En nous inspirant pour l’essentiel d’un texte récent d’Édouard Glissant, La cohée du lamentin, cinquième de ses Poétiques, nous proposons d’explorer la façon dont, autour de l’idée de mondialité, l’écrivain ramifie ses concepts antérieurs et tisse entre eux de nouvelles relations, enrichissant et affinant sans trêve le réseau d’une pensée qui, inlassablement, cherche à embrasser la dynamique de l’espace‑temps contemporain. Ainsi condamnée à la même accélération que son objet, la pensée glissantienne évolue en outrepassant ses propres formules du monde, y compris les plus récentes, les plus explosives, les plus dispersives, pour se centrer actuellement sur le processus avec sa charge d’inattendu et d’imprédictible. Le processus se substituerait désormais à la forme et à la structure. Une avancée nécessaire pour définir la mondialité comme parade à la délétère mondialisation1.
Dans une réflexion sur la poétique de l’Histoire chez Édouard Glissant (Dodu, 2005), nous nous interrogions sur la possibilité que le tourbillon et le rhizome2 ou le réseau fussent deux formules concurrentes du Tout‑monde, l’écrivain les ayant par ailleurs combinées dans un objet extraordinaire de son « roman » Tout‑monde (Glissant, 1993) : l’hélice en rotation – devenue vortex – prise dans une trame de filins emmêlés3. Glissant oppose le modèle du rhizome, métaphore végétale du réseau sans limites ni centre, à la représentation radioconcentrique du monde induite par l’hégémonie de l’Occident. Présent dès La Lézarde (Glissant, 1958) dans les rêveries des personnages sur les connexions sous‑marines des racines des arbres littoraux, ce modèle est l’une des formules de la Relation, concept lui‑même à la source d’une série de notions assorties du préfixe trans‑ : trans‑histoire, trans‑rhétorique… L’archipel glissantien quant à lui, actualisation géologique de la formule du réseau, offre une formule du monde en voie de créolisation accélérée. Plus qu’une métaphore, l’archipel est une notion, qui trouve son terme antagoniste dans le continent.
Mais le tourbillon, le rhizome et l’archipel sont déjà sans doute, dans le Traité du Tout‑monde (Glissant, 1997), des formules insuffisantes à elles seules de la dynamique du Tout‑monde. Édouard Glissant invente alors la galaxie, formule d’éclatement (ou plutôt d’implosion) et de dispersion qui semble avoir pour ambition de s’accorder par la démesure aux formes encore mal perçues du monde actuel. Les lecteurs familiers de Glissant ont pu reconnaître sous ce terme de démesure, familier en apparence, un néologisme engagé, comme d’autres assortis du même préfixe, dans la contestation des systèmes de pensée et des visions du monde imposés par un Centre ennemi du Divers et désormais caduques. Dans un passage visionnaire du Traité du Tout‑monde, Glissant exprime par une métaphore cosmique, préfigurant le destin d’une science historique explosant au contact de la créolisation planétaire, la mutation presque inimaginable de la poétique accordée à la démesure du monde. La poétique de la Relation va‑t‑elle épouser le destin d’un monde devenu tout entier archipel et maëlstrom ? Est‑elle vouée à l’implosion ?
Nous avons dit plus haut que la formule ou notion d’archipel était l’un des deux termes d’une alternative fondamentale : Glissant oppose, on le sait, l’archipel au continent, les sociétés du rhizome à celles de la racine… Or dans ce schéma, l’Occident, certes hégémonique, berceau et centre de la pensée continentale caractérisée par ses pulsions de conquête et sa cécité à l’égard du Divers, n’avait pas envahi la totalité de l’espace. Il laissait, à son corps défendant, quelque place à l’Autre comme antagoniste et comme alternative indispensable à son existence même.
Mais aujourd’hui le Tout‑monde, où s’exercent les forces de la créolisation avec son corollaire la Relation, est confronté à un adversaire qui lui ressemble à bien des égards, planétaire comme lui : la mondialisation. Entre mondialisation et Tout‑monde, n’y aurait‑il désormais que l’épaisseur d’un cheveu ? Leurs dynamiques se superposent jusqu’à la confusion : chaos, vertige, maëlstrom, réseau… Faisons l’hypothèse que le Tout‑monde avait besoin d’être tiré de ce péril, revisité, régénéré : ce sera par la mondialité.
