Les langues dans l’histoire du Saugeais

DOI : 10.57086/cpe.1531

Le Saugeais est le nom traditionnel d’un petit territoire, situé sur les hauts plateaux de Franche-Comté, à la frontière suisse. Ancienne seigneurie ecclésiastique, il est fortement identifié par son histoire. Pendant plus de six siècles ses usages linguistiques se sont distribués entre le patois sauget, une variété spécifique de francoprovençal, et le français qui y a pénétré de manière précoce mais progressive. En raison de ses caractéristiques bien marquées et identifiables, le Saugeais constitue un cas de figure très approprié pour une recherche sur les facteurs qui déterminent l’évolution des usages linguistiques et en conséquence celle des langues. La démarche adoptée pour mettre en évidence cette évolution a conjugué des références à des travaux de sciences historiques et à des études linguistiques, portant sur le Saugeais lui-même, la Franche-Comté et la Suisse voisine. Ont été recherchés des facteurs politiques, sociaux, culturels, économiques, ainsi que leurs effets dans le temps.

Saugeais ist der traditionelle Name eines kleinen Gebietes, das sich auf der Hochebene der Franche-Comté an der Schweizer Grenze befindet. Diese ehemalige kirchliche Herrschaft ist stark durch die Geschichte geprägt. Sechs Jahrhunderte lang teilte sich der sprachliche Brauch dort zwischen dem Sauget-Patois, einer besonderen Varietät des Francoprovenzalischen, und dem Französischen, das frühzeitig kam und sich allmählich verbreitete. Aufgrund seiner ausgeprägten und sehr kenntlichen Merkmale stellt das Saugeais ein äußerst geeignetes Fallbeispiel für die Erforschung der Faktoren dar, die den Wandel von Sprachgebrauch und Sprachen bestimmen. Um diese Entwicklung aufzuzeigen, wurde ein Ansatz gewählt, der sich auf geschichtswissenschaftliche so wie sprachwissenschaftliche Arbeiten zugleich stützt, welche das Saugeais selbst, die Franche-Comté und die benachbarte Schweiz behandeln. Erforscht wurden politische, soziale, kulturelle und wirtschaftliche Faktoren sowie deren Auswirkungen im Laufe der Zeit.

Saugeais is the traditional name given to a small area on the high plateaux of Franche-Comté, on the Swiss border. A one-time ecclesiastical domain, it is strongly defined by its history. For more than six centuries the languages spoken there were a Sauget patois, a specific variety of Francoprovençal, and French which early but gradually made its way in. Due to its well-marked and identifiable characteristics, Saugeais offers a very appropriate framework for research on the factors which determine the evolution of linguistic uses and consequently of languages. The approach adopted to highlight its evolution combines research work from historical sciences and linguistic studies, relating to the Saugeais region itself, Franche-Comté and neighbouring Switzerland. Political, social, cultural and economic factors were looked for, together with their long-term effects.

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Avant-propos

Au début du chemin qui a mené à cette contribution, il y eut une conférence de la regrettée Fedérica Diémoz sur les langues patrimoniales en Suisse (Diémoz, 2015). La conférencière avait projeté et commenté une cartographie du francoprovençal1 et mon attention s’était un moment portée de l’autre côté de la frontière, sur une petite portion de territoire en forme de triangle accolée à la Suisse. Cette pointe septentrionale du francoprovençal en France était le Saugeais, une contrée que je pensais bien connaître, mais dont la spécificité linguistique, je dois le confesser, m’avait échappé. Avec une question : le francoprovençal, appelé localement le patois sauget, était-il la langue maternelle de ma grand-mère ? Je l’avais peu connue, mais savais qu’elle était la fille de modestes cultivateurs du village de La Longeville, devenue une citadine de Besançon. Lorsque ma mère me disait d’elle d’un air entendu : « C’était une Sauget », cela voulait dire qu’elle avait un caractère bien trempé et non qu’elle parlait saugeais. Mais comment savoir ce qu’on parlait dans le Saugeais au tournant des xixe et xxe siècles ?

J’ai alors découvert l’existence du livre Les mots du Saugeais de Rémy Bôle-Richard (2009), et mis du temps à me le procurer car il était épuisé et introuvable. Il m’a beaucoup appris et j’en reparlerai, mais étant un ouvrage lexicographique, il ne répondait que de manière indirecte et partielle à mes interrogations. En continuant à chercher, je me suis rendu compte que si les questions linguistiques qui se posaient dans le massif jurassien avaient été observées de près sur le versant suisse, ce n’était pas le cas du côté français. L’idée me vint alors de me tourner vers l’histoire. Cela faisait quelque temps que je réfléchissais à l’apport des sciences historiques aux études d’histoire linguistique, mais avec un intérêt pour des situations de plus grande ampleur que celle d’une petite communauté. C’est après avoir constaté que les historiens comtois s’étaient intéressés de manière approfondie à leur région et que même le Saugeais avait été l’objet de leurs observations que je me suis tourné vers eux.

Je suis alors passé d’un intérêt personnel à un essai de recherche. Je tente d’expliquer ma démarche dans les pages qui suivent, dont on peut prendre connaissance si on a la curiosité et surtout la patience de les lire. D’autant que pour réellement s’appuyer sur l’histoire, il faut remonter aux origines, celles du Saugeais et de l’abbaye de Montbenoît. Ce cheminement dans le temps m’est apparu positif. J’ai pu, en suivant le cours de l’histoire, m’interroger sur l’évolution des langues et usages linguistiques, et le Saugeais ainsi que le patois sauget, de par leurs caractéristiques bien marquées, m’ont offert un cas de figure particulièrement approprié pour le faire.

1. À propos du Saugeais et du patois sauget

Le Saugeais est le nom traditionnel donné à un territoire situé entre Pontarlier et Morteau dans le département du Doubs. Géographiquement, c’est une vallée encaissée, souvent appelée le val du Saugeais, dans laquelle coule le Doubs à environ 800 mètres d’altitude, entre deux versants qui montent en pente raide jusqu’au-dessus de 1 100 mètres. Actuellement, il rassemble onze communes, le long de la rivière et sur les hauteurs2. Le ban de chaque village est parsemé de hameaux et de fermes isolées, couvert de pâtures et de forêts. Environ 6 000 personnes résident dans l’ensemble de ces communes, une population en augmentation depuis les années 1990.

Le Saugeais ne correspond plus à une entité politique, mais il constitua un domaine appartenant à l’abbaye de Montbenoît qui fut, de sa création au xiie siècle jusqu’à sa dissolution à la fin du xviiie siècle, une seigneurie ecclésiastique. En 1850, un historien de Besançon la définissait ainsi :

Cette abbaye est, sans contredit, une des plus importantes de la province, par la durée de son existence, l’étendue de ses possessions et des droits souverains qui, pendant longtemps, y sont attachés. Le val du Saugeois, sur lequel régnaient les abbés de Montbenoît, fermé de toute part par les forêts montagneuses qui forment la double crête du Jura, n’est pas moins intéressant à connaître par l’originalité de son langage et de son ancienne coutume3.

On empruntera à Rémy Bôle-Richard, auteur de l’ouvrage Les mots du Saugeais (2009 : 11), la définition de ce « langage » : « Linguistiquement, le saugeais est un patois très homogène. Il appartient nettement au domaine francoprovençal dont il forme la limite septentrionale avec les parlers de Neuchâtel et d’Usiers (Sombacour)4. » Il ajoute (2009 : 15) : « [o]n pourrait dire que le col du Tounet, le défilé d’Entre-Roches, et le Crêt-Monniot ne sont pas seulement les bornes du Saugeais, mais marquent aussi la frontière entre le francoprovençal et les langues d’oïl ».

À l’ouest du Saugeais, le col du Tounet s’élève à 965 mètres et le Crêt-Monniot à 1 141 mètres. Au nord, le défilé d’Entre-Roche ferme la vallée du Doubs en amont de Morteau. Si ces obstacles géographiques forment aussi une frontière linguistique, le val du Saugeais est largement ouvert au sud sur la région de Pontarlier où les parlers sont francoprovençaux.

Comme dans tous les patois, la terminologie est sujette à des variations. Le territoire est le plus souvent désigné par le terme de Saugeais, mais on trouve aussi la graphie Sauget, sachant que la prononciation est la même en Franche-Comté. Rémy Bôle-Richard suggère d’utiliser sauget comme adjectif. Le gentilé est généralement Sauget et Saugette. On désigne le patois par saugeais ou patois sauget. En francoprovençal, le terme est sadget, sadjè ou sâdjè, selon les règles graphiques adoptées.

2. Les mots du Saugeais

L’ouvrage Les mots du Saugeais, sous-titré Dictionnaire du patois sauget, de Rémy Bôle-Richard, a pu être élaboré à partir d’un glossaire de termes collectés aux alentours de 1910 par le chanoine Joseph Bobillier. Celui-ci, originaire du Saugeais, avait conçu le projet d’écrire un mémoire sur son patois. Il avait obtenu une licence de lettres en 1910 à l’université de Besançon, ce qui lui avait permis d’acquérir le savoir nécessaire pour le réaliser. Il avait constitué un glossaire d’environ 1 700 termes, traduits en français et transcrits au moyen de l’alphabet phonétique romaniste utilisé à l’époque. Il avait aussi rassemblé plusieurs textes, contes et histoires, et les avait accompagnés d’un Hymne du Saugeais dont la composition lui est attribuée. Mais il abandonna ce projet, sans qu’on sache pour quelles raisons, ne laissant qu’un manuscrit de ce travail.

En découvrant le glossaire, Rémy Bôle-Richard, qui enseignait alors les sciences du langage à l’université de Franche-Comté, décida de le traiter en utilisant les outils conçus pour la description des langues non décrites, ce qui était sa spécialité. Il porta le corpus à 2 819 entrées en incluant des termes qui se trouvaient dans les textes rassemblés par le chanoine Bobillier, d’autres recueillis dans l’Atlas linguistique et ethnographique de Franche-Comté (C. et L. Dondaine, 1972-1991), et en ajoutant des données recueillies auprès d’informateurs locaux ou issues de ses souvenirs. Il n’utilisa pas l’Atlas linguistique et ethnographique du Jura et des Alpes du Nord de Jean-Baptiste Martin et Gaston Tuaillon (1971), mais il n’est pas certain que celui-ci, dont Colette et Lucien Dondaine avaient pris connaissance, ait apporté un nombre significatif d’autres entrées. On peut considérer que l’ouvrage de Rémy Bôle-Richard brosse un tableau assez complet du lexique du patois sauget tel qu’il était encore en usage au début du xxe siècle.

Tous les termes ont été retranscrits au moyen de l’Alphabet Phonétique International (API), un tableau des consonnes et des voyelles a été établi. De plus, l’auteur a conçu un système de transcription orthographique adapté à ce patois, fondé sur une correspondance univoque phonème/graphème, rompant ainsi avec la pratique consistant à transcrire au moyen de l’orthographe française, peu adaptée. Ces règles graphiques sont appliquées à toutes les entrées. Par exemple :

asiita kruuya [asi:takry:ja] : assiette creuse
malèdi [malɛdi] : maladie
malèètou [malɛ:tu] : malade

On peut noter que Rémy Bôle-Richard a préféré élaborer cette orthographe spécifique plutôt que se tourner vers les graphies supradialectales conçues précédemment dans le domaine des études francoprovençales, notamment celle proposée par Dominique Stich (2001). Mais il ne s’est pas exprimé à ce propos.

Rémy Bôle-Richard n’a pas entrepris une analyse grammaticale du patois sauget, mais le corpus de l’ouvrage fait apparaître plusieurs des traits communs aux dialectes francoprovençaux. Tel le maintien des voyelles finales devenues atones en langues d’oïl : méégrou (maigre), marenna (marraine). Telle aussi la position de l’accent tonique variable en fonction de terminaisons non accentuées : dzuurou (jeune), viiyou (vieux), djta (saugette), sourta (sonnette), i tsantou (je chante), i tsantééyou (je chantais). En revanche, le patois sauget possède des traits propres dont le plus caractéristique est le rhotacisme du « n » intervocalique. Ainsi tenere en latin, devenu tenir en français, a donné tri en sauget, avec élision de la voyelle de la syllabe précédente non accentuée. Luna en latin est devenu lune en français et lra en saugeais. Une autre différence notoire porte sur le possessif pluriel. Les formes notron et votron identifient l’ensemble des dialectes francoprovençaux, mais ne se rencontrent pas en saugeais qui utilise notrou, votrou, et notra, votra.

Même en étant substantiellement élargi, le corpus réuni dans Les mots du Saugeais couvre les mêmes domaines d’usage que ceux de nombreux autres patois ou dialectes régionaux : la vie familiale, les activités agricoles et artisanales, les relations humaines, l’environnement. Des termes se rapportant à la vie publique, à d’autres activités économiques, à l’organisation de la société, à l’instruction, ainsi que ceux impliquant un certain niveau d’abstraction n’y figurent pas. On n’y trouve pas non plus, à l’exception de mots du langage commun tels que mèsa (messe) ou prèyii (prier), de termes se rapportant à la pratique religieuse alors que celle-ci a joué un rôle majeur dans l’histoire et la vie du Saugeais. On compte une cinquantaine de toponymes, mais très peu de patronymes, prénoms ou noms, ce qui donne à penser que c’est la langue officielle, c’est-à-dire l’état civil, qui a défini les identités individuelles.

3. Les langues dans l’histoire

Ce que fait apparaître ce glossaire de manière indirecte est donc un partage des domaines d’usage entre le français et le francoprovençal. Ce partage s’inscrit dans une évolution qui aboutira à ce que seul subsiste le français. Il montre rétrospectivement que le Saugeais fut longtemps une communauté plurilingue. Mais si le corpus que constitue le glossaire apporte des éléments d’information sur un état des lieux au moment où il a été constitué, il ne permet pas de décrire ce que fut l’histoire linguistique de cette communauté. Pour ce faire, il faut disposer d’autres données.

Celles fournies par les études sur l’histoire des langues en Franche-Comté sont peu nombreuses. Et elles portent surtout sur les parlers comtois d’oïl. La partie jurassienne qui appartient à l’aire francoprovençale a été moins étudiée. Les travaux publiés, à part ceux sur son inclusion dans les atlas linguistiques, portent sur la délimitation septentrionale de l’aire francoprovençale (Dondaine, 1971 ; Zufferey, 2006). Les éclairages les plus pertinents du point de vue de l’histoire linguistique sont, ainsi qu’on le verra, des descriptions de patois réalisées localement à la fin du xixe siècle.

Pour comprendre quelle communauté plurilingue fut le Saugeais et quel rôle ont joué les langues dans son passé, le choix a été fait de structurer une étude qui prenne appui sur l’histoire, c’est-à-dire sur les travaux réalisés dans le cadre et avec les méthodes des sciences historiques. En l’espèce, on a pu se référer à des publications qui décrivent de manière suffisamment approfondie ce que fut l’histoire du Saugeais et de l’abbaye de Montbenoît. On a consulté aussi des études qui portent sur le cadre plus large de la Franche-Comté, sur celui des montagnes du Jura et sur la Suisse voisine.

On n’attendait pas de ces travaux d’historiens qu’ils abordent les questions de langues, même s’ils le font à l’occasion. Par contre, on y a cherché des informations sur les décisions, actions, événements qui ont eu des effets sur les usages linguistiques. Ainsi on peut trouver dans la genèse du Saugeais des indications pertinentes, même si elles sont partielles, sur les facteurs qui y ont généré un parler spécifique à l’intérieur de l’aire francoprovençale. On sait à partir de documents d’époque quelle était l’origine des personnes qui, au xiie siècle, ont été amenées à peupler un territoire jusqu’alors inhabité, que le statut du servage leur interdisait de quitter ce territoire, qu’elles furent toutes soumises au même droit coutumier qui gouvernait leur vie. Les recueils de documents d’archives, leur étude par des historiens permettent de situer la transition qui s’est effectuée entre l’usage écrit du latin et celui du français dans le Comté de Bourgogne, et montrent l’absence de traces scripturales du francoprovençal dans sa partie jurassienne. Citons aussi, parmi d’autres travaux pertinents, ceux sur l’alphabétisation et l’instruction primaire aux xviiie et xixe siècles, sur la diffusion de la culture écrite en milieu rural.

