« Meschung » : un idiome inattendu

DOI : 10.57086/cpe.1373

Notes de la rédaction

Cet article est paru initialement en 1996 : « “Meschung” : un idiome inattendu », dans Saisons d’Alsace n° 133, Le dialecte malgré tout. Une langue à réinventer ensemble, p. 69-73.

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Meschung, mélange, code switching : une bonne partie des Alsaciens sont passés maîtres dans cette pratique qui consiste à jongler avec deux langues dans une même conversation.

Le meschung a mauvaise presse – on l’oppose à la pureté de la langue – ; pourtant, il témoigne à sa manière de la réalité du bilinguisme régional.

 

Lors d’une enquête sur la situation linguistique en milieu rural en Alsace, à la fin des années soixante-dix, à une question sur les usages des enfants entre eux, nous avons découvert un idiome inattendu. Non sans une pointe d’humour, une mère de famille – l’entretien se passait en alsacien – nous dit : « d’Kender ? Di redda meschung » (les enfants ? ils parlent mélange). Ce terme mélange était employé par elle comme le serait « français » ou « allemand », c’est-à-dire comme un nom de langue ; personne n’était dupe pourtant. Cette qualification, pour une telle manière de parler, nous fut donnée à maintes reprises : les enfants entre eux, dans la cour de récréation de l’école ou bien à la maison, mélangeaient l’alsacien et le français avec une telle constance que l’on pouvait croire à un idiome nouveau, aux premières étapes de ce que les linguistes en termes techniques appelleraient un pidgin. Mais une inquiétude pointait : est-ce que cela voulait dire qu’à terme le français allait l’emporter ? Comme en écho à la question bien connue, évoquée par une chanson de Germain Muller Mer senn d’letsche, d’allerletschde : sommes-nous les derniers ? Les tout derniers ? … À parler encore l’alsacien, à parler comme notre bec a poussé ?

Le mélange de langues n’a jamais eu bonne presse ; il est souvent associé à l’idée de métissage, voire d’hybridation. Or, dans le sillage des débats sur les langues originelles, sur la place du sanscrit, dans l’échauffement romantique à la faveur des grandes langues qui exprimaient l’âme des nations, dans la certitude de la supériorité des langues de civilisation sur celles des primitifs, tout le XIXsiècle refoula cette évidence : toutes nos grandes langues connaissent un passé de mélange ! En Europe, où les États-nations se sont généralement construits autour d’un idéal d’unité politique appuyé sur un idéal d’unité linguistique, l’étude systématique des processus en œuvre dans les mélanges de langues a encore peu progressé. Le terme qui a pris le dessus pour désigner ces processus dans leur ensemble est anglais, c’est code switching qui est couramment utilisé aujourd’hui dans la littérature spécialisée dans pratiquement toutes les langues. Le terme retenu pour désigner un élément en alternance, mot ou segment de phrase, est switch, même en français. Que l’on se rassure, le législateur ne l’a pas retenu parmi les termes anglais à exclure de notre langage.

En Alsace, la manière de parler appelée meschung est autant pratiquée qu’elle est peu reconnue. À tel point que le seul travail d’envergure fait sur la question est celui d’une Britannique ayant résidé assez longtemps en Alsace pour apprendre l’alsacien et faire des enquêtes approfondies sur notre mélange, Madame Gardner-Chloros. Eh bien, nous mélangeons allégrement et, pour tout dire, n’importe comment ! Et c’est une vieille histoire.

En voici quelques exemples. Dans le Supplément de la grammaire française pour l’Alsace du Dr J. Cron, paru en 1902 à l’agence (sic) de B. Herder à Strasbourg, on peut lire une Causerie alsacienne (reproduite dans l’ouvrage de Gardner-Chloros, 1991 : 194-198). Tout Alsacien s’y reconnaîtra. Cela se passe à table :

1. Papa (s’adressant à son fils Josephela) : Toi, tu prendras ce que moi je te donnerai. – Hasch des verstande ? un jetz still ! [c’est compris ? et maintenant silence !]

2. Tante : Oui, Josephela, tais-toi ! Papa t’en donnera déjà.

3. Papa : Ça, c’est maintenant bon… Des Sürkrüt isch herrlich güet. [Cette choucroute est tout simplement excellente.] Elle est excellente… Il faut manger, tante, nous n’aurons rien d’autre.

Passons les années. Voici un exemple issu du travail de Gardner-Chloros (1991 : 125). Cela se passe en 1983, lors d’un repas de la famille Beck avec leurs amis, les Eder.