Ouvrons ici une parenthèse sur la façon de penser d’Édouard Glissant, sa poétique de l’esprit : foncièrement binaire, puisque forgée dans l’opposition et le combat, mais tout aussi essentiellement dynamique et évolutive. Conséquence de cette binarité sur son évolution, la reconsidération d’une notion entraîne celle de la notion adverse – à moins qu’elle ne connaisse une division binaire : l’opposition continent / archipel engendrera, par exemple, la division du second terme en deux nouvelles notions antipodiques, les îles‑continents et les petites îles. Ainsi, l’apparition de l’alternative mondialisation / mondialité entraîne‑t‑elle – ce sera du moins notre hypothèse – une réforme plus ou moins importante de l’ensemble des notions glissantiennes. Elle active la genèse ou la régénération binaire des notions. C’est dans ce contexte que s’entend, du reste, l’activité néologique particulière d’Édouard Glissant, qui affecte le préfixe, porteur de la valeur spatiale des mots (dé‑, trans‑, di‑…) ‑ et que s’apprécie, plus généralement, la stylistique glissantienne. La langue de Glissant a sa logique entraînante, son harmonie déterminante. La clef de la vision glissantienne, sans doute consécutive à l’extension qu’il donne à l’idée de poétique, serait dans sa stylistique, plus encore que chez ses philosophes de référence Deleuze et Guattari. Elle s’accorde aux mécanismes d’une pensée qui se veut, plus que d’autres, à l’image du monde, et qui pourrait être totalitaire si elle ne recréait pas sans cesse sur ses pourtours une frange tumultueuse d’imprévisible et d’inattendu. Privilège d’un poète ? La pensée glissantienne frôle le système totalitaire et s’en écarte toujours : d’où, sans doute, sa fécondité et son inlassable énergie. On verra que ce mince écart entre totalitarisme et totalité ouverte se retrouve dans la rénovation, par division binaire là encore, de l’idée d’utopie. Finalement, plus que la réforme ou la régénérescence des notions, on observe chez Glissant leur adaptation continuelle à l’inconnu, à l’imprévisible :
Nous privilégions assez souvent les pratiques de la répétition, pour entreprendre de connaître ou essayer de surprendre les rencontres, sous‑entendues ou déjà oblitérées, des peuples dans le monde et dans les histoires du monde, mais c’est l’un des principes de l’Esthétique du Tout‑monde qu’on ne prononce jamais deux fois les mêmes mots pour former les mêmes idées, dans ce fleuve du monde. Alors nous énonçons des variantes très infiniment imperceptibles, elles sont le ferment et le révélateur de toute répétition. (Glissant, 2007 : 161)
Le génie d’Édouard Glissant résiderait dans sa capacité à débusquer les confusions possibles (ici entre Tout‑monde ou Totalité‑monde et mondialisation) pour les transformer en oppositions fécondes. Mais n’est‑ce pas ainsi, nous apprend Claude Lévi‑Strauss, que s’élaborent les mythes ?
Revenons à notre hypothèse initiale : l’on assisterait, dans La cohée du lamentin, non pas à l’abandon mais plutôt à la relativisation, au profit du processus, des formules ‑ y compris les plus dynamiques ‑ qui prétendaient saisir la mécanique du Tout‑monde. Ces formules antérieurement découvertes, le tourbillon, l’archipel, la galaxie, n’appréhenderaient plus le Tout : elles y participeraient, en deviendraient des composantes. « Il n’y a plus urgence à délimiter des structures, là où il nous est donné d’explorer des processus », écrit Glissant (Glissant, 2005 : 138) ; ces processus sont les « contractions d’espace et précipitations de temps » (Glissant, 2005 : 138) qu’impose la mise en relation accélérée dans le Tout‑monde défini comme « le lieu d’une réalité processive », qui n’est autre que la fameuse créolisation (Glissant, 2005 : 138). C’est la totalité qui se trouve assimilée au processus, ininterrompu (Glissant, 2005 : 140). Tout est processus, dynamisation généralisée du monde. Il semble qu’il n’y ait de place aujourd’hui dans l’univers que pour cette dynamique, et il n’est pas indifférent que le terme de processus ait paru à Glissant le plus antinomique de structure. Mais attendons de voir si les nouveaux néologismes glissantiens manifesteront désormais une prédilection pour le préfixe pro‑.