Les références à l’histoire permettent aussi de mettre en évidence les facteurs politiques, sociaux, culturels, économiques qui conditionnent l’usage des langues. Elles montrent en outre l’influence de ces facteurs sur l’évolution de ces usages. Ainsi en basse Franche-Comté et dans la Suisse voisine, l’industrialisation au xixe siècle a été un facteur de déclin et d’abandon des patois qu’ils soient d’oïl ou francoprovençaux. Par contre, dans le Saugeais à la même époque, on peut attribuer à une économie agricole fondée sur la polyculture et à une large autosuffisance, le maintien de la pratique du patois, alors même que la connaissance du français s’y était généralisée. Toutefois il faut souligner que les observations linguistiques qu’il est possible de tirer d’études historiques sont en grande partie des déductions et des hypothèses, ce qui sera signalé tout au long de cette contribution.

4. La genèse du Saugeais : du prieuré à la seigneurie ecclésiastique

L’histoire du Saugeais commence au xiie siècle. On est alors dans ce que l’historien Georges Duby appelle le « Beau Moyen Âge » qui s’étend de la fin du xie siècle au milieu du xiiie siècle. En Europe occidentale, le système féodal est en place et les rapports de pouvoir sont gérés, sinon sans affrontements, du moins sans guerres dévastatrices. Il n’y a pas de grandes épidémies. Les conditions climatiques sont favorables et assurent de bonnes récoltes. Des villes se créent ou se développent. De grandes campagnes de défrichement sont organisées pour installer une population qui augmente. Les biens et les personnes circulent, une certaine sécurité est assurée par le quadrillage féodal des territoires.

Depuis le xie siècle, le christianisme s’est transformé en renouant avec l’esprit évangélique, donnant naissance à de multiples communautés religieuses. Dans le comté de Bourgogne, on assiste à une « floraison monastique exceptionnelle » (Malfroy et al., 1992 : 15) qui atteint les montagnes du Jura au xiie siècle. L’installation de ces communautés est favorisée par les féodaux, grands et petits, par conviction religieuse, pour le salut de leur âme car ils avaient souvent beaucoup à se faire pardonner, pour asseoir leur statut vis-à-vis de leurs suzerains et des hautes autorités ecclésiastiques, et tout simplement par intérêt. Les monastères sont le plus souvent installés dans des espaces en friche que les moines développent en partageant les bénéfices avec le seigneur qui en est le possesseur. À la fin du xie siècle, plusieurs communautés religieuses s’implantent le long du cours supérieur du Doubs : à Mouthe, à Mont-Saint-Marie (actuellement Labergement-Saint-Marie) à l’extrémité du lac Damvauthier (lac de Saint-Point), à Montbenoît et à Morteau.

Le lieu-dit de Montbenoit se trouvait sur les terres des sires de Joux. Ces féodaux avaient édifié un château sur un rocher dominant la cluse en amont du bourg de Pontarlier. Landri de Joux (1086-1110) fut le premier à en être reconnu comme « possesseur ». De là, ils contrôlaient le passage de la voie transjurane qui, à l’époque romaine, reliait la Gaule à l’Italie par le plateau suisse et le col du Grand Saint-Bernard. Celle-ci connaissait au xiie siècle un net regain d’activité et rapportait des revenus conséquents aux sires de Joux. Leur domaine s’étendait aussi à la Chaux d’Arlier, le plateau autour de Pontarlier, où étaient disséminés plusieurs villages, et aux contreforts montagneux qui surplombent le Doubs en aval de la bourgade. Ceux-ci étaient recouverts de « joux », terme qui, dans l’aire francoprovençale du Jura et des Alpes, désigne de vastes et épaisses forêts de montagne.

Le premier récit historique sur le Saugeais a été écrit par Alexandre Barthelet, un érudit, notaire à La Cluse (actuellement La Cluse-et-Mijoux), qui a publié en 1853 une Histoire de l’abbaye de Montbenoît et du Val de Saugeois. Selon lui, les premiers moines installés à Montbenoît seraient venus de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaume dans le Valais, à l’initiative des sires de Joux. Mais les historiens contemporains (Locatelli, 1976 ; Malfroy et al., 1992) invitent à la prudence et à s’en tenir aux documents qui ont été conservés. Or aucun ne mentionne la provenance des premiers religieux. Néanmoins l’influente abbaye valaisanne était présente depuis longtemps dans la région et se trouvait sur la route qui depuis Pontarlier mène aux Alpes par la vallée du Rhône. Dans tous ces territoires se parlaient des dialectes francoprovençaux, et il n’est pas interdit de penser que cette proximité linguistique ait pu faciliter les rapports.

Le premier texte fondateur est une bulle du pape Innocent II adressée en 1141 à Narduin, prieur de la communauté, qui lui décerne le titre d’abbé et ainsi transforme le prieuré en abbaye. C’est là qu’apparait l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaume, puisque Narduin et les moines qui l’entourent décident d’adopter la même règle que celle-ci, celle des chanoines de Saint-Augustin.

Cette reconnaissance et le statut décerné à l’abbaye de Montbenoît firent converger vers elle de nombreux dons, en espèces et surtout en nature. Elle s’enrichit et le territoire qu’elle faisait défricher et cultiver s’élargit. Une charte de confirmation de l’archevêché de Besançon en 1189 recense environ 80 donateurs, dont les archevêques de Besançon eux-mêmes, des seigneurs et propriétaires aisés, et bien sûr les sires de Joux. En 1199, une bulle de protection du pape Innocent III reconnait les droits de l’abbaye et en particulier les bénéfices qu’elle tire de ses terres, « specialiter decimas du Saugey et de Lièvremont ».

Les historiens estiment que c’est en constatant le succès de l’abbaye, et donc tardivement, « que les sires de Joux songèrent à en tirer profit pour leur prestige personnel » (Malfroy et al., 1992 : 16). Ils décidèrent alors de se faire « les protecteurs attitrés du nouvel établissement, et même les fondateurs, en rédigeant des chartes à effet rétroactif » (Locatelli, 1976 : 12). La première de ces chartes, la principale, est celle de 1228 dans laquelle Henri Ier de Joux déclare que ses ancêtres sont à l’origine de la fondation de l’abbaye et confirme « de manière totale et franche » les droits de celle-ci sur le territoire du Saugeais : « et confirmo libere et absolute territorium du Saugey ». Dans l’organisation féodale, le Saugeais est ainsi reconnu comme le fief des abbés, dont les sires de Joux sont eux-mêmes les suzerains. Pour bien marquer leur attachement à l’abbaye, Henri Ier de Joux et ses successeurs demanderont par testaments de s’y faire inhumer.

Quant à la règle de Saint Augustin, elle va conditionner la relation de l’abbaye à son territoire et à ses habitants :

Les chanoines réguliers se livrant peu au travail manuel, contrairement aux cisterciens (qui s’installent à Mont-Sainte-Marie, dans les parages sud du lac de Saint-Point) ou aux chartreux, font exploiter leurs domaines par des domestiques (appelés « familiers » qui travaillent sous leur direction) ou par des colons (installés sur leurs terres, contre redevances et corvées). (Malfroy et al., 1992 : 17).

Sur le plan religieux, s’ils vivent en communauté comme les moines, ils gardent en tant que chanoines un ministère paroissial et assurent donc les fonctions de prêtres auprès des fidèles sur tout leur territoire.

La Terre de Montbenoît au xiiie siècle est donc à la fois une seigneurie ecclésiastique sur laquelle l’abbaye exerce un pouvoir politique, une grande paroisse dans laquelle elle exerce une autorité spirituelle sur les habitants, et un vaste domaine qu’elle fait cultiver à son profit. La superficie de ce domaine est alors à peu près celle que le Saugeais conservera par la suite.

C’est dans la bulle du pape de 1199 que le mot « Saugeais », transcrit « Saugey », apparaît pour la première fois. Il est repris dans la charte de 12285. L’origine du terme est mystérieuse. On peut écarter une parenté avec « sauge », cette plante méditerranéenne n’ayant rien à voir avec le rude climat jurassien. Dans quelques récits, on avance une parenté avec « Savoie » ou plutôt « Sapaudia », en latin : « le pays des sapins », forme encore utilisée à l’époque médiévale. La dénomination en patois, « sadget », lui est proche phonétiquement. Mais c’est une similitude qu’aucun dialectologue n’a étudiée.

5. Les gens du Saugeais

Dans l’information couramment diffusée sur le Saugeais, on trouve des récits selon lesquels les religieux de Montbenoît auraient fait venir des Savoyards et Valaisans pour travailler sur leurs terres. Ces arrivants seraient ainsi à l’origine de la langue qui y est parlée. Mais aucun document ne l’atteste. Dans les archives de l’abbaye ne se trouvent que des textes portant sur l’embauche de serfs dans des lieux proches.

Le statut du servage faisant des personnes de condition servile des propriétés de seigneurs, pour les faire venir, il était nécessaire de disposer d’autorisations, d’accords conclus, ou d’actes certifiant leur achat. La liste de donations établie en 1199 par l’archevêché de Besançon fait état d’un écrit de 1178 selon lequel les sires de Joux ont partagé leurs serfs avec l’abbaye. Cette liste mentionne aussi une donation de serfs en 1189 par un seigneur de Scey. La charte de 1228 inclut une donation d’hommes et de femmes du village de Doubs près de Pontarlier dont les noms sont consignés. D’autres documents montrent que les chanoines ont eux-mêmes acquis des serfs dans différentes localités du comté de Bourgogne (Chaffois, Bians, Vuillecin, Dommartin), toutes proches de Pontarlier.

Les chanoines ont négocié aussi la venue de femmes destinées à être mariées aux serfs de l’abbaye. C’est ce dont témoigne un accord passé en 1218 avec les sires de Joux : « foeminas quoque dominii mei, quas homines eorum in uxores duxerunt, cum haeredibus, dono praedictis Canonicis6. » Les sires y annoncent « donner des femmes de leur domaine aux chanoines pour que les hommes (les domestiques) de ceux-ci les prennent pour épouses ». Le soin que les chanoines prenaient à marier leurs domestiques correspondait probablement surtout à une logique économique, celle de confier à des familles, c’est-à-dire à une main-d’œuvre multiple, l’exploitation de nouveaux espaces de leur domaine au fur et à mesure de leur défrichement.

La charte de 1228 accorde à l’abbaye le droit de faire venir des colons, c’est-à-dire des paysans libres, non soumis au servage. Au cours du xiiie siècle, les chartes de franchises et les affranchissements individuels se sont multipliés en de nombreuses régions, et des familles de colons étaient embauchées sous le régime de l’abergement, c’est-à-dire de contrats de longue durée, moyennant des corvées et un prélèvement sur les récoltes. Mais on ne trouve aucune trace à cette époque de négociations de l’abbaye en vue d’un peuplement par des colons venant d’une autre région, proche ou éloignée.

En revanche, les historiens relèvent que la charte de 1251 accorde aux habitants un statut intermédiaire entre ceux de serfs et d’abergeurs. « Il juxtapose à des éléments de progrès (la fixation des charges) des relents de servitude » (Locatelli, 1976 : 26). En effet, « si les habitants du val peuvent quitter le Saugeais, ils restent assujettis à la mainmorte et à des formes de taille destinées à subvenir aux besoins financiers du monastère. » (Malfroy et al., 1992 : 21). Rappelons qu’on appelait « mainmorte » l’incapacité dont étaient frappés les serfs de transmettre leurs biens à leur décès.

Il est vrai que c’est une forme assouplie de mainmorte qui est ainsi instaurée. Le paysan conserve la terre qui lui est attribuée tant que lui et sa famille ne quittent pas définitivement le domaine, et les chanoines récupèrent l’exploitation si le paysan décède sans héritiers. Par ailleurs, le paiement d’un cens, c’est-à-dire d’une redevance, est substitué au prélèvement sur les récoltes et à l’obligation d’effectuer des corvées. Cette mainmorte reste malgré tout une forme d’assujettissement. Les gens du Saugeais se mobiliseront de manière permanente pour s’en affranchir, mais elle ne sera supprimée qu’au xviiie siècle.

Néanmoins, un véritable traité d’abergement dut être concédé en 1337 par l’abbé de Montbenoît à de nouveaux habitants du Saugeais7. Quelques années auparavant, Henri III de Joux avait fait venir des Grisons, région située alors dans les États de Savoie, des colons qu’il avait installés au lieudit L’Arcenet, dans la montagne non loin de la limite du comté de Neuchâtel. Il s’agissait probablement d’une population alémanique et non romanche, d’où le nom Les Allemands qui fut donné à la localité où ils furent implantés. Considérant que cet endroit lui appartenait, l’abbaye intenta des procès et les gagna. Mais, ainsi que le spécifie le traité, dans la mesure où « tous les habitants et manans audit village étaient francs et de franche condition » (cité par Suchet et Lambert, 1900 : 498), Henri III de Joux leur avait accordé une franchise sans mainmorte. L’abbé de Montbenoît, en reprenant le contrôle de ce territoire, dut accorder à cette communauté la même franchise, alors qu’elle n’était pas reconnue aux autres gens du Saugeais8.

6. Le Saugeais et les langues du comté de Bourgogne

L’aire des parlers francoprovençaux s’est dessinée au cours du Haut-Moyen Âge à côté de celles des parlers d’oïl et d’oc. Il est reconnu depuis les travaux de Pierre Gardette (1974 notamment) que Lyon a eu un rôle fédérateur à partir de la romanisation de la Gaule, et que la constitution du territoire francoprovençal s’est effectuée le long des axes fluviaux, le Rhône (jusqu’au Valais) et « ses affluents », la Saône, le Doubs, l’Ain et l’Isère (jusqu’au Petit-Saint-Bernard), longés par les voies routières qui mènent au-delà de la crête des Alpes vers le Val d’Aoste. Depuis la Saône et le Doubs, le francoprovençal s’est étendu aux montagnes du Jura, et depuis le Rhône, il s’est propagé à l’autre versant du Jura.

Cette extension a buté sur les Vosges, la Lorraine, et l’aire des parlers germaniques, comme cela a été mis en évidence par les travaux de Colette Dondaine à qui on doit l’Atlas linguistique et ethnographique de la Franche-Comté. Son étude du phonétisme des parlers comtois d’oïl fait apparaître dans ceux-ci des formes francoprovençales qui ne sont pas présentes dans les parlers lorrains. Ainsi le groupe consonantique pr ou br à la finale en latin devient vr en francoprovençal et en comtois et v, f dans les Vosges. Pour « lièvre », on a livr, yïvr, yèvr, yévr en Franche-Comté et lyèv, lyèf du côté vosgien (Dondaine, 1971).

Par la suite, les parlers francoprovençaux ont régressé, remplacé par des parlers d’oïl jusqu’au niveau des contreforts du Saugeais, de la vallée de la Loue, des montagnes neuchâteloises. Si ces processus se sont effectués au cours du Moyen Âge, il est difficile de les dater. François Zufferey (2006) a établi une carte qui fait apparaitre l’extension de l’aire francoprovençale jusqu’aux Vosges, au Doubs, à la Saône et à la rive gauche du Rhin, et la situe au xiiie siècle. Hélène Carles et Martin Glessgen, dans une étude récente sur L’élaboration scripturale du francoprovençal au Moyen Âge, sont beaucoup moins affirmatifs et estiment qu’à cette date, les parlers francoprovençaux avaient considérablement régressé :

L’idée de François Zufferey est d’illustrer « [l]e domaine francoprovençal dans son extension présumée vers 1300 ». Nous serions plus prudents quant à la chronologie et enclins à supposer qu’il s’agit plutôt de l’extension vers l’An Mil. Les documents de Besançon et Porrentruy du xiiie siècle plaident en effet davantage pour la présence d’une variété de type oïlique à l’oral déjà à cette époque (Carles et Glessgen, 2019 : 72).

L’influence de Besançon avait été soulignée par Colette Dondaine (1971 : 38-39) :

Il semble bien qu’il faille en conclure que le francoprovençal a régné autrefois sur l’ensemble de la Franche-Comté. Sous quelles influences aurait-il régressé ? Probablement sous l’influence du parler directeur de Besançon qui « s’était orienté vers le Nord de la France », (je cite Jud9). Besançon était la ville la plus importante des Séquanes, la seule véritable ville épiscopale depuis le Moyen Âge, à partir du xiiie siècle république urbaine distincte du comté, ville libre impériale maîtresse de ses destins. Or Besançon était plutôt orienté vers le nord que vers le sud.

