tierce personne immigrée au devenir du peuple français. En résumé : « la Cité » (première personne) parle « au peuple français » (deuxième personne) au sujet des immigrés (troisième personne) dans le but de modifier le regard de l’observateur sur l’histoire de l’immigration. Je reviendrai plus tard, de façon plus détaillée, sur la rhétorique particulière de ce discours inaugural de Jacques Toubon, mais pour le moment, nous souhaitons nous consacrer à l’exposition en elle-même. Pour ce faire, ne nous contentons pas de considérer l’histoire de la France uniquement sous l’angle des problèmes de l’immigration, comme c’est trop souvent le cas dans les discours sur l’immigration, mais essayons aussi, et surtout, de voir dans quelle mesure le Musée fait connaître et reconnaître l’apport des immigrés. C’est guidés par cet intérêt que nous nous rendons au premier étage où se situe l’exposition permanente.
Repères de l’immigration
L’exposition permanente est consacrée à l’histoire de l’immigration en France au cours des deux siècles derniers et porte le titre de « Repères » en tant que marques, signes distinctifs (se repérer : se reconnaître). Le long de neuf séquences thématiques désignées comme repères, le visiteur se laisse guider par un ordre qui le conduit chronologiquement de la première vague de migration à la France multiculturelle d’aujourd’hui :
- Émigrer
- Face à l’État
- Terre d’accueil, France hostile
- Ici et là-bas
- Lieux de vie
- Au travail
- Enracinements
- Sportifs
- Diversité
Chacune de ces thématiques est traitée sous trois aspects. Dans un premier temps, le discours historique officiel est présenté sur des tables lumineuses à travers des textes, des images et des enregistrements sonores : photographies, fac-similés de documents d’archive, décrets de loi, coupures de journaux relatent les chapitres glorieux tout comme les chapitres sombres de l’histoire de l’immigration française. Ce discours macro-historique est, dans un deuxième temps, complété par des objets d’ordre micro-historique, personnels, authentiques que les migrants ont pu sauver au-delà des frontières, dans leur bagage à main, lors de leurs traversées vers Marseille ou de leurs voyages en train : les choses essentielles, et surtout transportables, pour survivre à l’étranger tels une casserole pour cuire le riz, un violon, un poste de radio TSF, une poupée, une paire de ciseaux de tailleur pour exercer cette profession, et encore tout ce qui représente le transfert : des lettres, des laissez-passer et des photographies, et pour finir, la valise même7. Les objets du souvenir que les immigrés ont fait parvenir au musée sont si nombreux qu’une « Galerie des Dons » a été mise en place rien que pour eux. L’exposition montre aussi des souvenirs individuels des immigrés sous forme de lettres et d’enregistrements vidéo avec les récits de témoins de l’époque. Et enfin, dans un troisième temps, se mêlent au matériel historique authentique des œuvres d’art qui commentent le tout : des tableaux, des caricatures, des séries de photos, des sculptures, des installations vidéo et des aires de jeux interactifs.
L’immigration en soi se refuse à toute observation centrale car ses événements et ses objets viennent justement d’un extérieur qui reste pour l’instant, si l’on part du canon culturel national, invisible ou — pour reprendre Mieke Bal — muet. L’exposition permanente prend en compte ce refus de soumission expositoire en optant pour une pratique d’exposition particulière où l’histoire de l’immigration se raconte de par le croisement permanent de différents points de vue. Par exemple, on trouve exposés dans le repère « Face à l’état » des photos et documents audio historiques sur la politique du Premier ministre André Postel‑Vinay qui essaya en 1974 de limiter l’immigration de travailleurs étrangers par des lois plus strictes. La voix du ministre est contrée par une autre voix, celle de Michel Yapi, un « Africain clandestin » qui témoigne dans un court-métrage ayant pour titre « un clandestin légal » sur son statut en tant que « non-citoyen » français8. Dans cet acte de langage muséal, la voix de la loi se divise en deux voix qui parlent simultanément et en contrepoint l’une de l’autre : à côté du discours officiel du législateur s’insère le discours non-officiel du sujet de droit « clandestin », et le statut du soi-disant « clandestin » se révèle alors, dans la polyphonie de ces deux voix, comme une construction paradoxale qui est à la fois le produit de l’existence d’un homme et de la législation qui interdit cette existence. La Cité parle au nom du gouvernement et au nom des migrants, et c’est sur ce discours créolisé qu’elle fonde son autorité historiographique.