De la structure au processus : l’évolution était déjà perceptible dans la progressive dynamisation (du cercle à la spirale) et la complexité croissante de la formule dominante du roman Tout‑monde, épreuve littéraire du tourbillon. Le tourbillon apparaît dans ce texte comme un modèle d’équilibre entre la formule abstraite et la matière, équilibre entretenant continûment la rotation de la spirale et la préservant ainsi de la dissolution. Dans Tout‑monde, l’imaginaire ‑ chargé chez Édouard Glissant de restaurer les droits du Divers, de l’Etant face à l’Être, à l’Essence, à l’universel généralisant qui est la vocation intellectuelle par excellence de l’Occident ‑ le matériau romanesque, donc, ne se dissout jamais dans la formule tourbillonnaire, qui réclame la matière dont sa forme dépend. Réciproquement, cette profuse matière romanesque n’efface jamais la formule, qui se maintient par la puissance de son dynamisme. Mais ce merveilleux et précaire équilibre peut‑il se conserver dans la mondialité ? Les formules y demeurent‑elles visibles ? Peuvent‑elles rendre compte du processus ?
Édouard Glissant ne propose pas seulement une analyse ou un diagnostic. Il nous assigne, lui qui parle si souvent à la première personne du pluriel, une tâche qui pourrait devenir l’aventure collective de l’humanité ou plutôt des Humanités contemporaines.
Dans La cohée du lamentin, Glissant constate le défaut de sciences d’analyse globales qui « rassureraient » (Glissant, 2005 : 167) : la tâche est désignée. Quelles que soient ses visées, politiques, économiques, sociales ou culturelles, et elles sont tout cela à la fois puisque cette difficulté de saisie globale a des conséquences politiques dont pâtissent les plus démunis – (Glissant, 2005 : 170‑171) la tâche est d’abord spirituelle : il s’agit pour nous d’inaugurer d’autres modes de pensée, de conquérir de nouveaux territoires cérébraux. De dépasser nos procédures intellectuelles ordinaires par une mobilisation totale de l’esprit. Édouard Glissant pense que le salut réside dans « une énorme insurrection de l’imaginaire qui portera », rêve‑t‑il, « les Humanités à se créer » (Glissant, 2005 : 24‑25) :
Si nous voulons saisir les principes d’une telle diversité, tressée comme dans un panier, mêlée, il nous faut rassembler tous les possibles de la connaissance et les soumettre à la puissance convergente de l’intuition. L’analyse traditionnelle ne suffira pas ici (Glissant, 2005 : 22‑23).
L’écrivain martiniquais rejoint les penseurs contemporains qui nous enseignent à penser la complexité.
Entrons à présent au vif de notre sujet en présentant pour commencer l’alternative centrale, la mondialité versus la mondialisation, celle qui sert de cadre au progrès de certaines notions antérieures. Et accordons toute notre attention à ce que nous appellerons la zone du « versus », de la balance entre deux choix, mince arête entre deux versants. C’est l’espace risqué des confusions possibles à cause de l’identité des formules dynamiques de base qui semblent à l’œuvre dans la mondialité et dans la mondialisation, le Tout‑monde et le Tout‑empire. Mais c’est aussi l’espace, fécond par excellence, où naissent les antinomies, où émergent les concepts, où se définit enfin la tâche, spirituelle avant tout, que nous assigne la mondialité.
Édouard Glissant (qui n’est pas l’auteur du concept) la définit à maintes reprises de façon dynamique et spatiale à partir de ses propres notions‑clefs. La définition glissantienne de la mondialité porte absolument sa marque. Pour n’en donner qu’un exemple : « une dynamique échevelée du Tout, […] une haute pensée du monde, que j’appellerais non pas la mondialisation (c’en est même le contraire) mais la mondialité » (Glissant, 2005 : 22‑23).
L’urgence d’une tâche hante cette conception de la mondialité. En témoignent ces autres éléments de sa définition : « […] le Tout‑monde s’apprend ou s’estime en premier lieu par une poétique de l’Utopie née d’une pratique de nos totalités, que nous appellerions mondialité » (Glissant, 2005 : 138‑139); « La mondialité, ou sens, ou poétique de la diversité solidaire » (Glissant, 2005 : 143) ; « […] une aventure sans précédent qu’il nous est donné à tous de vivre, dans un espace‑temps qui, pour la première fois, réellement et de manière foudroyante, se conçoit à la fois unique et multiple, et inextricable » (Glissant, 2005 : 23); « […] penser et agir dans cet inextricable du monde, sans le réduire à nos propres pulsions ni intérêts, individuels ou collectifs, et surtout, à nos systèmes de pensée » (Glissant, 2005 : 24). La mondialité se définirait donc comme l’inverse de la mondialisation : « [le] revers névrotique [de la mondialité] résume dans le réel tout ce que nous appelons mondialisation » (Glissant, 2005 : 138‑139)4.