Remarquons que dans le découpage du Comté en trois baillages, effectué quand il est intégré au domaine des ducs de Bourgogne en 1318, l’un d’eux, le « baillage d’aval », dont la capitale est Salins, recouvre en très grande partie l’aire des parlers francoprovençaux. Il inclut Pontarlier et le fief des sires de Joux. Les deux autres, ainsi que Besançon qui ne faisait pas partie du Comté, sont en zone de parlers d’oïl : le « baillage d’amont » dont la capitale est Gray, et le « baillage du milieu » dirigé depuis Dôle et s’étendant jusqu’à Morteau.

Quoi qu’il en soit, le Saugeais au xiisiècle se trouvait bien dans l’aire francoprovençale. La fondation de l’abbaye s’étant déroulée dans le périmètre de la seigneurie de Joux, on a tout lieu d’en déduire que le parler des gens qui y étaient employés était la même variété de francoprovençal que celle qui y était en usage. Les gens venant des environs ayant des parlers proches l’adoptèrent probablement sans difficulté. Quant aux habitants des Allemands, arrivés plus tardivement, on ignore pendant combien de temps ils conservèrent leur dialecte alémanique, et il ne semble pas que celui-ci ait laissé des traces dans le parler sauget. Le rôle central tenu par l’abbaye a probablement contribué à unifier des usages linguistiques qui pouvaient différer pour les personnes venant de plus loin. On peut aussi faire l’hypothèse qu’un espace aussi nettement circonscrit que la Terre de Montbenoît, dirigé par un pouvoir centralisateur exerçant un contrôle administratif et spirituel serré sur les habitants, a constitué un vase clos propice à la constitution d’un parler ayant des traits qui lui étaient propres. Par la suite, la solidarité entre ses habitants, issue de leurs revendications communes de droits nouveaux, a probablement contribué à les maintenir.

7. Du latin au français

Un juriste et érudit, François Nicolas Eugène Droz (1735-1805), conseiller au parlement de Besançon, a recueilli dans son ouvrage Mémoires pour servir à l’histoire de la ville de Pontarlier (Droz, 1760) des textes juridiques portant sur la période de 1132 à 1393. Parmi ceux-ci, se trouvent les principaux textes sur la fondation et l’activité de l’abbaye de Montbenoît. Ce recueil permet d’observer la transition qui s’est effectuée entre le latin et le français dans les usages écrits.

La bulle de 1141 du pape Innocent II faisant du prieur Narduin l’abbé de Montbenoît est évidemment en latin, à la fois langue de l’église et langue juridique au xiie siècle : « Innocentius episcopus, servus servorum Dei, directo filio Narduino, abbati Montisbenedicti, ejusque sucessoribus canonica instituendis. » Le latin est aussi la langue de la charte de confirmation de 1189 qui émane de Théodoric, l’archevêque de Besançon : « Theodoricus, Dei miseratione Bisuntinae Sedis humilis Minister ». Les nombreux donateurs de l’abbaye, venant du comté de Bourgogne, et même de l’autre versant du Jura, se sont vu attribuer des patronymes en latin.

Les chartes et accords conclus entre l’abbaye et les sires de Joux sont en latin, dont ceux de 1218 et 1228, évoqués précédemment. La charte de 1251 signée entre Guillaume, représentant de l’archevêque, le seigneur Amauri de Joux, l’abbé Étienne et le prieur Michel est encore en latin : « Nos Willelmus, permissione divina Bisunt. Archiep. et nos Amaudricus ; Dominus de Joux. Quod viri religiosi Stephanus Abbas et Michael Prior. »

Mais à partir de la seconde moitié du xiiie siècle, l’usage du français prend le dessus. Dans le recueil de documents constitué par Droz (1760), le premier texte en français est un traité conclu en 1246 entre Jean de Chalon10, comte de Bourgogne, et Amauri, sire de Joux, réglant des différends qui les opposaient : « Sachant tous cil qui verront ces présentes lettres, que luy Johan cuens de Bourgogne, heurt plusieurs querelles pour lui et pour Monsi Hugon son fils contre le Seigneur de Joul dit Amari… »

Ce fut surtout avec d’autres protagonistes et d’autres motivations que l’usage du français se développa à l’époque. La pratique de recourir à des textes écrits offrant la garantie du droit afin de remplacer les engagements ou les décisions prises oralement devenait alors de plus en plus fréquente. Les nombreuses chartes obtenues par les habitants des villes, les bourgeois, mais aussi par des habitants des campagnes, en témoignent. Le latin étant trop peu connu dans les milieux qui demandaient de tels textes, et mal adapté à ces nouveaux usages, on se tourna alors vers les « langues vulgaires », c’est-à-dire celles qui n’étaient pas considérées comme savantes, statut réservé au grec et au latin.

Les premiers actes en français apparaissent pour la plupart au début du xiiie siècle, au nord et à l’est de la France, suivant un spectre se déployant très loin de la région parisienne depuis la Flandre française, la Wallonie et la Lorraine, jusqu’en Champagne orientale, en Bourgogne et dans le Jura. On les trouve nombreux dans ces régions à partir des années 1235-1245. (Lusignan, 1999 : 117)

Plusieurs de ces régions n’étaient pas des provinces du royaume de France, le comté de Bourgogne, comme le duché de Lorraine par exemple, étant toujours attachés au Saint-Empire.

Dans le Saugeais, la charte de 1251 qui enregistre des engagements que les chanoines avaient pris oralement mais qui, selon les gens du Saugeais, n’étaient pas suffisamment respectés, est rédigée en latin. Mais les textes juridiques qui vont suivre sont en français. C’est le cas du traité d’abergement de 1337, déjà cité (Suchet et Lambert, 1900).

8. Français et francoprovençal

Dans le Comté de Bourgogne, y compris dans sa partie jurassienne, on ne trouve pas à cette époque de textes en francoprovençal. Mais dans l’aire de cette langue, le recours au français n’est pas uniforme. C’est ce que fait apparaître l’étude sur L’élaboration scripturale du francoprovençal (Carles et Glessgen 2019). On trouve des textes de portée officielle en francoprovençal dans la région rhodanienne et en Savoie. Le français ne s’y imposera que tardivement. Mais à Genève, Lausanne et Neuchâtel, l’usage du francoprovençal se limite à l’insertion de termes d’usage courant dans des documents de portée locale, comme les testaments, rédigés en français. Pour les documents juridiques, administratifs, c’est le français qui est utilisé, cette pratique étant largement motivée par la volonté d’utiliser la même langue écrite de chaque côté du Jura :

Le choix du français comme langue vernaculaire « support » en Suisse garantissait une bonne communication écrite entre les territoires francoprovençal et oïlique de part et d’autre du Jura, qui étaient dans de nombreux cas gérés par les mêmes seigneurs ou les mêmes propriétaires ecclésiastiques. Il s’ajoute d’un point de vue interne que le français, bien qu’étant une langue distincte, ne s’éloignait pas autant du francoprovençal que d’autres langues. Une charte rédigée en français, parsemée de lexèmes francoprovençaux et lue à haute voix par un locuteur francoprovençal qui introduisait quelques adaptations phonétiques devait rester compréhensible aussi à un auditoire non francophone. Les scribes ont donc substitué à l’ancienne langue écrite, le latin, qui n’était plus suffisamment compris par le public laïc auquel s’adressaient ces documents, une nouvelle langue écrite de prestige, le français, qui, bien que langue différente de la langue héréditaire locale, parvenait à répondre à l’exigence de compréhensibilité. (Carles et Glessgen, 2019 : 144-145)

Cette imbrication des territoires et des acteurs, nobles et ecclésiastiques, de chaque côté du Jura est précisément illustrée dans le cas du Saugeais par la charte de 1348. Celle-ci établit le bornage séparant le domaine de l’abbaye de Montbenoît des terres de Vennes et de Morteau qui appartenaient aux comtes de Neuchâtel. Les protagonistes de cet accord venaient de chaque versant du Jura. Du côté de l’abbaye se trouvaient l’abbé Jean d’Usier, issu d’une famille de la région, et son suzerain le sire de Joux qui était alors Hugues de Blonay, un noble vaudois, venant donc de l’autre versant du Jura. Les possesseurs des terres de Morteau et Vennes étaient le comte Louis de Neuchâtel et son fils Jean. Le gouverneur du comté de Bourgogne, Othon de Grandson, lui aussi un noble vaudois, avait tenu à présider lui-même cette rencontre. La charte est rédigée en français.

À l’intérieur du comté de Bourgogne, divisé en deux zones linguistiques distinctes, l’une de langue d’oïl et l’autre francoprovençale, le français central était aussi une langue transversale. Son usage permettait d’uniformiser les écrits administratifs et juridiques. La dualité linguistique a probablement hâté l’introduction, somme toute précoce, du français dans une région qui n’avait aucun lien politique avec le royaume de France. Mais ce n’est assurément pas la seule cause ayant amené son usage, puisque celui-ci se répandait conjointement dans d’autres régions à la même époque.

9. Le Coutumier du Saugeois

L’accord de délimitation territoriale de 1348 fut conclu entre un nombre restreint de hautes personnalités qui toutes étaient en mesure de lire le français de l’époque et même de l’écrire. Le Coutumier du Saugeais adopté en 1459 est un document d’une tout autre ampleur. Il l’est par sa portée : tous les aspects de la vie du Saugeais, par le nombre de gens concernés : la totalité des habitants, mais aussi par son mode d’élaboration puisque tous y ont participé de manière directe ou par l’intermédiaire de leurs représentants.

À l’époque, dans le Comté de Bourgogne, comme dans toutes les contrées au nord de la Loire, le droit aussi bien public que civil reposait en grande partie sur des coutumes, instaurées par les différents pouvoirs, féodaux, ecclésiastiques, ou négociées entre eux et la population, mais reconnues de manière tacite sans être écrites. Seules les régions au sud de la Loire, qu’elles soient ou non parties du Royaume de France, étaient régies dans un droit écrit, issu du droit romain. Mais la demande sociale d’inscrire le droit dans des textes reconnus par des juridictions se faisant pressante, ces coutumes furent consignées dans des documents écrits. En France, une ordonnance du roi Charles VII de 1454 ordonna la rédaction des droits coutumiers. Une telle décision fut prise presque en même temps par le duc Philippe le Bon dans l’État bourguignon dont faisait partie le Comté de Bourgogne.

L’abbaye de Montbenoît, en tant que seigneurie ecclésiastique dans laquelle des coutumes non-écrites s’étaient établies pour gérer la vie des habitants, dut se conformer à cette injonction. De plus, cette démarche était l’occasion de trouver un accord entre les habitants et les chanoines de l’abbaye alors que des dissensions et tensions ne cessaient de se manifester, en particulier autour de la question de la mainmorte, cette pratique héritée du servage que les gens voulaient abolir.

L’abbé Jacques de Clerval, qui était alors à la tête de la seigneurie, prit la décision de réunir les religieux et des représentants des habitants pour élaborer les « droits, usances et coutumes du Saugeois », un document connu sous le nom de Coutumier du Saugeais.

Le territoire de l’abbaye rassemblait alors douze villages et chacun d’eux fut appelé à désigner des représentants. Leurs noms et prénoms sont consignés au début du Coutumier. On en compte 103, délégués par les quelque 650 ou 700 habitants que comptait ce territoire (Malfroy et al., 1992 : 32). Tous les religieux participaient aussi : l’abbé, le prieur, sept chanoines et deux novices. Cette assemblée fut présidée par le lieutenant général auprès du bailli d’aval.

Ensemble, ils consignèrent pas moins de 112 articles. Presque tous énoncent et mettent en forme des coutumes en vigueur jusqu’alors. Le Coutumier traite « à peu près de tout ce qui pouvait avoir rapport aux droits du monastère sur les sujets de la seigneurie, de la culture des terres, de la police rurale, et en général des intérêts d’une population entièrement agricole » (Barthelet, 1853 : 66). Pour le travail de la terre, il constitue un cahier des charges détaillé, précis et rigoureux. Les modalités de partage des ressources sont précisées. La chasse et la pêche par exemple sont autorisées mais encadrées et étroitement contrôlées. Les habitants désignent les messiers (gardes champêtres), mais la justice est de la responsabilité de l’abbé. Les taxes et dîmes sont détaillées. De nombreuses règles de vie en société sont énoncées, comme l’obligation faite à tous les habitants de coopérer aux travaux de construction. Les règles établies vont jusqu’à fixer la composition du trousseau des filles lors du mariage, tel l’article 49 :

Que la fille de us de gaigneur (qui a épousé un laboureur), si en traitant ledit mariage, est devisé qu’elle aura troussel et vêture, a été gardé l’ancienneté en la terre et seigneurie de Montbenoît, que si à cause dudit troussel, l’on a promis lit garni, ladite fille aura et emportera lit et coussin de plume, ensemble la couverture de huit linceux et de deux rangs de tuailles (toiles)…

Par contre les articles 70 et 71 sont nouveaux. Ils sont le résultat d’un compromis entre les chanoines et les habitants qui réclamaient la suppression de la mainmorte. Les religieux refusèrent de céder sur celle-ci mais concédèrent la création de prudhommes pour représenter les habitants alors que les personnes qui n’étaient pas affranchies n’y avaient en principe pas droit :

Article 70. Comme l’on peut élire prudhommes
Et combien que lesdits habitants du Val et terre du Saulgeois de poète11 et de mainmorte et que, pour ce, les abbés de ladite église aient prétendus à ceux habitans non être loisible de eux assembler ni avoir prudhommes, toutefois ledit abbé pour lui et ses successeurs abbés d’icelle église, a consenti que dorénavant lesdits habitans ayent faculté et pouvoir de nommer, élire et députer, chacun un an, six prudhommes pour le gouvernement et l’administration des faits audit Val.

Le Coutumier fut ensuite homologué et rendu exécutoire par le bailli d’aval sous l’autorité de la chancellerie de l’État bourguignon en 1459. Il resta en vigueur quand le Comté fut intégré au Royaume de France en 1678 et continua à régir la vie des habitants jusqu’à son abrogation par la Révolution en 1790.

En faisant publier le Coutumier dans les Mémoires et documents inédits pour servir à l’histoire de la Franche-Comté, en 1900, l’historien Albéric Tuchis de Varennes regrette qu’il n’ait pas été écrit dans le parler du Saugeais :

Malheureusement son texte est en français du xve siècle, et non point dans cette langue venue de Savoie qui constitue dans nos montagnes le patois saugeois, tout à fait typique par ses consonances méridionales. L’historien seul et le juriste auront à y puiser, le philologue n’y trouvant pas son compte12.

Pour que le philologue y trouve son compte, il eût fallu que le francoprovençal, mais aussi les régions où il était parlé, aient une autre histoire. Dans le Comté de Bourgogne, au milieu du xve siècle, le français était établi depuis près de deux cents ans comme langue des textes administratifs et juridiques, et plus largement comme langue écrite.

En revanche, tout laisse à penser que les débats qui ont précédé la rédaction du Coutumier se sont déroulés en langue vernaculaire, en francoprovençal. C’était la langue des représentants des habitants, présents en nombre, et des échanges entre ceux-ci et les chanoines, dont il faut rappeler qu’ils étaient aussi leurs prêtres séculiers. Et la communication orale entre les autorités et la population du baillage d’aval ne pouvaient s’effectuer dans une autre langue. Une fois les accords trouvés sur les articles du Coutumier, celui-ci fut rédigé en français par le notaire de Lièvremont, un des villages du Saugeais, ainsi qu’en atteste sa signature en bas du document.