Parmi les objets exposés, il y en a toujours quelques-uns qui renvoient à une certaine position marginale de l’histoire de l’immigration, à ses espaces intermédiaires législatifs ainsi qu’aux marges économiques de l’existence que mènent les migrants. Dans un geste méta-muséal, c’est aussi sur lui-même que le musée pointe le doigt, sur ses techniques d’exposition interactives et basées sur le dialogue, mais, ce faisant, il ne dissimule pas, il ne tait pas pour autant l’histoire du bâtiment ni celle du 12e arrondissement. Une petite série de photographies d’Eugène Atget des années 1912‑1913 atteste des alentours historiques de la Cité en tant qu’ancienne zone. La xénophobie des politiciens et des médias français est affichée ouvertement. Une galerie de photographies de Delahaye est consacrée aux graffitis des tagueurs anonymes que l’on trouve dans les banlieues explosives de Paris, une autre aux immigrés qui ont réussi à se faire un nom : Picasso, Goya, Kusturica.
Dans le repère des « sportifs », la légende du football Zinédine Zidane est honorée et les victoires grandioses de l’équipe de France apparaissent impensables sans les buts marqués par les immigrés. Dans le repère « lieux de vie », on trouve une pièce fermée et les visiteurs peuvent regarder à l’intérieur à travers des fenêtres, selon des angles différents. A l’intérieur se dresse, de façon impressionnante, l’installation Climbing down de Barthélémy Toguo qui fait allusion au logement des nouveaux-venus dans les foyers9. La tour-lit compte six étages et chacun d’entre eux est équipé de grands sacs solides que l’on désigne communément en français par le nom de « sac polonais » (en allemand Türkentasche : « sac de turc »).
Ce sac revient souvent dans l’exposition ; avec ses multiples couleurs, il remplit son rôle d’icône de la diversité multiculturelle10. Certes, nous aussi portons à l’occasion un sac semblable, à la différence près que le sac de l’immigré renferme souvent l’ensemble de ce qu’il possède, ce qui n’est pas le cas de nos « sacs de plage ». Le sac, de l’extérieur, ne laisse toutefois pas transparaître cette différence. Le bord de mer comme lieu symbolique de l’arrivée semble, de la même façon, véritablement omniprésent dans le musée. Et, dans une certaine mesure, la tour-lit de Toguo constitue elle aussi une sorte de bord.
À la plage 2
Une plage avec des hommes, c’est ce que l’on peut voir au Musée sur l’une des images de la série de photographies d’Olivier Jobard11 portant le titre d’« Entretien avec Kingsley ». L’image est un peu floue et sous-exposée. À première vue, cela ressemble à un instantané raté, fait à la plage. La houle déferle, blanche de mousse, sur le sable doré comme sur la « terre promise » d’un centre de villégiature prometteur. Au loin, des hommes sortent de l’eau. À gauche au premier plan, des hommes flous sont assis face à la mer ; l’un d’eux tient sa tête dans ses mains ; il a l’air épuisé. Au milieu, à mi-chemin, deux hommes se tiennent debout, penchés sur un corps allongé au sol. Aucun d’entre eux n’a de sac de plage avec lui. C’est seulement maintenant que cette plage se donne à voir comme une autre sorte de « terre promise ». Il n’y a pas de bateau à l’horizon. Mais d’où ces hommes sont-ils venus ? La légende écrite à la main insère l’image dans une sorte de journal sur le long voyage de « Kingsley » que Jobard a illustré en 2004 avec un Leica : « J’ai coulé puis j’ai nagé aussi vite que possible pour sortir de l’eau glacée. Les autres criaient. Ils se noyaient. Je suis retourné deux fois à l’eau pour les aider à regagner le bord. Puis je me suis écroulé. Il manquait deux personnes à l’appel ». Le voyage dura une demi-année et mena au-delà de nombreuses rives et frontières, du Cameroun au Nigeria, en passant par le Niger, puis le Sahara, l’Algérie, le Maroc et des Iles Canaries jusqu’au continent européen12.
