1. Débat autour de la Leitkultur, le retour
La discussion autour de la Leitkultur1, culture de référence, a été impulsée en Allemagne en 2000 par le secrétaire général de la CDU, Friedrich Merz, dans le contexte de la politique d’intégration et de la mise en place du nouveau droit de la nationalité2 en Allemagne. Les partis conservateurs CDU et CSU ont alors détourné le concept europäische Leitkultur forgé par Bassam Tibi, un sociologue germano-syrien, en deutsche Leitkultur qui intègre une dimension nationale et se fonde explicitement sur les valeurs judéo-chrétiennes. Le débat a été périodiquement relancé et a repris de plus belle en 2015 et 2016 après l’arrivée massive de migrants et suite aux événements de la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne lors de laquelle plus d’un millier de femmes ont été victimes de harcèlement sexuel de la part d’étrangers. Ces événements ont largement mobilisé les hommes et femmes politiques ainsi que l’opinion publique et ont déclenché de multiples polémiques.
En 2017, suite à une tribune publiée le 1er mai par le ministre de l’Intérieur Thomas de Maizière dans le journal à grande diffusion Bild am Sonntag, intitulée « Leitkultur für Deutschland – Was ist das eigentlich? Ein Diskussionsbeitrag von Bundesinnenminister Dr. Thomas de Maizière zur Frage, “was uns im Innersten zusammenhält”3 ». Le sous-titre de l’article « Wir sind nicht Burka », « nous ne portons pas la burqa », et la photo d’un visage de femme couvert par une burqa montre assez clairement le sens que le ministre souhaite donner à la discussion. Il vise en particulier l’intégration des groupes musulmans. Ce « coup de communication » s’inscrit dans un contexte de campagne électorale en vue des élections législatives allemandes de septembre 2017. La CDU/CSU se voit alors dépassée à sa droite par le parti populiste AfD, l’Alternative pour l’Allemagne. Celle-ci a obtenu de très bons scores aux élections régionales tout au long des dernières années et est en octobre 2018 représentée dans l’ensemble des parlements des Länder. Le ministre regroupe sous l’expression de Leitkultur des choses aussi variées que l’adhésion à la Loi fondamentale, le respect des usages sociaux comme se serrer la main pour se saluer, la valeur intrinsèque de l’éducation et de l’enseignement, l’importance de la performance (Leistung), une nation fondée sur le concept de culture (Kulturnation), le patriotisme, l’ancrage de l’Allemagne en Occident, l’attachement à la mémoire collective, etc. (De Maizière, 2017). En réaction, Heribert Prantl, rédacteur en chef de la Süddeutsche Zeitung, qualifie cette liste de « Sammelsurium von Nichtigkeiten und Wichtigkeiten (Prantl, 2017) », d’un fourre-tout.
Une précédente contribution (Hillenweck, 2017) s’appuyant sur une série d’articles parus sur la Leitkultur dans la presse en ligne suite à la crise des migrants et aux événements de la Saint-Sylvestre de 2015/2016 fait ressortir une adhésion plus large à la notion de Leitkultur, entendue comme la reconnaissance des valeurs contenues dans le Grundgesetz (Loi fondamentale). Cette évolution se constate alors aussi chez certains membres du SPD ou chez les Verts. Ces deux partis, en particulier les Verts, s’étaient dans la discussion, tout au long des années précédentes, distanciés de cette notion plutôt chargée idéologiquement à droite - du moins dans sa dimension deutsche Leitkultur – et prônaient de leur côté plutôt une conception multiculturaliste de la société (Ohlert, 2015 : 594-607). Progressivement, le Grundgesetz a pu être considéré comme un cadre commun à partager par toutes les personnes qui vivent en Allemagne (et pas exclusivement par les Allemands).
Dans le cadre de ces débats, on peut distinguer des analyses émanant plutôt d’intellectuels (juristes, sociologues, politistes, philosophes), des prises de positions d’hommes et de femmes politiques, des éditoriaux ou commentaires de journalistes.
Si la contribution de Thomas de Maizière a été à l’origine de la présente réflexion, nous allons nous intéresser prioritairement à la première catégorie évoquée, à des contributions d’intellectuels : certaines récentes, d’autres plus anciennes, reprises ou actualisées. Elles fournissent plus de matière à la réflexion sur les questions définitoires et notamment le rapport aux normes. Même si elles ne sont pas neutres idéologiquement, elles permettent de prendre un peu de recul et de sortir des prises de positions électoralistes et opportunistes. On présentera les points de vue pour en dégager les divergences, les lignes de démarcation et les points de rapprochement.