On peut s’interroger sur l’usage que pouvaient faire d’un tel document des habitants qui, dans leur très grande majorité, ne savaient ni lire ni écrire. Ils pouvaient avoir recours, selon une pratique bien établie, à des médiateurs sachant lire mais aussi transposer oralement un texte dans la langue vernaculaire. Il s’agissait souvent de notaires dont c’était une des fonctions. La compréhension orale était facilitée par le fait que beaucoup de termes du texte étaient probablement connus ou familiers, se référant à la vie en société et à des coutumes établies, connues et imprimées dans la mémoire collective. Il n’est pas impossible non plus que parmi les habitants, notamment parmi ceux en mesure d’être élus comme prudhommes, certains aient été en mesure de lire du français. Mais ce que demandaient avant tout les habitants, c’était de disposer d’une charte, de manière à s’y référer dans leurs rapports avec leurs gouvernants et afin qu’elle soit une référence reconnue en cas de plainte et de procès aussi bien devant la justice locale qu’auprès du parlement régional de Dôle. Et c’est précisément cette exigence qui poussait à recourir à une langue commune reconnue et non à des transcriptions de parlers de formes variables.

Ce qu’on peut retenir aussi d’un tel texte, c’est qu’avec lui le français s’établit dans la vie de toute une population et non uniquement dans les usages des milieux dirigeants. Il s’y était déjà établi pour les patronymes et toponymes. Tous les habitants nommés dans le Coutumier ont des patronymes en français : ainsi Hugonnet Labesse, Jeanneret Brechon, Vuillemin Louviat, Pierre Girardet sont des habitants de Gilley. Tous les toponymes sont aussi en français alors que la pratique était probablement de nommer oralement les villages et lieux-dits en vernaculaire. Le Saugeais a été particulièrement riche en création de toponymes, en raison de la multiplication des clairières de défrichement, de la dispersion de l’habitat, de l’isolement des fermes, de la variété des milieux naturels. Malfroy et ses collègues (1992 : 132) recensent une bonne centaine de toponymes locaux dont un grand nombre existait déjà lorsque fut rédigé le Coutumier : La Tsâ pour La Chaux, Dziyii pour Gilley, Liramont pour Lièvremont, La Vla du pon pour Ville-du-Pont.

10. Du Comté de Bourgogne à la Franche-Comté

En étant intégré à l’État de Bourgogne, le Comté s’est trouvé, sauf pendant de brèves périodes, dans un camp adverse à celui du Royaume de France. Cela lui coûta cher. Lors de l’affrontement entre le duc Charles le Téméraire et le roi Louis XI, le Haut-Doubs fut ravagé par une armée venue de la Confédération helvétique avec laquelle le roi de France s’était allié. Après l’annexion du Duché de Bourgogne par la France, le Comté resta une possession des Habsbourg. Cela lui valut d’être ravagé de 1635 à 1644, pendant la Guerre de Trente Ans, par les « Suédois », les mercenaires envoyés par les États protestants et la France, leur alliée, pour dévaster et ruiner les possessions impériales. La peste et la famine y faisant suite, le Haut-Doubs, Saugeais compris, perdit alors les deux tiers de sa population.

Pour compenser le vide démographique, le Comté accueillit un grand nombre d’étrangers, surtout des Lorrains, des Suisses et des Savoyards. Ces derniers s’installèrent plutôt dans les montagnes, notamment dans la région de Pontarlier. Dans le Saugeais, on relève la venue d’une quinzaine de Savoyards à Montbenoît, de quatre à Gilley et d’un à Arçon (Malfroy et al., 1992). La proximité linguistique entre le parler savoyard et celui du Saugeais a certainement facilité l’intégration de ces colons. Il est peu probable qu’ils aient eu une influence linguistique autre que conforter l’usage du parler francoprovençal, leur nombre n’étant pas suffisant pour imposer durablement des traits spécifiques aux parlers savoyards.

La conversion des voisins à la réforme protestante, de Neuchâtel à Genève, mit fin à l’imbrication politique et ecclésiastique transjurassienne. D’autant plus que les Habsbourg, les maîtres du Comté à partir du xvie siècle, étaient les adversaires les plus déterminés du protestantisme. Ils appelèrent d’ailleurs dans leurs gouvernements de hauts magistrats comtois, comme Nicolas et Antoine Perrenot de Granvelle, qui furent des collaborateurs zélés de ce combat.

En 1678, le Comté de Bourgogne fut annexé au royaume de France, devenant ainsi la province de Franche-Comté. Besançon perdit son statut de ville libre impériale, mais devint le siège de l’administration royale et du parlement de la province.

Aux xvie et xviie siècles, dans le Comté, les usages linguistiques officiels n’étaient guère différents de ce qu’ils étaient dans le royaume de France. Quand il fut annexé, le gouvernement royal n’eut pas à légiférer ou à prendre des dispositions, contrairement à ce qu’il fit en Alsace conquise dans les décennies qui suivirent. Le français était déjà la langue de l’administration et de la justice sans que l’Ordonnance prise à Villers-Cotterêt en 1539 y fût pour quoi que ce soit.

Le Saugeais resta un territoire appartenant à l’abbaye, mais sa relation à celle-ci s’était modifiée profondément, ainsi que l’explique René Locatelli (1976 : 28) :

Son rôle religieux s’est depuis longtemps effacé derrière sa puissance seigneuriale et l’introduction de la commende ne fait qu’aggraver cette situation ; désormais l’abbé représente d’abord le seigneur temporel qui, choisi généralement dans une grande famille, ne réside plus sur place ; pour les hommes du Saugeais, il correspond à un propriétaire, à un juge, à un maître qui lève une foule de redevances, dont on a parfois perdu la signification, d’où l’incompréhension qui se glisse progressivement dans l’esprit des uns comme des autres13.

Plusieurs des « commendataires », c’est-à-dire les personnalités qui percevaient les revenus de l’abbaye, furent des laïcs, comme Nicolas et Antoine Perrenot de Granvelle. Mais ce fut la dégradation de la vie monastique et de la pratique religieuse au sein de l’abbaye qui conduisit l’archevêque de Besançon à la dissoudre en 1772. Ce qu’Alexandre Barthelet (1853 : 128) rapporte en ces termes : « En 1750, des abus de toute espèce furent signalés à l’autorité diocésaine, qui pensa qu’il était de son devoir de sévir avec vigueur contre des religieux qui déshonoraient leur état. » Entre-temps, les habitants du Saugeais avaient été affranchis et la mainmorte supprimée en 1744. Quant aux abbés commendataires, ils continuèrent jusqu’en 1790 à percevoir les revenus de l’abbaye.

Ces transformations ne modifièrent pas l’organisation sociale, pas plus que la vie économique. Les exploitations agricoles pratiquaient la polyculture qui permettait une large autosuffisance, du moins en périodes normales. Quand la fabrication horlogère à la maison se développa dans le Haut-Doubs au xviiie siècle, elle ne fut pas introduite dans les fermes du Saugeais. L’habitat restreignait aussi les échanges. Au xviisiècle, après le passage dévastateur des « Suédois », la reconstruction s’effectua sous forme de vastes fermes isolées. Elles permettaient d’abriter sous le même toit de larges familles, le bétail, les réserves de nourriture et de fourrage. Beaucoup étaient équipées d’un « tuyé », grande salle au milieu du bâtiment surmontée d’une cheminée faitière, où étaient fumées les viandes et qui chauffait les autres pièces, toutes situées autour de celle-ci, lors des longs hivers jurassiens14. De plus la mainmorte s’appliquant à l’ensemble des personnes vivant sous un même toit, les fermes comtoises, en regroupant plusieurs parents et plusieurs générations, permettaient aux familles de conserver l’exploitation agricole lors d’une succession15. Ce regroupement favorisait aussi la transmission familiale de la langue vernaculaire qu’au xviiie siècle, on avait pris l’habitude d’appeler « patois ».

11. Alphabétisation, scolarisation

Au xviiie siècle, on sait qu’en Franche-Comté, le français était la langue de l’écrit. La question de l’accès des populations aux textes et documents et de leur alphabétisation se posait. Mais elle a dû l’être bien avant cette époque, et trouver des réponses. En effet, des études démographiques sur les signatures apposées aux registres de baptêmes font apparaître un taux d’alphabétisation nettement supérieur dans les provinces de l’Est à la moyenne du royaume. En 1690, ce taux y était de 37 % pour les hommes et de 17 % pour les femmes. Il est passé à 80 % pour les hommes et 50 % pour les femmes en 1790. Le taux moyen dans le royaume à cette date était de 47 % des hommes et de 27 % des femmes (Houdaille, 1977).

Cette inégalité s’explique probablement en grande partie par des différences dans la prise en charge de l’enseignement primaire. À la suite de la révocation de l’Édit de Nantes et de l’interdiction des écoles protestantes, une ordonnance royale de 1698 demanda bien de créer un enseignement primaire dans toutes les paroisses. Mais les autorités laissèrent aux seuls ecclésiastiques le soin de le faire sans apporter aucun moyen. Les classes dirigeantes se désintéressaient des « petites écoles » et les initiatives prises furent surtout locales :

La carence de l’État, celle, plus surprenante, de l’Église en tant qu’institution, la parcimonie des administrations urbaines et rurales, la maigreur globale des générosités privées consenties tant au nom de la charité chrétienne qu’en celui de la bienfaisance philanthropique, l’indifférence des élites intellectuelles et plus généralement celle des milieux cultivés, ont laissé aux humbles la charge et la responsabilité de l’enseignement populaire (Grosperrin, 1977 : 167).

En revanche, il semble bien qu’en Franche-Comté les initiatives aient été nombreuses. C’est ce qu’entreprend de montrer une volumineuse étude réalisée par Louis Borne, un instituteur, publiée en 1949 (Borne, 1949). Partant du constat qu’il n’existe pas d’archives sur l’instruction publique en Franche-Comté avant 1792, il a recherché dans les registres d’état civil les mentions « recteur » ou « rectrice » d’école, ou les termes équivalents employés à l’époque, comme profession attestée par les signataires de documents officiels (actes de baptêmes, de mariage, de décès), et les noms des personnes concernées. Il a relevé pas moins de 5000 mentions de ces termes ou d’équivalents dans les documents qu’il a consultés. Elles portent pour le plus grand nombre sur le xviiie siècle, une grande partie des registres antérieurs ayant disparu lors de la Révolution. Rapportant ces chiffres aux 1800 communes de la province, il estime à 20 000 le nombre de personnes ayant exercé comme recteur ou rectrice d’école avant 1792. Dans un grand nombre de cas, il s’agissait d’une profession complémentaire, soit à celle de prêtre, soit le plus souvent à celle de notaire. Les notaires de village, ne pouvant subvenir à leurs besoins avec les seuls actes juridiques, exerçaient souvent d’autres fonctions, et parmi celles-ci, ils tenaient école. Pour les villages du Saugeais, Louis Borne mentionne six notaires maîtres d’écoles, un recteur à plein temps pour Lièvremont et Maison-du-Bois, et même un collège de lecture et écriture à Montbenoît dont il ne précise pas la vocation.

Reste à savoir quel était le contenu des enseignements. Louis Borne a recherché des témoignages. Parmi ceux-ci, il cite les trois correspondants sollicités en Franche-Comté par l’abbé Grégoire pour son enquête sur le français et les patois lancée en 1790, deux localisés à Saint-Claude et un à Salins. Tous les trois lui ont déclaré que toutes les paroisses de leur région étaient dotées d’une école, et qu’on y apprenait à lire et écrire, pour certaines à calculer. Rochejean, le correspondant de Salins, est catégorique : « Je suis porté à croire qu’il y a un maître ou une maîtresse d’école dans chaque paroisse de la ci-devant Franche-Comté, et que le plus grand nombre des villageois y sait lire » (Borne, 1949 : 32).

Bien entendu, il ne s’agit que d’observations indirectes et de déclarations personnelles. Mais elles témoignent quand même qu’une large partie, sans doute une majorité, de la population de la province, avant la Révolution, était alphabétisée. On peut y voir une influence ou une émulation venant des régions protestantes voisines, le comté de Neuchâtel et la principauté de Montbéliard. Leurs autorités politiques et religieuses les avaient dotées à partir du xvie siècle de réseaux denses d’écoles primaires et secondaires et au xviiie siècle, l’obligation scolaire était établie16. Le Comté de Bourgogne, qui était une forteresse de la Contre-Réforme, ne pouvait être en reste.

12. Une communauté rurale patoisante dans la Révolution

En 1789, le taux d’alphabétisation et la connaissance du français étaient donc relativement développés en Franche-Comté, mais les occasions de l’utiliser, pour la grande majorité de la population, étaient peu fréquentes. Lors de l’élaboration des Cahiers de doléances pour les États généraux convoqués à Versailles en mai 1789, il est probable que dans le Saugeais comme dans beaucoup d’endroits, le recueil des revendications et les débats eurent lieu en patois, et que la rédaction de chaque document fut confiée à un notaire ou à un prêtre, conformément à des pratiques bien rodées. Mais quand la Révolution se mit en marche et que les transformations se succédèrent à un rythme accéléré, la population se trouva exposée à de nombreuses occasions et situations d’usage du français.

Jusqu’alors le Saugeais était resté une seigneurie ecclésiastique. Même s’il avait été mis fin aux fonctions religieuses de l’abbaye, le domaine restait gouverné par un abbé commendataire à qui les habitants payaient des taxes et rendaient des comptes. Ils étaient toujours régis par le Coutumier adopté en 1458. En 1790, ce régime fut supprimé, les possessions de l’abbé furent déclarées biens nationaux et mises en vente. Les habitants du Saugeais participèrent à leur acquisition, même si celle-ci se fit au bénéfice des plus aisés. La paroisse constituée par les localités de Montbenoît, Hauterive, La Longeville, Montflovin et Ville-du-Pont put faire l’acquisition de l’église, du cloître et du presbytère de l’abbaye, ce qui permit sans doute de les préserver, contrairement au monastère de Mont-Sainte-Marie qui, après avoir été vendu, finit en matériaux de construction.

Les habitants virent arriver en nombre les nouveaux textes qui régissaient leur vie, à commencer par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen adoptée par l’Assemblée Nationale en 1789 et que les représentants de la Révolution faisaient largement diffuser. Les populations comtoises ne firent pas partie de celles concernées par la politique de traduction des décrets officiels mise en place par l’Assemblée nationale constituante de 1790 à 179217. « On estimait sans doute que ces populations comprenaient assez bien le français, même si elles n’en usaient pas, pour qu’on n’eut pas à se préoccuper d’elles » (Brunot, 1933 : 30).

Remarquons quand même que l’abbé Grégoire souhaita s’assurer que la connaissance du français était suffisante dans le Jura puisqu’il sollicita pour son enquête trois correspondants dans ce département, comme nous l’avons vu, et aucun dans le Doubs et la Haute-Saône. Mais il fut rassuré.

Il fallut aussi apprendre à se repérer dans un nouveau cadre politique et administratif. L’espace des habitants, limité jusqu’alors à la seigneurie et éventuellement au baillage, se trouva à la fois élargi à la nation et structuré à plusieurs niveaux imbriqués les uns dans les autres. La grande réforme territoriale de 1789-1790 créa le département du Doubs avec pour chef-lieu Besançon. La région de Pontarlier, qui sous l’Ancien régime faisait partie du baillage d’aval de la province de Franche-Comté, y fut rattachée et devint un district. Le reste de ce baillage forma le Jura en étant réuni à la région de Dôle. Dans la division du département du Doubs en cantons, l’Assemblée nationale prit en compte l’histoire en créant celui de Montbenoît qui correspondait au territoire du Saugeais. Les onze paroisses qui le constituaient alors furent transformées en communes. Les habitants, du moins ceux qui avaient le droit de vote, firent l’apprentissage de la démocratie, chaque entité administrative, commune, district, département, étant gouvernée par une assemblée élue. Un député était élu dans chaque district. Tout ceci engendra des échanges, des débats, des textes.

Le canton de Montbenoît en étant intégré au département du Doubs se retrouva dans une aire très majoritairement de parlers comtois d’oïl. Sur les cinquante-deux cantons, seuls sept autour de Pontarlier étaient d’expression francoprovençale. De plus, dans le district de Pontarlier, deux cantons, dont celui de Morteau, se trouvaient dans l’aire des parlers d’oïl. Et en 1800, avec la restructuration administrative entreprise par le Consulat, quatre communes de parlers d’oil furent intégrées au canton de Montbenoît.

Il est difficile d’apprécier les conséquences linguistiques de cette transformation politique et administrative. Dans les assemblées et conseils, c’est le français qui était utilisé, et les élus provenaient de milieux sociaux où cette langue s’était déjà inscrite dans les pratiques orales aussi bien qu’écrites. Et les fonctionnaires utilisaient aussi le français. Mais cela n’était pas nouveau.