Au musée, les pièces exposées n’ont de cesse d’aller chercher la plage. Elles rassemblent, selon d’innombrables variations, les plages de notre planète dans une collection, accumulant ainsi les significations des « terres promises » comme ces salles de transit où débarquent les nouveaux-venus et à partir desquelles ils entament une nouvelle vie. Et pour finir, ces pièces exposées identifient, dans une auto-mise en scène méta-muséale, la Cité en soi comme une plage.
La langue de la République
C’est avec un engagement certes tardif dans sa carrière politique mais identique à celui dont il fit preuve pour la fondation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, que Jacques Chirac plaida pour une réécriture de l’histoire de la France. Dans le discours qu’il prononça le 30 janvier 2006 au palais de l’Élysée, il déclare :
La grandeur d’un pays, c’est d’assumer, d’assumer toute son histoire. Avec ses pages glorieuses, mais aussi avec sa part d’ombre. Notre histoire est celle d’une grande nation. Regardons-la avec fierté. Regardons-la telle qu’elle a été. C’est ainsi qu’un peuple se rassemble, qu’il devient plus uni, plus fort. C’est ce qui est en jeu à travers les questions de la mémoire : l’unité et la cohésion nationale, l’amour de son pays et la confiance dans ce que l’on est (Chirac, 2006).
Dans son allocution, Jacques Chirac exige que l’histoire de l’esclavage soit également reconnue comme partie intégrante de l’histoire de France et souhaite instaurer un jour de commémoration de l’histoire de l’esclavage13. Par ailleurs, l’esclavage doit se voir attribuer une place juste et conséquente dans les programmes de l’éducation nationale des écoles primaires et secondaires. Pour finir, Jacques Chirac confie à « Monsieur Edouard Glissant, l’un de nos plus grands écrivains contemporains » la mise en place d’un Centre national consacré à la traite, à l’esclavage et à leurs abolitions. Il s’adresse ainsi au penseur archipélique du « tout monde » et de la créolisation qui fut autrefois banni sous Charles de Gaulle de son île natale, la Martinique, rameau d’extrême ouest de la France. A travers cette mission, le Président français en fin de mandat s’opposait en quelque sorte par avance à la formation d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale et à la politique de son successeur, Nicolas Sarkozy, qui s’annonçait déjà.
L’absence de Nicolas Sarkozy lors de la cérémonie d’ouverture de la Cité n’est pas le fait du hasard, alors que cette dernière méritait qu’on lui rende hommage et qu’on lui souhaite la bienvenue. En tant que Président, Nicolas Sarkozy entretient l’idée d’une « immigration choisie » où ceux qui désirent immigrer doivent, avant leur arrivée en France, démontrer par un test leurs connaissances linguistiques et leur connaissance des valeurs républicaines (Hanimann, 2007 : 43). Mais, paradoxalement, ce savoir ne peut guère être acquis que dans les capitales des pays d’origine. Ces connaissances demeurent ainsi le plus souvent inaccessibles pour les membres de la famille des migrants qui vivent dans des régions éloignées ou dans des zones de guerre14. Ainsi, le droit d’hospitalité est seulement accordé à celui qui peut prouver qu’il n’est pas étranger, à celui qui est déjà intégrable, que ce soit par la langue, l’éducation ou la culture, et cela avant même qu’on lui donne la possibilité de faire la preuve de son désir et de sa capacité d’insertion.