Mais quels sont ses liens avec le Tout‑monde d’une part, et d’autre part la Totalité‑monde ? Quelle plus‑value philosophique leur confère éventuellement l’idée de mondialité ? Il nous faut d’abord élucider les relations entre le Tout‑monde et la Totalité‑monde. Nous postulerons, à partir d’éléments communs à leurs définitions, la solidarité voire la quasi identité des deux notions. Mais Totalité et Tout ne peuvent avoir exactement le même sens chez un inventeur de notions aussi subtil et rigoureux qu’Édouard Glissant ; qu’il déploie morphologiquement le tout en totalité ou au contraire condense la totalité dans le tout ne saurait être indifférent.
« […] objet le plus haut de poétique »5 (Glissant, 2005 : 37), le Tout‑monde se définit – au risque d’une tautologie – comme une totalité (Glissant, 2005 : 87)6. Il est par ailleurs le « lieu d’une réalité processive » : la créolisation (Glissant, 2005 : 138). Tandis que la Totalité, elle, EST « le processus, ininterrompu »(Glissant, 2005 : 140). La Totalité‑monde serait‑elle le Tout‑monde réinséminé par l’idée processive de totalité ?
Empruntant explicitement à Gilles Deleuze7, Glissant définit la Totalité‑monde comme le monde du voisinage, de la contamination mutuelle ; une contamination entre humains, animaux, paysages, cultures et spiritualités qui, précise‑t‑il,« n’est pas dilution »(Glissant, 2005 : 136) :
Cette ouverture, de lieu en lieu, tous également légitimés, et chacun d’eux en vie et connexion avec tous les autres, et aucun d’eux réductible à quoi que ce soit, est ce qui informe le Tout‑Monde (Glissant, 2005 : 136‑137).
Cette Totalité‑monde, nous le verrons lorsque nous évoquerons le spectre de son adversaire : le tout‑empire, est donc garante du Divers. Mais on lit aussi dans le Traité du Tout‑monde : « J’appelle Tout‑monde […] la Totalité‑monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire » (Glissant, 1997 : 176). Si les deux notions se répondent, de l’une à l’autre on change de sphère. Matière même de l’invention visionnaire, du rêve et de la poésie à la jonction du sensible et de l’intelligible, le Tout‑monde est un concept plus accompli ‑ plus spirituel, plus dynamique, deux qualités allant de pair dans l’imaginaire glissantien – que l’abstraite totalité‑monde. Dans un avant-propos à sa toute récente Anthologie de la poésie du Tout‑monde arborant en exergue un extraordinaire précipité de sa vision du monde : « Rien n’est Vrai, tout est vivant », Glissant écrit :
Le Tout‑monde est total dans la mesure où nous le rêvons tous ainsi, et sa différence d’avec la totalité reste que son tout est un devenir. La totalité du Tout‑monde est ainsi la quantité réalisée de toutes les différences du monde, sans que la plus incertaine d’entre elles puisse en être distraite. La relation entre les différents n’inaugure ni ne récapitule une géographie isolée, en tout cas pas une géographie seulement, mais une géographie assumée : puisque la différence du Tout‑monde (d’avec lui‑même) est qu’il est totalité non réalisée mais visible pourtant dans l’avenir (Glissant, 2010 : 19).
Moins Vrai mais plus vivant, toujours en devenir, ce lieu qu’est le Tout‑monde conserve toujours une imperceptible avance sur la Totalité‑monde, sa formule éternellement déstabilisée.
Quelques mots à présent sur les rapports entre ces deux notions et celle de mondialité. Nous l’avons vu plus haut, la mondialité peut figurer parmi les éléments de la définition du Tout‑monde. La mondialité est une pensée élaborée du Tout‑monde, une appréhension spirituelle encore inédite, selon des procédures qui restent à inventer. Devant la complexité et l’opacité du monde en gésine, Édouard Glissant conserve l’attitude qu’il avait adoptée face à l’obscurité du passé antillais, latent dans les consciences et aspirant à se transformer en histoire. Mais il y a plus. Concept éthique, la mondialité est une expérience active et solidaire du monde contemporain qui demande à prendre conscience de ses formes.