Pour l’ensemble de la population, les effets linguistiques furent sans doute limités à court terme, mais cette transformation créa des conditions favorables pour des évolutions qui eurent lieu plus tard, quand les moyens de circulation, les évolutions économiques, les fonctions nouvelles des villes, inciteront les populations à se déplacer. On verra que dans le département du Doubs, cela se produisit au cours de la seconde moitié du xixe siècle.

La Révolution fut une période d’intense mobilisation dans les institutions et sur le terrain, à la fois de ses partisans et de ses adversaires. Et mobiliser la population des campagnes devint un enjeu majeur. Plusieurs habitants du Saugeais s’impliquèrent en faveur de la Révolution, adhérèrent à la Société populaire de Pontarlier et par elle au Club des Jacobins de Paris auquel elle était affiliée. Un comité central révolutionnaire fut créé à Montbenoît ainsi que dans plusieurs communes du canton.

Les contre-révolutionnaires se mobilisèrent sur la question religieuse. Les prêtres du Haut-Doubs, en majorité et contrairement à ceux de la basse Franche-Comté, restèrent fidèles au Pape qui avait condamné la Constitution civile du clergé. Ils refusèrent de prêter serment, furent considérés comme réfractaires et poursuivis. On estime que 2000 prêtres comtois passèrent en Suisse dans les cantons catholiques (Fribourg, Soleure). La plus grande partie de la population du Saugeais refusa de reconnaître les prêtres qui furent élus conformément à la Constitution civile. La politique de déchristianisation fut un échec dans le Haut-Doubs, bien que pendant un temps l’ancienne abbaye de Montbenoît fut transformée en Temple de la Raison (Malfroy et al., 1992).

13. L’irruption de la culture écrite

Dans une étude intitulée La culture écrite et le monde paysan. Le cas de la Franche-Comté (1750-1860), Michel Vernus (1997) montre l’utilisation intensive de l’écrit par les propagandistes des deux camps. Les autorités des communes, des districts, des départements, acquises à la Révolution, mais aussi les clubs et les sociétés, font circuler les nombreux textes officiels, sous forme d’affiches, d’opuscules édités par des imprimeurs locaux. Apparaissent aussi des pétitions, des adresses, des arrêtés, des banderoles éducatives et civiques, des inscriptions à même les arbres de la liberté : « L’écrit officiel de plein vent se multiplie au village. » (Vernus, 1997 : 50)

La contre-révolution n’est pas en reste. Le Messager boiteux, bien connu et apprécié dans les campagnes, publié en Suisse, devient un moyen de propagande royaliste. Il est qualifié par les républicains de « libelle infâme », de « poison dangereux » : « Le 6 octobre 1793, le Conseil général du Doubs prend un arrêté qui en interdit la vente et le colportage. » (Vernus, 1997 : 51)

La bataille religieuse s’exprime aussi par des textes, catéchismes, brefs du Pape, qui servent pour les fidèles chez eux ou lors d’assemblées clandestines, souvent pour remplacer les prêtres réfugiés en Suisse. Le camp royaliste, auquel le Saugeais est majoritairement acquis (Malfroy et al., 1992), dispose aussi de sa presse, bien diffusée autour de Pontarlier.

Les gens eux-mêmes sont avides d’informations et se réunissent pour la lecture en plein vent sur la place du village. Michel Vernus cite le témoignage d’un voyageur breton, J.-M. Lequinio18, sur les populations de villages jurassiens : « Elles savent très bien écrire et calculer. La soif de papiers-nouvelles est une de leurs jouissances et vous ne les trouverez point en arrière dans la connaissance que donnent les journaux des événements politiques. »

Et Michel Vernus en conclut : « Les résultats de ce double militantisme, on les devine. Les villages ont été envahis par une double littérature, mais qui au total aboutit à une présence plus dense des textes écrits et imprimés. » Et il ajoute : « Cette diffusion a pu prendre appui sur les progrès antérieurs de l’alphabétisation et de la lecture tout en les amplifiant. » (Vernus, 1997 : 51)

On peut intégrer ces constats à ceux plus globaux que Ferdinand Brunot a tiré des dix ans de période révolutionnaire :

Si l’idiome local dans bien des endroits restait en possession de la vie familiale, il existait désormais une vie commune, qui n’était pas comme jadis purement administrative, mais qui était devenue politique et sociale. Après une période d’intensité terrible, elle allait se réduire, on ne pouvait plus la supprimer. (Brunot, 1933 : 420)

14. xixe siècle : l’extinction des patois dans la Suisse voisine

On entamera l’étude du xixe siècle par un passage dans la Suisse voisine du Haut-Doubs, le Canton de Neuchâtel. En effet, sa situation linguistique y a fait l’objet d’observations et d’études anciennes mais aussi récentes, et il nous est apparu pertinent de considérer, dans une perspective comparatiste, les facteurs qui y ont été pris en compte et leur incidence.

Jusqu’à la fin du xviiie siècle, la situation du côté neuchâtelois était sensiblement la même que celle que nous avons esquissée du côté comtois. Un basculement du patois vers le français s’opère du côté suisse, de manière rapide et pratiquement complète, entre les années 1820 et 1860. Parmi les témoignages les plus révélateurs, on cite le plus souvent le cas du Cercle du Sapin, une association fondée à la Chaux-de-Fonds en 1857 pour défendre un patois dont on observait le processus de disparition. Ses statuts prescrivaient son usage exclusif dans les échanges oraux et écrits. Mais seuls les délibérations et les procès-verbaux des quatre premières années furent rédigés en patois. Dans les années qui suivirent, le Cercle perdit ses patoisants et passa au français19.

Plusieurs facteurs sont avancés pour expliquer la mutation des usages linguistiques. L’influence du protestantisme est souvent mise en avant pour expliquer le passage au français, notamment par Pierre Knecht (1999 : 385).

Entre la position de départ qui voit le français limité au rôle de langue écrite et donc de lecture, et son implantation dans tous les domaines de la communication verbale, on sait seulement que les villes précèdent les campagnes et les régions protestantes précèdent les régions catholiques.

Mais il s’agit plutôt d’un constat que d’une explication. Le passage au français a effectivement été plus tardif dans la Suisse romande catholique, surtout dans le Jura et le Valais. Et on avance souvent le rôle dévolu à l’éducation dans les régions protestantes, dont celle de Neuchâtel, où l’enseignement primaire était pratiquement obligatoire depuis le xviie siècle. Mais la connaissance du français était généralisée sans que les Neuchâtelois cessent de parler patois. Le rôle de l’instruction fut renforcé à partir de 1848, sans que cela constitue une rupture dans les pratiques éducatives qui puisse expliquer un basculement des usages sociaux.

Au xixe siècle, la région connait de profondes transformations politiques et économiques. En 1848, au terme d’une révolution, Neuchâtel s’affranchit de la tutelle monarchique prussienne, se dote d’un statut républicain, adhère à la Confédération suisse en même temps que celle-ci adopte une constitution fédérale qui en fait un État moderne.

Andres Krystol (2006 : 152) associe ce facteur politique à la mutation économique qui se déroule alors : « [l]’industrialisation massive de certaines régions protestantes coïncide avec la naissance de l’État fédéral moderne ».

Neuchâtel est l’un des cantons où le processus d’industrialisation est le plus intensif, avec les manufactures textiles, et dans la montagne à La Chaux-de-Fonds et Le Locle avec l’horlogerie. L’usage du français investit de nombreux domaines de la vie publique. Krystol souligne aussi les interactions qui ont accéléré ce processus. En 1848, en devenant un État fédéral, la Suisse a supprimé les frontières intérieures. La conséquence pour le canton de Neuchâtel, où se créaient des emplois, a été la venue de nombreux Suisses alémaniques. Cela pouvait remettre en cause l’identité romande du canton. Le passage au français pour tous est alors apparu comme le moyen le plus efficace de la préserver : « Le passage au monolinguisme français a été décisif pour le maintien de la romanité de la Suisse romande ». Il facilitait « l’assimilation rapide de milliers de migrants alémaniques » (Krystol, 2006 : 153)

Joanna Pauchard, dans son mémoire Le patois de Neuchâtel (2019), reprend et souligne les arguments d’Andres Krystol. Elle ajoute aussi un facteur qu’il convient de considérer, celui de la construction du réseau de chemins de fer qui a accompagné l’industrialisation. Bien que son incidence soit difficile à démontrer, on constate que les pratiques patoisantes se sont maintenues plus longuement dans les localités les moins bien ou les plus tardivement reliées aux voies ferrées.

Le recours au français pour assimiler des populations allophones explique pour Krystol que les patois aient disparu dans le canton de Neuchâtel plus précocement qu’en France voisine. On peut ajouter aussi que la préservation de la romanité dans un pays majoritairement germanophone fut et reste un enjeu majeur pour les Cantons romands. Mais d’autres facteurs de mutation linguistique ont été à l’œuvre en Suisse. C’est l’incidence de tels facteurs en France qu’il convient d’identifier.

15. Retour dans le Haut-Doubs

En 1865, alors que le patois disparait de la montagne neuchâteloise, est publié du côté français Le patois des Fourgs, arrondissement de Pontarlier, département du Doubs, un ouvrage de Joseph Tissot. La commune des Fourgs est située entre 900 et 1200 mètres d’altitude sur le plateau qui domine la cluse de Pontarlier, à la frontière franco-suisse, à la jonction des Cantons de Neuchâtel et de Vaud. J. Tissot, originaire du village, né en 1801, était un universitaire. Philosophe, doyen de la Faculté des lettres de Dijon, il était féru de philologie romane comme en témoigne son étude. Le patois des Fourgs qu’il identifie comme « celui de la plus grande partie des habitants des hautes régions de la chaîne du Jura français » n’est pas encore caractérisé en 1865 comme étant du francoprovençal20. Joseph Tissot, qui a repéré ses similitudes avec les parlers du Lyonnais et de Savoie, propose de le classer parmi les langues d’oc.

Son étude est étoffée, comprend 228 pages, couvre les différents domaines d’une description linguistique : phonétique, grammaire et lexique, et avance même des recommandations orthographiques. Elle révèle un parler vivant et qui, à la différence de la Suisse voisine, est toujours porté par une communauté active de locuteurs. Néanmoins l’auteur s’interroge sur son avenir :

Il est d’autant plus nécessaire de recueillir les restes de nos patois que les populations, plus agitées et plus mêlées aujourd’hui les unes et les autres par l’industrie, le commerce et les autres grands moyens de fusion, tendent à se dépouiller davantage de ce caractère pour ainsi dire territorial, et à substituer à l’idiome du pays natal la langue nationale. Les patois s’en vont ; encore quelques cinquante ans, et il ne sera plus possible de les recueillir pour en tirer plus tard tous les avantages historiques, philologiques et philosophiques qu’ils recèlent en principe. (Tissot, 1865 : 5) 

Quand il entreprend cette étude, J. Tissot se fonde donc sur un constat de la situation des patois en France, et très probablement en Suisse. S’il envisage leur extinction, il la prévoit plus tardive que dans le pays voisin. Cette prévision s’est avérée exacte pour ce qui est des montagnes jurassiennes. C’est ce dont témoignent en tout cas deux études publiées au tournant des deux siècles.

Ainsi en 1898, Joseph Thévenin, un professeur de collège, émule de Joseph Tissot dont il se réclame, publie une Monographie du patois de Vaudioux. Ce village, dont il est originaire, est situé à proximité de Champagnole dans le département du Jura, au pied de ce que Tissot appelle « les hautes régions de la chaîne du Jura français » et donc dans l’aire des parlers francoprovençaux. L’étude est construite comme celle de Tissot, presque aussi étoffée (188 pages). L’auteur ne formule aucune observation sur la situation et l’avenir du patois. Mais à la lecture de son étude, il est implicite qu’il est toujours en usage.

L’autre témoignage est une étude parue en 1901, Le patois de la Franche-Montagne et en particulier de Damprichard. Celle-ci constitue la principale contribution du romaniste Maurice Grammont à la dialectologie. Lui-même était né à Damprichard en 1866 et occupait déjà la chaire de grammaire et philologie de l’université de Montpellier. L’ouvrage est conçu comme une étude de philologie romane et comprend 286 pages. Le patois décrit, un parler de langue d’oïl, était selon Grammont celui de tout le canton de Maîche mais, dit-il, c’était à Damprichard qu’était conservée sa forme la plus pure, exempte d’influences étrangères. Hormis cette prise de position, il ne formule aucun commentaire sur l’état de la pratique patoisante dans la localité ou son environnement qu’il appelle la Franche-Montagne21. Il semble là aussi implicite que ce parler était toujours d’usage courant.

16. En passant par le Saugeais

Si aucune étude exhaustive n’a été entreprise sur le patois du Saugeais à cette époque, on dispose au moins de deux témoignages. Le premier est celui du notaire-historien Alexandre Barthelet qui lui consacre un chapitre spécial de 20 pages dans son Histoire de l’abbaye de Montbenoît et du val du Saugeois publié en 1853. Ses observations sont subjectives, pas du tout scientifiques, mais elles attestent de la vitalité à l’époque de ce patois et de ceux du Haut-Doubs.

L’ancienne Province de Franche-Comté renferme beaucoup de patois différents… On en voit qui paraissent repoussants par leur dureté et leur pesanteur ; d’autres, comme ceux de l’arrondissement de Pontarlier, flattent l’oreille par leur légèreté, par une vocalisation riche et douce, par un accent prosodique qui le fait rivaliser avec ceux du Midi ; le patois du Saugeois est particulièrement de ce nombre. (Barthelet, 1853 : 188)

Dans l’arrondissement, il relève des différences entre les patois de Mouthe, du lac de Saint-Point, de la Chaux-d’Arlier, de Pontarlier, du Saugeais, de Morteau, et les relie à l’histoire des seigneuries qui se partageaient le territoire. Pour lui, le patois du Saugeais est une langue :

Je ferai remarquer que ce patois, comme les autres de l’arrondissement de Pontarlier, a des règles grammaticales que l’amateur studieux pourrait suivre facilement. On peut distinguer les voyelles et consonnes, les articles, les noms, les adjectifs, les pronoms, les verbes et les adverbes, et les règles de prosodie. (Barthelet, 1853 : 187)

Il exprime « tout ce qui est en rapport avec la vie et les habitudes de la campagne », mais aussi avec la société. En appui à sa démonstration, il reproduit une chanson des débuts de la Révolution qui illustre ce que les gens ont vécu durant cette période, comme en témoigne le premier couplet :

« Si n’y pleut en France d’airzent,
C’est les émigrais que l’ant,
S’on let avait vu paissai
On let voulloit arêtai. »

Barthelet n’oublie pas de souligner que les patois sont des sujets de moqueries réciproques entre gens de Morteau et du Saugeais. Du côté des Mortuaciens, elles portent sur « la multiplication infinie de la lettre r » par les Saugets. Comme les uns et les autres se livrent volontiers à la contrebande, la blague favorite du côté de Morteau consiste à imiter des Saugets surpris par la douane : « C’est c’ta trueria de lera que relut que not za detquivri » (C’est cette saloperie de lune qui luit qui nous a découverts)22. Pour les habitants du Saugeais, les Mortuaciens parlent avec la mâchoire de travers. Mais comme leur langue est censée être la plus belle, il faut l’enseigner à chaque jeune enfant : « Y fa l’y fare o l’apprendre lou moutchau » (le mortuacien), s’il veut bien tordre la bouche : « S’y veut bin taudre la gorje ».

En 1896, un témoignage, bref mais fondé sur des méthodes de description linguistique, est fourni par Charles Roussey. Instituteur à Paris, mais originaire d’un village du Doubs, il était ce qu’on appelait à l’époque un dialectologue de terrain, un des amateurs éclairés que les romanistes de l’École pratique des hautes études, Jules Gilliéron et Gaston Paris, avaient entrepris d’intégrer dans la Société des parlers de France. C’est d’ailleurs sous l’égide de cette société qu’il avait publié en 1894 un Glossaire du parler de Bournois sur lequel nous allons revenir (Roussey, 1894). En 1895, bénéficiant d’une bourse de l’EPHE, il revient dans le Doubs réaliser une enquête sur les patois du département, visitant 386 communes sur les 638 que celui-ci comptait.