Devant cette porte tournante qui laisse entrer et sortir l’hôte d’un seul et même mouvement, le rêve d’une France créolisée du « tout monde », le rêve de Glissant et de la Cité se voient donc confrontés à de grandes difficultés. Avant même l’inauguration du nouveau musée, le 18 mai 2007, huit universitaires se retirèrent du Conseil de la Cité pour protester contre la création, initiée par Nicolas Sarkozy, d’un Ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement. Ces membres de l’Université qui ont choisi de démissionner sont cependant aujourd’hui encore en dialogue permanent avec la Cité. Ils ont mis en place un site internet : upolin.org.
Un créole sans accent
Mais nous empruntons ici un autre chemin. Revenons encore une fois sur l’allocution de Jacques Chirac prononcée à l’occasion de la réception en l’honneur du Comité pour la mémoire de l’esclavage. Au moment où le Président confie à Édouard Glissant le projet de formation d’un Centre national consacré à l’histoire de l’esclavage, il poursuit son discours avec un plaidoyer contre le travail forcé :
Enfin, le combat contre l’asservissement est un combat d’aujourd’hui. C’est un combat de la France et de la francophonie. Le travail forcé existe, sous une forme ou sous une autre, sur presque tous les continents aujourd’hui : selon les Nations Unies, plus de 20 millions de personnes en sont victimes. Comment tolérer qu’en ce début du 21e siècle, il y ait, dans le monde, des familles « enchaînées », génération après génération, dans la servitude pour dettes ? (Chirac, 2006)
Bien sûr, la question ici posée ne sous-entend aucune affirmation concrète et n’attend surtout pas de justification. Elle ne fait que formuler, de par sa nature rhétorique, une accusation envers l’injustice de ce monde. Derrière l’accusation se dissimule un appel, un ordre : l’ordre de prendre part à un combat actuel qui est « un combat de la France et de la francophonie ». Contre la servitude pour dettes, le Président de l’époque fait appel aux valeurs de la République, de ce grand pays imaginé qui, se disant la « terre des droits de l’Homme », se devrait d’assumer sa responsabilité. Les droits de l’Homme ont besoin d’un vecteur de communication, d’un texte de loi coulé dans la langue française. Dans la Cité, qui est une Cité Nationale, cette francophonie est omniprésente.
« C’est ici la douce France ? » – demande, dans une caricature de Georges Wolinski15, un homme enveloppé dans un vêtement qui le caractérise en tant qu’arabe, le premier d’une chaîne humaine descendant d’un bateau à vapeur, et qui patauge dans l’eau en direction de la plage depuis laquelle un homme et son chien le regardent s’approcher. À la Cité comme dans la caricature de Wolinski, les nouveaux-venus en provenance de toutes les régions du monde parlent français même quand ils sont en train de nager depuis un horizon indéterminé vers le rivage. C’est curieusement souvent sans accent que les immigrés parlent, dans les installations vidéo du musée, de leur « déracinement », de leur être étranger, de leur « identité » française et non française : témoignages d’un créole particulier.
Nous approchons de la fin de la visite. Le dernier repère porte le titre « Diversité » et est consacré à la rencontre des langues. Les panneaux d’affichage nous expliquent ici les liens de parenté historiques entre les langues : le français a connu des influences romanes, celtiques, germaniques et plus tard également des influences arabes, perses, asiatiques et américaines. Nous pouvons lire ici que dans le dictionnaire français, 8 600 mots sur 60 000 ont une origine étrangère. Nous nous retrouvons ensuite devant un panneau portant l’inscription « Rencontres » :
À travers les siècles, la France s’est imprégnée de la multiplicité des échanges et des apports culturels venant de l’étranger. Ces adoptions, emprunts, métissages, façonnent le quotidien et contribuent, au fil du temps, à l’élaboration du patrimoine national, bien commun hérité de l’histoire.