4. Mme Beck : Ja, isch läs als d’Zitung, ich läs d’Iwwerschrifte, en diagonale [oui, je lis le journal, je lis les titres].

5. M. Eder : Enfin écoute, à vrai dire, le journal, üsser wenn de jetz de Express, de Point, odder so Dings so hesch, gell, où vraiment c’est, là vraiment on peut dire que c’est des journalistes qui t’écrivent sur un sujet X, ne. Awwer, wenn d’so e Zitung hesch comme les Dernières Nouvelles, alles was in de erschte vier, finef Site steht, hesch schunn an de télé g’höert [à moins que tu aies l’Express, le Point, ou ce genre-là, n’est-ce pas. Mais quand tu as un journal comme Les Dernières Nouvelles, tout ce qu’il y a dans les quatre, cinq premières pages, tu l’as déjà entendu à la télé].

6. Mme Eder : Ja, les gros titres dans tous les cas.

7. M. Eder : Les gros titres, un hinte dann, noohär, na, bon, do hesch e Portion annonces, et puis après c’est les régionales [et derrière alors, après, ben bon, là tu as une portion d’annonces]

Et aujourd’hui ? Le dernier exemple concerne une conversation surprise récemment entre deux messieurs à une table de restaurant, dans la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines ; l’un a la quarantaine, l’autre la cinquantaine. Le plus jeune raconte une visite en pays étranger où il observe des travaux de construction. Voici un extrait de son récit.

8. Do sen Maschina ! S’esch marécageux. Sie schlage a Rohr nin en même temps pour que le béton se comprime… un de ander pumpt deno de Beton… pas un Blanc, do, Achtung, hawi ufgepasst [Là on voit des machines ! c’est marécageux. Ils enfoncent un tuyau en même temps pour que le béton se comprime… et l’autre, il pompe alors le béton… pas un Blanc, là, attention, j’ai fait attention]

Ces extraits sont loin d’illustrer l’extrême variété des formes de contact et d’alternance. Gardner-Chloros (1991) en décrit quinze, de formes relativement simples où l’alternance se fait de phrases en phrases (1 et 3), à des formes complexes où elle se fait au sein de la même phrase (5). L’alternance peut affecter n’importe quelle unité grammaticale, les noms bien sûr (e effort mache, p. 166 : faire un effort), mais aussi les verbes (sie sin condamnés worre, p. 167 : ils ont été condamnés) ; (ça griwelt de trop, p. 168 : ça chatouille de trop), les adjectifs (ja, capable isch se, p. 168 : oui, capable, elle l’est), les adverbes (Tata, raisins, nochhär, p. 169 : Tata, les raisins après), pour n’en citer que quelques-uns. Et bien sûr, toutes les expressions ou exclamations si fréquentes, prises à l’alsacien et incluses dans des contextes français telles que ja, nee, joo, gell, nitt (oui, non, n’est-ce pas, tu sais) ou, inversement, prises au français et incluses dans des contextes alsaciens telles que « bon, d’accord », et même « à propos » !

Les linguistes ont élaboré théorie après théorie pour chercher à rendre compte de ces phénomènes en n’en voyant d’abord que les plus simples, ou même ceux qui semblaient correspondre à quelque logique, du type de l’alternance d’une phrase à l’autre, laissant intactes les structures syntaxiques (8). Mais au fur et à mesure des observations, touchant des types de contact de plus en plus divers, entre paires différentes de langues diverses, il a bien fallu se rendre compte que la créativité des locuteurs en matière de mélange n’avait en quelque sorte pas de limite.

Mais pourquoi donc employer deux langues, alors que l’on pourrait exprimer la même chose aussi bien dans l’une que dans l’autre, ou presque aussi bien ? L’on a supposé que les circonstances de l’échange langagier pouvaient offrir une clé. Partielle seulement. Elles interviennent certes et sont explicatives dans un certain nombre de cas, mais laissent inexpliquées de bien nombreuses formations pour lesquelles aucune rationalité ne semble pouvoir être invoquée.