Il n’a malheureusement pu en faire connaitre que de brèves observations dans l’espace restreint alloué aux boursiers dans l’Annuaire de l’École pratique des hautes études de 1896. Mais celles qu’il a choisies de présenter apportent des informations directes ou indirectes sur le patois du Saugeais.

Ainsi les données qu’il a recueillies lui ont permis de délimiter plusieurs aires linguistiques. Il cite la distribution des formes ch, tch, et ts que l’on trouve dans des mots issus du latin comme cabalo et vacca.

Ch occupe le territoire de Besançon, toute la partie sud-ouest du département, pénètre dans le Jura et la Haute-Saône. […] Tch s’étend sur presque la moitié du département, c’est-à-dire sur tout le pays qui se trouve au nord de la ligne partant de la frontière de la Haute-Saône, près de Montbozon, passant un peu au sud de Baume-les-Dames et venant aboutir près des Gras, à la frontière suisse, un peu plus bas que Morteau. […] La forme ts se rencontre dans toute la partie sud-est du département, rigoureusement limitée au nord par la ligne qui part des Gras, contourne le Sauget, passe près de La Chaux-de-Gilley, contourne au nord Ouhans, et vient aboutir au Jura près de Nans-sous-Sainte-Anne23. (Roussey, 1894 : 102)

Cette délimitation du tch et du ts définit très précisément celle entre les parlers comtois d’oïl et les parlers francoprovençaux telle qu’elle sera reconnue et cartographiée (Tuaillon, 1972). La catégorisation qu’il propose est plus approximative : « Dans le département du Doubs, on rencontre quatre patois assez distincts les uns des autres, que nous signalerons par leurs principaux centres c’est-à-dire ceux de Montbéliard, de Besançon, de Pontarlier et du Sauget » (Roussey, 1894 : 102).

Mais on en retiendra l’importance qu’il accorde au patois du Saugeais :

     Ce dernier patois mérite une étude spéciale à plusieurs points de vue. Il a conservé un reste de terminaisons :
on unu (un homme) dè unè (des hommes)
na fona (une femme) dè fonè (des femmes)
Les n du français sont remplacés par des r: mantrâ (matinée), venra (veine), bura (bonne) (Roussey, 1894 : 102-103).

Que le patois du Saugeais ait particulièrement impressionné Charles Roussey, alors qu’il n’était parlé que dans un petit nombre de villages, peut venir de ce qu’il était un des plus vivants dans la région et considéré comme tel. Rappelons les propos de l’historien Albéric Turchis de Varennes, déjà cités ici, tenus quelques années plus tard en 1900.

17. L’abandon des patois en basse Franche-Comté

Le processus d’abandon des patois s’est effectivement d’abord développé en basse Franche-Comté avant d’atteindre les régions montagneuses. L’arrêt de la transmission s’est propagé des villes vers les campagnes. C’est ce qu’on peut déduire des constats que fait Charles Contejean en introduction à son Glossaire du patois de Montbéliard publié en 1876 :

Les hommes de ma génération entendent encore le patois, mais ne le parlent plus dans les villes ou ne le parlent plus que difficilement ; cette langue est devenue complètement inintelligible à nos enfants, et dans un avenir proche le français régnera sans partage. Il m’a donc semblé que le moment était venu de recueillir les épaves d’un des dialectes les plus remarquables de l’Est de la France. (Contejean, 1876 : 3)

C. Contejean, né en 1824 à Montbéliard, définit l’aire de ce dialecte, un parler de langue d’oïl, comme étant celle de l’ancien comté protestant, regroupant une quarantaine de communes. Dans les années 1870, la pratique patoisante, après avoir disparu des villes, c’est-à-dire Montbéliard et Audincourt, était donc en voie d’abandon dans les villages24.

Charles Roussey, en réalisant et en publiant en 1894 un Glossaire du parler de Bournois, effectue les mêmes constats. Lui-même était originaire de cette commune du canton de l’Isle-sur-le-Doubs, située à l’ouest du département du Doubs, non loin de la Haute-Saône. Comme Contejean, Roussey décrit un parler de langue d’oïl. Sa description ne porte que sur ce seul village, mais il la fait précéder d’une préface dans laquelle il contraste la situation linguistique qu’il a connue dans sa jeunesse avec celle qu’il a observée en se rendant sur place au début des années 1890. De plus, il essaie d’expliquer, en considérant plusieurs facteurs, les changements qui sont intervenus.

Jusque dans les années 1870, Bournois était un village isolé, dans les contreforts d’un plateau entre deux vallées, entouré de forêts, à l’écart des grandes routes, accessible par des chemins difficilement praticables, vivant d’une agriculture autosuffisante. Pour lui, ces conditions étaient propices au maintien de la pratique du patois. Tout le monde le parlait et il y avait même des jeunes gens qui connaissaient mal le français.

De profonds changements ont suivi, dit-il, « la violente commotion que nous avons éprouvée dans l’Est » (Roussey, 1894 : xix). Il entend par là la guerre franco-prussienne et ses suites25. Bien qu’il ne commente pas ses effets directs, on peut en déduire que le traumatisme subi a agi sur les mentalités et a conduit la population à vouloir pleinement s’intégrer au pays et à ses mutations.

Il existait une école à Bournois et un instituteur, à l’époque de la jeunesse de Charles Roussey, mais il était moins important de la fréquenter que de participer aux travaux agricoles. Lui-même évoque avec nostalgie son enfance quand il devait se lever aux aurores pour guider le labourage des bœufs, et son adolescence quand il battait le blé au fléau pendant la nuit, conduisait une charrue au soc en bois.

Maintenant « le développement de l’instruction… causera partout et à brefs délais la mort du patois ». Et à Bournois, « ses effets désastreux sont rapides ». On doit même parler français dans la cour de récréation. Pourtant, ce qui le surprend est que les habitants, loin de subir l’école, ont une soif de savoir :

On ne se contente plus de savoir lire et écrire, tout le monde veut être savant. C’est une véritable fièvre qui envahit la population. Ainsi ces dernières années la commune qui ne compte plus que 395 habitants, a produit un prêtre, six instituteurs et deux institutrices, sans compter ceux qui ont échoué à leurs examens et ceux qui se préparent à devenir savants. » (Roussey, 1894 : xx).

L’école n’est pas la seule source de connaissance du français et de changements des pratiques linguistiques. Il pointe aussi le rôle du service militaire :

Autrefois ce n’était que de rares jeunes hommes qui partaient soldats26 ; aujourd’hui tous ont l’occasion de parler français pendant trois ans, au retour ils nous apportent des mots de pur français ; ils dédaignent le patois, modifiant leur parler en y introduisant une foule de mots, d’expressions de français populaire et jusqu’à des mots arabes » (Roussey, 1894 : xx).

Remarquons que cette influence du service militaire est en général peu prise en compte dans les analyses communément avancées sur la progression du français.

C. Roussey tente aussi de relier le changement des pratiques linguistiques aux transformations sociales et économiques de l’époque. Au premier rang de celles-ci, il met en avant l’attraction des villes aux dépens des campagnes. Bournois comptait 657 habitants en 1845 et n’en compte plus que 395 quand il écrit son ouvrage. Beaucoup de jeunes partent vers les villes. Ils parlent français dans cet environnement et, nous dit C. Roussey, quand ils viennent au pays, ils refusent de s’exprimer en patois.

Auparavant Bournois était un village à l’écart de deux routes qui suivent l’une la vallée du Doubs, l’autre celle de l’Ognon. Une route transversale a été récemment ouverte, reliant les deux communes industrielles de L’Isle-sur-le-Doubs et de Villersexel et passant par Bournois. « Avec la route, le progrès a pénétré à Bournois (Roussey, 1894 : xxii). » L’agriculture tournée vers les produits de subsistance s’est convertie aux demandes du marché, ce qui a multiplié les contacts : « La population se trouve en relation permanente avec des gens parlant français » (Roussey, 1894 : xxi).

Ce constat sur la substitution du français au patois est encore plus net ailleurs : « Mais cette invasion du français, récente chez nous, est déjà ancienne chez d’autres. À Fallon, à vingt minutes de Bournois, la moitié de la population parle français » (Roussey, 1894 : xxii).

Dans l’enquête réalisée en 1895 pour l’EPHE (Roussey, 1896), il est encore plus explicite :

En sortant de Bournois, je constate une chose qui m’a vivement surpris dès le début et jusqu’à la fin de mon voyage, c’est que partout les parents parlent français à leurs enfants. La langue de la génération des vingt-cinq ou trente dernières années est le français. Ce n’est que par hasard que les jeunes gens retiennent quelques mots de patois, qu’ils n’emploient plus que pour en rire à l’occasion. Je pourrais citer plus de trente cas où des personnes de l’âge que je viens d’indiquer, et qui n’avaient jamais quitté leur village, ont été incapables de me renseigner. (Roussey, 1896 : 100)

18. La culture écrite dans la société rurale

Dans l’analyse du processus de basculement des patois vers le français en milieu rural tout au long du siècle, on tend à négliger les facteurs culturels. Ainsi la religion fut, comme le souligne Michel Vernus (1997), un vecteur influent de diffusion du français en milieu rural. L’Église catholique, profondément ébranlée par la Révolution, entreprend dès le début du siècle de restaurer son assise et de reprendre le contrôle des masses paysannes. Avec le retour de la monarchie, on assiste à une forte mobilisation du clergé comtois. Ses principaux outils d’influence sont les livres de catéchisme, destinés à l’enseignement aux enfants, mais aussi à être lus dans la famille. Sont diffusés aussi des livres de piété, de prières, notamment pour la lecture à haute voix lors de la prière du soir. L’oral en français entre ainsi, par le haut pourrait-on dire, dans les foyers. Au village, le lieu où s’entrecroisent l’écrit et l’oral de la parole religieuse est l’église. La restauration de l’assise cléricale passe par le renforcement des effectifs, surtout là où l’implantation religieuse est la plus forte : les hauts plateaux. Le Saugeais est exemplaire. Le canton de Montbenoît se caractérise par la proportion considérable de prêtres qui en sont originaires. De 1801 à 1830, on compte 24 ordinations de curés venant du Saugeais, soit 1 pour 317 habitants, contre 1 pour 817 pour les cantons de la région bisontine (Malfroy et al., 1992). Repérés par les prêtres locaux, les jeunes ayant les qualités requises sont dirigés vers les petits séminaires pour leurs études secondaires puis vers le Grand séminaire de Besançon pour la prêtrise.

L’État fait aussi sentir son influence linguistique en marquant sa présence et son autorité par ses textes. Comme le fait observer Michel Vernus (1997 : 58) : « [l]’imprimé est l’instrument de la centralisation administrative en marche. Sur ce plan, préfets et sous-préfets poursuivent l’œuvre amorcée par les intendants et subdélégués au xviiie siècle. » L’État mobilise dans l’armée avec le service militaire, devenu obligatoire après la guerre franco-prussienne. C. Roussey en a bien montré les effets linguistiques. Les soldats servent aussi dans les conquêtes coloniales.

Lancée par la Révolution, la politisation des campagnes se poursuit, malgré les tentatives des représentants de l’État pour réduire l’influence des mouvements d’opposition, surtout sous le Second Empire. Les républicains affrontent les monarchistes, les libéraux, les bonapartistes. Les socialistes sont quant à eux surtout influents dans les villes industrielles, à Montbéliard et Audincourt. Dans les campagnes, ce ne sont pas les mêmes milieux qui adhèrent aux différents courants politiques. Les paysans soutiennent généralement les monarchistes, surtout les légitimistes. C’est le cas dans le Saugeais, très conservateur (Malfroy et al.). Le camp républicain recrute surtout parmi les artisans, les vignerons (dans le Jura, dans les vallées du Doubs et de la Loue), et attire certains notables. Mais quels que soient les camps, les moyens de convaincre sont les mêmes : l’imprimé, sous toutes ses formes. Michel Vernus (1997 : 69) considère même que cette diffusion d’une culture de l’écrit a contribué au déracinement culturel des campagnes comtoises avant même que soit mise en place l’école de la IIIe République :

On a longuement imputé ce déracinement culturel au contenu de l’enseignement des hussards noirs de la République qui étaient plus ouverts aux réalités locales qu’on le disait. Force est de constater, nous semble-t-il, qu’il est antérieur et qu’il est dû aux conséquences de l’introduction massive de l’imprimé, dont les effets ont commencé à se faire sentir bien avant l’instauration de l’école républicaine, dans les départements comtois en tout cas.

19. L’instruction publique dans les campagnes du Doubs

Malgré le désintérêt de l’Empire et de la Restauration pour l’instruction primaire, le niveau d’alphabétisation ne baissa pas dans les départements comtois au cours de la première moitié du xixe siècle. La scolarisation y connut même un essor assez remarquable sous la Monarchie de Juillet. Alors que la loi Guizot de 1833 instaurait l’obligation de créer des écoles dans toutes les communes de plus de 500 habitants, dans le département du Doubs pratiquement toutes les localités qui ne l’étaient pas encore en furent dotées. Dans sa thèse publiée en 1981 sous le titre L’école publique dans le département du Doubs (1870-1914), Jacques Gavoille montre qu’entre 1834 et 1837, on édifia en moyenne une centaine d’écoles chaque année. En 1880, les 638 communes du département disposaient d’une école, 95 % de celles-ci étaient publiques, et pour environ 80 % d’entre elles, l’enseignement était gratuit. Pour la formation des maîtres, le département ne comptait pas moins de quatre écoles normales.

La mise en œuvre de l’école républicaine dans ce département à la suite des lois Ferry s’est donc inscrite dans une continuité, à l’inverse de ce qui s’est produit dans beaucoup de régions. Les changements intervenus, s’ils sont loin d’être mineurs, ont plutôt consisté, du moins jusqu’à 1914, en un ensemble d’adaptations, souvent diffuses et dont les effets spécifiques sur l’usage du français et des patois se sont confondus avec ceux d’autres agents de transformation.

Un exemple caractéristique mis en évidence par Jacques Gavoille (1981) est celui de l’unification du système d’enseignement primaire. Jusqu’alors dans les villes industrielles comme Besançon, Montbéliard, Audincourt, la scolarité était précoce, mais courte, jusqu’à douze ans, et la fréquentation assez élevée. Dans le Haut-Doubs, où les hivers sont longs, la fréquentation était moins élevée, et un mode de présence alternée avait été mis en place de façon à permettre le travail aux champs dès que les conditions climatiques le permettaient. Les garçons plus âgés qui fréquentaient l’école pendant la saison hivernale étaient remplacés pendant la saison estivale par les filles et par les garçons les plus jeunes. Mais afin de permettre un rattrapage, la scolarité se prolongeait jusqu’à treize ans ou plus. Rappelons que le travail des enfants, qui n’avait été interdit en 1841 que pour ceux de moins de huit ans, était courant dans les usines et était traditionnel dans les campagnes.

Les lois républicaines instaurèrent l’école pour tous jusqu’à treize ans et supprimèrent ces aménagements. En outre, en 1892, l’obligation scolaire fut liée à l’interdiction du travail des enfants de moins de treize ans. Cette double mesure fut mal accueillie dans les campagnes, surtout là où prédominaient les petites exploitations pratiquant la polyculture exigeante en main-d’œuvre, et où on avait l’habitude de compter sur le travail des enfants. En outre, dans les régions de montagne très religieuses, la laïcisation de l’enseignement fut accueillie avec hostilité, surtout quand les institutrices congréganistes rémunérées par les communes furent remplacées par des fonctionnaires d’État. À partir de 1905, les lois laïques furent encore plus mal acceptées. Dans le Saugeais, il y eut des manifestations pour s’opposer au retrait des crucifix et autres symboles religieux dans les salles de classe (Malfroy, 1992 : 75).