C’est de nouveau la première personne qui parle depuis ce mur : elle présente et explique la francophonie en vertu de son expertise. Elle parle de diversité, d’échange et de mélange et reconnaît une dette, des prêts que les étrangers nous ont accordés. On estime ces emprunts en relation avec un « patrimoine national » qui doit être honoré. « Le patrimoine national », c’est exactement à ce terme que se consacre la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Jacques Toubon avait formulé cet objectif dans son discours d’inauguration de manière précise et sans équivoque : « La Cité […] se destine à devenir le lieu où le patrimoine de l’immigration sera, non seulement conservé, mais aussi mis en valeur. » Et c’est dans des termes semblables que Jacques Chirac parle de son projet de rafraîchir la mémoire des Français oublieux du passé et du devoir envers un « patrimoine culturel national » qui devra « à ce titre être préservé(s), valorisé(s) et présenté(s) au public dans nos musées ».
Le patrimoine, l’héritage culturel a d’abord quelque chose à voir avec la transmission et le transfert de signification. Il énonce une obligation entre les générations qui, au-delà de leur propre vie, se chargent de la postérité. Hériter repose, du point de vue de la loi, sur un contrat qui s’étend à la famille et à la généalogie et qui lie les contractants entre eux d’après des liens de parenté. Le droit de succession est depuis tout temps lié à une génération, une famille, une maison, et il présuppose le statut familial des contractants, comme l’écrit Jacques Derrida dans son essai sur l’hospitalité, « […] la possibilité pour eux, d’être appelés par leur nom, d’avoir un nom, d’être des sujets de droit, interpellés et passibles, imputables, responsables, dotés d’une identité nommable, et d’un nom propre » (Derrida, 1997 : 27). Cette identité nécessite une attestation notariale ; elle se sert du nom de famille que l’on peut vérifier à l’aide de la signature ou, si nécessaire, à l’aide d’un test ADN. Le mot « patrimoine » indique en outre que c’est le nom du père, du patron, du maître de maison qui peut justifier de la légalité d’un héritage et que c’est « la patrie » qui joue un rôle ici.
Mais qu’en est-il lorsqu’un immigré comme Michel Yapi est « clandestin », ou – en langage politiquement correct, comme on s’efforce de le pratiquer depuis l’affaire Saint-Bernard : un « sans papiers » ? (Rosello, 2001 : 2). Quel héritage ou quel « patrimoine » doit-il alors déclarer à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ? Ou qu’en est-il encore s’il débarque sur une plage sans rien, comme l’écrit Edouard Glissant – non pas comme le « migrant domestique (familial) avec son coffre, sa cuisinière, ses casseroles et ses portraits de famille », et, comme on devrait ajouter aujourd’hui, avec son ADN attesté – mais en tant que « migrant nu » ? (Glissant, 1996 : 14). S’il nage illégalement, et donc dans une certaine mesure, sans nom, d’une plage à l’autre, comme Kingsley, sans même un sac de plage, quel don peut-il donc faire à la Galerie des Dons ? Et comment peut-il réclamer à la nation française les emprunts, comment peut-il s’identifier devant son créancier si son identité lui est refusée voire interdite en vertu des lois de l’immigration ? S’il possède encore le pouvoir de la mémoire, mais si, contrairement à Kingsley qui a trouvé en Olivier Jobard un traducteur, il ne copossède pas la langue, comment pourra-t-il alors prendre la parole dans la Cité nationale de l’histoire de l’immigration pour rendre compte de sa propre « histoire de l’immigration » ? La « première violence » envers l’étranger réside, c’est ainsi que Derrida décrit la loi de l’hospitalité absolue, dans le fait que l’étranger « doit demander l’hospitalité dans une langue qui par définition n’est pas la sienne, celle que lui impose le maître de maison, l’hôte, le roi, le seigneur, le pouvoir, la nation, l’état, le père, etc. » (Derrida, 1997, 21).