Si le Tout‑monde est donc simultanément une réalité concrète et une Fiction au sens mallarméen du terme : « le monde que vous avez tourné dans votre pensée pendant qu’il vous tourne dans son roulis » (Glissant, 1993 : 208) ; « J’appelle Tout‑monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la « vision » que nous en avons » (Glissant, 1997 : 176), la mondialité est d’essence plus politique. Le Tout‑monde assignait‑il aux Hommes des tâches aussi urgentes que la mondialité ? Nous ne le pensons pas.
C’est à partir du concept de mondialité, dans son écart avec le Tout‑monde et son opposition à la mondialisation, que se rénovent et/ou s’adaptent certaines « vieilles » notions tout‑mondiales comme l’alternative entre archipel et continent, et qu’en émergent de nouvelles.
Revenons à la vieille antinomie glissantienne que forment – avec leurs notions connexes, le tremblement, la créolisation… – l’Archipel et la pensée archipélique opposés au Continent, aux territoires, aux systèmes continentaux, à la pensée continentale et à leurs notions adjacentes : la plantation, la pensée de l’Apocalypse, l’Empire… Tous ces concepts puisent une vigueur nouvelle dans l’idée de mondialité.
L’archipel est un élément structurel fondamental du Tout‑monde. Ce passage du Traité du Tout‑monde rassemble les notions qu’implique l’opposition archipel / continent : les histoires contre l’Histoire, l’Un contre le Divers, l’errance et l’éclatement contre le système… :
La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes. Elle en emprunte l’ambigu, le fragile, le dérivé […] Est‑ce là renoncer à se gouverner ? Non, c’est s’accorder à ce qui du monde s’est diffusé en archipels précisément, ces sortes de diversités dans l’étendue, qui pourtant rallient des rives et marient des étendues. Nous nous apercevons de ce qu’il y avait de continental, d’épais et qui pesait sur nous, dans les somptueuses pensées de système qui jusqu’à ce jour ont régi l’Histoire des Humanités, et qui ne sont plus adéquates à nos éclatements, à nos histoires ni à nos non moins somptueuses errances. La pensée de l’archipel, des archipels, nous ouvre ces mers. (Glissant, 1997 : 31)
Le vivant contre le Vrai : au continent, siège de l’Être immuable, l’archipel glissantien oppose « la dispersion du non‑être, qui rassemble l’Etant du monde. » Une définition de la pensée archipélique nous est proposée dans La cohée du lamentin (Glissant, 2005 : 37) : « La Pensée archipélique est tout à l’opposé des pensées de système. Elle s’accorde au tremblement de notre monde ». L’auteur définit dans le même texte les archipels comme « de bons postes de veille pour résister à la pensée de l’Apocalypse » (Glissant, 2005 : 85‑86), elle‑même définie comme « l’alternative entre peur et délire » produite par le fait de « vivre cernés de Plantations » (Glissant, 2005 : 85) : un résumé des conditions de la vie dans la mondialisation. Si les archipels constituent de bons postes de veille, c’est que la perspective offerte depuis chaque île de l’archipel apprend à ne mésestimer aucun « petit bout de terre » tout en garantissant la vue « de la Caraïbe entière » (Glissant, 2005 : 86). Glissant donne ici valeur d’enseignement à une expérience sensorielle – le panorama d’un archipel depuis l’une de ses îles – et nous invite à transformer une banale aptitude visuelle en une démarche intellectuelle révolutionnaire. Ainsi s’accomplirait un progrès déterminant dans nos procédures mentales : abolie, le temps d’un regard, la contradiction entre le singulier et le multiple, la partie et le tout, nous trouverions évidente la formule de leurs rapports : l’archipel.
Des notions connexes à l’opposition entre l’archipel et le continent apparaissent dans La cohée du lamentin : l’opposition entre prévision et prévue et, dans le sillage de la prévision, l’idée qu’il nous faut nous défaire de la logique causale qui caractérise l’empire dont il sera question plus tard.
Dans le cadre philosophique de la mondialité, certaines notions connaissent un processus de génération par division : celle, peut‑être mineure dans la dynamique de l’ensemble mais intéressante pour les historiens, de l’archipel en petites îles et îles‑continents. Cette distinction vaut à l’intérieur même de la Caraïbe, où des îles‑continents (Cuba, Saint‑Domingue, la Jamaïque, Trinidad) ont pu développer grâce à leur masse géographique des défenses anti‑coloniales inenvisageables dans les petites îles qui, en revanche, élaboreront plus tôt une « pensée globale de la Caraïbe » (Glissant, 2005 : 86).