Selon les rapports et témoignages consultés par Jacques Gavoille, notamment le Bulletin départemental de l’Instruction publique, c’était dans les localités rurales de montagne que l’école républicaine rencontrait le plus de difficultés. Les instituteurs en identifient deux principales : la religion et le français. L’hostilité de la population à l’égard de la laïcisation se répercutait dans l’école et sur les résultats scolaires. Dans les villages du département du Doubs, il n’y avait pas deux écoles primaires, l’une publique et l’autre confessionnelle. Les parents étaient tenus d’envoyer leurs enfants à l’école publique, mais dans le Haut-Doubs très croyant, nombre d’entre eux voulaient éviter qu’ils soient influencés par un enseignement qu’ils considéraient comme irréligieux. Cela n’incitait pas les jeunes à devenir des élèves appliqués, d’autant que si les instituteurs ou institutrices se montraient conciliants et admettaient la prière du matin ou la présence du curé du village à l’école, les inspecteurs primaires départementaux, pressés d’agir par les autorités académiques, étaient là pour les rappeler à l’ordre.

Pour ce qui est du français, la question dans les départements comtois ne se posait pas dans les mêmes termes que dans ceux du Midi ou de Bretagne. L’école n’était pas le seul lieu ou presque de transmission du français en milieu rural. Avec la généralisation de l’enseignement scolaire depuis le milieu du siècle, la connaissance du français avait très largement pénétré dans la population des campagnes, y compris sur les hauts plateaux. Et son usage s’était développé, comme le montre l’étude de Michel Vernus (1997) et comme le révèle indirectement le glossaire réuni par le chanoine Bobillier et publié par Rémy Bôle-Richard (2009). Le problème identifié dans les documents consultés par Jacques Gavoille était celui des disparités de la maîtrise qu’en avaient les élèves, très inférieure dans des zones rurales, surtout de montagne, à celle qu’on constatait dans les villes. Cette insuffisance se répercutait dans toutes les matières enseignées.

Ces différences étaient apparues quand l’examen du certificat d’études primaires fut organisé au niveau départemental à partir de 1882. Créé en 1864, il l’était jusqu’alors à l’échelon du canton. Jacques Gavoille souligne que ces disparités heurtaient les enseignants, très attachés à l’égalité républicaine. Si les élèves connaissaient le français, ce qu’ils parlaient était pour les instituteurs trop différent de la norme prescrite, trop proche du patois qui restait pratiqué majoritairement dans leur milieu familial et social. Pour y remédier, ils estimaient devoir se montrer exigeants sur la pratique du français et décourager celle du patois. À l’époque, un débat avait lieu sur la proposition avancée par le linguiste Michel Bréal de s’appuyer sur la connaissance des patois pour apprendre le français27. Elle était bien accueillie dans les milieux intellectuels et les cercles de pouvoir, mais mal par les instituteurs. Dans le Doubs, les enseignants y étaient dans leur ensemble fermement opposés.

On peut déduire aussi des observations de J. Gavoille que, si les instituteurs s’efforçaient d’agir dans le cadre de l’école, leur influence sur les usages linguistiques hors de l’école est restée limitée. Ils avaient d’autres priorités. Ils devaient faire face à de nombreuses contraintes locales pour s’implanter et être acceptés. Sur les hauts plateaux il leur fallait s’adapter au climat rigoureux, se concilier les familles et les élèves dont ils ne connaissaient pas toujours les modes de vie et les traditions. Il ne fallait pas se mettre à dos les municipalités et les notables. Pour les maîtres, qui étaient républicains, souvent socialistes, cela pouvait se révéler compliqué.

Les élèves après treize ans retrouvaient le milieu du travail et les pratiques linguistiques du village. Dans le Haut-Doubs, en particulier dans le Saugeais, les conditions économiques et les fonctionnements sociaux concouraient à les maintenir. Ce fut avant tout l’industrialisation qui se développa dans le département du Doubs au cours de la seconde moitié du xixe siècle, et atteignit aussi les hauts plateaux, qui se révéla, là comme ailleurs, un agent particulièrement efficace de transformation des usages linguistiques.

20. Les patois face à l’industrialisation

Jusqu’au milieu du xixe siècle, le département du Doubs est resté presque exclusivement agricole. Un processus d’industrialisation se met en place à partir du milieu du siècle autour de deux pôles, l’horlogerie et la métallurgie. L’horlogerie s’est développée à Besançon en liaison étroite avec les hauts plateaux autour de Morteau et Maîche où se trouvait une main-d’œuvre expérimentée, et avec la Suisse d’où venaient les industriels qui s’installèrent dans la capitale comtoise. La métallurgie s’implanta dans le pays de Montbéliard, à l’initiative d’industriels comme les Peugeot et les Japy. Ceux-ci appartenaient à la bourgeoisie protestante qui avait œuvré pour le rattachement en 1793 de la Principauté à la France, celle-ci leur apparaissant constituer un plus vaste marché que le Wurtemberg, leur État suzerain. Petite ville de 4000 habitants vers 1850, Montbéliard s’intégrait dans un « pays » de bourgades et de villages. Première grande entreprise à s’y être développée, la Société des Forges d’Audincourt rassemblait au milieu du siècle 1500 travailleurs dans ses usines réparties dans plusieurs localités auparavant agricoles.

Pendant la seconde partie du xixe siècle, des usines de forgeage s’implantèrent non seulement dans le pays de Montbéliard, mais aussi dans toutes les vallées, celles du Doubs, de la Loue, du Lison, de l’Ognon, et d’autres plus petites, pour profiter de la force motrice de l’eau. La bourgade de L’Isle-sur-le-Doubs, environ 2 000 habitants, accueillait une tréfilerie qui, en 1880, faisait travailler près de 600 personnes. Dans le village de Lods, 1 155 habitants en 1881, au débouché des gorges de la Loue, était implantée une tréfilerie de 500 personnes. Le transport des matières premières et des produits finis, s’effectuait par le canal du Rhône-au-Rhin inauguré en 1833. Une ligne de chemin de fer fut construite entre 1855 et 1858, reliant Dijon, Dôle, Besançon, Montbéliard, Belfort. Autour de cette ligne se créa un réseau ferré irriguant l’ensemble du département. Des routes furent aussi élargies ou tracées.

L’essor industriel n’a pas seulement pour effet de modifier l’économie d’une société, il transforme aussi son mode de vie. L’exploitation des ressources nécessaires à l’industrie (matières premières, énergies), la multiplication des échanges commerciaux sur des infrastructures nouvelles (routes, canaux, voies ferroviaires), la concentration des populations sur de nouveaux lieux du travail qui ainsi s’urbanisent, l’accès à de nouveaux cadres de vie, contribuent en quelques décennies à totalement bouleverser les paysages et le quotidien des personnes. Les modes d’expression comme les patois, liés à un village ou, au mieux, à quelques localités, sont marginalisés ou exclus par ces transformations. Difficile de ne pas faire le lien entre la fin des patois soulignée par l’ouvrage de Charles Contejean et l’industrialisation du pays de Montbéliard. On peut tout autant établir un rapport entre la brusque conversion au français du village de Bournois que décrit Charles Roussey et l’attractivité industrielle de L’Isle-sur-le-Doubs, ses forges, sa filature implantée après 1870 par le Mulhousien Nicolas Koechlin. Sans compter la gare qui s’y trouve et permet de rejoindre Besançon, Montbéliard, et des endroits plus éloignés.

21. Vers la fin des patois dans le Haut-Doubs : le cas de Grand’Combe-Chateleu

On dispose d’un témoignage sur l’état des pratiques patoisantes dans le Haut-Doubs au début du xxe siècle. Il porte sur la commune de Grand’Combe-Châteleu, qui était alors nommée La Grand’Combe. Celle-ci se situe à la périphérie de Morteau, en amont sur le cours du Doubs. Comme son nom l’indique, elle est localisée dans une large combe avec, d’un côté, les contreforts du Saugeais et de l’autre, la chaîne du Mont-Chateleu (1302 mètres) à la frontière de la Suisse. Ses limites territoriales avec la commune de Ville-du-Pont, qui fait historiquement partie du Saugeais, se situent sur la « frontière linguistique » entre les parlers d’oïl et le francoprovençal.

Le témoignage est celui de Félix Boillot, dans un ouvrage publié en 1910, intitulé Le patois de la commune de la Grand’Combe (Doubs) (Boillot, 1910). L’auteur, originaire de la commune, était professeur de langue française à l’université de Bristol. Son étude de 472 pages comprend une préface d’une trentaine de pages, une analyse sur une quarantaine de pages de la morphologie et de la syntaxe du patois, le reste étant un glossaire détaillé. Les termes recueillis sont transcrits au moyen de l’alphabet phonétique utilisé à l’époque en philologie romane. Le patois décrit est un parler de langue d’oïl, ce qui est implicite, puisque Félix Boillot ne le précise pas.

C’est la Préface qui va nous intéresser car elle inclut un état des lieux du patois et une tentative d’explication du processus d’abandon qui est alors en cours :

Pour rendre un compte exact de l’état du patois, il faut songer que présentement, il n’y a plus personne dans le village qui se serve de cet idiome à l’exclusion du français, et qu’il en est ainsi depuis plusieurs années déjà. Il y a encore quelques foyers où le patois est la langue qu’on emploie dans la famille. Certaines personnes ne s’en servent jamais, d’autres emploient concurremment les deux langues et parmi celles-ci les préférences se distribuent d’une façon qu’il ne nous a pas été possible de déterminer. (Boillot, 1910 : xviii)

Il précise que c’est le déclin du patois qui l’a incité à en faire une description pendant qu’il y avait encore des locuteurs : « La pénétration aussi stupéfiante qu’inattendue de la civilisation en tous ses modes jusque dans les moindres recoins du territoire français va réduire les patois à n’être plus qu’un souvenir ». (Boillot, 1910 : iii)

Pourtant le patois de la Grand-Combe avait auparavant la capacité d’intégrer, bon gré mal gré, les nouveaux arrivants : « Antérieurement, […] les familles venues des villages voisins et parlant un patois différent […] avaient en effet grand soin de se mettre au diapason le plus vite possible, unique moyen d’échapper aux railleries ». (Boillot, 1910 : xi)

Il dresse une liste des facteurs qui entraînent un usage du français. Il place d’abord le commerce « dans l’acception la plus large du mot », mais sans être plus précis. L’activité industrielle vient ensuite, très liée au commerce et diversifiée : « Puis le développement des industries locales, des bois, de l’horlogerie, des faux, des différents produits de laiterie, des viandes fumées aussi, dont on fait forcément le trafic selon des méthodes de plus en plus modernes. » (Boillot, 1910 : xiii)

« Viennent ensuite les effets de l’instruction publique » (Boillot, 1910 : xiv). F. Boillot fait remonter ceux-ci aux années 1850, ce qui est conforme au développement qu’a connu la scolarisation en Franche-Comté à cette époque. À l’influence directe de l’école s’ajoutent, selon lui, l’influence locale des instituteurs, la diffusion des livres facilitée par l’abaissement des frais postaux, la création de bibliothèques dans les communes. La connaissance du français est renforcée pour les hommes par les deux ans de service militaire au terme duquel ils préfèrent souvent continuer de s’exprimer en français.

Il faut compter aussi sur la présence de personnes étrangères au village et sur lesquelles on ne peut faire pression pour qu’elles parlent patois. Il cite les prêtres successifs de la paroisse « dont l’autorité morale se double d’une autorité intellectuelle » (Boillot, 1910 : xiv) mais aussi les douaniers, car l’importance de la contrebande avec la Suisse amène une brigade d’une douzaine de ces fonctionnaires à stationner en permanence dans le village.

F. Boillot accorde fort justement une place importante aux facteurs économiques, mais sans les intégrer aux transformations que connait alors la région de Morteau dont La Grand’Combe fait partie intégrante. Or celles-ci sont très comparables à celles qui se sont produites dans la montagne neuchâteloise quelques dizaines d’années plus tôt, toutes proportions démographiques gardées. Comme nous l’avons vu, le déclin et l’abandon des patois dans cette partie de la Suisse romande sont attribués en grande partie à ces transformations. Dans la région de Morteau, on fabriquait depuis le xviiisiècle des pièces d’horlogerie à la ferme pendant les mois d’hiver. À l’époque de F.  Boillot, la production horlogère s’industrialise, les usines s’implantent, le paysan-horloger fait place à l’ouvrier. En 1884, Morteau et sa région sont reliées par une ligne de chemin de fer à Besançon, grand centre horloger à l’époque, et au Locle, c’est-à-dire au pays horloger suisse. Morteau qui était une modeste bourgade de 1826 habitants en 1876 devient une petite ville active de 4 110 habitants en 1901.

22. Observations sur le Saugeais

En amont du Saugeais, Pontarlier devient aussi un pôle de développement industriel et commercial. En 1900, la principale activité est la production d’absinthe qui emploie 3 000 personnes dans une cinquantaine de distilleries. En outre, plusieurs industriels suisses, comme Nestlé, s’y sont installés. Sans oublier les emplois générés par la présence permanente de régiments d’artillerie venus s’entraîner sur la Chaux d’Arlier, la grande plaine qui entoure la ville. Entre 1876 et 1901, Pontarlier passe de 5 714 à 7 963 habitants.

Dans le Saugeais, situé entre le pôle de Morteau et celui de Pontarlier, les facteurs économiques et les modes de vie sont probablement plus favorables au maintien des pratiques patoisantes. Celui-ci reste un territoire à vocation agricole traditionnelle. Les historiens soulignent la large autosuffisance du canton de Montbenoît où on pratique toujours la polyculture (Malfroy et al., 1992). Des activités artisanales nécessaires à la production agricole sont installées le long du Doubs : fabriques de faux, moulins, forges, scieries. De petits métiers sont implantés un peu partout : charpentiers, menuisiers, maréchaux-ferrants, tailleurs. Mais le Saugeais est resté à l’écart du pays horloger. L’élevage et la production fromagère prennent progressivement de l’importance, mais de manière très dispersée, à l’image de la fabrication du gruyère, fromage introduit par des Suisses au siècle précédent28. On ne trouve pas moins de 64 fruitières, c’est-à-dire des coopératives de production, dans le canton, soit plusieurs par commune, une multiplicité due à la dispersion de l’habitat et à l’insuffisance de chemins vicinaux reliant les localités.

Toutefois le Saugeais se transforme également. Jusqu’alors territoire isolé, il est désenclavé en 1884 par la ligne de chemin de fer Besançon-Le Locle. Celle-ci traverse le plateau de Gilley au lieu de le contourner comme le fait la route qui relie Besançon à Morteau et à la Suisse. Une gare est implantée à Gilley et, en 1888, une autre voie ferrée est mise en service entre cette localité et Pontarlier (21 km). Le bourg devient une sorte de capitale économique du Saugeais, et ses activités dépassent les limites du canton. Sa population augmente, passant de 792 à 878 habitants entre 1876 et 1901. Bien qu’il soit difficile d’évaluer les effets linguistiques de ce désenclavement, il est quand même probable qu’en élargissant et en intensifiant la circulation des biens et des personnes, il a amené un usage plus fréquent du français.

Par contre, toutes les autres localités du Saugeais perdent des habitants. Arçon, la commune la plus proche de Pontarlier, passe de 678 à 573 habitants. En aval, proches de Morteau, Ville-du-Pont régresse de 643 à 502 habitants et La Longeville de 707 à 609 habitants. Ce départ d’habitants de La Longeville inclut la grand-mère de l’auteur qui, elle, a pris le train pour Besançon où elle avait trouvé un emploi. Rappelons que Charles Roussey soulignait que l’exode rural frappant son village de Bournois avait pour effet un abandon du patois.

Néanmoins le Saugeais reste identifié au début du xxe siècle comme étant une région patoisante. On a déjà cité l’appréciation laudative qu’en avait l’historien Tuchis de Varennes qui louait les « consonances méridionales » de « cette langue venue de Savoie ». Le témoignage du voisin Félix Boillot est par contre fort peu amène, et même carrément discriminatoire. En décrivant dans la préface de son étude le site de La Grand’Combe, séparé de la Suisse par une paroi rocheuse, il écrit ceci : « À cet obstacle physique correspond à l’ouest du village une sorte de défense morale constituée par la différence de caractère, de race, de langue et de mœurs entre les habitants de la Grand’Combe et ceux du pays sauget, cette sorte d’îlot ethnique que forme le plateau de Gilley ». (Boillot, 1910 : xi)

Cette attitude vis-à-vis du Saugeais était probablement assez répandue dans son environnement régional, et les Saugets avaient l’habitude de rétorquer, comme le rappelle Rémy Bôle-Richard (2009 : 15) : « Le Saugeais n’a pas de frontières, ce sont les voisins qui sont bornés… »

23. I n’y a ran téé k’nôtrou Sadget (il n’y a rien de tel que notre Saugeais) ou la fierté d’être sauget

C’est précisément en 1910 que le chanoine Joseph Bobillier, originaire du Saugeais, avait conçu le projet d’écrire un mémoire sur son patois. Il n’y a pas de témoignages rapportant quelles étaient ses motivations pour entreprendre cette étude. Son projet s’inscrivait dans le contexte du déclin général des patois et, comme les initiatives que nous avons mentionnées, était probablement motivé par la volonté d’en conserver une description. Mais il pouvait aussi avoir des motivations plus militantes, surtout face aux représentations négatives propagées dans l’environnement régional du Saugeais, par exemple de montrer que ce patois était tout aussi respectable que d’autres, même s’il était différent.