L’historiographie de l’immigration se déroule nécessairement en marge du descriptible au même titre que l’immigrationsans papiers, car faire acte d’« étrangeté » en tant qu’immigré présuppose toujours que cela se déroule dans une langue qui n’est pas sienne. Rendre compte du patrimoine de l’immigration doit obligatoirement se faire dans le cadre de la francophonie, et le patrimoine sera toujours et exclusivement reconnu par sa capitale après coup, comme quelque chose que l’on a découvert ultérieurement, et qui a d’abord dû surmonter son caractère résolument étranger par assimilation (langagière) à l’hôte ou au patron. Prendre part à l’acte de créolisation que la Cité s’est fixée pour objectif et célèbre implique en premier lieu que la propre langue maternelle devienne étrangère. Mais la créolisation signifie pour Glissant que les éléments culturels mis en présence doivent obligatoirement être « équivalents en valeur », faute de quoi la créolisation ne peut véritablement avoir lieu : « La créolisation, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qui est l’imprévisibilité » (Glissant, 1996 : 18-19).
Couci-couça
Terminons la visite. La Cité souhaitant expliquer et éduquer afin de changer le regard sur l’immigration, la visite se termine par un jeu didactique adressé à la « deuxième personne » (les visiteurs). Le principe du jeu consiste à combiner des mots sur un écran tactile. Parmi les mots proposés, on trouve des mots écrits en blanc sur fond noir et des mots écrits en noir sur fond blanc. Les visiteurs suivent avec attention les instructions de l’installation et les enfants sont particulièrement ravis de cette invitation à apprendre en jouant. De leur index, ils poussent les mots d’un côté à l’autre ; au lieu de construire des phrases, ils trient les mots dans un ordre différent dont la codification en couleurs ne pourrait être plus claire : les étrangers noirs à gauche et les blancs familiers à droite. Ils apprennent de la sorte que « pyjama » est à l’origine un mot étranger tout comme « zéro », « hasard », « tabou » et « couci-couça ». Un étrange marquage de ce qui est étranger qui semble reproduire de façon ironique ce qui s’est passé dans les scènes fondatrices de la République. En 1793, Garnier de Saintes avait en effet proposé un décret : Les étrangers « qui obtiendront un certificat d’hospitalité seront tenus de porter au bras gauche un ruban tricolore sur lequel sera tracé le mot hospitalité »16.
Dans cette installation-jeu qui est conçue par la première personne du discours du musée comme un exercice au métissage, le processus créatif de la créolisation engendre des effets entropiques. Le français s’avère être une langue, et non pas la langue. La francophonie prévoit en permanence des pièges dans lesquels le familier se révèle en réalité étranger, unheimlich dans le sens de Freud, littéralement clandestin, secret et illégal. Les deuxièmes personnes dans le musée national se voient présenter, de manière impressionnante, l’expertise de la première personne autoritaire qui incombe à la francophonie et qui n’hésitera pas, sous le signe de la tolérance, à admettre l’étranger en le marquant dans sa différence.
« Se repérer » signifie aussi : se donner à connaître. En ce sens, « couci-couça » s’est rendu reconnaissable comme étranger et non originaire du français et vient de la sorte, ex negativo, appuyer l’idée d’une francophonie originelle et pure. En vérité, la francophonie n’est jamais monolingue, elle se déroule « au bord du français, uniquement », comme l’écrit Derrida, « sur la ligne introuvable de sa côte » (Derrida, 1996 : 14). Glissant nomme ce bord « archipélique », faisant ainsi allusion à la marge géographique de la francophonie dans les Caraïbes qui constituent le cap le plus extérieur de la métropole et où la langue créolophone a délaissé l’identité d’une unique racine pour s’embarquer dans la poétique de la relation, afin que la mer des Caraïbes s’épanche dans « des flux “planétaires” » (Glissant, 1996 : 25). La langue débarque sur cette plage « comme un arrivant sans origine » et se convertit à soi-même, dans ce câlin intime que nous réserve déjà « couci-couça », en parlant « différemment » au sein de la monolangue même. L’intention de la Cité d’ériger un monument au patrimoine culturel des immigrés demeure, au sens de l’hospitalité absolue, une chose énigmatique et, compte tenu de l’utopie ou du fantasme d’une langue universelle en tant que langue d’une république universelle au service d’une ambition politique planétaire, cette intention se présente comme « une tâche infinie ».