Gardner-Chloros décrit les principaux facteurs qui semblent intervenir dans ses observations. La compétence : l’on ne peut opérer un choix que quand les deux idiomes sont suffisamment courants pour que l’alternative soit immédiatement disponible. La perception réciproque que les locuteurs ont l’un de l’autre : on peut observer qu’un certain nombre de changements de langue se produisent quand il y a changement d’interlocuteur, ils semblent aussi dépendre des caractéristiques de la personne ; l’on observe également que plus il y a de personnes réunies, plus l’alternance est fréquente. Les caractéristiques de la conversation en cours : elles couvrent un champ étendu, de l’emploi d’un switch comme trait d’humour, à l’emploi d’un terme ou d’une expression de l’autre langue pour des motifs affectifs. Les caractéristiques de l’idiome en usage : le switch peut servir de marqueur de différents moments de l’énonciation, une hésitation, une emphase, une citation, un contraste, etc. Enfin, un ensemble de facteurs hétérogènes : la subjectivité des personnes ; certaines alternent plus fréquemment que d’autres, ce qui peut être en rapport avec leur histoire personnelle, ou bien avec ce que l’on appelle du terme peu éclairant de personnalité. À un tout autre niveau, c’est la dynamique d’ensemble de la situation de contact des langues qui intervient. À Strasbourg, en milieu urbain donc, Gardner-Chloros constate une fréquence plus importante de la présence de termes français dans l’alsacien parlé que de termes alsaciens dans le français parlé (1991 : 181) ; le français semble en bonne voie de coloniser l’alsacien, mais en milieu rural, cette dynamique est moins nette. Par ailleurs, l’alternance représente souvent un compromis entre l’emploi exclusif d’une langue ou de l’autre, compte tenu de leurs connotations culturelles. Dans une occasion où le choix du français pourrait sembler snob et celui de l’alsacien populaire, voire rural, un mode alterné peut offrir une solution de compromis bienvenue (1991 : 184). Enfin, il ne fait pas de doute que le mode alterné peut représenter un type de comportement socialement déterminé, un discours mixte, marquant l’appartenance à un groupe, permettant à des locuteurs de compétences diverses de communiquer. Les familles bilingues ont tendance à créer des formes de discours mixtes d’un emploi purement interne, qui peuvent témoigner d’une certaine permanence et servir les stratégies des relations interpersonnelles, ainsi que le montrent les études de C. Deprez ou de G. Varro.

Les langues ne sont pas des objets conservés dans des boîtes étanches, elles sont parlées par des gens qui se débrouillent, font des compromis, sont curieux, doivent gagner leur vie, veulent savoir, veulent avoir raison, et ainsi de suite. Sauf dans les cas de normativité programmée, comme à l’école, ou dans les situations perçues comme commandant « la correction de la langue » ou le purisme, la masse des locuteurs parle en faisant feu de tout bois et sans se soucier outre mesure des manières de langage (voir J.-M. Prieur). Pour les linguistes, l’étude des phénomènes de contact offre un vaste terrain où tous les aspects du fonctionnement du langage sont révélés de manière parfois quasiment expérimentale (Milroy et Muysken). Il faut souhaiter qu’en Alsace de tels phénomènes soient pris au sérieux : pas pour être vilipendés, mais pour être étudiés de manière poursuivie et approfondie et reconnus comme des témoignages de la vitalité du bilinguisme alsacien-français.

Bibliographie

DEPREZ Christine, 1994, Les enfants bilingues ; langues et familles, Paris, Didier.

GARNIER-CHLOROS Penelope, 1985, Choix et alternance des langues à Strasbourg, thèse de doctorat, Strasbourg, Université Louis-Pasteur.

GARNIER-CHLOROS Penelope, 1991, Language Selection and Switching in Strasbourg. Oxford, Clarendon Press.

MILROY Lesley, MUYSKEN Pieter, 1995, One Speaker, Two Languages. Cross-disciplinary Perspectives on Code-Switching, Cambridge, Cambridge University Press.

PRIEUR Jean-Marie, 1996, « Maintien de langage », dans Le vent traversier. Langage et subjectivité, Montpellier, Presses de l’université Paul-Valéry, p. 71-86.

TABOURET-KELLER Andrée, LUCKEL Frédéric, 1981, « Maintien de l’alsacien et adoption du français : éléments de la situation linguistique en milieu rural en Alsace », dans Langages, n° 61, p. 39-62.

VARRO Gabrielle, 1995, Les couples mixtes et leurs enfants en France et en Allemagne, Paris, Armand Colin.

Citer cet article

Référence électronique

Andrée Tabouret-Keller, « « Meschung » : un idiome inattendu », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 13 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1373

Auteur

Andrée Tabouret-Keller

Andrée Tabouret-Keller (1929-2020), professeure à l’Université de Strasbourg

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