La régénération de l’idée de lieux communs, ces composantes fondamentales du Tout‑monde comme l’enseigne le roman du même nom, a une plus vaste portée. Elle aussi subit une division féconde qui engendre une nouvelle antinomie : les creusets bouillonnants, avec des notions connexes comme la traduction féconde, sont opposables aux réceptacles. Cette antinomie mérite qu’on s’y arrête.
En 1956, Glissant faisait déjà état de l’expérience du lieu commun dans Soleil de la conscience (Glissant, 1956 ; 1997 : 71). L’expression y a encore son sens banal. Quelques décennies plus tard, l’écrivain définira le lieu commun comme « un lieu où une pensée du monde rencontre une pensée du monde. Des points véliques dans la turbulence » (Glissant, 1997 : 31). C’est au vocabulaire nautique qu’il emprunte cette notion de point vélique, dont le Larousse donne la définition suivante : « point (où s’exerce) la résultante de toutes les actions du vent sur les voiles du navire ».
Or il semble que la notion de lieu‑commun (qui s’orthographie désormais avec un trait d’union) s’enrichisse encore dans La cohée du lamentin de sa mise en relation avec l’information et avec la traduction. Les lieux communs de la mondialité sont définis comme « les lieux où des pensées du monde rencontrent des pensées du monde » (Glissant, 2005 : 22), ou encore la « simultanéité des pensées et jugements sur le même sujet, non pas communication mais convergence ou concordance dans le fait de la Relation ». Ce pourrait être encore banal. Mais Glissant rapporte la notion à la tâche qui attend les humanités contemporaines. Il nous alerte sur le fait que les lieux‑communs demeurent en grande part ignorés car, paradoxalement, la circulation planétaire des informations « semble impuissante à établir et à maintenir le lien ». De ce fait, « la force des lieux communs [se] dissout dans l’ignorance où nous sommes de leurs conjonctions » (Glissant, 2005 : 164‑166).
Et c’est là que la traduction trouve un sens et un emploi proprement glissantiens : elle a le pouvoir de féconder les lieux communs, « les ouvre en creusets bouillonnants » porteurs de sens nouveaux, les empêchant de se « figer en réceptacles ». Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui la traduction‑relation œuvre dans les conditions que lui impose le rhizome. Au lieu d’un trajet uniforme d’une langue à l’autre, la traduction accomplit désormais un cheminement « dans le rhizome d’imaginaires multiformes ». La voilà ainsi susceptible de créer non seulement des « équivalences merveilleuses », mais aussi des « catégories et des concepts inédits ». Les flux de traduction deviennent ainsi des transferts agissants. Bref, la traduction participe à la dynamique du tout, dont la « santé » des lieux communs atteste l’énergie constructive (Glissant, 2005 : 143). Glissant avait déjà intégré, dans le Traité du Tout‑monde, la traduction au réseau de ses concepts :
La traduction est comme un art de la fugue, c’est‑à‑dire, si bellement, un renoncement qui accomplit.
Il y a renoncement quand le poème, transcrit dans une autre langue, a laissé échapper une si grande part de son rythme, de ses structures secrètes, de ses assonances, de ces hasards qui sont l’accident et la permanence de l’écriture.
Il faut consentir à cet échappement, et ce renoncement est la part de soi qu’en toute poétique on abandonne à l’autre.
L’art de traduire nous apprend la pensée de l’esquive, la pratique de la trace qui, contre les pensées de système, nous indique l’incertain, le menacé, lesquels convergent et nous renforcent. Oui, la traduction, art de l’approche et de l’effleurement, est une fréquentation de la trace.
Contre l’absolue limitation des concepts de l’« Être », l’art de traduire ramasse l’« étant ». Tracer dans les langues8, c’est ramasser l’imprévisible du monde. Traduire ne revient pas à réduire à une transparence, ni bien entendu à conjoindre deux systèmes de transparence.
Dès lors, cette autre proposition, que l’usage de la traduction nous suggère : d’opposer à la transparence des modèles l’opacité ouverte des existences non réductibles. (Glissant, 1997 : 28‑29)
Parmi les autres notions récemment émergées figurent encore la division de l’idée classique d’utopie, de nouvelles oppositions diamétrales comme le processus contre la structure, déjà présentée supra, enfin l’alternative politique du Tout‑monde ou du Tout‑empire.