2. Définitions, questionnements
Un cadrage large de la notion de norme sera privilégié. A la différence du terme de valeur à laquelle elle est souvent articulée, la norme se distingue par son caractère prescriptif qui peut prendre différentes formes : « Les normes correspondent ainsi à des règles de conduite dont le respect est lié à des sanctions qui tendent à empêcher l’écart par rapport à la règle. Ces sanctions peuvent être, en reconsidérant la catégorisation de Weber , “physiques” ou “psychiques”, ou des sanctions “externes” ou “internes” (Demeulenaere, 2003 : 20) ». La notion prioritaire de norme qui se dégage des articles retenus est la norme juridique que constitue le Grundgesetz, la Loi fondamentale, la constitution allemande, qui institue le respect des droits fondamentaux et doit être acceptée par tous ceux qui vivent en Allemagne. En l’occurrence, il s’agit ici d’un type de normes impliquant une sanction physique et externe. La référence omniprésente à la Loi fondamentale allemande en lien avec le débat sur la Leitkultur tient au fait qu’elle constitue un fondement essentiel dans la construction de la République fédérale. En outre, dans le flou notionnel qui règne autour de la Leitkultur, la Constitution a l’avantage d’être un cadre normatif objectif, déjà existant.
Thomas de Maizière, en préalable à sa définition de la Leitkultur, pose le respect du Grundgesetz et des droits humains. Cependant, pour lui la Leitkultur va au-delà du respect du cadre constitutionnel et il évoque la problématique de la définition et du contenu de la Leitkultur en ces termes :
Ich finde den Begriff „Leitkultur“ gut und möchte an ihm festhalten. Denn er hat zwei Wortbestandteile. Zunächst das Wort Kultur. Das zeigt, worum es geht, nämlich nicht um Rechtsregeln, sondern ungeschriebene Regeln unseres Zusammenlebens. Und das Wort „leiten“ ist etwas anderes als vorschreiben oder verpflichten. Vielmehr geht es um das, was uns leitet, was uns wichtig ist, was Richtschnur ist. Eine solche Richtschnur des Zusammenlebens in Deutschland, das ist das, was ich unter Leitkultur fasse (De Maizière, 2017)4.
La citation ci-dessus l’illustre, la diversité des contributions parues autour du sujet fait émerger un ensemble de termes avoisinants autour de la notion de leiten (guider, orienter, diriger) : Richtschnur, Leitbild, Norm, normativ, Regel, Wertekanon… On retrouve donc les notions de règle, norme, conduite, de canon de valeurs. La notion de culture, floue par nature, donne lieu dans les contributions à diverses précisions ou nuances : politische Kultur (« culture politique »), Verfassungskultur (« culture constitutionnelle »), Streitkultur (« culture de débat »)…
Faut-il une Leitkultur ? Le cadre juridique fait-il partie de la Leitkultur ou non ? Comment s’articulent Grundgesetz et Leitkultur ? Est-il acquis que la Loi fondamentale est le cadre commun d’une Leitkultur ? La Loi fondamentale peut-elle constituer en tant que telle une Leitkultur ? Est-elle porteuse de valeurs ? Spécifiquement allemandes ? De culture ? Faut-il quelque chose au-delà, en plus de la Loi fondamentale ? Pour de Maizière oui, toutefois, cet avis n’est pas forcément partagé. Si oui, ces règles, quelles sont-elles ? Sont-elles explicites ou implicites ? Qui les définit ? Seraient-elles de l’ordre de celles qui apparaissent dans la tribune de Thomas de Maizière et qui contribueraient selon lui au lien et à la cohésion sociale ?
3. Du rejet à un continuum de la Leitkultur
À la lecture des analyses des auteurs retenus, on pourrait établir une progression qui va du refus de la notion de Leitkultur à la préconisation d’une Leitkultur basée sur la Loi fondamentale, enrichie par des valeurs humanistes.
3.1 Le refus de la Leitkultur
Pour Martin Seel, philosophe, la Leitkultur est une aberration, elle n’a existé qu’imposée par des dictatures : « Der Begriff der Leitkultur ist nur ein Hirngespinst - mit der Ausnahme von zwölf Jahren Nazidiktatur – hat es eine solche in Deutschland nie gegeben (Seel, 2016)5. » Martin Seel fait valoir la reconnaissance universelle de l’individu comme le noyau normatif du droit :
Den normativen Kern dieses Rechtsverständnisses bildet die universale Anerkennung von Personen als Personen. Ihnen allen ist die Möglichkeit eines Lebens in Selbstbestimmung und Selbstachtung zu gewähren, ganz gleich, welche Fähigkeiten, Verdienste oder Wertvorstellung sie haben (Seel, 2016)6.