Ce travail, abandonné sans qu’on en sache les raisons, serait tombé dans l’oubli s’il n’avait pas été transmis à Rémy Bôle-Richard, et si celui-ci, presqu’un siècle plus tard, ne l’avait pas publié. On ne peut préjuger de l’impact qu’aurait pu avoir ce mémoire s’il avait été réalisé et diffusé au temps du chanoine Bobillier. Il est peu probable qu’il ait pu servir à contrecarrer une évolution qui devenait irréversible, mais il est possible qu’il ait suscité un courant d’intérêt et des suites sous diverses formes, littéraires, voire scientifiques, et peut-être militantes.

L’Hymne du Saugeais attribué à Joseph Bobillier a aussi été composé en 1910. La musique est de Théodore Botrel, mais on ne sait pas si celui-ci l’a composé spécialement ou s’il a accordé le droit d’utiliser une de ses mélodies. On ne sait pas non plus si ce lien avec Botrel fut ponctuel ou si le chanoine Bobillier fréquentait les mêmes cercles, par exemple la Ligue de la Patrie française, comme l’auteur de La Paimpolaise. Quoi qu’il en soit, cette collaboration avec un auteur-compositeur connu doit être relevée.

L’Hymne du Saugeais, qui est encore chanté de nos jours, reste jusqu’à présent le principal mode de diffusion du patois sauget29. Ce n’est pas un chant patriotique. Il n’exprime aucune revendication politique, mais plutôt l’amour du Saugeais et la fierté d’être sauget :

Desan k’y a dès onou â mondou
K’an dès uuyou duo lè pènon, []
K’i n’y a ran téé k’nôtrou Sadget30
(Depuis qu’il y a des hommes au monde
Qui ont des yeux sous les sourcils, […]
Il n’y a rien de tel que notre Saugeais.)
Ke stè k’an son poeyan se rkrèr
On ptè pô ploe k’s’l’éran fransè
(Que ceux qui en sont peuvent se recroire
Un petit peu plus que s’ils étaient français)
 
Pour autant :
Kan la Frans fasè sè grand gaerè
Lou Sâdjè ér toujd lou premii
(Quand la France faisait ses grandes guerres
Le Sauget était toujours le premier)
Son histoire remonte à la Création quand « Lou Bon Duu » a façonné le Sauget dans un roc et fait éclore la Saugette d’une « réén maergrita ».
 
Les Saugets vivent sur une terre que les moines sont venus défricher :
Sè dè mwèn k’son vru èpyaeréé » (épierrer)
Les Suédois l’ont dévastée, mais s’ils revenaient aujourd’hui :
Pou avoe st’uhae du bon brezi
On lè pandrè a la tsoemrâ
(Pour avoir cet hiver du bon brezi31
On les pendrait dans la cheminée)
Les Saugets sont bons vivants, aiment manger et boire de la « dzansenra » (gentiane) et ont dans leurs gosiers des mots que personne ne sait comme eux faire sauter :
Lè Sadjè an dan yoe gérgoeta
Dè mou k’nyon n’sè kan yoe rdâtèè
 
Et le final est une réponse à tous les Félix Boillot :
« Tan pii pou stè k’son mâ kontan,
No vâdran mii k’lèz âtrè dzan »
(Tant pis pour ceux qui sont mécontents,
Nous vaudrons mieux que les autres gens)

24. Et maintenant ?

On ne dispose pas d’étude publiée sur la pratique du patois sauget au cours du xxe siècle. On peut se référer à quelques témoignages. Ainsi Rémy Bôle-Richard (2009) se remémore ses grands-parents qui, dans les années 1940-1950, parlaient patois avec les gens de leur génération, mais en français avec les générations suivantes. On peut supposer que le milieu du siècle dernier constitue une charnière. Dans les années 1970-1980, Colette et Lucien Dondaine ont encore trouvé des informateurs pour l’Atlas linguistique et ethnographique de la Franche-Comté. Rémy Bôle-Richard a aussi pu consulter quelques anciens lors de la rédaction de son dictionnaire au début des années 2000.

En France, le francoprovençal est reconnu comme langue régionale et fait l’objet d’une valorisation en Savoie et dans le Lyonnais à l’initiative surtout du Conseil régional de la Région Rhône-Alpes. Ce n’est pas le cas en Franche-Comté. Dans le Saugeais, il existe suffisamment de toponymes en patois de localités et de lieux-dits pour procéder à leur affichage sur des panneaux indicateurs. Mais il n’y a pas eu d’initiative en ce sens de la part de communes ou de demandes du milieu associatif. Des toponymes en francoprovençal ont récemment été ajoutés dans l’encyclopédie Wikipédia à des articles décrivant des villages. Mais l’anonymat des auteurs ne permet pas de savoir qui en est à l’initiative.

En revanche, quand vous arrivez à Montbenoît, vous êtes accueilli par un panneau : « Bienvenue dans la République du Saugeais », entouré du blason et des couleurs de cet État, né de la rencontre en 1947 entre un aubergiste facétieux et un préfet humoriste. Le premier ayant narré au représentant de l’État l’histoire du Saugeais, celui-ci, considérant que ce territoire méritait d’être une république, nomma son interlocuteur président. Et ce dernier décida de le rester. Son épouse lui succéda, puis leur fille, remplacée en avril 2022 par son premier ministre. Tout le monde joua le jeu, les habitants, comme les visiteurs, et même les autorités administratives. Toutes les cérémonies et festivités se déroulent en présence de la présidente ou du président. Dans ce territoire marqué par les frontières réelles ou virtuelles, sa République se doit même d’avoir ses douaniers chargés de délivrer des laissez-passer aux visiteurs.

La République du Saugeais est une comédie bon enfant et humoristique, mais elle permet aux habitants de rappeler à eux-mêmes et aux autres qu’ils ont une histoire. Inutile de dire que cette République ne porte aucune revendication, linguistique ou autre. Mais le sentiment d’appartenance est fortement présent. Néanmoins, il devient difficile à maintenir. Si le Saugeais reste à prédominance agricole, il est intégré dans des filières agro-alimentaires structurées, normalisées, hiérarchisées, telle celle du fromage de Comté, qui dépassent largement les limites de son territoire, et même celle du Haut-Doubs. En 2015, le canton de Montbenoît a été supprimé et intégré à celui d’Ornans. Les communes qui le constituaient se sont néanmoins rassemblées en une communauté de communes, ce qui permet de conserver une certaine unité.

Mais ce qui met le plus en question la spécificité du Saugeais, comme celle du Haut-Doubs, c’est le travail frontalier. L’économie suisse fait très largement appel à des salariés qui viennent de France et qu’on appelle en Suisse les « pendulaires ». C’est le cas de plus de la moitié des travailleurs de l’horlogerie. Si les salaires sont élevés en Suisse, le coût de la vie et le logement sont nettement moins chers en France où ils habitent. Depuis les années 1990, tous les villages du Saugeais ont vu leur population augmenter, celle-ci doublant même dans certaines localités. S’implante ainsi une population aux revenus plus élevés que le reste des habitants et moins concernée par la vie locale. Une situation peu propice au maintien du lien social, au sentiment d’appartenance et à la préservation de la mémoire. Mais la dépendance économique vis-à-vis de la Suisse étant destinée à durer, il est aussi fort possible que cette nouvelle population s’enracine dans le terroir sauget.

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Notes

1 « La Suisse romande dans l'espace linguistique francoprovençal et franc-comtois », Université de Neuchâtel, [http://www5.unine.ch/dialectologie/CarteFrancoprovencal.html], consulté le 15 octobre 2022. Return to text

2 Arçon, Les Alliés, Bugny, La Chaux, Gilley, Hauteville-La Fresse, Lièvremont, Maisons-du-Bois, La Longeville, Montflovin, Ville-du-Pont. Elles peuvent être localisées sur la carte disponible sur le site de la Communauté de communes de Montbenoît : [https://www.montbenoit.fr/intercommunalit%C3%A9/], consulté le 15 octobre 2022. Return to text

3 Rapport à l’Académie de Besançon par M. Monnin, professeur d’histoire à la Faculté des lettres de Besançon (cité par Alexandre Barthelet, 1853, Préface, p. viii) Return to text

4 Le val d’Usiers est composé de trois communes (Sombacour, Bians, Goux-les-Usiers) situées au nord-ouest de Pontarlier. Return to text

5 Son insertion en langue vulgaire dans des documents ecclésiastiques en latin est surprenante. A-t-elle été introduite ultérieurement par un copiste ? C’est un point qu’il n’a pas été possible de vérifier. Return to text

6 Cité par Droz, 1760 : 234. Return to text

7 « Traité d’abergement concédé aux habitants des Allemands par Jean, abbé de Montbenoît », Suchet Jean-Marie et M. Lambert, Mémoires.et documents inédits de Franche-Comté, Besançon, 1900, t. IX, p. 498. Return to text

8 Le village Les Allemands obtint au cours de la guerre de 1914-1918 de changer de nom et de s’appeler Les Alliés, nom qui lui est resté. Return to text

9 JUD Jakob, 1939, « Observations sur le lexique de la Franche-Comté et du francoprovençal », dans Studies in French language and medieval litterature presented du Professor Mildred K. Pope, Manchester, University Press, p. 225-240. Return to text

10 Il s’agit de Château-Chalon, actuellement dans le département du Jura, alors fief de la famille Chalon-Arlay. Return to text

11 Traduction de potestatis homines signifiant « colons attachés à la terre », selon une note des éditeurs. On peut suggérer plus littéralement « hommes du domaine ». Return to text

12 Le Coutumier du Saugeois a été publié en 1900 dans le tome IX des Mémoires et documents inédits pour servir à l’histoire de la Franche-Comté, publication de l’Académie de Besançon et de la Franche-Comté, dont l’historien Albéric Tuchis de Varennes était alors le secrétaire perpétuel. Le texte lui-même est édité par deux des académiciens, les chanoines J. M. Suchet et M. Lambert. Return to text

13 René Locatelli, 1976, cité par Malfroy et al., 1992 : 36. Le régime de la commende consiste à concéder à un ecclésiastique ou un laïc extérieur les bénéfices d’une abbaye sans qu’il exerce une autorité religieuse sur celle-ci. Return to text

14 Bezançon Yvonne, 1949, « Une ferme typique du Saugeais », L’information géographique 13/2, p. 69-74. Return to text

15 Salitot-Dion Michèle, 1979, « Coutume et système d’héritage dans l’ancienne Franche-Comté, Études rurales, p. 5-22. Return to text

16 BERLIOZ Élisabeth, 2006, « Enseignement, protestantisme et modernité. Les écoles du pays de Montbéliard (1724-1833) », dans Histoire de l’éducation, n° 110, p. 23-52. Return to text

17 L’Assemblée nationale constituante décida le 14 janvier 1790 « que le pouvoir exécutif sera chargé de faire traduire les décrets de l’Assemblée dans les différents idiomes qui ont lieu dans les différentes provinces, et de les y faire parvenir ainsi traduites. » Return to text

18 LEQUINIO Joseph-Marie, 1979, Voyage pittoresque et physico-économique dans le Jura. Reprints Laffitte. Réimpression de l'édition de Paris de 1801 (Caillot). Return to text

19 Selon des témoignages rapportés par Louis Gauchat, dans Bulletin du Glossaire des patois de la Suisse romande, 1902, n° 50. Return to text

20 C'est le linguiste italien Graziadio Isaia Ascoli qui définit l'existence du domaine francoprovençal en 1873 dans ses Schizzi franco-provenzali, [https://www.centre-etudes-francoprovencales.eu/qui-nous-sommes/le-francoprovencal], consulté le 28 novembre 2022. Return to text

21 La dénomination « Franche-Montagne » n’est plus en usage du côté français. Dans la Suisse voisine, la partie du Canton du Jura qui fait face au canton de Maîche est appelée « Les Franches-Montagnes ». Return to text

22 J’ai introduit le terme de « truerie », en français « saloperie » ou « cochonnerie », qui m’est revenu de mon enfance et qui est attesté aussi bien en patois sauget (trueria) que dans les parlers comtois d’oïl, à la place des … que Barthelet avait prudemment inséré dans son texte. Return to text

23 La Chaux, commune du Saugeais, se nomme La Tsâ en patois. Citons aussi tsenra (chaîne), tsanbra (chambre), tsan (chant), tsemrâ (cheminée) (transcrits selon la norme orthographique de R. Bôle-Richard). Return to text

24 Néanmoins la transmission s’est encore maintenue au cours de la seconde partie du xixe siècle. Je me souviens de mon enfance dans le pays de Montbéliard que mon arrière-grand-mère paternelle, décédée centenaire en 1961, parlait patois de préférence au français. Mais sa seule interlocutrice était ma grand-mère. Return to text

25 À quelques kilomètres de Bournois s’est déroulée la bataille de Villersexel le 9 janvier 1871. Elle a été remportée par l’armée française commandée par le général Bourbaki, mais les Prussiens ont ravagé des campagnes pour la priver de ravitaillement, l’ont attendue et mise en déroute devant Héricourt, forçant ce qui en restait à se réfugier en Suisse depuis Pontarlier. Return to text

26 La loi Freycinet du 15 juillet 1889 a institué un service militaire de trois ans, sans exemptions. Elle a été remplacée en 1905 par un service de deux ans, obligatoire pour tous les hommes âgés de 21 ans, et porté à nouveau à trois ans en 1913. Return to text

27 Lire à ce propos : Pierre Boutan, « Michel Bréal, un linguiste homme d’influence sous la IIIe République », Dossiers d’HEL, SHESL, 2014, Linguistiques d’intervention. Des usages socio-politiques des savoirs sur le langage et les langues, p. 9, [halshs-01115069], consulté le 15 octobre 2022. Return to text

28 L’appellation d’origine contrôlée « comté », qui a remplacé la dénomination « gruyère », date de 1958. Return to text

29 Article « Hymne du Saugeais » sur Wikipédia : [https://fr.wikipedia.org/wiki/Hymne_du_Saugeais], consulté le 15 octobre 2022. L’hymne interprété par une chorale locale (refrain et couplets 4 et 6) peut être écouté ici : [http://clochers.free.fr/audio/saugeais.html], consulté le 15 octobre 2022. Return to text

30 Ces extraits sont reproduits tels que les a publiés Bôle-Richard avec la graphie qu’il a élaborée. Le texte original est le suivant : Dé san qu’y a dèz hounnous â mondou / Qu’ant dès uyous dzot let pennons… / Qu’i n’y a ran d’té qu’ nôtrou Sadjet. Return to text

31 Brezi : viande de bœuf salée et fumée dans un tuyé. Équivalent comtois de la bressaola ou de la viande des Grisons. Return to text

References

Electronic reference

Claude Truchot, « Les langues dans l’histoire du Saugeais », Cahiers du plurilinguisme européen [Online], 14 | 2022, Online since 15 décembre 2022, connection on 09 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1531

Author

Claude Truchot

UR 1339 LiLPa, Université de Strasbourg
Professeur émérite de l’Université de Strasbourg, co-fondateur du GEPE, angliciste, spécialiste de sociolinguistique et de politique linguistique dans le domaine européen. Il est l’auteur de Europe : l’enjeu linguistique, d’ouvrages et d’articles sur l’expansion mondiale de la langue anglaise, sur les questions linguistiques dans le monde du travail, et de manière plus récente sur les relations entre les langues et l’histoire.
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