Glissant avait déjà revisité pour les accorder au Tout‑monde les vieilles conceptions de l’épique et concomitamment du tragique. Il juge aujourd’hui nécessaire de régénérer en la divisant l’idée d’utopie, traditionnellement soucieuse de perfection formelle et liée aux pensées de système selon un principe d’économie de l’inutile. L’utopie à réinventer s’oppose ainsi diamétralement à l’utopie classique, et cette nouvelle alternative suscite l’apparition d’oppositions connexes : la prévue est préférée à la prévision liée au sens périmé de la causalité. Dans la conception classique de l’utopie, Glissant récuse la forme immuable. L’utopie doit désormais s’adapter à la réalité processive et informe du monde contemporain. Comment cela ?
« L’Utopie […] en Occident surtout […] dessine une forme parfaite et l’enjoint à une réalité que l’esprit se donne pour fin de réformer » (Glissant, 2005 : 141). Nos futures utopies ne se fonderont pas sur des présupposés, ne se voudront pas des réformes et intégreront la démesure9 (Glissant, 2005 : 142). Selon les oppositions binaires qui déclinent les différences entre les utopies anciennes et celles de la mondialité, Glissant choisit la démesure contre la mesure, l’accumulation contre l’élection, la totalité contre le totalitaire, l’absence de présupposés contre la soumission à des modèles, le refus de réformer contre la pulsion de réforme, l’inachèvement contre la quête de la forme parfaite…
Une autre opposition mériterait que l’on s’y attarde pour ses enjeux politiques, celle de la connaissance opposable, dans la lecture glissantienne du monde contemporain, à l’information et à la communication. Toutes notions par ailleurs connexes à la dernière mais cruciale alternative, le Tout‑monde ou le Tout‑empire.
Sur la dynamique du Tout‑monde, le processus, plane une menace.
Dans un substantiel chapitre de La cohée du lamentin intitulé « Les Empires qui se suivent et ne se répètent pas », Glissant explore la dynamique d’un nouvel impérialisme qui risque de prospérer à la faveur de la mondialisation. Il commence par rappeler la dynamique des vieux empires, qui obéissait « à deux lois du mouvement des humanités », deux types de trajectoires du nomadisme (l’écrivain parlera plus loin de deux courses topiques) : d’une part le nomadisme en flèche des conquêtes et invasions, caractéristique des empires expansifs et conquérants des Romains, des Mongols, des Arabes…, d’autre part le nomadisme circulaire de survivance des empires anti‑dispersifs, repliés et protecteurs, représentés par la Chine ancienne ou le Japon d’avant l’ère Meiji. Ces deux formes de nomadisme correspondent respectivement à la Conquista (qui s’explique par le fait que la stase n’était pas possible aux empires conquérants) et à la Reconquista (dont le but était de conserver à l’empire sa masse.)
Or aujourd’hui et pour la première fois dans l’histoire humaine, un empire cherche à asseoir sa domination sur la Totalité‑monde et cette ambition se heurte à un extraordinaire problème de mécanique des fluides. On le lit d’ores et déjà dans le rapport des États‑Unis au monde, balançant entre le repli protectionniste et la conquête par des actions préemptives : la puissance qui aspirera à dominer le monde sera désormais contrainte de conjuguer les deux courses topiques. Mais comment y parviendra‑t‑elle ? Nous ne nous attarderons pas sur l’analyse que Glissant propose des rapports troubles et ambigus qu’entretiennent aux États‑Unis la Conquista et la Reconquista, autrement dit le désir contradictoire de « se retrancher en un puissant Etat‑nation » et de « se répandre en un Empire aux vocations incertaines, hormis le profit, qui est le seul universel indubitable » (Glissant, 2005 : 152).Le dynamisme de l’empire américain est brouillé et ses hésitations pourraient être le symptôme de la monstruosité d’un éventuel Tout‑empire.
En effet, l’empire de la totalité ou empire universel confondu avec la Totalité‑monde provoquerait « la stérilisation généralisée des diversités […] garanties par la Totalité‑monde » (Glissant, 2005 : 150). Et Glissant de faire appel à l’idée de l’inconscientdes anciens empires qui, comme ceux d’Alexandre ou de Rome, se nourrissaient de fantasmes sur l’au‑delà de leurs frontières. Dans l’empire universel, ce n’est pas la conscience ou la connaissance mais l’ignorance qui prendrait la place de cet inconscient devenu inutile. Encore une antinomie féconde… Un empire universel, affirme Glissant, pourrait se passer de cet inconscient, moteur des vieux empires ; mais il se condamnerait de la sorte à une ignorance dont le lecteur ne peut imaginer les conséquences : « La capitale désormais magnifiée d’un tel empire, ouverte à tout venant, serait fermée à toute réelle idée du monde » (Glissant, 2005 : 151).