Il souligne la primauté du droit sur les valeurs particulières de certains groupes et souligne l’évolution du droit qui intègre les transformations des valeurs et des mœurs.
Habermas, à l’origine du concept de Verfassungspatriotismus, « patriotisme constitutionnel », réfute lui aussi l’idée que le Grundgesetz puisse constituer une Leitkultur, c’est le noyau d’une culture politique partagée, mais pas juste d’une culture. Une constitution libérale ou démocratique doit ainsi selon lui avant tout faire la différence entre une culture majoritaire transmise au sein d’un pays et une culture politique accessible à tous et partagée. Des groupes minoritaires peuvent même demander dans le cadre d’une culture politique commune le respect de valeurs propres pour garantir l’intégrité de leur mode de vie. En réponse à Thomas de Maizière qui indiquait dans sa contribution qu’il était d’usage en Allemagne de serrer la main pour se saluer, Habermas répond, de façon un peu provocante, qu’aucune musulmane n’est tenue de tendre la main au ministre.
Pour Seel, il faut chercher à défendre cette diversité, caractéristique des démocraties occidentales : « Mit einem Wort: Nicht die Anwälte einer identitären Leitkultur, sondern die Verfechter einer Kultur des zugelassenen Dissenses und der zugelassenen Diversität sprechen die Sprache der Demokratie7. »
3.2 Une Leitkultur politique
Christof Gramm, juriste, en fonction au service de protection militaire (Militärischer Abschirmdienst), reconnaît la légitimité des questions qui se posent autour de la Leitkultur et de ce qui est typiquement allemand, mais s’interroge précisément sur le caractère prescriptif de ce qui est défini. Il conclut que pour un État moderne, seul un cadre juridique, pour l’Allemagne sa constitution, intègre cette dimension prescriptive :
Gewiss kann man lange darüber streiten, was eigentlich „typisch deutsch“ ist. Den meisten Antwortversuchen fehlt dabei allerdings das Moment der Verbindlichkeit. Das gilt etwa für die ungeschriebenen Regeln der Alltagskultur und selbst für die gemeinsame Sprache. Grundsätzlich ist niemand verpflichtet, deutsch zu sprechen, schon gar nicht in der eigenen privaten Welt. Ein wirklich weiterführender Beitrag muss deswegen bei der Frage nach dem verbindlichen Rahmen ansetzen. Im modernen Verfassungsstaat kann es sich dabei nur um einen rechtlich definierten Rahmen handeln. Dieser Rahmen für Staat und Gesellschaft ist das Grundgesetz (Gramm, 2017)8.
Comme Habermas et Seel, il souligne que la constitution allemande instaure l’existence d’une société ouverte qui permet la diversité des modes de vie face à laquelle l’État a une attitude neutre. Gramm raisonne en termes de droits et de devoirs qui s’imposent d’abord à l’État. Ainsi la Constitution garantit un modèle de l’être humain dont la dignité est intangible.
Peu de devoirs, en revanche, selon lui, incombent au citoyen. Il en dégage deux fondamentaux : le respect de la loi pour tout un chacun – citoyens allemands, migrants et autres invités. En outre, une société ouverte qui intègre la diversité des modes de vie ne peut fonctionner que si chacun reconnaît la liberté de tous : la sienne propre, mais aussi celle d’autrui tant que cette liberté n’enfreint pas la loi, ce qui signifie aussi être capable de tolérer la différence même si celle-ci peut déranger.
Gramm note en outre la nécessité d’une conduite citoyenne qui ne peut être imposée et ne doit pas l’être par respect de la liberté individuelle : il s’agit de la responsabilité du citoyen pour l’État, de son implication. Il parle de vertus républicaines, d’une éthique citoyenne, de la responsabilité portée par les citoyens, qui implique qu’ils prennent position, s’engagent dans l’espace public, soutiennent le journalisme indépendant, participent aux élections.
Il préconise comme base de la Leitkultur une Verfassungskultur, une culture constitutionnelle, qui maintient une Allemagne soudée, fondée sur les principes contenus dans la Loi fondamentale (État de droit, droits humains, égalité, renoncement à la violence…) et une éthique ou responsabilité du citoyen.
3.3 Au cœur de la Leitkultur
Bassam Tibi, initiateur du concept de Leitkultur, déplore vingt ans après l’introduction de la notion de Leitkultur, dix-sept ans après la polémique suscitée par Merz, que l’Allemagne n’ait pas su mener le débat, que le concept ait été instrumentalisé, détourné. Il critique Gramm et sa vision plutôt formelle du respect de la constitution et de la culture constitutionnelle comme base de la Leitkultur.
« Unter Leitkultur verstehe ich nichts anderes als eine säkulare wertebezogene Hausordnung. (Tibi, 2017)9 ». La Leitkultur constitue un ordre nécessaire qu’il s’agit vraiment pour tout un chacun d’intégrer pour permettre le vivre-ensemble des personnes d’origines différentes. Il rejette tout à la fois une conception de la société monoculturelle, mais aussi d’une société conçue dans un relativisme multiculturaliste. Il écarte l’accueil incontrôlé de tous les migrants, pour lui Zuwanderung, et défend une politique de régulation des flux migratoires notamment en fonction des besoins du pays et de ces capacités d’intégration, Einwanderung. Il est donc nécessaire de poser les fondements d’une politique qui permette d’intégrer ces immigrants dans une identité européenne, c’est l’intérêt de la Leitkultur. Il met en garde contre le danger des sociétés parallèles et de l’islamisation des sociétés occidentales. En réaction, il s’est fait fort de promouvoir un islam européanisé, fondé sur un consensus autour de valeurs qui ne reposent pas uniquement sur la Loi fondamentale mais sur une conception laïque de la société10 :
Eine europäische Leitkultur, verbunden mit einer Europäisierung des Islam zum Euro-Islam, ist die Antwort auf die Islamisierung der Islam-Verbände. Dazu gehören
1. das Primat der Vernunft vor religiöser Offenbarung, d.h. vor der Geltung absoluter Wahrheiten;
2. individuelle Menschenrechte (also keine Minderheitenrechte als Gruppenrechte), zu denen im besonderen Maße die Glaubensfreiheit zu zählen ist;
3. eine säkulare, auf der Trennung von Religion und Politik basierende Demokratie;
4. ein allseitig anerkannter Pluralismus sowie ebenso gegenseitig geltende Toleranz, die bei der rationalen Bewältigung von kulturellen Unterschieden hilft11 (Tibi, 2017).
Il fait un éloge réitéré du modèle français de l’individu citoyen et de la laïcité. A la différence de l’Allemagne, le modèle français n’est pas fondé sur une vision ethnique de l’identité nationale, ce qui facilite selon lui l’intégration des immigrés et migrants, Einwanderer, au sens de l’immigration contrôlée. Son attachement à la laïcité le montre : Bassam Tibi se distancie clairement de la dimension chrétienne occidentale qui pour nombre d’hommes politiques – notamment de la CDU et de la CSU – fait partie de la Leitkultur. Il pose logiquement la primauté de la raison, de la tolérance et du pluralisme. Tibi ne résout pas par ses propositions la difficulté évoquée parfois autour de la discussion sur la Leitkultur, d’un manque de prise en considération de la dimension « affective » liée à la notion de d’appartenance à un pays et à la cohésion de la société. Reproche qui s’illustre notamment avec le débat qui traverse ces derniers temps la politique et en particulier la gauche française quant à la critique du modèle laïque et universaliste. Il est considéré à certains égards comme trop abstrait et se heurte dans sa mise en oeuvre à la réalité des inégalités sociales, culturelles et économiques.
Schmidt-Salomon, philosophe, reprend certaines de ces positions, mais poussées plus loin. À l’occasion de la discussion suscitée par T. de Maizière, a lieu la republication sur le site « humanistischer Pressedient » d’un extrait, « Leitkultur Humanismus und Aufklärung », déjà publié en 2005 dans l’ouvrage Manifest des evolutionären Humanismus, l’humanisme évolutionniste. Il a également servi de texte fondateur à la fondation Giordano Bruno dont Schmidt-Salomon est le porte-parole. Critique envers les religions quelles qu’elles soient, elle a pour objectif l’émergence d’une culture imprégnée d’un idéal humaniste et des Lumières. Il veut se situer au-delà des clivages entre la Leitkultur allemande (deutsche Leitkultur), marquée politiquement à droite, vs multiculturalisme marqué à gauche/Verts, il prône une Leitkultur fondée sur l’humanisme et l’Aufklärung. Le rapprochement avec Tibi s’impose, Schmidt-Salomon l’indique lui-même, tout en précisant son approche. Il ne se limite pas à la dimension européenne mais en souligne la dimension internationale. Il se veut plus précis dans les critères de définition de la « Leitkultur Humanismus und Aufklärung ». Selon lui, elle ne repose pas sur une identité européenne diffuse, mais sur les traditions définies clairement par les sciences, la philosophie et les arts qui ont fait progresser, malgré tous les obstacles, l’humanité dans son évolution culturelle vers la liberté et l’égalité des chances. Il met l’accent notamment sur l’importance de la construction des savoirs selon des critères scientifiques et leur transmission.