L’écrivain développe a contrario des exemples historiques d’intégration de la diversité, comme il en fut des empires romain et musulman – mais alors le Tout‑monde n’existait pas encore – et d’indépassables contradictions où se sont trouvés les récents empires coloniaux, confrontés aux diversités qu’ils avaient eux‑mêmes engendrées.
L’empire universel perdrait tout le potentiel créatif des empires traditionnels. Sans raison de sublimer, sans bouc émissaire extérieur, il conserverait ses tares – des poches de non‑développement, de marasme artistique – et serait, en fait d’ennemis, confronté de façon chronique à un terrorisme « souterrain et parcellisé » (Glissant, 2005 : 160‑161).
À l’horizon d’un tel empire, l’effondrement dynamique et énergétique, la paralysie, l’entropie. « Pas de mouvement circulaire possible pour les puissances de ce monde en l’absence d’un centre, et plus de projection en flèche légitime » en l’absence de frontières. Et Glissant de prédire la confusion ou l’équivalence des continents et archipels, cette antinomie fondamentale ne pouvant ni survivre, ni par ailleurs se résoudre dans le Tout‑empire. L’élimination du Divers exposerait cet Empire à la rébellion planétaire. L’un des remèdes propres à tenter les maîtres d’un tel empire serait l’extrémisme religieux : « Ou bien le maître de l’empire est un dieu, ou bien il sert un dieu » (Glissant, 2005 : 161).
Face à ce cauchemar planétaire, l’archipel demeure bel et bien le seul antidote, la seule formule salvatrice en vertu de l’antagonisme spatial qui l’oppose au principe de l’empire, fondamentalement organisé autour d’un centre : « Un empire archipélique ne saurait durer, de même qu’aucun empire ne saurait jamais être un rhizome » (Glissant, 2005 : 158). L’archipel est même, aujourd’hui, le salut involontaire des grandes nations et puissances politiques dotées d’un potentiel impérialiste : L’une des richesses de l’Europe, déclare Glissant dans le même passage, « est qu’elle s’archipellise à partir de régions vivantes […] ».
Ce n’est pas un contre‑empire mais « la récusation de plus en plus active de l’idée même d’empire » qu’il s’agit de dresser contre l’éventualité de l’empire universel. Le Tout‑monde n’est pas un contre‑empire, bien qu’il soit seul à la mesure de l’empire universel. Si toutefois son processus singulier s’accomplit, il devient la condition même de l’aporie mécanique du Tout‑empire ‑ tant il est vrai que « Tout‑monde et Tout‑Empire sont, par leur structure et leur fonction, des réels ou des potentiels antinomiques » (Glissant, 2005 : 162). Et pourtant si proches…
[…] le Tout‑monde serait la seule force de préservation contre un tel Empire, puisque sa diversité et sa totalité réalisées obligeraient celui‑ci à confondre les unes dans les autres ses actions en flèche et ses actions de circularité, l’extension et la préservation, la conquête et la survivance, une éternelle Conquista mêlée à une éternelle Reconquista, installant le trouble et l’ambiguïté dans la conception qu’il se serait faite de lui‑même. (Glissant, 2005 : 154‑155)
Impasse mécanique… Autrement dit, là où existerait le Tout‑monde, par la force des choses, par les lois de la physique le Tout‑empire ne saurait être. Or la sauvegarde de cette issue dépend de nous. Sortons le Tout‑monde des limbes pour conjurer le Tout‑empire : « L’Empire ou le Tout‑monde, la balance est devant nous » (Glissant, 2005 : 162).
Nous avons incidemment évoqué le processus binaire d’engendrement des mythes. Édouard Glissant a revisité l’épique et le tragique, il nous invite aujourd’hui à revisiter l’Utopie. Cet inlassable inventeur de poétiques nous proposerait‑il, dans son effort pour tirer du chaos des couples de contraires, une forme nouvelle de discours mythique susceptible de mobiliser les Humanités contemporaines ? Prendre conscience des formes ou plutôt des processus du futur en gésine ne suffirait pas. Encore faudrait‑il que cette connaissance agisse en nous avec l’énergie des mythes. Telle serait la fonction du nouveau discours glissantien. Mais avec quelle audience ?