Le respect de la constitution, de principes comme la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, l’État-providence constitue pour lui le consensus minimal, clairement défini, partagé par la communauté des citoyens. Il pose une séparation stricte de l’Église et de l’État, qui n’est pas réalisée en Allemagne, et souligne la nécessité d’œuvrer en ce sens au niveau des impôts, subventions, etc. De fait, l’État doit prendre une part active dans les valeurs qu’il promeut : « Demnach darf der Staat sehr wohl aktiv Werte vermitteln, ja er ist sogar dazu verpflichtet, will er seine eigene Verfasstheit (und damit die Grundrechte der Bürger) gegen freiheitsfeindliche Angriffe schützen (Konzept der „wehrhaften Demokratie“»)12.
L’éducation est alors un vecteur essentiel dans son dispositif, il prône l’introduction d’un cours « d’éthique », obligatoire pour tous les élèves (« ein für alle verbindlicher Werteunterricht »), à la différence des cours de religion ou de morale existants qui sont optionnels. Il souligne le devoir de l’État fédéral et des Länder de garantir un enseignement et une éducation qui se fondent sur des savoirs disciplinaires acquis selon une méthode scientifique et non sur les intérêts particuliers de certains groupes religieux, il évoque à ce propos les créationnistes ou les islamistes.
Il résume sa vision de la Leitkultur :
Wer für die Leitkultur Humanismus und Aufklärung eintritt, beschreitet einen Weg jenseits von Fundamentalismus und Beliebigkeit. Diese Leitkultur vermittelt (im Unterschied zum Paradigma der postmodernen Beliebigkeit) einerseits genügend Orientierung, um den Menschen in ihrer Suche nach Sinn Halt zu geben und ihr Zusammenleben nach vernünftigen Regeln zu gestalten, andererseits ist sie aber (im Unterschied zum religiösen oder politisch-ideologischen Dogmatismus) gleichzeitig offen genug, um die Menschen in ihrer Souveränität nicht unzulässig einzuschränken13 (Schmidt-Salomon, 2005).
Julian Nida-Rümelin, professeur de philosophie, ancien ministre de la culture de la République fédérale sous le premier gouvernement du chancelier Schröder, a dès 2006 publié un ouvrage Humanismus als Leikultur plutôt axé sur la politique d’éducation et culturelle. À diverses reprises, notamment dans le cadre d’un entretien télévisuel en mai 2017, il articule la notion de Leitkultur avec celle d’humanisme tout en se distanciant quelque peu d’une attitude qu’il qualifie de libérale, proche de celle que défend Habermas, qui vise à séparer religion et politique, culture et politique. Il donne un exemple de sa conception : un pays dans lequel on se lève dans le bus parce que vient s’assoir à côté de soi une personne de couleur différente est peut-être formellement une démocratie mais ne l’est pas selon lui dans les faits. On pensera ici à l’exemple de Habermas qui argumentait dans l’autre sens en indiquant qu’une musulmane n’est pas tenue de se plier à l’usage de tendre la main pour saluer.
Ainsi la mise en œuvre concrète de la démocratie ne peut se faire selon Nida-Rümelin sans les attitudes, les usages correspondants de reconnaissance, de respect de l’autre notamment, aspect également évoqué chez Gramm comme un facteur essentiel.
Nida-Rümelin définit sa vision de la Leitkultur empreinte d’humanisme :
Und das ist genau die These: Humanismus als Leitkultur meint nicht „deutsche Leitkultur“ und auch nicht „europäische Leitkultur“, sondern meint, wir brauchen gemeinsame Werte und Normen, die zum großen Teil in den Menschenrechten verankert sind, die uns verbinden und die uns veranlassen, in einer Weise miteinander umzugehen, die die Demokratie erst ermöglicht14 (Nida-Rümelin, 2017).
L’éducation, l’enseignement sont certes des vecteurs de transmission possibles de ces valeurs et usages, mais ils ne suffisent pas. Il met l’accent sur la nécessité de la transmission par le vécu, la pratique quotidienne qui sert alors d’exemple (etwas vorleben).
Ainsi Julian Nida-Rümelin prend quelques distances par rapport à une conception assez formelle de la culture de référence et y réintroduit de façon plus explicite une forme de « liant », ce qu’on reproche parfois de manquer à des conceptions qui se limitent au respect du Grundgesetz.
4. Bilan, Leitkultur: Grundgesetz et plus ?
Pour tous les auteurs abordés ici, le Grundgesetz représente le cadre juridique de référence et en cela normatif. Il ne constitue pas pour autant pour tous une Leitkultur, la distinction se fait notamment sur le rejet de la notion leiten, « guider », le rôle de la Loi fondamentale étant précisément de garantir la diversité des modes de vie, des règles et des usages sociaux et culturels, c’est alors cette diversité et liberté qui est le noyau d’une culture politique (cf. Habermas). On ne constate toutefois pas un refus en bloc de la notion de Leitkultur. Rapidement on en vient au Grundgesetz établi comme cadre d’une Leitkultur, mais jusqu’où ? Sa mise en application peut rester plutôt formelle, mais exigeant pour une bonne mise en œuvre la notion de responsabilité citoyenne par exemple : on reste ici sur un plan politique (cf. Gramm, Verfassungskultur). Avec Tibi, la Leitkultur ne se limite explicitement pas à l’adhésion formelle à la Loi fondamentale, mais se fonde sur des valeurs issues de l’humanisme et des Lumières. Tibi place au premier plan l’attachement à un modèle laïque fort, au pluralisme et au rationalisme. Ce seraient alors des normes explicites à intégrer dans la Leitkultur. Dans le même ordre d’idées pour Schmidt-Salomon, la Loi fondamentale constitue un consensus miminal, enrichi d’humanisme en mettant l’accent sur le rôle de l’enseignement et de l’éducation et les critères scientifiques de construction du savoir.
Schulte von Drach, journaliste à la Süddeutsche Zeitung, passe en revue certains des auteurs vus précédemment et, dans la lignée de Schmidt-Salomon, va aussi au-delà du respect formel de la Loi fondamentale et conclut :
Um zu dieser Botschaft15 zu kommen, reicht der Verweis auf das Grundgesetz nicht aus. Unsere Gesellschaft sollte sich auf eine entsprechende Leitkultur verständigen und sie über das Bildungssystem vermitteln. Nur die ehrliche Anerkennung der Werte, die in unserer Verfassung stecken – und nicht nur die erzwungene Unterwerfung unter die Gesetze –, stellt das Rüstzeug der Gesellschaft zur Verteidigung der Demokratie gegen ihre Feinde dar, seien es rechte, linke oder religiöse Fanatiker (Schulte von Drach, 2017)16.
Il y a donc dans cette conception quelque chose en plus qui est à rendre explicite, à transmettre, à mettre en pratique et qui dépasse le cadre juridique de la constitution mais y est tout de même contenu et renvoie plutôt à des usages et des valeurs liés largement aux droits de l’homme, à la démocratie (cf. aussi Nida-Rümelin). Des éléments qui se trouvent certes parmi ceux préconisés par De Maizière, mais a priori ils sont moins hétéroclites. On notera que le partage de la langue est parfois évoqué mais n’est pas au cœur des conceptions de la Leitkultur et des réflexions présentées ici. Elle est mentionnée à la marge ou présentée comme étant un élément qu’on n’impose pas, notamment dans la sphère privée.
Dans tous les cas de figure vus ici qui ne sont pas exhaustifs, la Leitkultur ne comporte pas une dimension spécifiquement allemande, mais européenne, internationale, voire universelle. L’État joue un rôle idéologiquement neutre, garant de la liberté de penser et de croire des individus tant qu’elle ne porte pas atteinte à d’autres valeurs. La séparation plus ou moins explicite de l’Église et de l’État tient dans ces argumentations une place importante. Ce sont là notamment des aspects différenciants par rapport au débat politique sur la Leitkultur, notamment à droite où la référence aux valeurs chrétiennes est, sans surprise, récurrente, de même que la dimension nationale, en particulier du côté de la CSU.